Deux jours de sport à Java, Scènes de la vie indo-hollandaise

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Deux jours de sport à Java, Scènes de la vie indo-hollandaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 176-212).
DEUX JOURS
DE SPORT A JAVA



ROGER BELPAIRE A CLAUDE DE MARNE
(39, rue d’Amsterdam, à Paris.)


Calcutta, Spence’s Hôtel, 13 juin 1854.

Sic facta voluerunt ou voluere, comme dit Lhomond : demain, mon vieil ami, sauf obstacle imprévu, je mets le cap sur Java, via Penang et Singapour. Comme je ne doute pas que tu ne salues cette nouvelle en me prodiguant les noms de Juif errant, de Robinson, Gulliver, et autres touristes distingués, je dois à ma dignité peu offensée de te donner très en détail les motifs graves qui m’ont engagé à pousser cette reconnaissance vers les îles du détroit de la Sonde. Prêtez à ce récit, seigneur, une oreille attentive. Une de mes anciennes connaissances de Simlah m’avait invité avant-hier à venir dîner à la mess du fort William. À sept heures, j’étais installé à la table du 18e régiment de l’armée royale, où se trouvait réuni en ce moment un effectif fort respectable de vestes rouges et d’uniformes bleus. Les officiers de la reine traitaient ce jour-là l’état-major de la corvette hollandaise le Ruyter, arrivée récemment dans les eaux de l’Hoogly, et dont, à plusieurs reprises déjà pendant la promenade du soir, j’avais admiré les formes élégantes et la bonne tenue. Le hasard de l’étiquette me fit placer à table entre mon hôte et le capitaine de la corvette hollandaise, un homme de trente-cinq ans environ, à la voix harmonieuse, au regard bienveillant, aux manières exquises, pour lequel je me sentis pris à première vue d’un de ces entraînemens sympathiques qui, comme, l’amour, naissent souvent d’un coup d’œil. Au punch glacé qui, conformément aux prescriptions des maîtres de la science, suivit le turtle-soup, nous nous étions dit nos noms, prénoms et qualités. Le jambon et le dindon, qui figurent invariablement à tout grand dîner de l’Inde, n’avaient pas encore disparu de la table, que j’avais déjà communiqué à mon voisin un bon demi-tome de mes impressions de voyage, et celui-ci, en retour de cette confidence, m’avait initié à ses démêlés récens avec un vieil amiral bourru et entêté, en route à ce moment, Dieu merci, pour les plages de la Hollande. Quand le fromage, les petits oignons et le Bass’s pale ale parurent sur la table, mon digne Hollandais me parlait avec effusion d’une jeune dame française, institutrice dans la famille de son frère, riche planteur du district des Préhangers, Madeleine, si je me souviens bien de ce nom, prononcé à plus de vingt reprises, et notre intimité ne s’arrêta pas là.

Une heure et demie, après minuit bien entendu, venait de sonner à l’horloge du fort William, et un groupe de jeunes enseignes saluait l’arrivée des devilled bones (grillades de poulet) en entonnant à gorge déployée la chanson populaire The Pope must live an happy life (où, soit dit en passant, le poète bachique a singulièrement exagéré les joies de cette couronne d’épines qu’on appelle la tiare), quand mon nouvel ami et moi quittâmes la table pour continuer loin des chants d’une jeunesse trop émue, dans le long corridor qui précède le mess-room, une discussion approfondie sur les mérites comparatifs des vins du Rhin et des vins de Bordeaux. Mon interlocuteur défendait le drapeau de l’Allemagne avec une opiniâtreté que je ne lui avais pas encore vu déployer dans la discussion, et tous mes argumens ne pouvaient parvenir à le convaincre de la supériorité du Lafitte 34 même sur un certain Marcobrunner, Liebfrauenmilch (lait de vierge) dans toute l’acception du mot, qu’il tenait sous clé dans sa cave et désirait soumettre sans délai à ma savante dégustation…

De tout le reste, si je me souviens, je ne me souviens guère : je sais seulement qu’au matin je me réveillai avec un mal de tête carabiné, une soif à dessécher un étang, dans une cabine de navire, et fort étonné de me trouver en pareil logis, sinon à pareille fête. Je cherchais en vain à ressaisir dans mon cerveau troublé les fils de cette énigme, lorsque je répondis machinalement par un « entrez » à trois coups frappés discrètement à la porte, et vis paraître sur le seuil de la cabine le visage bienveillant du commandant Hendrik van Vliet.

— Eh bien ! mon cher hôte, comment avez-vous passé la nuit ? me dit le marin en me tendant la main d’un geste amical.

— Mais à merveille, repris-je intrépidement, et sans me douter un seul instant que j’avais échangé ma chambre de Spence’s Hôtel pour une cabiner du Ruyter.

— Vous me pardonnez donc ma folle insistance de cette nuit, je pourrais dire de ce matin ? interrompit l’officier. Entre nous, je vous ai presque amené ici de force, et ne vous fussiez-vous pas rendu en homme sage à mon caprice, je crois bien que nous aurions dû ce matin nous couper la gorge, poursuivit le marin avec un rire plein de bonhomie… Mais les vins capiteux de la mess m’avaient porté au cerveau, et au risque de vous donner une fort mauvaise opinion de la manière dont nous autres marins hollandais pouvons porter la toile, je dois vous avouer, pour être franc, que j’étais complètement gris hier soir.

— Et sous ce rapport je n’avais certes rien à vous envier, repris-je vivement : assurance dont les titillations qui vibraient incessamment à mes oreilles attestaient la poignante véracité.

— Ce qui ne vous empêchera pas, j’espère, de déjeuner ce matin avec moi et de bon appétit, dit le commandant. J’ai à cœur de vous montrer que si mon faible est grand pour les vins de l’Allemagne, je rends à ceux de la Belle France toute la justice qui leur est due. J’ai encore quelques bouteilles de Larose 48 sur lesquelles je désirerais vivement avoir votre opinion. Si vous le permettez, on servira le déjeuner à l’heure ordinaire, dix heures et demie, plus tard si cela vous convient.

Je ne pouvais décliner une invitation faite en termes si courtois ; aussi répondis-je au commandant que je serais prêt à l’heure indiquée, et il se retira en s’inclinant.

Mon madrassee, prévenu à l’hôtel, m’avait apporté mes effets de toilette, et en moins d’une heure, sous l’influence bienfaisante de véritables douches, mon cerveau avait été ramené à une température équitable. À l’heure dite, rasé de frais, vêtu de blanc, j’étais prêt à m’asseoir à la table de mon nouvel ami. Je m’étais bien promis de garder pendant tout le repas une abstinence digne de Sparte,… serment d’ivrogne, comme tu t’en doutes ! Le chef du commandant Hendrik était très décidément un grand chef, et son Larose 48 d’une supériorité si incontestable, qu’à midi nous étions encore à table, en train de discuter, une troisième bouteille, digne à tous égards de ses deux aînées.

— Je ne vous ai pas encore rappelé, me dit le commandant, une promesse, peut-être imprudente, que vous m’avez faite hier soir.

— Et qui sera tenue, quelque imprudente qu’elle puisse être, repris-je avec cette sotte assurance que donne à l’homme le jus de la treille.

— Ne vous engagez pas trop vite… Sans doute mon plaisir serait grand de vous avoir pour compagnon de voyage ; mais pour rien au monde je ne voudrais abuser d’une parole que vous ne m’avez d’ailleurs donnée que très à la légère. Voyons, ajouta mon hôte, ne vous rappelez-vous pas qu’hier, dans les épanchemens qui ont suivi nos nombreuses libations, vous m’avez promis de venir avec moi à Java ?

— Pas le moins du monde, repris-je avec un étonnement aussi sincère que si l’on m’eût annoncé que je m’étais engagé la veille à faire une visite à la lune.

— Eh bien ! qu’il n’en soit plus question ! interrompit le commandant ; mais cette résignation n’était qu’apparente, et quelques instans après il revenait à la charge et tentait d’émouvoir ma fibre voyageuse en me dépeignant en termes éloquens les beaux paysages du paradis de Java, les troupeaux de cerfs et de sangliers dont les plaines abondent. Présenté par lui au gouverneur-général, dont il avait été l’aide-de-camp, j’aurais reçu de ce potentat l’accueil le plus empressé : son frère, l’un des plus riches planteurs du district des Préhangers, aurait été trop heureux de me faire les honneurs de ses vastes propriétés. Le commandant ne prononça pas, il est vrai, une seule fois le nom de Madeleine ; mais si de cette réticence je pus conclure que les vins de France ne déliaient pas la langue de mon nouvel ami au même degré que les vins du Rhin, je ne m’en sentis pas moins disposé à succomber à la tentation et à profiter de cette excellente opportunité pour visiter la perle des mers de l’Inde. Après une faible résistance, je m’engageai à accompagner le commandant du Ruyter dans son prochain voyage. — Sauf obstacle imprévu, le pilote et moi serons à bord demain, à la marée du matin.

Après tout ce verbiage, c’est sans doute abuser de ta patience que de reprendre incontinent la litanie de mes impressions de voyage ; mais je te sais toujours disposé à prendre part à une bonne action, à me rendre service : aussi j’aborde sans crainte d’être indiscret, sans autre précaution oratoire, le récit d’un épisode à la fois triste et singulier de mon voyage de retour à Calcutta.

Le 19 mai, il se faisait dix heures du matin ; parti la veille au coucher du soleil de Rumbolliah, il me restait encore à parcourir une dizaine de milles avant d’arriver au dawk bungalow de la station de Futtehgur, où je devais trouver un abri contre les ardeurs de la journée. Les fatigues d’une nuit sans sommeil commençaient à dominer mes sens, et le galop convulsif de l’attelage, les cris du cocher, l’infernal grincement des roues et des essieux parvenaient à peine à me tirer d’un engourdissement léthargique. Soudain la voiture s’arrêta, et un monsieur, chapeau à la main, apparut à mes yeux étonnés à l’ouverture de la portière de droite. La surprise du premier moment fit place à une surprise plus grande encore lorsque j’entendis l’inconnu m’interpeller en fort bon français, puis, en s’excusant de son indiscrétion, me prier de lui donner une place à côté de moi jusqu’à la prochaine station, où il trouverait sans doute les moyens de remplacer sa chaise de poste, culbutée à quelque distance dans les ornières d’un chemin de traverse. Le pur accent gaulois avec lequel ce discours m’était adressé m’indiquait assez que j’avais devant moi un compatriote ; aussi n’eut-il pas besoin de réitérer sa demande. Au bout de quelques secondes, le voyageur était installé dans la voiture, et le cheval reprenait sa course interrompue par cette rencontre singulière. Je pus alors examiner avec plus de loisir mon nouveau compagnon, et reconnus un homme d’une trentaine d’années, de taille élancée, aux cheveux blonds et rares, dont les traits réguliers n’eussent point manqué de charme sans l’expression étrange de deux grands yeux bleus qui tantôt roulaient dans leurs orbites d’un mouvement convulsif, tantôt s’arrêtaient sur moi avec une fixité singulière. J’eus bientôt l’explication de ces regards de maniaque. L’inconnu, dont les formes courtoises ne se démentaient d’ailleurs pas en me remerciant avec effusion de mon obligeance, ajouta d’un air fort préoccupé qu’il devait être à Paris le surlendemain pour débuter à l’Opéra dans Robert le Diable, rôle de Robert, sous peine d’avoir à payer une amende de cent mille francs au célèbre directeur, M. V… Puis, pour joindre sans doute une preuve à l’appui de cette assertion, mon voisin entonna d’une assez jolie voix de ténor l’air populaire : Oui, l’or est une chimère… Il n’y avait pas à en douter, j’avais donné asile à un lunatique de la plus grosse espèce, car l’inconnu n’interrompit ses chants que pour m’entretenir de ses succès récemment obtenus sur le théâtre de Covent-Garden malgré les intrigues de Rubini, de Mario et de Mme Pasta ! Je te fais grâce de toutes les absurdités qui pendant la dernière heure de la route sortirent de ce pauvre cerveau fêlé. À peine arrivé au dawk bungalow de la station de Futtehgur, je n’avais rien de mieux à faire, je le compris, que de confier mon compagnon improvisé à la garde des serviteurs de l’établissement, et d’aller moi-même, malgré l’accablante chaleur du soleil de midi, réclamer en sa faveur les soins du médecin de la station. Heureusement je rencontrai dans le docteur James un de ces praticiens dont la science s’honore, et qui mettent au service de l’humanité, avec des talens éprouvés, un cœur plein de dévouement. Sans plus tarder, nous prîmes de compagnie le chemin du bungalow. Lorsque nous entrâmes dans la chambre du malade, quoique son état se fût singulièrement modifié, le docteur n’eut pas de peine à reconnaître les symptômes d’une attaque de delirium tremens qu’il attribua immédiatement à l’absorption d’une forte dose de laudanum. L’excitation nerveuse à laquelle le malade était en proie pendant la route avait été suivie d’une prostration singulière. Assis au pied du lit, dans une pose pleine d’abattement, mon pauvre compatriote semblait dominé par une idée fixe que ni le docteur ni moi ne pûmes nous expliquer. À toutes nos questions sur son âge, sa position sociale, ses projets, comme interpellant un interlocuteur imaginaire, il répondait d’une voix dont je n’oublierai jamais la morne tristesse : « J’ai fait trop de mal à cette noble femme… Désormais elle est sacrée pour moi… Pour tous les trésors de la terre, je n’ajouterais pas une goutte à la coupe d’amertume dont j’ai abreuvé ses lèvres ! »

