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Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abimelech

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ABIMELECH, roi de Guérar, au pays des Philistins, était contemporain d’Abraham. Ce patriarche s’étant retiré avec sa famille au pays de Guérar, sa femme Sara, tout âgée qu’elle était de quatre-vingt-dix ans[a], ne s’y trouva pas en sûreté : elle fut enlevée par Abmelech, qui la trouva assez belle pour en vouloir faire sa femme. Abraham aurait évité cet accident s’il avait déclaré qu’il était le mari de Sara : mais, comme il craignit qu’on ne le tuât, il se mit à dire qu’elle était sa sœur, et il la pria de dire qu’il était son frère[b]. C’était la seconde fois qu’il employait cet expédient[c], qui sans doute ne mérite point les éloges que saint Chrysostôme lui a donnés (A). On croit que le roi des Philistins fut frappé d’une maladie qui le rendit impuissant (B), et, quoi qu’il en soit, il est sûr que la providence de Dieu empêcha qu’il ne satisfît la passion qu’il avait conçue pour Sara. Il fut averti en songe qu’elle était mariée avec un prophète, et qu’il mourrait s’il ne la rendait à son mari. Il ne manqua pas de la lui rendre, ni de lui faire des reproches de leurs mensonges. Abraham s’excusa, entre autres raisons, sur ce qu’en effet il était frère de Sara, né du même père, quoiqu’ils n’eussent pas la même mère. C’est ainsi que l’Écriture le fait parler. M. Moréri substitue mal à propos aux paroles du texte sacré celles de Josephe, qui suppose faussement qu’Abraham dit que Sara était fille de son frère[d]. Il a suivi le même auteur sur un fait dont l’Écriture ne dit pas un mot ; savoir, sur une prétendue alliance contractée entre Abimelech et Abraham lors de la restitution de Sara. L’Écriture s’est contentée de dire qu’Abimelech fit de grands présens à ce patriarche, et lui offrit la permission de séjourner où il voudrait dans ses états. Il est vrai qu’il y eut entre eux une alliance ; mais elle ne fut faite que quelques années après[e]. Ce fut le traité de Beerscebah. Josephe, comme s’il avait eu des mémoires préférables à ceux de Moïse (C), ose mettre ce traité avant la naissance d’Isaac, au lieu que l’Écriture le met après la réjection d’Ismaël, qui n’advint qu’après qu’Isaac eut été sevré. M. Moréri a suivi le même guide lorsqu’il assure que le même Abimelech témoigna beaucoup de bonne volonté à Isaac, qui s’était retiré au pays de Guérar. Il ne serait pas impossible que ce fût le même Abimelech ; mais il y a beaucoup d’apparence que c’était le successeur de celui qui avait enlevé Sara (D). Ce qu’il y a de bien certain, c’est qu’une famine étant survenue, Isaac se retira en Guérar, où régnait alors un Abimelech. La beauté de Rébecca fut cause que son mari se servit des mêmes ruses qu’Abraham avait employées à cause de la beauté de Sara. Isaac ayant peur qu’on ne le tuât, si l’on venait à savoir qu’il fût le mari de la belle Rébecca, la fit passer pour sa sœur. Abimelech découvrit à un certain jeu (E) qu’il aperçut entre eux deux, en regardant par sa fenêtre, que ce n’était point cela, et ayant fait venir Isaac : Quoi que ce soit, lui dit-il, c’est votre femme ; comment donc avez-vous dit, C’est ma sœur ? Quelle conduite avez-vous tenue ici ! Peu s’en est fallu que quelqu’un du peuple n’ait couché avec votre femme (F), et que vous n’ayez attiré sur nous un crime. En même temps il défendit, sous peine de mort, à tous ses sujets de faire la moindre injure à Isaac ni à Rébecca. Cette remontrance et cette ordonnance ne pouvaient venir que d’un bon cœur, et méritaient bien que nos modernes prissent mieux garde à leurs paroles [f]. La prospérité d’Isaac changea cette bonne amitié d’Abimelech. On lui déclara franchement, lorsqu’on eut vu qu’il acquérait de grandes richesses, qu’il eût à se retirer. Il obéit, et n’ayant pas laissé de prospérer malgré les traverses qu’on lui suscita en divers endroits, à l’occasion des puits qu’il faisait faire, il se vit recherché d’alliance par Abimelech, à quoi il répondit favorablement[g].

