Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/1

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DIALOGUES

D’ÉVHÉMÈRE[1]

(1777)
__________

PREMIER DIALOGUE.

sur Alexandre.

Callicrate.

Eh bien ! sage Évhémère[2], qu’avez-vous vu dans vos voyages ?

Évhémère.
Des sottises.
Callicrate.

Quoi ! vous avez voyagé à la suite d’Alexandre, et vous n’êtes point en extase d’admiration ?

Évhémère.

Vous voulez dire de pitié ?

Callicrate.

De pitié pour Alexandre !

Évhémère.

Pour qui donc ? Je ne l’ai vu que dans l’Inde et dans Babylone, où j’avais couru comme les autres, dans la vaine espérance de m’instruire. On m’a dit qu’en effet il avait commencé ses expéditions comme un héros, mais il les a finies comme un fou : j’ai vu ce demi-dieu, devenu le plus cruel des barbares après avoir été le plus humain des Grecs. J’ai vu le sobre disciple d’Aristote changé en un méprisable ivrogne. J’arrivai auprès de lui lorsqu’au sortir de table il s’avisa de mettre le feu au superbe temple d’Esthékar, pour contenter le caprice d’une misérable débauchée nommée Thaïs. Je le suivis dans ses folies de l’Inde ; enfin je l’ai vu mourir à la fleur de son âge dans Babylone, pour s’être enivré comme le dernier des goujats de son armée.

Callicrate.

Voilà un grand homme bien petit !

Évhémère.

Il n’y en a guère d’autres ; ils sont comme l’aimant, dont j’ai découvert une propriété : c’est qu’il a un côté qui attire, et un côté qui repousse.

Callicrate.

Alexandre me repousse furieusement quand il brûle une ville étant ivre. Mais je ne connais point cette Esthékar dont vous me parlez ; je savais seulement que cet extravagant et la folle Thaïs avaient brûlé Persépolis pour s’amuser.

Évhémère.
Esthékar est précisément ce que les Grecs appellent Persépolis. Il plaît à nos Grecs d’habiller tout l’univers à la grecque : ils ont donné au fleuve Zom-Bodpo le nom d’Indos ; ils ont appelé Hydaspe un autre fleuve ; aucune des villes assiégées et prises par Alexandre n’est connue par son véritable nom ; celui même d’Inde est de leur invention : les nations orientales l’appelaient Odhu. C’est ainsi qu’en Égypte ils ont fait les villes d’Héliopolis, de Crocodilopolis, de Memphis. Pour peu qu’ils trouvent un mot sonore, ils sont contents. Ils ont ainsi trompé toute la terre, en nommant les dieux et les hommes.
Callicrate.

Il n’y a pas grand mal à cela. Je ne me plains pas de ceux qui ont ainsi trompé le monde ; je me plains de ceux qui le ravagent. Je n’aime point votre Alexandre, qui s’en va de la Grèce en Cilicie, en Égypte, au mont Caucase, et de là jusqu’au Gange, toujours tuant tout ce qu’il rencontre, ennemis, indifférents, et amis.

Évhémère.

Ce n’était qu’un rendu : s’il alla tuer des Perses, les Perses étaient auparavant venus tuer des Grecs ; s’il courut vers le Caucase, dans les vastes contrées habitées par les Scythes, ces Scythes avaient ravagé deux fois la Grèce et l’Asie. Toutes les nations ont été de tout temps volées, enchaînées, exterminées les unes par les autres. Qui dit soldat dit voleur[3]. Chaque peuple va voler ses voisins au nom de son dieu. Ne voyons-nous pas aujourd’hui les Romains, nos voisins, sortir du repaire de leurs sept montagnes pour voler les Volsques, les Antiates, les Samnites ? Bientôt ils viendront nous voler nous-mêmes, s’ils peuvent parvenir à faire des barques. Dès qu’ils savent que Véies, leur voisine, a un peu de blé et d’orge dans ses magasins, ils font déclarer par leurs prêtres féciales qu’il est juste d’aller voler les Véiens. Ce brigandage devient une guerre sacrée. Ils ont des oracles qui commandent le meurtre et la rapine. Les Véiens ont aussi leurs oracles qui leur promettent qu’ils voleront la paille des Romains. Les successeurs d’Alexandre volent aujourd’hui pour eux les provinces qu’ils avaient volées pour leur maître voleur. Tel a été, tel est, et tel sera toujours le genre humain. J’ai parcouru la moitié de la terre, et je n’y ai vu que des folies, des malheurs et des crimes.

Callicrate.

Puis-je vous demander si parmi tant de peuples vous en avez trouvé un qui fût juste ?

Évhémère.

Aucun.

Callicrate.

Dites-moi donc qui est le plus sot et le plus méchant.

Évhémère.

C’est le plus superstitieux.

Callicrate.
Pourquoi le plus superstitieux est-il le plus méchant ?
Évhémère.

