Deux Hussards/Chapitre9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 329-338).
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IX

Vingt ans se sont écoulés. Beaucoup d’eau a coulé depuis, beaucoup de gens sont morts, beaucoup sont nés, beaucoup ont grandi et vieilli ; et en plus grand nombre encore des idées sont nées et ont disparu ; beaucoup du beau et du mauvais d’autrefois n’est plus ; beaucoup de beau neuf a grandi et encore plus de neuf informe, monstrueux a paru au monde.

Le comte Fédor Tourbine, depuis longtemps déjà, avait été tué en duel par un étranger qu’il avait cravaché dans la rue ; son fils, qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau se ressemblent, était déjà un charmant jeune homme de vingt-trois ans et servait comme cavalier-garde. Moralement, le jeune comte Tourbine ne ressemblait pas du tout à son père. Il n’y avait pas même en lui une ombre de ces penchants belliqueux, passionnés et à vrai dire débauchés, du siècle passé. Avec l’intelligence, l’instruction et le talent héréditaire de sa nature, ses qualités distinctives étaient l’amour des convenances et des commodités de la vie, son regard pratique sur les hommes et les circonstances, la prudence et la persévérance. Le jeune comte faisait admirablement son service : à vingt-trois ans il était déjà lieutenant… Au début des actions militaires, il avait jugé qu’il serait plus avantageux pour l’avancement de passer dans l’armée active, il entra comme capitaine de cavalerie au régiment des hussards, et en effet, reçut bientôt un escadron.

Au mois de mai 1848, le régiment des hussards S*** traversait la province de K***, et ce même escadron que commandait le jeune comte Tourbine devait passer la nuit à Morozovka, village qui appartenait à Anna Fédorovna. Anna Fédorovna vivait encore, mais elle était si peu jeune qu’elle-même en convenait, ce qui signifie beaucoup pour une femme. Elle avait grossi beaucoup, ce qui, dit-on, rajeunit les femmes, mais sur cette chair blanche, empâtée, on apercevait de grosses rides molles. Maintenant elle n’allait jamais en ville, même montait difficilement en voiture, mais était toujours aussi naïve et aussi sotte ; on peut dire la vérité, maintenant qu’elle ne le rachetait pas par sa beauté. Avec elle vivait sa fille Lisa, une belle Russe de la campagne, de vingt-trois ans, et son frère que nous connaissons, le cavalier, qui, grâce à sa bonhomie, avait mangé tous ses domaines et dans la vieillesse, avait trouvé asile chez Anna Fédorovna. Il était devenu tout à fait gris. La lèvre inférieure pendait, mais ses moustaches étaient soigneusement noircies. Des rides coupaient non seulement son front et ses joues mais le nez et le cou ; le dos se voûtait, mais cependant dans les jambes faibles et arquées on reconnaissait les allures du vieux cavalier.

Toute la famille et les familiers d’Anna Fédorovna étaient assis dans le petit salon éclairé de la vieille maison, la porte du balcon ouverte sur un vieux jardin de tilleuls construit en étoile.

Anna Fédorovna, la tête grise, en camisole lilas, assise sur le divan devant un guéridon d’acajou, faisait une patience… Son vieux frère ne quittait pas la fenêtre ; vêtu d’un pantalon blanc, propre, et d’un veston bleu, il tricotait quelque chose en coton blanc, travail que lui avait appris sa nièce et qu’il aimait beaucoup, puisqu’il ne pouvait faire rien autre chose, car pour la lecture des journaux, son occupation favorite, sa vue était déjà faible. Pimotchka, une fillette élevée par Anna Fédorovna, assise près de lui, répétait sa leçon sous la direction de Lise qui tricotait en même temps, sur des aiguilles de bois, une paire de bas de poils de chèvre destinés à son oncle. Les derniers rayons du soleil couchant, comme toujours à cette époque de l’année, frappaient obliquement sur la fenêtre la plus éloignée et sur l’étagère qui était près d’elle. Le jardin et la chambre étaient si calmes qu’on entendait derrière la fenêtre le bruit rapide des ailes de l’hirondelle, ou dans la chambre un soupir faible d’Anna Fédorovna, ou le toussotement du petit vieillard quand il croisait ses jambes d’une autre façon.

— Comment se fait cette patience ? Lisenka, montre-moi. J’oublie toujours — dit Anna Fédorovna en s’arrêtant au milieu de la patience.

Lisa, sans cesser de tricoter, s’approcha de sa mère et, jetant un coup d’œil sur les cartes :

— Ah ! ma petite colombe, maman, vous avez tout embrouillé. — Elle arrangeait les cartes. — Voilà comment il fallait que ce fût. Mais quand même ce que vous pensiez réussira — ajouta-t-elle en retirant à la dérobée une carte.