  1. Voyez les dernières remarques de l’article Sara.
  2. Genèse, chap. XX.
  3. Il l’avait employé, Genèse, chap. XX.
  4. Joseph. Antiq., lib. I, cap. XI.
  5. Genèse, chap. XXI, vs. 31, 32.
  6. Tursellin, dans son Epit. Hist., pag. 10, édit. de Franeker en 1692, s’est fort abusé dans ces paroles : Isaacus Geraras annonæ causâ profectus, Dei numine conjugis pudicitiam ab Abimelechi regis libidine intactam servat.
  7. Tiré du chapitre XXVI de la Genèse.

(A) Les éloges que saint Chrysostôme lui a donnés. ] Nous toucherons en un autre lieu[1] ce qu’il y a de blâmable dans cette dissimulation d’Abraham. Chacun jugera ce qu’il lui plaira sur la rechute. Le péril que l’honneur de Sara avait essuyé la première fois semble d’abord devoir rendre moins excusable la réitération du mensonge ; mais, d’autre côté, ne semble-t-il pas que l’on est plus excusable lorsqu’on emploie un remède qui a réussi que lorsqu’on l’essaie ? et n’est-il pas hors de doute que le premier essai avait eu tout le succès qu’Abraham avait espéré ? Non-seulement on ne lui ôta point la vie, mais on le combla de présens, et on lui rendit sa femme sans qu’on l’eût touchée : chose à quoi peut-être il ne s’était pas attendu. Je me sers d’un peut-être, car je n’oserais écrire ce que saint Chrysostôme osa prêcher : Vous savez, disait-il à ses auditeurs, que rien ne chagrine plus un mari que de voir sa femme soupconnée d’avoir été au pouvoir d’un autre ; et néanmoins ce juste-ci emploie tous ses efforts pour que l’acte d’adultère s’accomplisse [2]. On devait attendre, après cela, que le prédicateur censurât le patriarche ; mais, au contraire, on voit qu’il donne de très-grands éloges à son courage et à sa prudence : à son courage, qui lui avait fait surmonter les mouvemens de la jalousie, jusqu’à lui permettre de conseiller de telles choses ; et à sa prudence, qui lui avait montré cet expédient si sûr de se tirer des embarras et des périls qui l’environnaient. Saint Chrysostôme n’oublia pas de représenter vivement la terrible force de la jalousie, afin de faire comprendre le grand courage qui avait surmonté cette passion ; mais, d’autre côté, il releva la prudence d’Abraham, en disant que, comme il vit que Sara était trop belle pour pouvoir échapper à l’incontinence des Égyptiens, soit qu’elle se dit femme, soit qu’elle se dit sœur, il voulut qu’elle se dît sœur, parce qu’il espérait de sauver sa vie par ce moyen. Voyez, s’écrie saint Chrysostôme, avec quelle prudence ce juste imagine un bon moyen de rendre vaines toutes les embûches des Égyptiens. Puis il l’excuse d’avoir consenti à l’adultère de sa femme, sur ce que la mort, qui n’avait pas été encore dépouillée de sa tyrannie, inspirait alors beaucoup de frayeur. Ὁτι οὐτω ἦν καταλυθεῖσα τοῦ ϑανάτου ἡ τυραννὶς, διὰ τοῦτο καὶ τῇ μοιχειᾳ τὴς γυναικός ἁρειται κοινωνῆσαι ὁ δίκαιος και μονονουχι ὑτκρετήσασθαι τῷ μοιχῷ εἰς την τῆς γυναικὸς ύϐριν ἰνα τὸν ϑάνατον διαϕύγῃ[3] : Quia nondùm mortis erat soluta tyrannis, proptereà in adulterium uxoris consentit justus, et quast servit adulterio in mulieris contumeliam ut mortem effugiat. Après cet éloge du mari, il passe aux louanges de la femme, et dit qu’elle accepta de bon cœur la proposition, et qu’elle fit tout ce qu’il fallait pour bien jouer cette comédie [4]. Là-dessus il exhorte les femmes à imiter celle-là, et il s’écrie : Qui n’admirerait cette grande facilité à obéir ? Qui pourrait jamais assez louer Sara de ce qu’après une telle continence, et à son âge, elle a voulu s’exposer à l’adultère, et livrer son corps à des barbares, afin de sauver la vie de son époux[5] ? Je ne pense pas qu’aujourd’hui un prédicateur ôsât manier de la sorte une matière aussi délicate que celle-là : il donnerait trop de prise à la raillerie des profanes ; et je doute fort que les habitans d’Antioche, naturellement médisans, eussent pu ouïr un tel sermon sans s’émanciper à des réflexions malignes. Saint Ambroise n’a pas donné de moindres éloges à la charité de Sara [6], et nous verrons, dans l’article Acindynus (Septimius), que saint Augustin a été presque dans une semblable illusion. C’est une chose étrange que ces grandes lumières de l’Église, avec toute leur vertu et tout leur zèle, aient ignoré qu’il n’est pas permis de sauver sa vie ni celle d’un autre par un crime.