Le prochain départ du bateau à vapeur d’Allahabad pour Calcutta, bateau sur lequel j’avais à l’avance retenu mon passage, me forçait à continuer ma route en toute hâte. Ma présence ne pouvait être d’aucun secours au malade ; je résolus donc de le confier aux soins du docteur James, en me portant garant de tous les frais que son traitement pourrait occasionner. Je priai de plus le docteur de ne rien négliger pour obtenir des renseignemens sur le nom et les relations du malheureux abandonné. Les soins et les investigations de l’excellent homme n’ont pas été couronnés de succès : une lettre récente m’apprend que l’état de mon compatriote ne s’est point amélioré. Quant à sa position sociale et son nom, tout ce que le docteur James a pu découvrir n’a servi qu’à confirmer les renseignemens incomplets obtenus par moi pendant mon court séjour à Futtehgur. Mon compatriote avait récemment parcouru les provinces nord-ouest en donnant des concerts, en compagnie d’un certain signor Carabosso, Italien, moitié guitariste, moitié faiseur de tours. Ces concerts avaient eu une grande vogue à Agra, Dehli, Meerut, surtout à Simlah. Le 17 mai, à la nuit tombante, le patient du docteur James était arrivé au dawk bungalow de Fyzabad, distant d’environ vingt-cinq milles de la station de Futtehgur. Il était alors accompagné d’un autre Européen. Ce dernier pouvait avoir de trente-six à quarante ans, était petit, assez obèse, et remarquable surtout par un broken nose, comme l’affirma le chef de l’établissement dans son broken english. À son arrivée, le voyageur français ne trahissait aucun symptôme de maladie, et dîna même de bon appétit ; mais le konsommah du bungalow eut occasion de remarquer qu’il passa la plus grande partie de la nuit à écrire. Au matin, lorsqu’un domestique entra dans sa chambre pour le réveiller, l’étranger était étendu sur son lit tout habillé et en proie au plus horrible délire. Prévenu immédiatement de l’état alarmant ou se trouvait son compagnon, l’étranger au broken nose, après lui avoir fait donner les premiers soins, partit en toute hâte, sous prétexte d’aller quérir un médecin à Futtehgur ; mais depuis lors il n’avait pas reparu au bungalow. L’état du malade ne tarda pas à s’améliorer, il passa la journée dans un calme apparent, et prit même quelque nourriture. À la nuit, un nouvel accès de transport au cerveau le saisit sans doute, car il profita de l’obscurité pour s’habiller et quitter le bungalow. Quelques heures après, l’inconnu m’accostait sur la grande route. Le juge de Futtehgur, qui avait assisté aux représentations données à Meerut par les artistes voyageurs, a reconnu le patient du docteur James pour celui des deux que le programme désignait sous les noms et qualités de M. Vinet, ex-premier ténor de l’Académie impériale de musique. Le juge prétend de plus que le signalement donné par le konsommah du bungalow s’applique parfaitement au signor Carabosso, dont les tours de main ne formaient pas, à son avis, la moindre attraction des soirées données par les deux artistes. Ces renseignemens sont confirmés par un papier trouvé sur mon compatriote : les fragmens incomplets d’une lettre adressée à M. Vinet par la maison Hémond de Batavia, lettre qui devait, suivant toute apparence, accompagner une traite sur la banque du Bengale. Outre ces fragmens de lettre, la poche de l’habit du malade renfermait un paquet cacheté, avec cette suscription : Papiers à ouvrir après ma mort. Fyzabad, 17 mai 1854.

Tu comprends facilement que, quelle que fût notre curiosité, le docteur James et moi avons dû respecter le cachet qui scelle encore à l’heure qu’il est le mot de cette douloureuse énigme. Comme tout est mystère autour du pauvre diable, je te serais bien reconnaissant si, par l’entremise de notre ami A…, qui cultivé depuis plus de vingt ans le personnel chantant et dansant de l’Opéra, tu peux faire signaler aux parens ou aux amis du pauvre Vinet l’état lamentable où il se trouve en ce moment. Inutile d’ajouter qu’en arrivant à Calcutta, mon premier soin a été de m’informer des faits et gestes de ce signor Carabosso, qui a si lâchement abandonné son camarade à l’agonie ! Sans avoir relevé d’une manière certaine le pied de cet individu, je suis porté à croire qu’il n’a fait qu’un très court séjour dans la cité des palais, et s’est embarqué sur un vapeur à destination de l’Australie, via Singapour.

Il est temps de terminer cette longue lettre, ce que je ne peux faire cependant sans t’envoyer, comme toujours, l’expression de ma tendre et sincère amitié.


MADELEINE DEMÈZE A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, 2 août 1854.

Cher et excellent ami, les dernières malles d’Europe né m’ont point apporté de vos nouvelles, et je me plaindrais de ce silence inaccoutumé, si je ne connaissais les agitations de la vie parisienne, si je n’étais surtout bien convaincue que ni le temps ni l’absence ne peuvent porter atteinte à la tendresse dont vous m’avez donné tant de preuves.

Je continue à trouver dans la famille van Vliet des procédés affectueux et délicats qui m’inspirent la plus sincère reconnaissance. Depuis bientôt deux ans que, pour ne plus vous être à charge, pour rompre avec des souvenirs abhorrés, je me suis décidée à quitter l’Europe, je n’ai eu qu’à m’applaudir de ma résolution. M. van Vliet. homme aux instincts élevés sous des dehors un peu brusques, s’est appliqué du premier jour, avec une constance qui ne s’est pas démentie, à me faire oublier ce qu’il y a d’inférieur et de précaire dans la position d’une gouvernante. Ma pupille Anadji, hier une enfant, aujourd’hui une charmante jeune fille, est devenue pour moi une amie dont la naïve tendresse paie, et au-delà, les soins que j’ai donnés à son éducation. Partout ici je rencontre une cordiale sympathie que j’apprécie à sa juste valeur, et qui m’attache plus que je ne saurais dire à ce lointain pays. Il n’est pas jusqu’au frère de M. van Vliet, brave et digne marin, qui ne saisisse avec empressement toutes les occasions de me témoigner sa sincère amitié. Dans le courant de la dernière semaine, ma pupille et moi avons reçu une boîte pleine de charmantes choses de l’Inde, que l’excellent Hendrik nous a adressée de Calcutta, où il a été envoyé, il y a plus de trois mois, avec la corvette qu’il commande. Charmans et de grand prix, comme le sont ces objets, ai-je besoin de vous dire que le fidèle souvenir dont j’ai trouvé la preuve dans cet envoi m’a fait mille fois plus de plaisir que les objets mêmes ? Nous nous faisons une fête de revoir bientôt parmi nous le commodore (c’est le petit nom que nous donnons dans la famille au brave Hendrik). Des lettres toutes récentes de Singapour, où la corvette a été obligée de s’arrêter par suite d’un accident de machine, nous annoncent pour la fin du mois l’arrivée du cher marin, en compagnie d’un voyageur français avec lequel il s’est lié d’amitié au Bengale, et dont sa correspondance nous trace le plus aimable portrait. À la première nouvelle de cette visite inattendue, M. van Vliet s’était bien promis de ne pas déroger à ses habitudes de cordiale et splendide hospitalité. Vingt projets de promenades, de chasses aux daims et aux sangliers avaient été proposés pour célébrer dignement la présence du voyageur français dans les plantations de Tjikayong. Malheureusement une affaire importante obligera peut-être M. van Vliet à, partir sous peu de jours pour Sumatra, et à faire dans cette île voisine un séjour assez prolongé. Ce départ ne changera rien cependant au programme des réjouissances, et, en l’absence du maître du logis, le commodore et moi serons spécialement chargés de donner à l’étranger une juste idée de ce beau pays et des mœurs hospitalières de ses habitans. Vous pouvez être sûr que je ferai de mon mieux pour que les intentions du maître soient scrupuleusement remplies. Un compatriote a bien des droits à mon bon accueil… Qui sait si un hasard propice n’aura pas conduit près de moi non pas un de vos amis, cela serait trop beau, mais du moins quelqu’un qui vous connaît, et avec qui je pourrai parler de vous ? Je ne saurais vous dire avec quelle obstination je caresse ce rêve favori, et combien je serais heureuse qu’il pût se réaliser.

La visite d’Hendrik et de son compagnon de voyage n’est pas le seul plaisir que nous réserve un avenir prochain. Nous avons reçu, dernièrement une invitation pour un bal qui doit avoir lieu à Buitenzorg, dans les premiers jours de septembre, à l’occasion de la fête de la femme du gouverneur-général. La perspective de ces distractions, qui doivent donner une animation inaccoutumée à la vie de la famille, ne m’empêche pas de faire souvent un triste retour sur le passé, surtout en ce moment, où une circonstance, insignifiante peut-être, me préoccupe plus que je ne saurais dire… Hélas ! si de nouveaux malheurs me menaçaient, si le secret de ma retraite avait été divulgué, je ne devrais m’en prendre qu’à mon indiscrétion… Sans autre préambule, je vous avoue très franchement le manque de parole dont je me suis rendue coupable envers vous, envers moi-même. Vous vous souvenez peut-être que votre lettre du mois de janvier me donnait les détails les plus précis sur la position précaire de l’homme dont le nom flétri ne doit plus sortir ni de ma bouche ni de ma plume. Par une faiblesse que je me reproche bien vivement, mais que vous me pardonnerez sans doute, je ne pus résister au désir de venir à son aider Je connais cette nature faible jusqu’à l’infamie devant les nécessités d’argent, et pour épargner au malheureux de nouvelles infortunes, je pourrais dire de nouveaux crimes, je résolus de venir à son secours et de disposer en sa faveur de mes économies. Le banquier qui s’était chargé de faire passer la somme m’avait bien promis le plus profond secret ; mais, soit qu’il ne m’ait pas tenu parole, soit par tout autre motif, j’ai reçu vers le milieu de juillet, de Singapour, une lettre qui m’annonce en quelques lignes l’arrivée prochaine d’un vieil ami. Cette lettre, conçue en des termes assez mystérieux et signée Trufiano, m’a très vivement préoccupée aux premiers jours. Depuis lors, je me suis rappelé qu’abord du steamer qui m’a conduite de la Pointe-de-Galles à Singapour se trouvait un gentilhomme italien en route pour la Chine, et des attentions duquel j’avais eu fort à me louer, mais dont il m’est impossible de retrouver le nom exact. C’est bien probablement là le signataire de la lettre, qui, à son retour de la Chine, tient à remplir une promesse de visite très sincèrement faite par lui il y a deux ans et très joyeusement acceptée par moi. S’il en était autrement,… si mes plus mauvais pressentimens devaient se réaliser !… À cette seule pensée, mon sang se fige dans mes veines… Un nouvel exil…, la mort me sembleraient préférables au supplice de voir révéler les malheurs et la honte de ma destinée à la vertueuse famille qui m’a accueillie dans son sein. N’ai-je pas assez souffert déjà, et de nouvelles épreuves me sont-elles réservées ? Je me reproche presque cette exaltation et veux croire qu’il n’y a dans tout ceci qu’un incident fort naturel que mon imagination s’est plu à entourer de circonstances romanesques. Si vous étiez là, près de moi, votre voix amie ne manquerait pas sans doute de m’encourager à la confiance ; aussi je ne veux pas vous entretenir plus longtemps de mes chimériques inquiétudes et vous quitte en me recommandant à votre tendre souvenir. Adieu, je vous aime et vous embrasse.


ROGER BELPAIRE A CLAUDE DE MARNE.
Buitenzorg, 9 septembre 1854.

Par où commencer cette longue lettre, mon cher Claude ? J’ai tant de choses à te dire, que je ne sais comment m’y prendre, et qu’en définitive ce qu’il y a de mieux, je crois à faire, c’est de commencer tout bêtement par le commencement, en suivant l’ordre chronologique des faits, à partir du premier jour où j’ai foulé le sol de l’eldorado de Java.