C’est que la superstition croit faire par devoir ce que les autres font par habitude ou par un accès de folie. Un barbare ordinaire, tel qu’un Grec, un Romain, un Scythe, un Perse, quand il a bien tué, bien volé, bien bu le vin de ceux qu’il vient d’assassiner, bien violé les filles des pères de famille égorgés, n’ayant plus besoin de rien, devient tranquille et humain pour se délasser. Il écoute la pitié que la nature a mise au fond du cœur de l’homme. Il est comme le lion qui ne court plus après la proie dès qu’il n’a plus faim ; mais le superstitieux est comme le tigre qui tue et déchire encore, lors même qu’il est rassasié. L’hiérophante de Pluton lui a dit : « Massacre tous les adorateurs de Mercure, brûle toutes les maisons, tue tous les animaux ; » mon dévot se croirait un sacrilége s’il laissait un enfant et un chat en vie dans le territoire de Mercure.

Callicrate.

Quoi ! il y a sur la terre des peuples aussi abominables, et Alexandre ne les a pas exterminés, au lieu d’aller attaquer vers le Gange des gens paisibles et humains, et qui même, à ce qu’on dit, ont inventé la philosophie ?

Évhémère.

Non vraiment ; il a passé comme un trait auprès d’une de ces petites peuplades de barbares fanatiques dont je viens de parler ; et, comme le fanatisme n’exclut pas la bassesse et la lâcheté, ces misérables lui ont demandé pardon, l’ont flatté, lui ont donné une partie de l’or qu’ils avaient volé, et ont obtenu permission d’en voler encore.

Callicrate.

L’espèce humaine est donc une espèce bien horrible ?

Évhémère.

Il y a quelques moutons parmi le grand nombre de ces animaux ; mais la plupart sont des loups et des renards.

Callicrate.

Je voudrais savoir pourquoi cette différence énorme dans la même espèce.

Évhémère.

On dit que c’est pour que les renards et les loups mangent des agneaux.

Callicrate.
Non, ce monde-ci est trop misérable et trop affreux ; je voudrais savoir pourquoi tant de calamités et tant de bêtises.
Évhémère.

Et moi aussi. Il y a longtemps que j’y rêve en cultivant mon jardin à Syracuse.

Callicrate.

Eh bien ! qu’avez-rous rêvé ? Dites-moi, je vous prie, en peu de mots, si cette terre a toujours été peuplée d’hommes ; si la terre elle-même a toujours existé ; si nous avons une âme ; si cette âme est éternelle, comme on le dit de la matière ; s’il y a un dieu ou plusieurs dieux ; ce qu’ils font, à quoi ils sont bons. Qu’est-ce que la vertu ? Qu’est-ce que l’ordre et le désordre ? Qu’est-ce que la nature ? A-t-elle des lois ? Qui les a faites ? Qui a inventé la société et les arts ? Quel est le meilleur gouvernement ? Et surtout quel est le meilleur secret pour échapper aux périls dont chaque homme est environné à chaque instant ? Nous examinerons le reste une autre fois.

Évhémère.

En voilà pour dix ans au moins, en parlant dix heures par jour.

Callicrate.

Cependant tout cela fut traité hier chez la belle Eudoxe par les plus aimables gens de Syracuse.

Évhémère.

Eh bien ! que fut-il conclu ?

Callicrate.

Rien. Il y avait là deux sacrificateurs, l’un de Cérès, l’autre de Junon, qui finirent par se dire des injures. Allons, dites-moi sans façon tout ce que vous pensez. Je vous promets de ne vous point battre, et de ne vous point déférer au sacrificateur de Cérès.

Évhémère.

Eh bien ! venez m’interroger demain : je tâcherai de vous répondre ; mais je ne vous promets pas de vous satisfaire.


  1. Grimm, dans sa Correspondance, n’a rien dit des Dialogues d’Évhémère. Les Mémoires secrets, à la date du 16 novembre 1777, parlent d’une nouvelle brochure de Voltaire, intitulée Éphémère. Une note de Wagnière, qui les rectifie, est ainsi conçue : « On veut parler des Dialogues d’Évhémère, qui venaient de paraître. » Cette note m’a paru donner, d’une manière certaine, la date de la publication des Dialogues. Cependant, dans un écrit publié en mai (voyez page 386), Voltaire rappelle une idée qui se trouve dans les Dialogues d’Évhémère. Mais je pense que Voltaire l’avait déjà dit ailleurs, dans quelque passage que je n’ai pas été assez heureux pour me rappeler. Il se peut aussi que les Dialogues, publiés en novembre, fussent à l’impression dès le mois de mai. (B.)
  2. Évhémère était un philosophe de Syracuse, qui vivait dans le siècle d’Alexandre. Il voyagea autant que les Pythagore et les Zoroastre. Il écrivit peu ; nous n’avons sous son nom que ce petit ouvrage. (Note de Voltaire.)

    — Évhémère ou Évémère, comme l’écrit Cicéron, florissait vers l’an de Rome 342 (l’an du monde 3683). Il avait composé une Histoire des Dieux, qui ne tendait à rien moins qu’à saper les fondements de la religion païenne. Cet ouvrage, écrit en grec, avait été traduit en latin par Ennius. L’original est perdu en entier ; on n’a que quelques fragments de la traduction d’Ennius. On trouve aussi quelques extraits d’Évhémère dans le cinquième livre de Diodore de Sicile, et dans les Pères de l’Église qui ont écrit contre les païens.

    L’interlocuteur d’Évhémère est l’Athénien dont parle Cornélius Népos dans le chapitre viii de la Vie de Dion, et que Plutarque et d’autres appellent Callippus.

  3. Voyez tome XIX, page 293 ; et XXVIII, 131.