(B) D’une maladie qui le rendit impuissant. ] Pour éteindre l’ardeur de sa convoitise, Dieu lui envoya une grande maladie qui mit à bout toute la science des médecins. Dieu l’avertit en songe de ne rien faire à la femme de cet étranger. Abimelech, se trouvant un peu mieux, quelque temps après déclara à ses amis d’où venait sa maladie, et rendit Sara à Abraham. Voilà comment Josephe conte la chose [7], peu soigneux, à son ordinaire, de se conformer aux narrations de Moïse, ou plutôt assez hardi pour le démentir. Car Moïse ne dit-il pas qu’Abimelech, après le songe, se leva de grand matin, et appela tous ses serviteurs, afin de leur communiquer ce qu’il avait appris en dormant[8] ? Aurait-il pu faire cela, s’il avait été abandonné des médecins ? Josephe sentait bien la difficulté ; mais, pour l’ôter, il suppose hardiment, contre l’autorité de l’Écriture, que ce prince ne communiqua son songe à ses amis que quand sa maladie fut un peu passée, quelque temps après le songe. Il y en a qui croient qu’Abimelech ne fut point incommodé en sa personne, mais seulement en la personne de ses femmes[9] ; et que, quand l’Écriture rapporte que Dieu le guérit, cela ne signifie, sinon qu’il leva le scellé qui avait été apposé chez lui sur toute matrice [10]. Je ne me ferais pas fort tirer l’oreille pour approuver cette explication ; Car je ne vois aucune trace de maladie pour Abimelech dans tout le chapitre XX de la Genèse, hormis dans ces paroles du verset 17 : Dieu guérit Abimelech, sa femme et ses servantes ; puis enfantèrent. Mais comme le verset suivant ne fait mention que de l’incommodité de ces femmes, il est assez probable que c’était en cela que consistait tout le mal que Dieu avait envoyé à Abimelech. Je donne ailleurs [11] la réponse à la question que l’on me peut faire : Pourquoi ce prince, s’il se portait bien, ne satisfit pas la passion qui lui fit enlever Sara ? Je ne n’étonne pas des rêveries que les Juifs ont débitées sur cette aventure ; je m’étonnerais beaucoup plus de leur conduite, s’ils n’avaient pas forgé cent chimères concernant notre Abimelech. Ils disent que tous les conduits du corps furent bouchés dans sa maison, tant aux hommes qu’aux bêtes, tant aux mâles qu’aux femelles ; de sorte que rien ne pouvait y entrer, ni en sortir[12]. On ne pouvait plus ni manger ni boire ; on ne pouvait plus rien chasser du ventre, etc. Les hommes furent d’ailleurs frappés d’une si grande froideur, qu’Abimelech fut hors d’état d’exercer aucune fonction virile, tant envers Sara qu’envers toute autre. Un célèbre théologien protestant [13] adopte cette tradition, quant à la dernière partie, et rejette tout le reste comme ridicule ou superflu. Il dit que, comme le diable empêche quelquefois par ses ligatures [14] que les personnes mariées ne puissent se rendre le devoir conjugal, il n’est pas hors d’apparence que Dieu ait envoyé une pareille affliction à la famille d’Abimelech, pour une bonne et sainte fin, qui était de conserver la pudicité de Sara, et de faire paraître très-certainement qu’elle n’avait reçu aucune atteinte dans cette maison. Il croit donc que tous les domestiques d’Abimelech furent frappés du mal de stérilité : les hommes, par une impuissance semblable à celle qui vient des sortiléges ; les femmes, par une entière fermeture des portes de la vie, où par un rétrécissement qui les rendit inhabiles à concevoir. En voilà trop de la moitié, dira-t-on ; et il suffisait aux desseins de Dieu que les hommes fussent malécifiés : mais il faut répondre que la clôture des