Après une navigation contrariée par un accident de machine qui nous a retenus un long mois à Singapour, le 21 août au lever du soleil, le commandant Hendrik entrait dans ma chambre pour m’annoncer que nous allions jeter l’ancre sur la rade de Batavia, et le même jour, vers midi, après m’être comfortablement installé dans un des pavillons de l’excellent Hôtel d’Amsterdam, je m’apprêtais à remplir en conscience les devoirs ardus imposés à tout voyageur qui ne veut pas courir le monde comme une malle. Les monumens et les curiosités sont rares, Dieu merci, à Batavia, et en quelques heures vous avez bientôt visité ce qu’il convient de voir en fait de choses publiques. Je donne toutefois une mention spéciale à une galerie de tableaux composée des portraits de tous les gouverneurs-généraux de l’île depuis la première prise de possession par les Hollandais, collection qui orne la salle des séances du conseil dans le palais du gouvernement. Tu ne saurais imaginer une série de figures plus rébarbatives que celles de tous ces dignes personnages, les uns bardés de fer, les autres en costumes de bourgmestres de Rubens, au milieu desquels j’ai reconnu, mouton égaré dans cette louverie, le visage bienveillant et les nobles traits du baron de R…, un des derniers gouverneurs-généraux de l’île, que tu te rappelles sans doute avoir vu à Paris il y a quelque dix ans. Quant à la ville elle-même, la nouvelle ville s’entend, rien de plus frais, rien de plus charmant ! Enfouies dans la verdure, peintes deux fois l’an avec une coquetterie hollandaise, les maisons de Batavia sont de délicieuses petites bonbonnières, dont le passant peut le soir, de la rue, admirer tous les détails : salons illuminés al giorno, les dames au piano ou à la table à ouvrage, les hommes au whist ; le tout net, coquet, pimpant, de véritables intérieurs de Gérard Dow.

Le jour même de mon arrivée, il s’agissait de remplir ma bourse en m’assurant un renfort de l’assez désagréable monnaie de papier qui seule a cours légal dans l’île, et je me rendis dans la vieille ville, au bureau de M. Hémond, banquier, dont le nom figure sur ma lettre circulaire de crédit. Par un hasard assez singulier, M. Hémond est précisément le signataire du fragment de lettre trouvé dans la poche de l’habit de ce malheureux Français que j’ai rencontré en mai dernier sur le Great-Trunk-Road, et en faveur duquel j’ai fait appel à tes bienveillantes recherches. Je m’étais bien promis d’obtenir de M. Hémond quelques éclaircissemens sur le sort de ce pauvre diable ; mais à peine eus-je prononcé le nom de Vinet que le banquier a pris un air mystérieux, et tout ce que j’ai pu tirer de lui, c’est qu’il croyait se rappeler qu’il avait été chargé par un Français venu d’Australie, et réparti depuis pour l’Europe, de faire passer dans l’Inde une somme d’argent à un sieur Vinet. Mon interlocuteur n’a pas manqué d’ajouter que, si la chose m’intéressait, il aurait soin de prendre des renseignemens plus précis aussitôt que le commis qui avait traité cette affaire serait de retour de Nangasaki (Japon), où il se trouvait pour le moment. Ces offres faites du bout des lèvres, du ton d’un homme qui veut écarter poliment un questionneur indiscret, m’ont confirmé plus que jamais dans l’opinion que la destinée de l’artiste voyageur cache quelque profond mystère. Au reste, suivant toute apparence, ce mystère ne sera que trop promptement éclairci. Une lettre du docteur James, vieille déjà de plus de deux mois, et qui m’attendait poste restante à Batavia, m’annonce que son malade va de mal en pis, et qu’avant peu mon correspondant aura la triste mission d’ouvrir les dernières volontés dont le cachet a été scrupuleusement respecté jusqu’ici. Je n’ai bas besoin d’ajouter que je n’ai pas négligé sur ma route de prendre des renseignemens sur ce prestidigitateur italien qui a si cruellement délaissé son camarade sur son lit de mort ; mais les informations qui m’avaient fait croire au départ du signor Carabosso pour l’Australie via Singapour étaient sans doute erronées, car ni à Penang ni à Singapour je n’ai pu découvrir la trace du passage de ce drôle.

Après cette digression, je retourne à Batavia et à la ville chinoise, où j’ai passé de longues heures d’intéressantes flâneries, Batavia renferme dans son sein une population chinoise active et considérable qui a conservé fidèlement les mœurs et les costumes de la mère-patrie. Sur la grande place, sans grands efforts d’imagination, vous pouvez facilement vous croire au plus profond du Céleste-Empire : hommes à longues nattes, palanquins, tavernes d’opium, restaurans ambulans qui offrent sur des tréteaux aux regards et à l’appétit des passans les plats de la cuisine chinoise la plus avancée, — ailerons de requins, rats en papillote, gelées de toute sorte, sans parler de perfides fricassées dont la dépouille mortelle du plus fidèle ami de l’homme a probablement fait tous les frais. Au milieu de la place, un théâtre où des acteurs, au son d’une musique plus que chinoise, célèbrent une pantomime fort intéressante, à en juger par l’air attentif et les cous tendus des spectateurs ! Enfin sous des hangars de paille s’abritent de véritables maisons de jeu, car, avec la profonde habileté qu’il apporte dans le maniement des affaires coloniales, le gouvernement hollandais a compris qu’il serait impuissant à mettre un frein à la passion du jeu, si énergique chez les Chinois ; il s’est donc résigné à tolérer des maisons de jeu en plein air, sur lesquelles il peut du moins exercer une active surveillance. Sans être au niveau des splendeurs de Hombourg et de Bade, l’aspect de ces antres ne manque pas d’originalité. Accroupi sur une large table, le banquier a devant lui un effectif respectable de ducats et de billets de banque. Près de lui, le croupier surveille d’un œil alerte les mises des joueurs. Assis sur des bancs de bois autour de la table, une vingtaine de Chinois à longues nattes, uniformément vêtus de chemises blanches et de pantalons de drap bleu, suivent avec anxiété les combinaisons de dés et de cartes qui prononcent sans appel sur le sort de leurs enjeux. Quoique ces hommes appartiennent pour la plupart aux plus basses classes de la population chinoise, et que les mises soient en général assez élevées, le plus strict décorum règne dans l’assemblée, et les arrêts du sort sont accueillis par les joueurs avec un sang-froid qui dénote des pontes émérites.

Très intéressé par ce spectacle, je ne. m’étais pas aperçu qu’un homme en costume européen était venu prendre place à mes côtés, lorsque je fus salué de cette apostrophe : Monsieur est Français ? Et sur un signe de tête affirmatif, l’étranger continua : Grande nation que j’ai appris à estimer sur les champs de bataille !… Ettore Trufiano, dit-il en s’inclinant, général au service de son altesse le maharajah Nana-Sahib. Ces derniers mots furent prononcés du ton pompeux dont ce pauvre Odry, dans la glorieuse bouffonnerie des Saltimbanques, parlait de M. le maire de Meaux et de la gendarmerie royale ! Mon interlocuteur était de taille moyenne et pouvait avoir quarante ans ; il était remarquable surtout par une triste cicatrice qui avait détruit l’harmonie des lignes d’un nez jadis aquilin. Les énormes moustaches du personnage, un ruban panaché de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui s’épanouissait sur sa poitrine, son costume semi-militaire, ne laissaient pas de donner une idée très satisfaisante de l’état-major du maharajah.

Un sort contraire m’avait livré en proie à l’un de ces féroces bavards qui vouent tous ceux qui les approchent au rôle de confident de tragédie. Après une généalogie détaillée de sa race, digne de lAlmanach de Gotha, il me fallut subir un récit du siège de Rome, où mon interlocuteur, à la tête d’une compagnie de chemises rouges, s’était conduit en héros ; il l’affirmait du moins ! Pour corriger ce qu’un tel récit pouvait avoir de désagréable à des oreilles françaises, le champion du feu triumvirat passa immédiatement aux services rendus par lui à la sainte cause des nationalités opprimées, et, dans une tirade fulgurante d’anglophobie, me déclara qu’avant peu son maître aurait mis fin à l’exécrable domination de la compagnie des Indes ! Il signor Trufiano termina son monologue en m’annonçant qu’il devait quitter le lendemain de très grand matin lHôtel d’Amsterdam pour aller visiter à Tjikayong un planteur de ses amis ; mais il ne manqua pas d’ajouter, avec une bienveillance qui ne me trouva pas insensible, qu’il était charmé d’avoir fait ma connaissance, et espérait bien la cultiver à son retour à Batavia. Amen !

Il est temps de suivre l’exemple de ce mangeur d’Anglais, et de quitter la capitale de Java pour aller passer quelques jours à Buitenzorg, dans la famille du gouverneur-général, invitation que m’a value l’aimable intervention d’Hendrick. Je pars donc, non sans éprouver un vif regret d’être obligé de laisser derrière moi à l’hôpital mon fidèle madrassee David ; mais, bon gré, mal gré, il a fallu me résigner à cette séparation. Le lendemain de mon arrivée à Java, en sortant de ma chambre au matin, je trouvai David étendu sans connaissance au travers de ma porte, où, suivant son habitude, il avait élu domicile pour la nuit. Je crus d’abord que mon noir serviteur avait fêté trop joyeusement son retour sur le plancher des vaches, et je lui fis administrer une forte douche ; mais si le froid de l’eau rendit la connaissance à David, il ne ramena pas la lucidité dans son cerveau troublé : tout ce que je pus en tirer sur les causes de son accident se réduisit à une incohérente histoire d’œufs cassés, de goldmohurs où le diable même devait jouer son rôle, car le nom du malin sortait à chaque instant de la bouche de mon domestique. Un médecin appelé incontinent, malgré mes insinuations sur la sobriété très sujette à caution de David, ne voulut voir dans cette violente crise que les suites d’un accès de terreur, d’autant plus inexplicable que le général Trufiano et moi avions seuls passé la nuit dans le pavillon de droite de lHôtel d’Amsterdam. Tout en m’assurant que l’état du malade ne présentait aucun danger, le praticien ne me dissimula point qu’il avait besoin de calme et de repos, qu’il était hors d’état d’entreprendre un voyage. Peu de jours après cette catastrophe, je reçus l’invitation du gouverneur-général, et n’eus d’autre parti à prendre que de chercher un substitut à David, et, ce substitut trouvé, de me mettre en route pour Buitenzorg. Le 4, au lever du soleil, je quittais en poste lHôtel d’Amsterdam en compagnie d’un Malais d’une telle laideur que je compte bien l’offrir à la société d’acclimatation comme un magnifique spécimen de l’espèce, si je le ramène avec moi à Paris.

La poste ! un plaisir perdu dans la vieille Europe par ces jours de locomotion à la vapeur, et qui Cependant avait bien ses charmes ! Te souvient-il des bonnes heures que nous avons passées ensemble sur les grandes routes dans le vieux briska vert, alors que, jeunes et heureux, la vie ne nous offrait que des roses sans épines ? Depuis lors, hélas ! les choses ont bien changé, et je ne peux m’empêcher de regretter, avec les belles humeurs de nos vingt ans, les cris des postillons, le clic-clac de leurs fouets, les grelots des bons percherons, tout le joyeux appareil de voyage qu’il faut aller chercher aujourd’hui dans l’autre hémisphère, à Java, où tous les détails de service des chevaux de poste sont réglés avec la plus haute perfection. Sur le siège, un cocher en chapeau pointu, le kris au ventre, placé là en manière d’ornement, car deux gaillards aux jarrets d’acier voltigent incessamment aux flancs de l’attelage qu’ils allument par des cris inhumains et le sifflement des redoutables lanières dont ils sont armés en guise de fouet. C’est au triple galop de six poneys de Macassar que je parcours l’excellente route de Buitenzorg, au plus grand ébahissement des naturels, qui s’arrêtent respectueusement, et, chapeau bas, genou en terre, rendent à la peau blanche les honneurs qui lui sont dus. À chaque montée, un renfort de bœufs prend la tête de l’attelage et prête secours aux forces insuffisantes des poneys. Enfin les relais sont pourvus de hangars dont le toit protège le voyageur contre les ardeurs du soleil, pendant que les syces attellent des chevaux frais et inondent d’eau les roues de la voiture. Et ce n’est pas là une précaution inutile, si rapide est l’allure de la poste sur les routes de Java ! Sans quitter le galop un instant, au train de cent sous de guidés, comme l’on disait à nos beaux jours, j’avais parcouru les cinquante milles qui séparent Batavia de Buitenzorg, et franchissais l’enceinte de la belle résidence du gouverneur-général.