— Ah ! tu me trompes toujours ! Tu dis que c’est bien, que ça réussit.

— Non, cette fois ça réussira. Voilà, ça y est.

— Bon, mon enfant gâtée ! Mais n’est-il pas temps de prendre le thé ?

— J’ai déjà ordonné de chauffer le samovar. Je vais y aller. Faut-il l’apporter ici ? Eh bien ! Pimotchka, finis plus vite ta leçon et allons courir.

Lisa sortit de la chambre.

— Lisotchka ! Lisenka ! — se mit à crier l’oncle en regardant fixement son tricot. — Je crois que de nouveau j’ai laissé échapper une maille ; arrange cela, chérie !

— Tout de suite, tout de suite ! Je donnerai seulement le sucre à casser.

En effet, trois minutes après, elle accourait dans la chambre, s’approchait de son oncle et le prenant par l’oreille :

— Voilà, ça vous apprendra à laisser échapper des mailles — dit-elle en riant. — Et vous n’avez pas terminé votre tâche.

— Eh bien, eh bien ! Arrange donc. Évidemment il y avait un petit nœud.

Lisa prit le tricot, ôta une épingle de son fichu, que souleva un peu le vent de la fenêtre, et avec l’épingle elle reprit la maille, fit deux points et rendit le tricot à son oncle.

— Eh bien ! embrassez-moi pour cela, — dit-elle en lui tendant sa joue rouge et remettant l’épingle à son fichu. — Aujourd’hui pour vous le thé avec le rhum, aujourd’hui c’est vendredi ?

Et elle partit de nouveau dans la chambre où se préparait le thé.

— Petit oncle ! Venez donc voir, les hussards viennent chez nous ! — fit entendre la petite voix sonore.

Anna Fédorovna et son frère, pour voir les hussards, entrèrent dans la chambre où l’on faisait le thé et dont les fenêtres donnaient sur le village. Des fenêtres on voyait mal ; on apercevait seulement, à travers la poussière, une foule qui se mouvait.

— C’est dommage, petite sœur, — remarqua l’oncle à Anna Fédorovna c’est dommage que nous soyons si à l’étroit et que le pavillon ne soit pas terminé, nous aurions pu inviter les officiers chez nous. Les officiers de hussards c’est une jeunesse si belle, si gaie, je voudrais au moins les voir.

— J’en serais aussi très contente ; mais, frère, vous savez bien vous-même qu’il n’y a pas de place ; ma chambre, celle de Lise, le salon et votre chambre, c’est tout : où donc loger ici ? Jugez vous-même. Mikhaïlo Metvéiev leur a donné l’izba du starosta[1], et dit qu’elle est très propre.

— Et pour toi, Lise, nous trouverions parmi eux un bon fiancé, un bon hussard, — dit l’oncle.

— Non, je ne veux pas de hussard, je veux un uhlan ; vous étiez uhlan, oncle, et ceux-là je ne veux pas les connaître ! On dit que ce sont des noceurs.

Lise rougit un peu, et de nouveau rit de son rire sonore.

— Voilà Oustuchka qui court ; il faut lui demander ce qu’elle a vu, — dit-elle.

Anna Fedorovna fit appeler Oustuchka.

— Il n’y a personne pour faire l’ouvrage, quel besoin d’aller courir pour voir les soldats ? — dit Anna Fedorovna. — Eh bien ! Où sont logés les officiers ?

— Chez les Eremkine, madame. Ils sont deux, si beaux. On dit que l’un est comte.

— Comment s’appellent-ils ?

— Je ne puis me rappeler, excusez-moi : Kazarov ou Tourbinov.

— La sotte, elle ne peut même rien raconter. Au moins sache leurs noms.

— Et bien ! Je vais y courir.

— Oh ! oui, je sais que pour cela tu n’es pas en retard. Non, il vaut mieux que Danilo y aille. Frère, dites-lui qu’il aille et demande si messieurs les officiers n’ont besoin de rien. Il faut tout de même faire une politesse, dire que madame a ordonné de s’inquiéter.

Les vieux s’installèrent dans la chambre pour le thé. Lisa alla dans la chambre des bonnes mettre dans le tiroir le sucre cassé. Là Oustuchka parlait des hussards.

— Mademoiselle, petite colombe, voilà une beauté de comte, — dit-elle. — C’est un vrai chérubin aux cils noirs. Un pareil fiancé pour vous, voilà qui ferait un couple, c’est vrai.

Les autres bonnes eurent un sourire d’approbation ; la vieille bonne qui tricotait un bas près de la fenêtre soupira et même chuchota une prière en respirant profondément.