parties féminines étant un fait dont Moïse parle nommément, il n’y a pas moyen de le renvoyer comme superflu. Voici deux explications de ce fait qui n’aplanissent pas entièrement le chemin. Les uns veulent que Moïse ait voulu dire que la femme et les servantes d’Abimelech ne purent pas accoucher quand le terme fut venu : elles eurent bien des tranchées et bien des douleurs ; mais ce fut comme au temps dont parle le prophète Ésaïe, Vencrunt filii usque ad os matricis, et vis non est ad partum[15]. Les autres disent qu’il a voulu dire qu’elles ne concevaient plus. La première explication ne peut s’accorder avec la Genèse, à moins qu’on ne suppose que toutes les femmes qui appartenaient à Abimelech se trouvèrent grosses au temps de l’enlèvement de Sara[16] : ce qui n’est point vraisemblable. La seconde demanderait que Sara eût demeuré plus long-temps qu’elle n’a fait dans la maison de ce prince ; car il ne faut pas peu de temps pour savoir si tout un grand nombre de femmes a perdu la faculté de concevoir. Ces embarras ont obligé un très-savant interprète à dire que la punition que Dieu envoya sur la famille d’Abimelech fut connue d’une manière qui ne nous est pas connue. [17]. Au reste, les rabbins ne mettent pas une grande différence entre l’affliction personnelle d’Abimelech et l’affliction personnelle du premier ravisseur [18] de Sara. Ils disent de celui-ci qu’il fut atteint de la maladie ratan, qui est le plus incommode de tous les ulcères, et celui particulièrement qui est le plus opposé aux corvées amoureuses[19]. Salomon Iarchi veut que la plaie de ce roi d’Égypte ait été un mal de tête, causé par un ver, qui s’était formé dans son cerveau : Morbus perturbati cerebri ob innatum ipsi vermiculum, quo qui laborant, iis concubitus gravis fit, et liberi gignuntur ulcerosi[20]. Quelques-uns croiront que ces dernières paroles gâtent tout ; car ils s’imaginent qu’il faut, pour l’honneur de Sara, que la plaie de Pharao l’ait rendu absolument impuissant. Voyez nos remarques sur l’article de cette sainte femme.

(C) Des mémoires préférables à ceux de Moïse. ] Il y a long-temps que j’ai conçu de l’indignation contre Josephe, et contre ceux qui l’épargnent sur ce sujet. Un homme qui faisait profession ouverte du judaïsme, dont la foi était fondée sur la divinité de l’Écriture, ose raconter les choses autrement qu’il ne les lit dans la Genèse : il change, il ajoute, il supprime des circonstances ; en un mot, il se met en opposition avec Moïse, de telle sorte qu’il faut que l’un des deux soit un faux historien. Cela est-il supportable ? et n’en faut-il pas conclure, ou qu’il ne s’est guère soucié de scandaliser sa nation, ou qu’il a cru que le sentiment particulier qu’il avait sur la faillibilité, et par conséquent sur la non-inspiration de Moïse, était commun parmi les Juifs ? Il méritait bien que Théodore de Bèze lui donnât ce coup : Hoc ego semel pronuncio, quòd tu nunquàm falsum esse ostendes, si verus est multis locis Josephus, mentitum esse multis locis Mosem et sacros omnes scriptores. Sed nos potiùs istos pro veris ipsius Dei interpretibus, illum vero pro sacerdote rerum sacrarum valdè imperito, atque etiam negligente et prophano scriptore habebimus [21]. Je crois que tous les anciens historiens ont pris la même licence à l’égard des vieux mémoires qu’ils consultaient. Ils ont cousu des supplémens ; et, n’y trouvant pas les faits développés et embellis à leur fantaisie, ils les ont étendus et habillés comme il leur a plu : et aujourd’hui, nous prenons cela pour histoire.