L’on m’avait beaucoup vanté Buitenzorg, les admirables jardins de ce palais d’été du vice-roi néerlandais, l’affable dignité du couple distingué qui fait aujourd’hui les honneurs de ces beaux lieux : je dois avouer, pour être vrai, qu’hospitalité et paysages dépassèrent de beaucoup mon attente. Le palais se compose d’un corps principal de bâtiment habité par le gouverneur-général et sa famille, et de deux pavillons réservés à l’état-major et aux étrangers que la bonne fortune d’une lettre d’introduction conduit sous ce toit hospitalier. La façade extérieure du palais ouvre sur une vaste pelouse où paissent en liberté, d’innombrables daims, sans s’inquiéter des marches et contre-marches de deux sentinelles européennes apostées aux abords de l’édifice. Sur la gauche, des cages et des palis renferment une ménagerie composée de singes, de bisons, d’une admirable panthère noire et d’un jeune rhinocéros du plus aimable naturel, avec lequel, grâce à un faible et quotidien tribut de bananes, j’eus bientôt établi les relations les plus cordiales, Quant aux jardins, il faudrait la science d’un Linné pour donner une idée exacte de cet Eden où la nature tropicale s’épanouit dans sa plus luxuriante beauté. Le pinceau d’un maître habile pourrait seul rendre justice à ce torrent pittoresque qui borde l’un des côtés du parc, et à ce charmant bain où Hendrik voulut me conduire à mon débotté. Imagine une vaste cuve de marbre blanc remplie d’eau limpide et entourée d’une ceinture de géans verts et chevelus, dont l’épais feuillage eût bien assurément dérobé les charmes de la chaste Suzanne aux regards impudiques des deux vieillards. Il est vrai que des serpens suspendus aux arbres s’élancent quelquefois, dit-on, sur les épaules des baigneurs ; mais je ne me crois point destiné au trépas de Cléopâtre, et, après avoir savouré sans arrière-pensée les jouissances du bain, étendu sur une natte, un fort bon cheeroot à la bouche, l’esprit libre et dispos comme à vingt ans, je me sentais tout porté à cultiver les rêves les plus couleur de rose. Il n’en était pas de même d’Hendrik, dont la figure trahissait les plus sombres préoccupations. — Vous savez que vous tombez ici en pleines réjouissances, et qu’il y a bal au palais ce soir ? me dit le marin.

— Ce dont je suis loin de me plaindre, repris-je en toute sincérité, car, comme tu le sais, malgré ma trentaine plus que sonnée, la perspective d’un bal ne m’effraie encore que médiocrement.

Le marin répliqua d’un ton bref qui trahissait les agitations de son esprit : — Je ne saurais en dire autant, et je me sens tout aussi disposé à aller danser ce soir qu’à aller me faire pendre. Depuis mon retour, un sort malin s’est acharné à contrarier tous les projets de passe-temps que j’avais formés pour vous distraire. Mon frère a été obligé, vous le savez, de partir pour Sumatra en toute hâte il y a près d’un mois, et une lettre reçue hier soir m’annonce qu’il ne peut encore fixer l’époque de son retour. Cela ne m’empêchera pas sans doute de vous faire les honneurs de Tjikayong et de vous offrir quelques belles chasses ; mais j’aurais été si heureux de vous présenter mon excellent frère, un cœur d’or, dont je suis fier ! Vous verrez au reste ce soir tout le personnel de la plantation : ma belle et bonne petite nièce, sa charmante institutrice, avec et y compris un certain Trufiano, sorte d’original qui se dit général au service du maharajah Nanah-Sahib, et s’est imposé depuis plus de quinze jours, avec le plus grand sans-gêne, à notre hospitalité. Avez-vous entendu parler, dans le cours de vos pérégrinations indiennes, de ce personnage, dont les manières ne nous plaisent que médiocrement ?

— En aucune façon, répliquai-je, et si je connais il signor Trufiano, c’est pour l’avoir rencontré à ma visite aux maisons de jeu chinoises, où il s’est présenté à moi avec un incroyable aplomb. À première vue je dois avouer que je partage entièrement les sentimens de défiance que vous inspire ce farouche guerrier.

— Quelques jours après le départ de mon frère pour Sumatra, interrompit Hendrik, cet étranger est tombé on ne sait d’où à Tjikayong, où il a été accueilli cordialement, comme nous accueillons tous les visiteurs. Depuis lors, soit que la cuisine lui ait paru agréable, la cave bien choisie, soit qu’il ait trouvé l’air salutaire, il nous a été impossible de nous débarrasser de cet hôte importun. La chose tirerait peu à conséquence, si cet Italien, peut-être un jettatore, n’avait mis en déroute la maison où il commande en maître. De plus, ce malotru affecte envers Madeleine des airs de familiarité protectrice qui lui font incessamment monter le rouge au visage. Jamais je n’ai vu cette pauvre exilée aussi triste et préoccupée que ces derniers temps, et avant-hier, en me disant adieu, sa main tremblait dans la mienne, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, si bien que je me suis moi-même senti tout ému, ajouta candidement le loup de mer.

Le sourire involontaire avec lequel j’accueillis ce naïf aveu n’échappa point à mon interlocuteur, et il poursuivit vivement après une pause :

— Je viens de vous livrer le secret de mon cœur ; mais vous êtes Français, homme du monde : il y a déjà longtemps que vous l’aviez deviné. Eh bien ! oui, mon cher Roger, je suis amoureux… Nous avons navigué ensemble ; trois mois de mer valent presque une intimité de vingt ans, et je n’abuse pas du privilège des vieux amis en vous prenant pour confident de mes dernières amours. Autrefois, aux beaux jours de la jeunesse, ce rôle, cette corvée, devrais-je dire, était réservé au digne Fritz. Fidèle et patient camarade, combien de fois n’a-t-il pas dû prêter l’oreille à mes confidences amoureuses, alors que mon cœur de vingt ans nourrissait une folle passion pour la pauvre Katharina, une modiste d’Amsterdam, qui avait des yeux semblables à ceux des poissons et des cheveux couleur de toile à voile !

Mon visage disait sans doute au digne marin combien je me sentais fier d’être le dépositaire des secrets de son cœur, et il poursuivit d’une voix profondément émue :

— Depuis deux ans que je connais Madeleine, lui donner mon nom, l’associer à mon sort, a été le rêve et le but de ma vie. Célibataire obstiné jusque-là, je me suis immédiatement senti au cœur de profondes aspirations de félicité intime, de bonheur domestique. Dans nos longues soirées du tillac, si vous m’ayez souvent vu pensif et distrait, c’est que j’étais livré tout entier à des rêves de bonheur, au doux souvenir de cette femme qui tient entre ses mains ma destinée. Depuis longtemps déjà, j’aurais adressé mes vœux à Madeleine, si je n’avais pas craint qu’un refus vînt détruire l’édifice de bonheur que j’ai si soigneusement élevé… Et puis m’appartient-il à moi, galant homme comme je me pique de l’être, de porter le trouble dans le cœur de cette femme, qui a trouvé auprès des miens, après de terribles orages, le repos, sinon le bonheur ? Si je n’ai pas sondé tout le mystère qui entoure la destinée de Madeleine, je sais cependant, à n’en pas douter, que des malheurs immenses et immérités ont déjà courbé cette jeune et innocente tête.

Cette tirade passionnée et romanesque commençait à me donner à craindre que mon candide Hollandais ne se fût énamouré de quelque adroite aventurière, comme de raison incomprise, innocente, malheureuse et persécutée, lorsqu’un aide-de-camp vint me prévenir que le gouverneur-général était prêt à me recevoir, et, m’habillant sans plus tarder, je me rendis à l’audience qui m’était accordée.

L’étiquette de Buitenzorg laisse toute indépendance aux visiteurs, et je ne revis mes aimables hôtes qu’à l’heure du dîner. Mon temps au reste avait été on ne peut mieux employé. En compagnie d’Hendrik et d’un aide-de-camp dont je ne saurais sans ingratitude oublier les prévenances, j’avais fait sur un des poneys du gouverneur-général la plus ravissante promenade dans les environs de Buitenzorg. Vers sept heures, autour d’une table magnifiquement servie, se trouvait réunie, dans la belle salle à manger du palais, une nombreuse compagnie d’Européens, émaillée çà et là de Chinois et de Malais, car les Malais, moins rétifs que les naturels de l’Inde aux influences de la civilisation, n’hésitent pas à partager avec leurs maîtres le pain et le sel. Il y avait là le régent de Buitenzorg, homme d’une cinquantaine d’années, au visage olivâtre, aux traits déprimés, veste de velours brodée d’or au collet, madras sur la tête, kris richement monté à la ceinture, pagne de soie multicolore capricieusement enroulé, autour d’un pantalon blanc, bottes vernies. J’étais placé à table à la droite de madame la régente ; quoiqu’elle eût à peine vingt-cinq ans, ses traits flétris frisaient de bien près la décrépitude, et deux grands yeux noirs pleins de feu attestaient seuls les charmes de sa jeunesse évanouie. La dame malaise était vêtue d’une robe de soie ponceau ; ses oreilles, ses cheveux, ses bras, resplendissaient de pierreries. La pauvre femme semblait fort mal à l’aise au milieu de ces splendeurs, et l’inhabileté qu’elle déployait dans le maniement de son couvert donnait tout lieu de croire que dans l’intimité elle se servait exclusivement de la fourchette de la nature. De plus, quoiqu’il y eût chère-lie, ma voisine, sans doute peu habituée aux mets de la cuisine européenne, ne mangeait que du bout des lèvres ; lorsqu’à la fin du dîner, sans manquer aux lois de la civilité, elle put emplir sa bouche de bétel, sa figure rayonnait de satisfaction. Il n’en était pas de même de son mari, plus rompu aux habitudes de l’Europe. Les préceptes du Coran n’empêchaient pas ce digne musulman de faire honneur aux vins de choix, qui circulaient autour de la table avec une profusion royale. À ma gauche était assis le capitaine des Chinois de Buitenzorg, vieillard à la figure martiale, au nez recourbé en bec d’aigle, aux longues moustaches blanches. Son costume, de la plus élégante simplicité, se composait d’un pantalon du drap bleu le plus fin et d’une sorte de paletot de même étoffe agrafé sur la poitrine par quatre magnifiques perles, de bas de soie et souliers vernis. Homme très comme il faut d’ailleurs, et dont je pus apprécier le jeu sage et savant au whist qui précéda le bal, où le hasard me le donna pour partner. Une impasse profondément combinée par le fils du Céleste-Empire venait d’enlever un rubber triple, lorsque Hendrick m’annonça que sa famille était arrivée, et je quittai la table de jeu pour accomplir les devoirs de la présentation. Une foule brillante remplissait déjà les salons, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à rejoindre. mon ami, qui causait en douce intimité avec deux jeunes femmes assises sur une banquette.

Pour te faire comprendre la vertigineuse émotion dont je fus saisi en ce moment, il me faut remonter à bien des années en arrière, et te parler pour la première fois d’un secret de ta vie dont le hasard m’a fait le dépositaire, et sur lequel je n’ai jamais, osé t’interroger. Il y a de cela environ six ans, je venais de suivre à sa dernière demeure l’excellente comtesse R… Les premières pelletées de terre venaient de tomber sur la bière qui renfermait la dépouille mortelle de la fidèle amie de ma jeunesse. Le cœur saignant, en proie à un chagrin que je ne pouvais maîtriser, je pensais à tous les amis que j’avais déjà conduits au sombre asile du Père-Lachaise, et parmi les plus chers, à ton bon oncle Anatole, le facile mentor de nos jeunes années. Par un mouvement machinal, lorsque le cortège commença à se disperser, je me dirigeai vers le lieu où repose l’homme le plus bienveillant, le cœur le plus loyal, le plus parfait gentilhomme qu’il m’ait encore été donné de rencontrer. Je venais d’arriver en vue du monument, quand un spectacle inattendu s’offrit à mes yeux, et sans bruit, en toute hâte, je me dérobai derrière une tombe voisine. Tu étais là debout, chapeau bas, la main droite appuyée sur la grille qui entoure la tombe… Près de toi une jeune fille, agenouillée sur l’entablement de pierre, la tête dans ses deux mains, dans l’attitude de la plus navrante douleur… Saisi d’étonnement, je contemplais dans un religieux cette scène de deuil, lorsque ta compagne, relevant la tête, attacha sur toi un regard dont je n’oublierai jamais l’expression si pleine de pieuse tendresse et de naïve reconnaissance !… C’était une belle et noble jeune fille de dix-huit ans, au visage pur et candide, aux grâces pudiques, et je ne pus retenir mes larmes en la voyant saisir ta main, la porter à ses lèvres, puis la presser sur son cœur avec autant de foi naïve que si elle eût payé ce religieux tribut d’hommages à un ange gardien descendu du ciel pour protéger sa destinée. Vous aviez déjà tous deux quitté la tombe depuis quelques instans, que je demeurais immobile à la même place, abîmé dans les souvenirs du passé. Des paroles imprudentes prononcées à portée des oreilles subtiles d’un enfant me revenaient à la mémoire ; les traits de la jeune fille portaient l’irrécusable empreinte de traits amis : je ne pouvais méconnaître un seul instant le sens du témoignage de respect et de tendresse dont tu venais d’être l’objet. Tout me disait que tu avais accepté noblement un héritage que tu aurais pu récuser, que les lois du sang parlaient à ton cœur d’une voix plus puissante que les lois du mode, qu’en un mot l’orpheline du bon Anatole avait trouvé en toi le plus tendre des protecteurs. À six mois de là, lorsque tu eus besoin d’une assez forte somme d’argent, quelques mots de notre vieil ami Guérard, qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, me donnèrent lieu de croire que cet argent était destiné à former la dot de ta cousine ; mais je ne voulus pas me faire payer par une confidence le service que j’étais assez heureux pour te rendre, et m’abstins de questions indiscrètes auxquelles notre ami commun eût peut-être répondu. Depuis lors, mes longues et lointaines pérégrinations m’ont empêché de t’interroger sur le secret que tu avais dérobé à mon amitié. J’ose cependant le faire aujourd’hui ; la présence de Madeleine dans ce lointain pays, la position inférieure qu’elle occupe dans la famille van Vliet, tout me porte à croire que des revers de fortune t’ont plus sévèrement atteint que je ne l’avais soupçonné jusqu’ici, et que c’est plus par nécessité que par goût que tu t’es lancé, comme tu l’as fait, dans le tourbillon des affaires industrielles. Ne me dissimule rien, je t’en supplie, des difficultés de ta position dans ta réponse à cette lettre, réponse que je veux claire, détaillée et prompte, si tu tiens à conserver à nos relations le caractère d’intime fraternité qu’elles ont eu jusqu’à ce jour.