— Alors voilà comment te plaisent les hussards, — dit Lisa. — Oui, tu es bien habile à bavarder. Apporte-moi, s’il te plaît, le rob pour donner quelque chose d’acide à boire aux hussards.

Et Lisa, prenant le sucrier, sortit en riant de la chambre.

« Je voudrais bien voir ce hussard, — pensa-t-elle. — Est-il brun ou blond ? Et lui aussi, sans doute, serait très heureux de faire notre connaissance. Et voilà, il passera et ne saura pas que j’étais ici et que j’ai pensé à lui. Et combien de pareils sont passés devant moi ! Personne ne me voit sauf l’oncle et Oustucha. Quelque coiffure que je fasse, quelques manches que je porte, personne ne m’admire, — pensa-t-elle en soupirant et en regardant sa forte main blanche. — Il doit être de haute taille, avoir de grands yeux, probablement des petites moustaches noires. Non, j’ai déjà vingt-deux ans, et personne ne s’est épris de moi sauf le grêlé Ivan Ipatitch. Et il y a quatre ans j’étais encore plus jolie et ma jeunesse passe sans donner de joie à personne. Ah ! que je suis malheureuse, malheureuse demoiselle de campagne ».

La voix de sa mère qui l’appelait pour servir le thé, dissipa chez la demoiselle de campagne, ces réflexions momentanées. Elle secoua sa petite tête et entra dans la chambre.

Les meilleures choses arrivent toujours par hasard, et plus on s’inquiète, plus ça va mal. Au village on songe rarement à l’éducation et c’est pourquoi, par hasard, on y donne souvent une bonne éducation. C’est ce qui arriva surtout avec Lisa. Anna Fédorovna, à cause de son esprit borné et de l’insouciance de son caractère, ne donnait à Lisa aucune éducation, elle n’apprit ni la musique, ni le français si utile, mais par hasard, elle avait eu de feu son mari une jolie et forte fille, elle la confia à la nourrice et à la bonne, la nourrit, l’habilla en robe de coton, en souliers de peau de mouton, l’envoya se promener et cueillir des champignons et des baies, lui fit enseigner la lecture et l’arithmétique par un élève du séminaire et par hasard, après seize ans elle aperçut en Lisa une amie toujours gaie, et une bonne et active ménagère. Anna Fédorovna, par bonté élevait toujours des pupilles, des serves ou des enfants abandonnées. Lisa, depuis dix ans commençait à s’occuper d’elles. Elle les instruisait, les habillait, les menait à l’église et les arrêtait quand elles faisaient trop de tapage. Ensuite vint le vieil oncle gâteux et naïf qu’il fallut soigner comme un enfant. Puis les domestiques et les paysans qui s’adressaient à la jeune demoiselle avec diverses demandes, avec leurs maladies qu’elle soignait par du sureau, de la menthe, de l’alcool camphré. Ensuite, par hasard, tout le ménage passa entre ses mains. Plus tard les besoins non satisfaits de l’amour s’épanchèrent dans la nature et la religion. Ainsi, par hasard, Lisa se transformait en une femme active, bonne, gaie, indépendante, chaste et profondément religieuse. Elle ressentait il est vrai de petites blessures d’amour propre en voyant les voisines coiffées de chapeaux à la mode achetés à K***, qui se tenaient près d’elle à l’église ; elle était dépitée jusqu’aux larmes par les caprices de sa vieille mère grognon ; enfin des rêves d’amour sous les formes ineptes et parfois grossières la hantaient, mais l’activité utile devenue nécessité les dissipait, et à vingt-deux ans, l’âme limpide, tranquille, pleine de beauté physique et morale, la jeune fille développée n’était souillée d’aucune tache, d’aucun remords de conscience. Lisa était de taille moyenne, plutôt grasse que maigre ; ses yeux étaient bruns, pas grands, un cercle légèrement sombre soulignait la paupière inférieure. Elle avait une longue tresse blonde. Son allure était large, cadencée, celle d’une cane comme on dit. L’expression de son visage, quand elle était occupée et que rien de particulier ne le troublait semblait dire à tous ceux qui la regardaient : « Il est bon et gai de vivre pour celui qui a quelqu’un à aimer et dont la conscience est pure». Même aux moments de dépit, de gêne, de trouble ou de tristesse, à travers les larmes, malgré le sourcil gauche froncé, les petites lèvres serrées, contre sa volonté, sur les fossettes des joues, le bout des lèvres et dans les yeux, habitués à sourire et à se réjouir de la vie, brillait le cœur bon, loyal, non gâté par l’esprit.

  1. L’ancien du village.