(D) C’était le successeur de celui qui avait enlevé Sara. ] Je ne me fonde point sur la longue vie qu’il faudrait donner à Abimelech, s’il avait été encore au monde lorsque Isaac s’en alla en Guérar. Ce voyage est postérieur à l’achat que fit Jacob du droit d’aînesse : on peut donc supposer qu’Isaac avait alors quatre-vingts ans, car il en avait soixante lorsque Ésaü et Jacob naquirent : et Esaü était déjà grand chasseur quand il vendit son droit d’aînesse. D’autre côté, Abimelech, qui enleva Sara, était roi et marié avant qu’Isaac vînt au monde : il aurait donc eu cent bonnes années pour le moins, lorsque Isaac fit le voyage de Guérar. Mais est-ce une affaire ? En ce temps-là les hommes ne vivaient-ils pas plus de cent cinquante ans[22] ? On a peine à croire, quand on le lit, que des personnes habiles[23] soient capables d’objecter ces paroles de l’Ecclésiastique, omnis potentatùs vita brevis[24] ; comme si, en supposant la canonicité de cet ouvrage, il était contre la révélation que le règne d’un homme eût duré cent ans. Qui ne voit que, si ce passage avait la force qu’on lui attribue, il faudrait nier toutes les histoires qui apprennent qu’il y a eu des règnes qui ont duré plus de cinquante ou soixante ans ? Qu’est-ce donc qui me porte à croire que l’Abimelech qui enleva Sara n’est point le même qui traita alliance avec Isaac ? Le voici. Ce dernier Abimelech crut bonnement, sur la parole d’Isaac, que Rebecca n’était que sa sœur ; et lorsqu’il en fut désabusé, non pas par les paroles, mais par les actions d’Isaac, il le reprit doucement de son mensonge, sans lui dire, vous chassez de race ; Abraham votre père m’avait déjà joué le même tour. Or, quelle apparence que, s’il eût été déjà attrapé par Abraham, il eût donné encore une fois dans le même piége ; ou qu’y ayant donné, il n’eût pas fait une aigre censure à Isaac, tant sur les mensonges de son père que sur les siens propres ? Il n’aurait pas oublié ceux d’Abraham qui lui avaient causé beaucoup de dommage. Saint Chrysostôme trouvait si vraisemblable ce que je viens de dire, qu’il avança courageusement en chaire qu’Abimelech fit des reproches à Isaac sur la supercherie d’Abraham. Rex adhuc habens recentem memoriam eorum quæ tempore patriarchæ rapta Sara tulerat, increpabat eum reumque arguens dicebat, Cur hoc fecisti ?..….. Hanc deceptionem et olim sustinuimus à patre tuo[25]. Mais tout cela n’a point d’autre fondement que les priviléges de la rhétorique, lesquels on étend quelquefois presque aussi loin que ceux des poëtes et des peintres.

 ......... Pictoribus atque poëtis
Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas[26].

Deux choses semblent favoriser le sentiment que le sieur Moréri a suivi. 1°. Le roi de Guérar, au temps d’Abraham, a le même nom qu’au temps d’Isaac, et il a un général d’armée qui s’appelle Picol en l’un et en l’autre temps. 2°. Rébecca, quelque belle qu’elle soit, n’est pas enlevée, comme l’avait été Sara ; c’est qu’Abimelech avait eu le temps de vieillir, et se souvenait des mauvaises suites de l’enlèvement de Sara. Je réponds, 1°., qu’il y a eu des noms affectés à tous les rois d’un certain pays, comme celui de Pharaon aux rois d’Égypte. Pourquoi celui d’Abimelech n’aurait-il pas été commun à tous les rois de Guérar ? Picol était peut-être un nom de charge. Peut-être aussi que la charge avait passé du père au fils. Je réponds, 2°., que l’Abimelech d’Isaac pouvait n’être plus un jeune homme, quoiqu’il ne fût pas celui qui avait enlevé Sara. Je crois franchement que c’était un bon vieillard, puisqu’il ne forma aucun dessein sur la belle Rébecca, laquelle il ne croyait point mariée ; et puisqu’il ne dit point à Isaac qu’elle avait été en danger de sa part, mais seulement de la part de ses sujets : et, comme ceux-ci vivaient dans un tel débordement, que toute belle femme étrangère qui ne passait pas pour mariée courait grand risque, je ne vois point de cause plus vraisemblable de la continence d’Abimelech envers Rébecca que la vieillesse. Il vient un temps qu’on est trop sage, disent les jeunes libertins.