Madeleine était évidemment préoccupée : quelques phrases banales et la promesse d’une contredanse, c’est tout ce qu’elle daigna accorder à une série de complimens fort bien tournés, comme je me pique encore de les savoir faire ; mais pouvais-je attacher grande importance à cette apparente indifférence ? Il est fort à présumer que mon nom n’a jamais été prononcé devant ta jeune parente, et l’eût-il même été, comment exiger qu’à première vue, au milieu du tumulte d’un bal, par un effort surhumain de mémoire, elle pût comprendre qu’un hasard bienveillant avait amené près d’elle un fidèle Pylade, mon cher Oreste ? Il n’y avait pas d’ailleurs à se méprendre sur les causes de sa mauvaise humeur, et les attentions marquées que lui rendait il signor Trufiano, protecteur et loquace comme à son ordinaire, les petits soins, dis-je, que l’illustre épée prodiguait à Madeleine avec une galanterie surannée, expliquaient assez les sombres nuages dont était chargé son noble front. Le bon Hendrik ne voyait pas la chose d’un meilleur œil, et lorsque le général, tous ses ordres à la boutonnière, fit les honneurs du souper à la reine du bal, j’aperçus mon ami qui, retiré sournoisement dans l’encoignure d’une fenêtre, lançait au couple mal assorti des regards dignes d’Othello.

Le bal ne se termina que fort avant dans la nuit, et je ne revis plus les deux jeunes femmes, qui partirent le lendemain pour regagner la plantation. Comme il ne faut abuser de rien en ce bas monde, même de la plus cordiale hospitalité, Hendrik et moi comptons partir après-demain pour aller faire un séjour de plusieurs semaines à Tjikayong. Je ne saurais toutefois me mettre en route sans te recommander, si jamais un Hollandais te tombe sous la main, de déployer à son intention toutes les voiles de ton amabilité. Songe bien que, quelque aimable pour lui que tu puisses être, tu n’acquitteras jamais la dette d’hospitalité contractée à Buitenzorg par ton vieil et fidèle ami.


ADELEINE DEMÈZE A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, 22 septembre 1854.

Mes plus tristes pressentimens sont réalisés ? mon lointain exil n’a pu me protéger contre la fatalité de ma destinée ! Il y a environ trois semaines, vers le soir, un domestique vint m’annoncer qu’un voyageur européen demandait l’hospitalité : Anadji et moi, nous nous trouvions à ce moments seules dans la plantation, que M. van, Vliet avait quittée quelques jours auparavant pour se rendre à Sumatra, où l’appelaient des affaires importantes. Ce voyage si plein de contrariétés pour mon patron, qui se faisait une fête de recevoir dignement son frère et son compagnon de voyage, attendus tous deux à chaque instant, avait jeté sur Anadji et sur moi une sorte de tristesse. Ce fut avec un sentiment de mauvaise humeur bien contraire aux habitudes hospitalières de ce pays que je quittai le salon pour aller recevoir l’hôte importun dont la visite venait troubler notre solitude, J’étais à peine sous la verandah que mon cœur battit à rompre ma poitrine… J’avais reconnu le perfide ami dont les conseils et les exemples ont précipité au plus profond de l’abîme de la honte mon faible et malheureux époux !… J’eus un instant l’idée que le hasard seul avait amené près de moi l’homme qui a fait couler de mes yeux tant de larmes de sang… Hélas ! ce n’était là que le fétu de paille auquel s’attache le noyé au milieu des flots… La joie qui brillait sur le visage de mon pervers ennemi m’annonçait assez les nouvelles douleurs qui m’étaient réservées. Sous prétexte de fatigue, Ragozzi s’abstint de paraître au salon pendant la soirée, et je pus méditer à loisir sur les périls dont me menaçait cette visite inattendue.

Quelle rançon allait exiger de moi cet impitoyable bourreau ? Pourrais-je obtenir à prix d’argent que cet homme, qui n’a rien respecté de tout ce qui est sacré en ce monde, respectât le secret de ma destinée ?… Chère Anadji, honnête Hendrik, je compris en cet instant que votre estime, votre affection me sont plus chères que la vie, et volontiers j’aurais donné le plus pur sang de mes veines pour vous cacher à tout jamais l’infamie qui pèse sur moi… et dont je suis innocente. Dieu puissant !… toutes les heures de la nuit furent pleines pour moi d’incessantes tortures ; involontairement ma mémoire implacable me rappelait tous les détails de cette soirée funèbre du 21 octobre 1850, où dans l’agonie du désespoir nous attendîmes ensemble que la justice humaine eût prononcé sur le sort du malheureux dont je porte le nom.

Le lendemain au matin, Ragozzi m’attendait dans le salon, et avec sa verbosité méridionale m’eut bientôt mis au courant de ses affaires. La fortune (je résume son interminable discours) avait réalisé le rêve de toute sa vie en lui offrant l’occasion de servir de son épée la sainte cause des nationalités opprimées. Entré depuis deux ans bientôt au service de son altesse le maharajah Nana-Sahib, ses capacités militaires avaient été appréciées à leur juste valeur par cet habile souverain, et déjà les plus hautes dignités lui étaient échues en partage. Bientôt, il l’espérait du moins, allait sonner la dernière heure de la domination de l’infâme compagnie des Indes, et son maître, rentré en possession du légitime héritage de ses pères, pourrait récompenser généreusement ses services ; mais pour le moment, sur cette terre étrangère où l’avait conduit le soin de sa santé, il se trouvait dans une position d’argent si difficile qu’il devait faire appel à l’obligeance de ses amis, — ses amis, osa-t-il dire ! — appel qui serait sans doute entendu ! Ces derniers mots furent prononcés lentement, comme pour bien me faire comprendre qu’un sacrifice d’argent considérable pouvait seul m’assurer le bénéfice de son silence. Ai-je besoin de vous dire avec quelle joie j’accueillis ces ouvertures et offris à mon interlocuteur les quelques milliers de francs que j’avais tout dernièrement placés chez M. Hémond ? Bien convaincu comme il l’est du fatal pouvoir qu’il exerce sur moi, Ragozzi ne parut pas surpris de mes offres généreuses. Ma position dans la famille van Vliet, me répondit-il avec un grand sang froid, lui faisait comprendre que mes finances ne pouvaient être dans un état bien florissant ; il n’acceptait, je devais en être bien convaincue, ce denier de l’exilée que parce qu’il était certain de me rembourser avant peu mes avances. Il termina en m’annonçant qu’il était heureux de pouvoir me donner des nouvelles satisfaisantes de son ami. Ce dernier, après sa fuite, avait trouvé dans l’Inde anglaise une position modeste, mais honorable, et acceptait avec une résignation digne d’éloges les épreuves de sa destinée.

Ma joie fut grande après cette entrevue ; une faveur insigne de la Providence me permettait de conjurer par un léger sacrifice d’argent les nouveaux orages qui avaient menacé ma tête. Pour me délivrer au plus vite de l’odieuse présence de Ragozzi, j’écrivis immédiatement à M. Hémond, et le priai de m’envoyer sans retard les fonds que je lui avais confiés ; mais cet envoi demanda quelques jours. Sur ces entrefaites, j’eus le bonheur de revoir Hendrik, qui, à peine débarqué, avait pris le chemin de Tjikayong. Ses instances, le désir de ne pas priver ma pupille d’un plaisir cher à son âge, triomphèrent de mes sombres humeurs, et j’assistai au bal donné à Buitenzorg pour la fête de la gouvernante. Le bon commodore nous avait précédées dans cette belle résidence et était parti l’avant-veille du bal pour aller rejoindre à Buitenzorg son compagnon du Ruyter, M. Belpaire. M. Belpaire !… Ce nom bien certainement ne frappe pas mon oreille pour la première fois !… Mais au milieu du tumulte du bal où notre compatriote me fut présenté, je cherchai vainement, comme je cherche encore aujourd’hui, à rassembler mes souvenirs à son endroit. Hendrik et son ami vinrent nous rejoindre ici dans le commencement de la dernière semaine. Les environs de Tjikayong sont si riches en belles promenades que, depuis l’arrivée de M. Belpaire, tout notre temps pour ainsi dire a été consacré à des excursions pittoresques ; hier c’était le tour du lac Tjelagabodas. Ragozzi n’avait pas manqué de se joindre à la partie, quoique les manières hautaines d’Hendrik eussent dû lui faire comprendre dès le premier jour que le présent maître du logis appréciait peu sa compagnie et trouvait son séjour à Tjjkayong infiniment trop prolongé.

Hendrik et M. Belpaire, montés sur une barque, s’amusaient à poursuivre des bandes de canards sauvages sur l’eau sulfureuse et blanchâtre qui remplit le cratère éteint du volcan, Anadji était allée cueillir des fleurs dans la forêt dont la verte ceinture garnit les flancs de la montagne. Assise, dans un pavillon au bord du. lac, je contemplais d’un œil distrait les éclatans reflets d’opale dont les rayons du soleil diapraient la surface de l’eau, quand Anadji, très émue, revint près de moi et m’annonça qu’elle croît que notre hôte italien était devenu complètement fou. Après lui avoir adressé le discours le plus incohérent, il s’était précipité à ses genoux, position où elle l’avait laissé pour venir me raconter les détails de cet incident odieux et ridicule. Depuis plusieurs jours, déjà, j’avais cru remarquer que Ragozzi s’attachait avec obstination aux pas de ma pupille ; mais, quelque grande que fût l’impudence du misérable, je n’avais pu croire un seul instant qu’il osât tenter la puissance de ses séductions sur la fille de M. van Vliet. Les paroles d’Anadji, en m’éclairant sur ses insolentes prétentions, me dictèrent mon devoir. Je ne me dissimulai, certes pas que la vengeance de ce méchant homme ne reculerait devant aucune perfidie ; mais protéger, de mon silence d’aussi coupables projets était une action honteuse, dont je ne pouvais un seul instant nourrir l’abominable pensée.

Hasard ou préméditation, pendant tout le reste de la journée je ne pus me trouver seule avec Ragozzi. Ce matin, avant la départ des chasseurs pour une battue de sangliers, je rencontrai mon perfide ennemi dans le salon. Depuis quelques jours déjà, M. Hémond. m’avait fait passer la somme destinée à payer la rançon de mon secret, et sans autre préambule que quelques paroles banales je tendis trois rouleaux d’or à Ragozzi. Ce dernier mit froidement les rouleaux dans sa poche, puis, sans le moindre embarras, me dit qu’il m’était infiniment reconnaissant du service que je lui rendais, quoique ses projets fussent complètement modifiés, Cette nouvelle preuve de ma bienveillance l’engageait à me dévoiler des plans d’avenir qui ne pouvaient manquer de recevoir mon approbation et mon concours. À son âge, à quarante ans, il s’était cru cuirassé contre ces passions soudaines, qui sont l’heureux, apanage de la jeunesse ; mais qui est maître de son cœur et de son destin ? Depuis qu’il avait vu Anadji, ses rêves de gloire s’étaient évanouis, la sainte cause des nationalités opprimées avait cessé de faire battre son cœur… Nouveau Renaud, il avait trouvé à Tjkayong, une Armide et ses jardins. Son parti était pris, il allait briser son épée ! Comment songer un seul instant à faire partager ses dangers au tendre objet de ses feux ? Déjà vingt attentats, aussi criminels qu’inutiles, soudoyés par l’or anglais, n’avaient-ils pas été dirigés contre ses jours ? Il disait un éternel adieu à la vie active, à la gloire, et voulait se consacrer exclusivement au bonheur domestique.

