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Dialogues tristes/En route

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EN ROUTE


(Train direct de Paris au Havre. Un wagon de première classe. Une femme de quarante-cinq ans environ, massive, impotente, occupe un coin. Costume mi-élégant, mi-provincial ; petite moumoute blonde, très frisée sur le front ; chapeau surchargé de fleurs. À côté d’elle, un paquet de cannes. Dans le filet, au-dessus d’elle, un autre paquet de cannes et un nécessaire de voyage, recouvert d’une gaine en toile noire. En face d’elle, son mari occupe l’autre coin. Cinquante-cinq ans ; maigre figure longue et sanguine, encadrée de favoris blancs, très soignés ; nez cruel en bec de corbeau ; des yeux noirs et vrilleurs dont le regard s’aiguise entre des paupières boursouflées ; lèvres minces, toujours humides ; menton volontaire. La tenue est « correcte ». Il a l’apparence d’un ancien fonctionnaire, ou d’un magistrat. Toutes ses allures évoquent une vie infâme et respectable. À côté de lui, un voyageur quelconque, celui qu’on rencontre toujours, lit le Temps. À l’autre coin, du même côté, un autre voyageur quelconque, — le même être vague et sans cesse coudoyé — lit les Débats. La portière, sur le quai, est ouverte. Des gens passent, s’arrêtent, repartent, se hâtent, s’effarent, les bras raidis par de lourds paquets.)


La grosse dame (à son mari)

As-tu pensé aux nonnettes !

Le mari (solennel et dur)

J’en ai chargé Édouard…

La grosse dame (regardant effarée autour d’elle).

Et mes cannes neuves ?… Nous avons oublié mes cannes neuves.

Le mari (indiquant le filet, d’un geste solennel).

Elles sont dans le filet… C’est moi qui les ai mises dans le filet.

La grosse dame

Ah ! que j’ai eu peur !… Il n’aurait plus manqué que cela !… C’est vrai aussi !… tant de commissions !… On perd la tête ! (Elle soupire… silence).

(À ce moment, une jeune femme monte dans le wagon, et s’installe au coin resté inoccupé… Son passage menu et charmant parfume le wagon d’une odeur légère de peau d’Espagne. Elle est habillée d’un costume de lainage gris, de coupe élégante, avec, sous la jaquette, une chemisette blanche semée de pois roses, et une minuscule cravate de batiste, autour d’un col droit. Elle enlève sa voilette, tiraille une petite mèche roussâtre, donne une tape pour redresser son chapeau marin, et s’accote, bien au fond de sa place, le menton baissé, les yeux remontés, dans une pose harmonieuse, sans paraître s’occuper autrement de ses voisins. Dès son entrée, le monsieur aux favoris blancs a flairé l’air et passé la langue sur ses lèvres, d’une façon gourmande. Il ne quitte pas la jolie femme du regard, d’un regard qui, sous l’émotion, de plus en plus s’aiguise… Le train part…)

La grosse dame (tapant et tâtant sa robe)

Ah ! mon Dieu ! Et les pilules ?… Qu’est-ce que j’ai fait de mes pilules ?… (À son mari). Émile, est-ce que je ne te les ai pas données, mes pilules ?…

Le mari (qui examinait la jeune femme, se retourne et sèchement) :

Non… Et pourquoi me les aurais-tu données ?.. (Il reprend son examen.)

La grosse dame (cherchant toujours)

Il ne manque plus que cela !… Ah ! les voilà, je les tiens !… (Elle pousse un soupir)… Ça m’a donné chaud !… C’est vrai !… Tant de commissions !… On est bousculée… On perd la tête… Mon Dieu ! Que C’est triste d’être comme ça !… (Silence).

(Le train file. Les liseurs de journaux se sont endormis, l’un sur le Temps, l’autre sur les Débats ! … Le monsieur à favoris blancs continue de regarder avidement la jolie femme qui, elle, ne regarde rien de visible, les yeux perdus dans un vague charmant, étudié. De temps, en temps, la grosse dame promène de furtifs regards de la jeune voyageuse à son mari ; d’étranges et furtifs regards, dont on ne sait pas ce qu’ils expriment, si c’est de la jalousie, de la complicité, de la tendresse louche, de l’imploration ; d’étranges, furtifs et indéfinissables regards de martyre et d’entremetteuse, d’un trouble poignant et d’une poignante pitié, dans cette face molle, blanchâtre, croulante, déformée, où la souffrance, au-dessous de la moumoute frisée et du chapeau à fleurs, à travers des bourrelets de graisse malsaine, a creusé d’affreuses rigoles bistrées, des trous d’ombre tremblante et noire… Le train file emportant — vers quelles destinées — ces regards dépareillés et tragiques… À Meulan, le train s’arrête. Les deux et cruels voyageurs se réveillent, en sursaut, ils se précipitent sur leurs pardessus et leurs chapeaux. Dans leur empressement somnambulique, ils confondent les journaux qu’ils enfoncent dans leurs poches, sans s’apercevoir de l’échange. — « Pardon, monsieur. » — « Pardon, madame. » Ils descendent, encore mal orientés, et leurs yeux bouffis. Le train repart. La jolie femme continue de regarder dans le vague… le monsieur à favoris blancs, de regarder la jolie femme ; la grosse dame de porter de l’une à l’autre ses mystérieux regards, où flottent d’équivoques sourires, d’équivoques et indéchiffrables sourires. Brusquement) :

La grosse dame

Trouvez-vous, madame, qu’il y a trop d’air, ici ?… Voulez-vous que mon mari lève la glace ?

La jolie femme (avec un sourire gracieux)

Merci, madame… je suis très bien.