(E) À un certain jeu. ] Quelques-uns se sont imaginé que l’Écriture avait voulu exprimer honnêtement, sous le mot de jeu, le devoir conjugal qu’Isaac rendait à sa femme lorsque par hasard Abimelech, regardant par la fenêtre, rencontra sous ses yeux un tel objet. Putant quidam honestè significari eo vocabulo copulam carnalem. Sed non fit verisimile Isaac prudentissimum et sanctissimum virum tam incautè rem habuisse cum uxore, ut id per fenestram prospicere, ut Scriptura inquit, rex posset Abimelech. Credibilius igitur est eo vocabulo significatos esse tales jocos et blanditias in amplexando et osculando, quales inter conjuges agitari turpe non est : extra conjugium verò nefas est[27]. D’autres ne veulent point ouïr parler de cette sorte d’interprétation : ils disent qu’Isaac était trop sage et trop réglé pour avoir si mal pris ses mesures, et que, dans ces occasions, il se gardait bien d’être en lieu où les voisins le pussent voir par les fenêtres. Il faut donc, disent-ils, entendre, par le mot de jeu, certains passe-temps qui, pour n’être pas le dernier acte de la comédie, ne laissent pas d’être trop forts entre des gens qui ne sont point mariés, quelque parenté qu’il y ait d’ailleurs entre eux. Ces passe-temps doivent signifier quelque autre chose que causer familièrement, que railler, que rire ensemble ; car un frère et une sœur font tout cela très-honnêtement, et sans qu’on en puisse conclure ce qu’Abimelech conclut du jeu d’Isaac et de Rébecca. Cette explication me paraît incomparablement plus raisonnable que la première : et néanmoins, il faut avouer que la tendresse empêchait quelquefois Isaac d’avoir cette grande précaution que les moralistes rigides exigeraient d’un patriarche : car enfin, on ne peut nier qu’Abimelech, regardant par les fenêtres, ne l’ait surpris se divertissant avec Rébecca à un certain jeu d’où l’on pouvait conclure certainement qu’ils étaient mari et femme. Prenez garde qu’ils étaient mariés depuis quarante ans : Isaac était donc âgé de quatre-vingts ans. Saint Augustin, dans ses livres contre Faustus le manichéen, grand frondeur des patriarches, fait l’apologie d’Isaac d’une manière solide [28] ; et dans le fond, c’est être trop rigoureux que de vouloir qu’un patriarche ou qu’un prélat marié ne puisse prendre de petites récréations avec sa femme sans fermer tous les volets des fenêtres. Car il faut avoir cette bonne opinion de leur prud’homie, que, si la nature voulait passer des petites caresses aux plus grandes, ils se soutiendraient assez sur un chemin si glissant pour donner ordre que l’on ne vît rien des fenêtres du voisin. Cornélius à Lapide ne sait ce qu’il réfute quand il s’emporte contre les auteurs de la première explication. Judæi impuri, dit-il[29], jocum hunc intelligunt copulam conjugalem. Sed apage hos cynicos. Quis credat Isaac publicè, et spectante rege, tam inverecundum, lubricum, et cynicum fuisse ? Ce n’est pas de quoi il s’agit : personne ne prétend qu’Isaac fût alors au milieu des rues ; il était dans sa chambre, et n’avait pas bien fermé les fenêtres : voilà tout ; et si c’est trop, vous serez vous-même obligé de condamner le patriarche, et de faire le Caton envers lui. On sait que Caton chassa du sénat un Manlius, parce qu’en plein jour, et en présence de sa fille, il avait donné un baiser à sa femme[30]. Ce Manlius aurait été consul apparemment à la prochaine élection. On cherche des mystères allégoriques[31] dans ce jeu d’Isaac et de Rébecca, auxquels, sans doute, ni eux, ni l’historien sacré, ne songèrent point. Je ne mets pas ces sortes d’erreurs au nombre de celles que je compile : ce serait la mer à boire. Il serait à souhaiter que la plupart de ces imaginations mystiques fussent inconnues à tout le monde.