— Et vous compter sur mon concours dans cette œuvre abominable ? repris-je avec une véhémence que je ne pus maîtriser. Vous me méprisez assez pour croire que je prêterais les mains à cet infâme projet !

— Vous réfléchirez à deux fois avant de me déclarer la guerre ; elle serait plus dangereuse pour vous que pour moi, ajouta Ragozzi avec une froide impertinence qui fit tressaillir toutes les libres de mon cœur.

L’entrée d’Henrik termina cette conversation. Après un court repas, les chasseurs prirent le chemin du rendez-vous de chasse, où nous devions aller les rejoindre vers le milieu de la journée, pour assister à un combat de bélier et de sanglier, cruel, mais curieux spectacle dont les havanais se montrent très avides.

Comme il avait été convenu, Anadji et moi, nous arrivâmes au rendez-vous à une heure, un peu avant le commencement de ce sanglant intermède. La traque qui venait de finir avait été dirigée vers une palissade au pied de laquelle s’ouvrait une sorte de chemin creux, dont l’extrémité aboutissait à une manière de tour construite en bambous. Pour échapper aux balles, une demi-douzaine de sangliers avaient mis à profit cette voie de salut, et se trouvaient en ce moment prisonniers dans la tour. Cette tour communiquait par une trappe à une vaste cage qui devait servir d’arène aux combattans. Quelques dames des environs, les-chasseurs, Anadji et moi prîmes place sur une estrade élevée devant la cage ; derrière nous, une assemblée nombreuse de natifs suivait avec anxiété les préliminaires du tournoi. Des écuyers et varlets improvisés s’occupaient à revêtir le bélier de son armure, un fer de lance fortement fixé au milieu du front de l’animal par des lanières. Ces préparatifs terminés, les spectateurs natifs vinrent s’assurer à l’envi que le fer était solidement attaché, car la foule protège de ses sympathies le bélier contre l’animal immonde. Le bélier fut ensuite amené devant la loge, mais ses allures n’étaient pas celles d’un galant paladin, et il fallut presque la violence pour l’introduire dans l’arène. Pendant ce temps, les sangliers inquiets tournaient en rugissant dans la tour, ou se précipitaient avec fureur contre les bambous, comme s’ils avaient le pressentiment des jeux sanglans dont ils devaient être victimes. Le bélier une fois introduit dans la cage, on leva la trappe de la tour, et un gros sanglier, détourné à coups de lance, fut amené en présence du bélier. Ce dernier, l’œil clair, le front haut, semblait parfaitement indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Il n’en était pas de même de son adversaire, qui, inquiet, trépignant sur ses jambes, jetait de droite et de gauche des regards étincelans. Ce manège dura quelque temps au milieu du silence solennel de la foule. Enfin le sanglier, prenant son grand parti, s’élança sur son adversaire. Celui-ci, baissant instinctivement la tête, reçut le choc de l’ennemi sur le fer de sa lance. Le sanglier, blessé au poitrail, recula vivement, aux plus grands applaudissemens des spectateurs natifs ; mais le bélier dédaigna de poursuivre sa victoire, et les deux combattans demeurèrent en présence. Rendu plus prudent par son premier échec, le sanglier, après avoir rassemblé ses forces, fit mine de se précipiter une seconde fois sur son adversaire. Au moment où ce dernier baissait la tête, l’assaillant, par une feinte habile, saisit le fer aigu entre ses dents, et les deux ennemis demeurèrent pour ainsi dire collés l’un contre l’autre, — le bélier calme, impassible comme une statue de pierre, le sanglier, l’œil en feu, se raidissant de tous ses membres pour arracher du front de son ennemi, par un effort suprême, l’instrument de mort ; mais les forces de la pauvre bête s’épuisaient dans la lutte, le sang sortait à gros bouillons de sa poitrine, et son adversaire, remarquant sans doute cette défaillance, sortit pour la première fois de son impassibilité. Arracher d’un mouvement de tête énergique le fer de lance des dents du sanglier, le plonger à plusieurs reprises dans ses flancs et retourner prendre place près de la porte extérieure de la cage, ce fut pour le bélier l’affaire de quelques secondes. Le sanglier vaincu essaya en vain de se relever et de renouveler l’attaque : ses forces trompèrent son courage ; ses entrailles pendaient à terre, et après une cruelle agonie il expira, sans que son vainqueur eût daigné abréger ses souffrances en lui donnant le coup mortel.

Fort émue par ce spectacle, je ne m’étais pas aperçue que Ragozzi avait pris place sur l’estrade à côté de ma pupille. Le combat terminé, les chasseurs nous reconduisirent aux voitures ayant de reprendre le cours de leurs exploits. Jugez de mon étonnement lorsque, me trouvant seule avec ma pupille, la chère enfant me remit en rougissant un billet que Ragozzi avait eu l’impudence de lui glisser dans la main pendant le combat. Niais et banal comme l’est ce billet, il m’impose cependant des devoirs que j’ai trop tardé à remplir. Hésiter plus longtemps serait indigne de mon cœur. Ce soir, au retour de la chasse, Hendrik, en ce moment le chef de la famille, connaîtra les manœuvres de l’hôte infâme qui déshonore le toit hospitalier de son frère. Je ne me fais pas illusion un seul instant sur la vengeance que le misérable Ragozzi tient en réserve, mais je ne lui donnerai pas la joie de révéler le premier le secret de mon déshonneur. Moi-même je livrerai à Hendrik le douloureux mystère qui pèse sur ma destinée. Je ne doute pas de votre noble cœur, Hendrik… Votre belle âme, cet amour discret que tous vos efforts n’ont pu me dissimuler, ne reculeront pas devant la triste mission d’abriter sous l’égide de l’honneur sans tache de votre famille la femme d’un… ; mais mon parti est pris, et je ne vous exposerai pas plus longtemps, vous et les vôtres, à la contagion de mon infamie… Dans ma désolation, mes regards se tournent encore vers vous, ô mon cher Claude !… C’est de vos bontés seules que je veux tenir le pain que j’ai vainement demandé à mon travail… Et cependant ni le courage ni la persévérance ne m’ont fait défaut dans mon entreprise…

Je voulais vous donner en détail ma conversation avec Hendrik, mais l’on me prévient à l’instant que le courrier de Batavia, qui n’était attendu que demain, vient d’arriver et doit repartir dans une demi-heure. Je termine donc en me recommandant à votre tendresse… À bientôt, mon cher et unique ami !


ROGER BELPAIRE A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, 22 septembre 1854.

Cher Claude, il est dix heures du soir ; je dois partir demain d’assez bon matin pour aller faire une battue de daims dans la plaine de Bandong. Éreinté comme je suis par une journée fort active, c’est cependant un devoir pour moi de te sacrifier quelques heures de sommeil, et de t’envoyer sans délai, par le courrier qui doit partir demain matin, le récit des événemens très extraordinaires dans lesquels le hasard m’a réservé un rôle actif : événemens si extraordinaires, en vérité, que, tout en ayant sous les yeux les pièces les plus irrécusables, j’ai peine à me persuader que je ne suis pas le jouet d’un songe. Sans autre exorde, j’arrive au fait.

En rentrant de la chasse ce soir, j’ai trouvé à la plantation mon fidèle madrassee, sorti après guérison complète, depuis quelques jours déjà, de l’hôpital de Batavia, et mon agent en cette ville a profité de l’opportunité de ce retour pour m’expédier un paquet à mon adresse arrivé par le dernier vapeur de Singapour. En reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture du docteur James, je ne pus me défendre d’une émotion secrète, et prévis instinctivement que l’aventure étrange à laquelle j’avais été mêlé sur le Great-Trunk-Road avait trouvé un funèbre dénoûment. Mes pressentimens n’étaient que trop fondés. L’excellent docteur m’annonçait en effet que Vinet avait cessé de vivre le 10 août, et qu’après sa mort il s’était cru autorisé à prendre connaissance de ses dernières volontés, dont il avait scrupuleusement jusque-là respecté le secret. « Ces dernières volontés, je copie la lettre, de mon digne correspondant, contiennent des révélations qui peuvent raviver si cruellement les blessures à peine cicatrisées d’une honorable famille, qu’avant de prendre un parti je n’ai pas hésité à tout révéler au compatriote de mon malheureux client, au seul homme qui lui ait, à ma connaissance, porté quelque intérêt. En cet état de choses, pour que vous puissiez, m’envoyer des instructions plus complètes, j’ai pris la liberté de vous adresser un fac-similé, tracé de ma main, des divers papiers qui composent le testament de Vinet. Le trouble évident avec lequel ces papiers ont été rédigés, l’insuffisance des suscriptions dont ils sont revêtus, ne laissent pas que d’ajouter grandement à mon embarras, et sont un motif de plus pour m’engager à recourir à votre intervention. » Le docteur James, terminait en m’annonçant qu’un officier de la station, revenu ces derniers temps d’un voyage en Chine, avait reconnu à Singapour le prestidigitateur italien dont les soins avaient fait défaut à l’agonie du pauvre Vinet. Dans ses nouvelles pérégrinations, il signor Carabosso, ce qui m’expliqua l’inutilité des recherches faites par moi, à Penang et à Singapour, il signor Carabosso, dis-je, avait pris, avec un nom d’emprunt, les plus grands airs et se faisait passer pour un général au service d’un des rajahs de l’Inde.

Mystérieuse comme l’était cette introduction, elle ne me préparait point cependant à la stupéfaction dont je fus saisi en parcourant les divers papiers qui composaient la communication du docteur James : deux lettres portant pour seule et unique suscription, l’une « Monsieur Hémond, » l’autre « Madame Madeleine Demèze… » Madeleine Demèze ! .. À ces deux lettres se trouvait jointe une troisième pièce que j’eus besoin de lire à vingt reprises, si profonde fut l’émotion qui faisait battre mon cœur en cet instant : c’était la copie légalisée d’un arrêt de la cour d’assises de la Gironde du 21 octobre 1850 qui frappait d’une peine infamante Emile-Fortuné de Lanosse, convaincu de faux en écritures privées. Au bas de ce document, on lisait en manière de note explicative, la phrase suivante : « Mort à Fyzabad, (Indes anglaises’) le dix-huit mal mil huit cent cinquante-quatre. Lanosse. » Mystérieuse volonté de la Providence qui, au bout du monde, a remis, entre mes mains le dénoûment de ce funeste drame ! Dans sa lettre à M. Hémond, l’infortuné Lanosse accuse réception de la somme de 50 livres sterling, que Mme Madeleine Demèze lui a fait passer par son entremise, et le prie de remettre en mains propres, une lettre à cette dame, dont il ignore l’adresse. La lettre destinée à Madeleine ne se compose que de quelques lignes où éclate un mortel repentir. Après l’avoir remerciée de l’intérêt que malgré ses crimes elle n’a pas cessé de lui témoigner, le malheureux déclare que la nouvelle preuve qu’il vient de recevoir de son inépuisable bonté le décide à mettre à exécution un projet, médité d’ailleurs depuis longtemps. « Quand vous aurez reçu cette lettre, ajoute la lugubre épître, j’aurai cessé d’exister. Puisse la clémence du ciel récompenser vos vertus et vos malheurs ! Donnez à l’infortuné dont l’infamie a rejailli sur vous vos prières, sinon vos larmes ! »

Tu comprends facilement que, sous le coup de ces étranges révélations, je demeurai comme anéanti. Pouvais-je imaginer il y a trois ans, lorsqu’au cercle de Rio-Janeiro je lisais le récit des débats judiciaires de ce grand procès qui a passionné la France, le magnifique plaidoyer de l’illustre Berryer, pouvais-je imaginer que l’une des victimes de ce triste drame était l’orpheline de notre vieil ami, cette belle jeune fille dont quelques années auparavant j’avais, par le plus singulier hasard, admiré à tes côtés les grâces pudiques ? Je n’avais certes pas besoin d’autres détails pour m’expliquer le lointain exil de Madeleine, les apparences de mystère qui entourent sa destinée. L’accident qui m’a livré le dernier mot de cette douloureuse histoire ne m’en a pas moins placé dans une position pleine de difficultés. Comment moi, étranger que Madeleine connaît à peine, irais-je lui annoncer que je suis maître de son secret ?… Le rôle si délicat qui m’est destiné demande à être médité sérieusement, et comme la nuit, dit-on, porte conseil, avant de partir pour la chasse j’ajouterai quelques mots à cette lettre pour te donner le plan de campagne auquel je me serai définitivement arrêté, Je laisse donc mon protocole ouvert, suivant la formule de la diplomatie, et vais suivre l’exemple de David, qui, couché dans le corridor en travers de ma porte, ronfle déjà depuis deux heures. Bonsoir.