La grosse dame

Il ne faudrait pas vous gêner, madame… Un rhume est si vite attrapé… Et mon mari se ferait un plaisir…

La jolie femme

Merci, madame… Je suis très bien… (Le mari fait à sa femme des signes de colère… Long silence).

(À Gaillon le train s’arrête. Pendant que le mari descend les paquets, la grosse dame se lève en gémissant, et s’appuie sur deux cannes. Un domestique, mi-jardinier, mi-cocher-valet de chambre vient aider à faire descendre la grosse dame qui toujours gémit.)

La grosse dame

Oh… Prenez garde à mon bras, Hector… Oh ! Ho ! ma jambe !… Émile, fais attention à ma robe… elle traîne sur le marchepied… Ah ! Ha ! Quelle souffrance !… La, la… soutenez-moi… Doucement, Hector !… (La jolie femme s’est approchée pour prêter aide)… Merci, madame ! C’est affreux !… Vous êtes bien bonne… Doucement, donc, Hector… (À la jolie femme)… Suis-je une femme ?… Suis-je vraiment une femme ?… Ah ! Ne soyez jamais paralysée, madame !… Merci, madame !… (Le mari salue, après avoir remercié. Lentement, avec précaution, il conduit sa femme, soutenue aussi par Hector, à une petite victoria, très basse, attelée d’un gros cheval de labour. La voiture part en brinqueballant…)

(La voiture file entre les moissons, sur la route poudreuse).

Le mari

Pourquoi as-tu fait toutes ces avances à cette dame que tu ne connais pas, que nous ne connaissons pas ? C’était ridicule.

La grosse dame

Mais si, je la connais… C’est-à-dire que je l’ai vue, plusieurs fois, passer à cheval, devant chez nous… Elle est de Saint-Pierre.

Le mari

Ce n’est pas une raison…

La grosse dame

Elle est divorcée… Et une femme divorcée, c’est moins difficile…

Le mari

Moins difficile !… Pourquoi, moins difficile ?… Qu’est-ce que tu veux dire ?

La grosse dame

Et puis, elle n’est pas riche…

Le mari

Et qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ?

La grosse dame

Écoute, Émile… Elle te plaît… Tu en as envie… Eh bien, j’aimerais mieux cela… Oui. j’aimerais mieux ça !…

Le mari

Tu aimerais mieux, quoi ?…

La grosse dame

J’aimerais mieux ça !… Écoute… Tu me fais trembler… J’ai toujours peur d’une histoire… Oh ! je te connais bien, va !… Tiens !… la petite du pêcheur…

Le mari

Tu es folle ! je ne comprends rien à ce tu racontes… Tu es folle.

La grosse dame

Oui ! oui… je sais ce que je dis… Elle n’a pas encore treize ans… Et qu’on te prenne ?… Ça en ferait des scandales !… Je suis déjà bien assez malade, mon Dieu. Tu pourrais m’éviter des transes pareilles. Quand j’entends sonner à la maison, il me semble que ce sont les gendarmes qui viennent !…

Le mari

Je te dis que tu es folle… Des gendarmes !… Moi, un ancien conseiller à la cour de Caen !

La grosse dame

Ne te fâche pas !… Mon vieux, je sais bien que je ne suis plus une femme pour toi… Je ne suis pas jalouse, et je comprends qu’avec ta nature il te faut du plaisir que je ne puis plus te donner… Mais prends garde !… Tu as des ennemis, et je sais que l’on jase déjà !… C’est comme mes bonnes !… D’abord, ça n’est pas digne !… Et puis, elles ne me soignent pas… Elles se moquent de moi. Quand je suis malade, elles font tout de travers… Non, je t’assure, ça n’est pas une vie !

Le mari

Je ne sais pas, en vérité, où tu vas chercher toutes ces idées… Tes bonnes, maintenant !

La grosse dame

Je sais ce que je sais… je vois ce que je vois… Je ne t’en veux pas… je comprends… Ça n’est pas de ta faute… Tu as une nature comme ça !… Il y aurait un moyen de tout arranger… Qu’est-ce que ça te ferait de ne pas t’exposer avec des petites filles de treize ans, et de me laisser mes bonnes ?… Cette jeune femme du chemin de fer, elle est très jolie… Enfin, voyons, elle vaut mieux, elle est plus flatteuse, pour un homme, qu’une femme de chambre ?… J’ai pensé que nous pourrions nous lier avec elle… Elle est coquette, et pas riche… Je crois qu’elle accepterait… Tu lui ferais, de temps à autre, un joli cadeau ; tu l’aiderais à vivre… Nous pouvons bien supporter cette dépense, va !… Je ne te coûte pas cher, moi ; je ne te coûte que des drogues !…

Le mari

Assez, n’est-ce pas ?… Je ne sais pas pourquoi j’écoute tes divagations…

La grosse dame

Allons, allons, Émile… Sois donc sincère, une bonne fois… et accorde-moi ce que je te demande… Je trouve que ça serait convenable ainsi… Toi, tu n’aurais pas de responsabilité ; moi, je serais tranquille… Et puis, elle me ferait société, quelquefois… (Le mari affecte de ne plus écouter)… Pourquoi ne dis-tu rien ?… Voyons, dis-moi quelque chose ! (Silence}… Émile ! (Silence). Ça serait si gentil ! (Silence). Et puis, elle a peut-être une jolie femme de chambre ! (Silence.) Émile !… (D’une voix profonde, douloureuse)… Tu as beau être de la Société de Saint-Vincent de Paul, eh bien, vois-tu, tu n’as jamais eu de religion !…

(La voiture s’arrête devant une grille…)


L’Écho de Paris, 14 juillet 1891.