(F) Peu s’en est fallu que quelqu’un du peuple n’ait couché avec votre femme. ] Il fallait que les Philistins fussent de terribles gens sur le chapitre de l’amour, puisque Abimelech leur roi est surpris que personne n’eût couché avec Rébecca, qui ne passait que pour sœur d’Isaac. Nous apprenons de là en même temps qu’ils respectaient le mariage. Quant aux filles, on croyait assez en ces pays-là qu’elles étaient pour le premier occupant. Témoin Dina, la fille de Jacob, quand elle voulut s’aller promener : on l’empauma tout aussitôt, on jouit d’elle, et puis on lui parla de mariage[32].

  1. Dans les remarques de l’article Sara.
  2. Ὁμέν τοι δίκαιος καὶ σπουδάζει καὶ πάντα ποιεὶ, ὥςε εἰς ἔργον τὴν μοιχείαν ἐκϐῆναι. Chrysost. Homil. XXXII in Genes.
  3. Chrysost. Homil. XXXII in Genes.
  4. Πάντα ποιεῖ ὥςε τὸ δρᾶμα λαθεῖν. Omnia facit ita ut fabula et fictio illa lateant. Id. ib.
  5. Τὶς χατ᾽ ἀξίαν ταύτην ἐπαινέσειεν, ἥτις μετἀ τοσαύτην, καὶ ἐν ἡλικία τοιαύτῃ ὑπὲρ τοῦ τὸν δἰκαιον διασῶσαι, ὁσον ἑἰς τὴν οἰκείαν γνώμην καὶ εἰς μοιχείαν ἐαυτὴν ἐξέδωκεν, καὶ συνουσίας ἠνέσχετο βαρϐαρικῆς. Id. ib.
  6. Ambr. de Abrah., lib. I, cap. II.
  7. Joseph. Antiq., lib. I, cap. XI.
  8. Genèse, chap. XX, v. 8.
  9. Saliani Annal., tom. I, pag. 469.
  10. Genèse, chap. XX, v. 18.
  11. Dans la remarque (C) de l’article Sara.
  12. Apud Mercerum. Vide Riveti Exercit. in Genes., Operum tom. I, pag. 395.
  13. Rivet, là-même. Heidegger le suit pas à pas, Hist. Patriarch., tom. II, pag. 165.
  14. On appelle cela vulgairement nouer l’aiguillette.
  15. Ésaïe, cap. XXXVIII, vs. 3.
  16. L’Éternel avait entièrement resserré toute matrice de la maison d’Abimelech. Genes., chap. XX, vs. 18.
  17. Mercerus apud Rivetum, Oper. tom. I, pag. 395.
  18. Pharao, roi d’Égypte.
  19. Apud Mercerum, in Riveti Oper., tom. I, pag. 395.
  20. Apud Heidegg. Hist. patriarch., tom. II, pag. 154.
  21. Th. Beza, Respons. ad Balduinum Oper. tom. II, pag. 220.
  22. Abraham vécut 175 ans, et Isaac 180.
  23. Pererius, in Genes., cap. XXVI, Præf. Saliani Annal., tom. I, pag. 520.
  24. La version de Genève porte : Toute tyrannie est de petite durée. Chap. XI, vs. 11.
  25. Chrysost. Homil. LI et LII.
  26. Horat. de Arte poëticâ, v. 9.
  27. Pererius in Genes., cap. XXVI.
  28. August. contra Faust., lib. XXII, cap. XLVI. M. Thiers cite une partie de ce passage, page 4 de son Traité des jeux et des divertissemens.
  29. Cornel. à Lapide in Genes., cap. XXVI, vs. 8.
  30. Plutarch. in Cat. Majore, pag. 346.
  31. Voyez Pererius, in Genes., cap. XXIV.
  32. Genes., chap. XXXIV.

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