30 septembre 1854.

De nouvelles dispositions dans le service de la poste m’ont empêché de faire partir ma lettre par la dernière malle. Je ne regrette au reste que médiocrement un retard qui me permet de te donner sous une même enveloppe le très heureux dénoûment du véritable roman dont je t’ai déjà servi le prologue.

Il y a huit jours, au moment où je sortais du lit pour terminer ma lettre, Hendrik est entré dans ma chambre. Le marin était prodigieusement pâle, ses yeux lançaient des éclairs. — J’ai un service à vous demander, me dit Hendrik d’une voix brève ; mais avant de le faire, j’exige votre parole d’honneur que, si ma demande vous semble par trop compromettante, vous me le disiez très franchement.

— Vous avez ma parole… Que puis-je faire pour vous être utile ou agréable ? repris-je, assez ému de la solennité de ce début.

— Je compte, en sortant d’ici, aller souffleter le général Trufiano. Nous nous battrons sans doute avant une heure ; voulez-vous me servir de témoin ?

— Doutez-vous de ma réponse ? repris-je en lui tendant une main qu’il serra cordialement. Vous ne me trouverez pas sans doute indiscret, poursuivis-je après une pause, de vous demander les causes de ce duel imminent ?

Pour toute réponse, Hendrik me tendit d’un geste dramatique une petite feuille de vélin, parfumée d’une forte odeur de verveine, sur laquelle je pus lire une de ces banales déclarations d’amour, telle qu’il s’en trouve par centaines dans tous les manuels épistolaires, et signée avec une candeur baptismale : « ton Ettorel » Je crus d’abord que la malencontreuse épître avait été destinée à Madeleine, mais Hendrik prit soin de m’éclairer à cet endroit en ajoutant que l’impudent étranger avait osé remettre la veille ce scandaleux billet doux à sa nièce.

— Et si Mlle Anadji n’a pas ri au nez fantastique de son Ettore, repris-je avec un accent de bonne humeur que je fus incapable de maîtriser, sa prose n’a pas été récompensée suivant ses mérites.

— Vous autres Français, vous riez de tout, me dit mon ami d’un ton de reproche ; mais ma résolution est invincible, et cet homme, je le tuerai ! poursuivit le marin avec une énergie farouche digne du descendant des opiniâtres ennemis de Louis XIV.

— Permettez-moi, mon cher Hendrik, de vous contredire, et de persister à croire que ce n’est pas à coups de pistolet, mais bien à coups de trique, que l’on punit de pareilles impertinences. Si vous n’avez pas d’autres motifs pour provoquer en duel le galant Italien…

— Et si j’avais d’autres motifs, interrompit mon ami d’une voix frémissante… Puis il s’arrêta soudain, comme s’il eût craint, sous le coup de l’émotion profonde qui dominait son esprit, de ne pouvoir maîtriser ses paroles… Il ajouta après un court silence : Ne m’interrogez pas, je vous en prie, sur un secret qui n’est pas le mien… Il faut que cet homme meure ou qu’il me tue… Vous m’entendez ?

— Parfaitement… Et si je suis disposé de tout cœur à vous rendre le triste service que vous me demandez, vous n’hésiterez pas sans doute à m’accorder une légère faveur. La colère est mauvaise conseillère, et demain peut-être regretteriez-vous le scandale de ce duel à mort que vous appelez de tous vos vœux en cet instant. En tout état de cause, vingt-quatre heures de réflexion sont toujours bonnes à prendre. Je n’ajoute pas qu’un duel à mort gâterait infiniment la fête cynégétique à laquelle nous sommes conviés aujourd’hui. Demain, si vous y tenez toujours, vous souffletterez mons Trufiano, et lui planterez ensuite une balle dans la tête, j’en fais d’avance mon sacrifice ! Est-ce dit et entendu ?

— Dit et entendu, répéta le marin ; je n’attendais pas moins de votre amitié… Et il me prit affectueusement la main, puis sortit de ma chambre. Tout bouleversé par cette confidence, je demeurai je ne sais combien de temps assis dans mon fauteuil, la tête dans mes mains, à réfléchir sur les événemens mystérieux dont la Providence prenait à tâche d’animer mon séjour dans la belle île de Java. La pendule, qui sonna sept heures, vint m’avertir que le moment du départ pour la chasse approchait, et j’appelai David à trois reprises sans qu’il répondît à ma voix. J’eus beau réitérer mes ordres dans les idiomes les plus variés, anglais, français, hindostani : personne ne se rendit à mon appel, et en désespoir de cause je me décidai à aller moi-même chercher mon serviteur.

J’avais à peine franchi le seuil de ma porte, qu’un spectacle des plus lamentables s’offrit à ma vue. Adossé contre un poteau de la verandah, les yeux écarquillés à sortir de la tête, passé du noir au vert, le madrassee, les lèvres écumantes, tremblait de tous ses membres comme s’il eût été sous le coup de décharges électriques puissantes et réitérées. Je crus immédiatement à un nouvel accès du mal dont David avait été frappé à l'Hôtel d’Amsterdam, et ne tardai pas à être confirmé dans cette pensée par les mots : the devil,… sahib,… the devil,… qui à ma vue sortirent instinctivement de la bouche de mon possédé.

— Le diable a décidément mis sa griffe dans mes affaires, me dis-je en manière de réflexion intime, en pensant à tous les incidens bizarres auxquels j’avais été mêlé en moins de douze heures.

The devil,… sahib,… the devil, répéta David avec un redoublement de terreur en étendant une main tremblante dans la direction du jardin. Assez curieux de faire connaissance avec la satanique majesté, je portai les regards vers le lieu indiqué, et aperçus au milieu du parterre de roses de Mlle Anadji un personnage court et replet, en pantalon de molleton et en jaquette de flanelle, pantoufles de tapisserie, calotte grecque sur la tête, cheeroot à la bouche,… un type complet de félicité bourgeoise ! J’eus bientôt reconnu le trop galant Ettore, qui, sans se douter des orages amoncelés sur sa tête, savourait à pleins poumons la brise du matin.

De plus en plus intrigué par cette aventure, moitié de gré, moitié de force, j’amenai David dans ma chambre, où, après mille et un efforts, ma sagacité parvint à réunir les fils du récit suivant. : — Il y a environ dix-huit mois, David, en sortant au matin du grand bazar de Calcutta, suivit machinalement un Européen qui, un gros panier d’œufs sous le bras, se dirigeait vers la colonne dédiée au général Ochterlony. Arrivé au pied du monument, cet étranger s’installa comfortablement sur le gazon, déposa le panier entre ses jambes, puis, prenant un œuf, il le cassa. Au milieu du jaune, les yeux éblouis de David virent luire un magnifique goldmohur que l’Européen empocha gravement après avoir rejeté loin de lui les coquilles. Un second, puis un troisième œuf cassés successivement apportèrent même tribut à l’heureux possesseur du panier. Ce spectacle enflamma la cupidité de mon serviteur, qui crut avoir découvert le nid authentique de la poule de la fable, et offrit à l’Européen tout ce qu’il possédait en échange de son trésor, en se réservant toutefois prudemment le droit de tenter lui-même la fortune d’un œuf avant de donner parole. Un quatrième œuf cassé par David n’ayant pas été moins bien fourni de métal précieux que ses prédécesseurs, le marché fut conclu au prix de deux cents roupies et une montre d’or, tout ce que mon serviteur possédait en ce monde !… Inutile d’ajouter que l’idiot avait été victime d’un adroit mystificateur, et qu’au bout d’une heure tous les œufs du panier, cassés les uns après les autres, n’avaient fourni au nouveau propriétaire rien autre chose que les élémens d’une homérique omelette. Depuis lors David, dont le catholicisme ne laisse pas que d’être fortement panaché de superstitions hindoues, est resté poursuivi de l’idée qu’il avait eu affaire au démon en personne, et sa terreur approcha du délire lorsqu’il crut à deux reprises retrouver son ennemi intime sous les espèces du général Trufiano.

Comment admettre qu’une illustre épée eût pu jamais jouer à son bénéfice cette scène de trop haute comédie ? Il n’y avait pas à s’arrêter un seul instant à une pareille supposition !… Aussi, après avoir fait vertement justice de l’erreur de cette ressemblance, je m’habillai en toute hâte, car l’heure du départ pour la chasse allait sonner. Ma toilette achevée, nous montâmes immédiatement en voiture, et courûmes au galop vers le théâtre du sport.

Le rendez-vous avait été donné au pied d’un monticule situé au milieu de la belle plaine de Bandong. Au sommet de cette éminence, sous une baraque de bois, une collation composée de fruits et de pâtisseries attendait l’arrivée des chasseurs ; mais quelques estomacs énergiques firent seuls honneur au festin matinal préparé par les soins du régent de Bandong, qui avait assumé la direction de tous les détails de la journée. Les traqueurs commençaient à se réunir en bandes nombreuses, car pour cette chasse vraiment royale l’on avait mis en réquisition une véritable population, et sept ou huit cents natifs montés sur des bœufs devaient battre la jungle et pousser le gibier devant eux,. Le personnel des chasseurs se composait de cent cinquante cavaliers environ, montés à poils sur de petits chevaux pleins de feu. Les vêtemens aux couleurs tranchantes de ces Nemrods armés uniformément de redoutables kris donnaient au rendez-vous de chasse un aspect plein de gaieté et de fantaisie. Parmi les chasseurs se distinguaient le régent de Bandosg et son père. Ce dernier, vieillard de soixante-dix ans, fort vert pour son âge, montait avec une remarquable aisance un cheval arabe d’un gris bleu, magnifique animal qui lui avait été récemment envoyé par Hunter de Calcutta, et dont il se montrait très vain. Le vaillant patriarche portait une veste de drap vert brodée d’or au collet, un pantalon blanc et des bottes effilées par le bout en manière de poulaine. Un magnifique kris pendait à son côté, et une cravache richement montée, plantée dans sa ceinture, s’élevait entre ses deux épaules. — Visage fin, froid, énergique, manières parfaites, véritable type de sportman dans toute la portée de l’expression anglaise ! Peu habitué à monter à cheval sans selle et sans étriers, comme il faut bien s’y résoudre si l’on veut traverser au galop les grandes herbes de la plaine, qui à chaque instant vous lient les jambes et menacent de vous désarçonner, inhabile de plus à manier le kris javanais, je préférai le plaisir de la chasse à tir à celui de la chasse à courre, opinion à laquelle se rallièrent le général Trufiano et plusieurs planteurs de la bande.

Les tireurs avaient été placés aux limites des hautes herbes dans d’élégans pavillons de bambous. J’avais pour voisin de gauche mon Ettore, et un planteur des environs pour voisin de droite, David, mon second fusil en main, avait pris place derrière moi dans le pavillon ; mais je ne tardai pas à me repentir de lui avoir octroyé cette marque de confiance. En proie à une agitation nerveuse extraordinaire, le madrassee agitait, dans la direction du pavillon où le général avait pris place, mon fusil chargé et armé comme il aurait pu le faire d’un bâton inoffensif. Mes réprimandes parvinrent, il est vrai, à imposer une immobilité relative à mon serviteur ; mais toute mon éloquence ne put obtenir qu’il détournât les regards effarés qu’il attachait sur le pavillon de gauche, comme s’il se fut attendu chaque instant à en voir sortir, au milieu de l’appareil sacramentel de flammes de Bengale et de vapeurs sulfurées, l’intime ami du docteur Faust.

La battue s’avançait dans le lointain, et bientôt tout entier au plaisir de la chasse, je n’attachai plus qu’une importance secondaire aux faits et gestes de David. La plaine était sillonnée à perte de vue par des nuées de cavaliers ; devant eux, des légions de cerfs fuyaient au grand galop une mort certaine, L’on entendait au loin les cris féroces des assaillans, les hennissemens des chevaux, les bramemens des cerfs à l’agonie. Les chapeaux pointus des cavaliers, les kris étincelant au soleil, le frémissement des hautes herbes, qui, agitées en tout sens, moutonnaient comme une mer houleuse, à l’horizon la longue ligne de buffles aux poils fauves, composaient un spectacle plein d’originalité et de poésie dont je pouvais à peine détourner mes regards. Soudain un magnifique cerf dont le bois dépassait les hautes herbes s’avança au galop dans ma direction. L’œil aux aguets, le cœur haletant, le fusil bien équilibré dans les deux mains, je guettais l’instant où la pauvre bête me passerait à belle portée, lorsqu’un coup de feu partit à mes côtés, et en me retournant je m’aperçus qu’un nuage de fumée enveloppait la figure de David. Je crus d’abord que cet animal venait d’attenter à ses jours pour échapper aux maléfices du malin esprit ; mais une interpellation qui partit au même instant à ma gauche m’apprit dans quelle direction le coup avait porté. — Corpo di Bacco ! l’on veut donc me massacrer ici ? criait le général d’une voix rutilante. Tu comprends ma joie en découvrant que la maladresse de mon serviteur n’avait eu d’autre résultat que d’enlever quelques éclats de bois à la cabane voisine, et de me prouver jusqu’à l’évidence que le Trufiano avait le plomb rageur. Inutile d’ajouter que le coup de feu échappé à David avait mis le beau cerf en piste. Par un caprice inexplicable du sort, tout le reste de la journée il ne me passa pas un seul animal à belle portée, tandis que mes voisins plus heureux voyaient le gibier défiler devant eux en abondance. À bout de patience, je commençais à maugréer contre ma déveine… The devil… sahib… tie devil ! répéta soudain d’une voix sentencieuse, en manière de consolation, mon domestique, en élevant sa main droite dans la direction du pavillon où le général se livrait à un incessant feu de file. Si je n’attachai pas grand prix à ces paroles bien intentionnées, elles me prouvèrent du moins que toute ma faconde n’avait pas réussi, comme je m’en étais flatté, à exorciser le possédé.

Vers deux heures, la chaleur était devenue accablante, le besoin de quelques rafraîchissemens se faisait vivement sentir, et les chasseurs, d’un commun accord, quittèrent leurs postes d’observation pour se diriger vers le pavillon du monticule. Les produits de la chasse avaient déjà été réunis, et je pus compter de mes yeux quarante-cinq beaux animaux qui portaient pour la plupart sur l’épine dorsale d’affreuses balafres, car les tireurs, le général Trufiano compris, avaient eu fort peu de succès. Un déjeuner fort appétissant, où la cuisine européenne avait fait d’heureux emprunts à la cuisine native, nous attendait sous le pavillon. Un pâté, une galantine, les curries les plus variés étaient flanqués de bananes, d’ananas, de pamplemousses, de pâtisseries de toute sorte. En manière de surtout, au milieu de la table, s’élevait une pyramide de mangoustans, ces délicieux fruits des tropiques, qui arrivent à Java à leur plus haute perfection. Un nouveau méfait de David vint exciter ma confusion et l’hilarité de l’assemblée. En proie à de secrètes terreurs, le malheureux n’approchait du général qu’avec des sautillemens, des gambades grotesques, et finit par déverser sur le chef d’Ettore un magnifique fromage bavarois sur lequel j’avais jeté mon dévolu depuis le commencement du repas. Cet accident ne devait pas clore la série des maladresses de David, et au moment du départ je le vis déposer un de mes fusils dans un étui dont je n’avais jamais été propriétaire. Je venais de retirer l’arme de ce fourreau d’emprunt, lorsque sous la poche mes yeux rencontrèrent involontairement deux mots tracés à l’encre noire, d’une belle écriture ronde, qui ne produisirent pas moins d’effet sur mon esprit troublé que les trois mots fatidiques sur l’esprit de Balthazar et de ses convives. Ces deux mots étaient : Signor Carabosso !… Je n’étais pas encore remis de la stupeur dont j’avais été saisi à cette révélation inattendue, que le général m’avait assez brusquement pris l’étui des mains en me rendant le mien en échange.

Nous eûmes à opérer une retraite de plus de deux heures, et cependant je ne me rendis aucun compte de la longueur du voyage, tant j’étais absorbé par les événemens énigmatiques dont le hasard venait de me donner le dernier mot. Les renseignemens de la lettre du docteur James sur la nouvelle incarnation du compagnon de l’infortuné Vinet, le témoignage si affirmatif de David, le nom écrit sur la gaine du fusil, contribuaient également à établir à mes yeux un caractère irrécusable d’identité entre le trop galant Ettore et il signor Carabosso. Ce fait acquis, je m’expliquais très facilement les projets meurtriers d’Hendrik et les terreurs de Madeleine. Maître des secrets de la jeune femme, le drôle avait sans doute tenté quelque ignoble spéculation que mon honnête ami voulait punir par le fer ou par le plomb. Une série d’heureuses découvertes avait mis entre mes mains toutes les courroies nécessaires pour museler cet intrigant de bas étage ; aussi, franchement ravi de pouvoir servir la cause du bon droit et de l’amitié, je terminais ma toilette dans les plus heureuses dispositions d’esprit lorsqu’un coup discret retentit à la porte de ma chambre, et David, ayant sur mon ordre tourné le bouton de la serrure, se trouva face à face avec le général Trufiano. Éperdu de terreur à cette vue et croyant sa dernière heure bien définitivement arrivée, l’imbécile sonda d’un regard désespéré les profondeurs du dessous de mon lit, puis, sans doute peu satisfait de la sécurité de cet asile, d’un bond prodigieux s’élança hors de la chambre.

Le personnage qui me faisait l’honneur inespéré d’une visite avait la mine sévère, la moustache retroussée, la main droite passée dans l’ouverture de son habit, boutonné militairement sur la poitrine.

— Monsieur, me dit-il d’une voix rogue, j’espérais que vous m’apporteriez vos excuses pour les insignes maladresses dont votre domestique s’est rendu coupable envers moi. Je suis vraiment peiné d’être obligé de venir les chercher moi-même, et de vous avertir que, si je peux fermer les yeux Sur les deux accidens de cette journée, un troisième m’obligerait à tous demander une éclatante réparation.

La solennité de ce début, l’air provocateur de ce général de comédie, m’agacèrent prodigieusement le système nerveux, et il me passa par la tête une idée bouffonne que je résolus instantanément de mettre en action. Je repris de ma voix la plus humble : — Général, je suis d’autant plus heureux des ouvertures que vous voulez bien me faire, que si elles me donnent l’occasion de vous présenter l’expression de mes regrets, elles me permettent aussi de vous éclairer sur les graves dangers qui vous menacent.

— Les graves, dangers qui me menacent ! répéta Ettore d’un ton de méprisante surprise digne du héros troyen, son homonyme.

— Permettez-moi de vous donner la clé de ces paroles ambiguës. Et sans m’arrêter, tout d’une haleine, j’achevai le récit du vol à l’œuf, de l’escroquerie, pour rendre à la chose son véritable nom, dont David avait été victime au pied de la colonne Ochterlony.

— Et en quoi peut me concerner cette mystification ? interrompit mon visiteur avec un imperturbable aplomb.

— Les yeux égarés de mon serviteur ont retrouvé je ne sais quelle absurde ressemblance entre vous-même et le héros de cette aventure, un certain signor Carabosso.

— 'Signor Carabosso !… répéta Ettore avec l’hésitation d’un homme qui cherche à rassembler ses souvenirs confus. Un prestidigitateur, je crois, qui a fait, non sans succès, le tour de l’Inde il y a deux…

— Et qui avait pour compagnon de voyage, interrompis-je, un de mes compatriotes, le malheureux Vinet, dont l'Englishman arrivé par le dernier vapeur annonce la mort.

Et, pour joindre une preuve à l’appui de mon assertion, je désignai du doigt la feuille étendue sur ma table ou se trouvait l’article nécrologique.

Quelle que fût l’impudence du personnage, la nouvelle de cette mort, qui bouleversait l’échafaudage de ses perfidies, rabattit sensiblement son audace.

— Je ne me savais pas une ressemblance si flatteuse, reprit-il avec une affectation de bonne humeur. Je ne crois pas toutefois abuser de votre obligeance en vous priant de bien faire comprendre à votre domestique qu’il n’y a rien absolument de commun entre M. Carabosso et moi.

— Vous connaissez comme moi les natifs de l’Inde ; mieux que moi, vous savez sans doute combien il est difficile de les faire renoncer à une idée qui s’est une fois nichée dans leur cervelle. Le pire de la situation, c’est que mon serviteur croît avoir eu affaire, au pied de la colonne Ochterlony, non pas au signor Carabosso, mais au diable en personne ! — Je poursuivis à demi-voix en accentuant mes paroles de la façon la plus dramatique : J’avais pu croire qu’un fatal hasard avait fait partir ce matin le coup de feu dans votre direction ; hélas ! le doute même ne m’est plus permis. Ce soir, en rentrant de la chasse,… j’ai surpris, David qui, dans le plus profond mystère, façonnait avec des roupies, à cette même place, ou vous êtes, un lingot d’argent !… Puis-je douter un seul instant que ce lingot ne vous soit destiné ?

— Ah çà ! mais c’est un affreux guet-apens, un sanguinaire complot !… Je vais de ce pas dénoncer cet enragé à la police et me mettre sous la protection des lois, poursuivit Ettore, qui à cette révélation inattendue perdit bien décidément la tête.

Je ne me fis aucun scrupule, de profiter de mes avantages, et continuai : — Votre perplexité n’est pas plus grande que la mienne, et depuis que j’ai découvert les projets sanguinaires de mon serviteur, je cherche en vain à protéger vos jours.

— Vous êtes bien bon ! reprit le soi-disant homme de guerre avec attendrissement.

— Renvoyer David de mon service, c’est mettre à vos trousses un loup enragé, un tigre dévorant ! Le dénoncer à l’autorité ? Où sont les preuves de l’attentat dirigé contre vos jours ? Si j’avais un avis à donner dans cette grave affaire, je vous conseillerais de quitter le pays sans délai pour retourner auprès de votre auguste maître. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je prends d’honneur l’engagement de tenter tous mes efforts pour emmener David avec moi en Europe, où des affaires importantes m’appelleront avant peu.

— Excellente idée, que je mettrais immédiatement à exécution si la chose était possible !… Le flibustier, dont les instincts de fourberie ne se démentirent pas, ajouta après une pause : — J’attends à chaque instant une lettre de change de l’Inde, et dois vous avouer en toute humilité que mes finances sont en ce moment au plus bas.

À ces paroles, une inspiration soudaine traversa mon cerveau ; je compris d’instinct toute l’importance, qu’il y avait pour mes amis à tenir pieds et poings liés entre mes mains un pareil adversaire, et pour arriver à ce résultat je n’hésitai pas à sacrifier quelque argent. — Que ne le disiez-vous plus tôt, mon cher général ! repris-je d’une voix pleine de bonhomie… Ne suis-je pas trop heureux de pouvoir mettre ma bourse à votre service ?… Que vous faut-il ?

— Cinq cents florins assureront mes frais de passage jusqu’à Calcutta, où je trouverai d’amples ressources, répondit Ettore avec plus de discrétion que je n’en attendais de sa part.

Je tirai immédiatement une liasse de billets de mon tiroir, et pendant que d’une main je comptais la somme demandée, de l’autre j’indiquai à mon visiteur une table où se trouvaient tous les objets nécessaires pour écrire. Le flibustier saisit le geste au vol, et eut bientôt rédigé et signé un reçu des plus en règle.

Ce document une fois entre mes mains, la victoire était assurée, et je repris d’un ton qui ne souffrait pas de réplique : — Mon cher monsieur, vous étiez connu dans l’Inde anglaise sous le nom de Carabosso, et en Europe sous un autre nom qu’il est inutile de rechercher. La pièce que vous venez de me remettre est un faux dans toute l’acception du mot, dont cependant vous n’entendrez jamais parler tant que ni mes amis ni moi n’aurons à nous plaindre de vous. Tenez pour certain toutefois que du jour où vous voudriez abuser des secrets d’une malheureuse femme, cet écrit serait immédiatement remis à la justice, et que je n’épargnerais ni soins ni dépenses pour vous faire récompenser suivant vos mérites… À bon entendeur salut… Dans une heure soyez parti. Ce brusque dénoûment tomba comme une pluie glacée sur la tête du drôle, qui, stupéfait et confus, quitta la chambre d’un pas chancelant… Une heure après, au moment où l’on allait se mettre à table, le roulement d’une voiture m’apprit que Carabosso-Trufianô, docile à mes avis, prenait la route de Batavia.

Je viens de t’entretenir si longuement du passé et du présent que je dois laisser à une autre plume le soin de te parler de l’avenir. Je ne crois pas toutefois être indiscret en te disant que depuis le jour où j’ai communiqué à Madeleine la correspondance du docteur James, sa figure rayonne de bonheur. De plus, puis-je omettre qu’hier, dans notre promenade du soir, Hendrik, faisant allusion aux projets homicides qu’il a nourris contre il signor Carabosso, ajoutait qu’avant peu il ferait de nouveau appel à mon amitié et me demanderait encore de lui servir de témoin, sinon de second ?

À toi. ROGER.


Mor FRIDOLIN.