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Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Alfénus

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ALFÉNUS VARUS (Publius), natif de Crémone, premièrement cordonnier, et puis disciple du célèbre jurisconsulte Servius Sulpitius [a], et enfin consul, a été un fort habile homme en matière de jurisprudence (A). Ses funérailles furent faites aux dépens du public. Voilà tout ce que nous dit de lui l’un des vieux scoliastes d’Horace, dans ses notes sur un passage qui regarde notre Alfénus (B), dont on veut que le consulat tombe sur l’an 754 de Rome[b]. Je n’en voudrais pas jurer. Alfénus avait écrit quarante livres de Digestes, dont il est fait mention dans l’indice des Pandectes, et, quelques livres de Recueils, Collectaneorum. Aulu-Gelle cite l’un et l’autre de ces deux ouvrages ; et, quoiqu’il réfute ce qu’il en cite, il ne laisse pas d’attribuer à l’auteur un esprit qui recherchait les antiquités (C). Le jurisconsulte Paulus a fait l’abrégé des livres d’Alfénus [c]. S’il était vrai que, parmi les conseillers de l’empereur Alexandre Sévère, il y eût un Alfénus (D), disciple de Papinien, comme quelques-uns le disent en s’appuyant sur un passage fort embrouillé de Lampridius, il aurait pu être de la postérité de l’autre, quoiqu’il faille confesser qu’il y a eu des Alfénus différens du disciple de Sulpitius. Il y a un Alfénus dont Cicéron parle dans son oraison pour Quinctius, et un Alfénus Varus, général d’armée sous Vitellius, et préfet du prétoire, qui ne témoigna pas la résolution d’un brave homme, lorsque son parti eut été vaincu par celui de Vespasien[d]. Donat, dans la vie de Virgile, parle d’un Alfénus (E) qui, avec quelques autres, exempta les terres de ce poëte du sort où celles du voisinage furent exposées, lorsqu’après la défaite de Brutus elles furent assignées aux soldats. De fort habiles gens croient que celui qui rendit ce bon office à Virgile, est le même Alfénus qui avait été cordonnier, et le même Alfénus dont parle Catulle [e]. Cela n’est pas sans difficulté (F). Voyez nos remarques, où M. Moréri est quelquefois mis dans son tort.

  1. Acron le nomme Marc ; mais il faut Servius, selon Guill. Grotius, Vit. Jurisc., pag. 86. Voyez Aulu-Gelle, lib. VI, cap. V, et Pomponius in I. 2. D. de Orig. Juris.
  2. Voyez Cruquius in Horat., Sat. III libri I.
  3. Guill. Grotii Vitæ Juriscons., p. 86.
  4. Tacit. Historiar. lib. II, cap. XXIX et XLIII ; lib. III, cap. XXXVI, LV et LXI ; lib. IV, cap. XI.
  5. Dacier sur Horace, Sat. III, liv. I.

(A) Il a été un fort habile homme en matière de jurisprudence. ] Ce passage d’Ammien Marcellin contre les avocats de son temps : Hi ut altiùs videantur jura callere, Trebatium loquuntur, et Cascellium, et Alfenum, et Auruncorum Sicanorumque jamdiù leges ignotas[1], suffit pour nous convaincre de la grande autorité où était le nom d’Alfénus en fait de jurisprudence. Joignez à ceci les témoignages allégués par Bertrand au ier. livre de ses jurisconsultes[2].

(B) Un passage d’Horace regarde notre Alfénus. ] Les paroles d’Horace sont dignes d’être rapportées :

........Alfenus vafer, omni
Abjecto instrumento artis, clausâque tabernâ,
Sutor erat : sapiens operis sic optimus omnis
Est opifex solus, sic rex[3].

(C) Aulu-Gelle, qui le réfute... ne laisse pas de louer ses soins pour les antiquités. ] Cela regarde la signification de ces paroles, argentum purum putum, qui étaient dans le traité de paix conclu entre la République Romaine et celle de Carthage. Les Romains devaient recevoir tous les ans un certain tribut en argent purum putum, c’est-à-dire, de bon aloi. M. Moréri s’imagine que le nom propre de ce tribut était purum putum ; ce qui est une imagination fort plaisante. Aulu-Gelle ne méprise pas sans raison le sens qu’Alfénus a donné à ces paroles[4] ; et, s’il fallait juger par là des lumières de ce jurisconsulte, on le ferait bien descendre des premiers rangs. Il croyait que purum putum avait été formé de purus, comme novicius et propicius ont été formés de novus et de proprius, afin de donner plus de force à la signification du mot primitif. Aulu-Gelle le réfute solidement, et montre que putum signifie ce de quoi on a retranché toutes les superfluités. Il ne cite point le livre que Moréri cote, savoir, le IVe. et le XXXe. des Digestes ; ni celui que Bertrand allègue, savoir, le XXXe, des mêmes Digestes : il en cite le XXXIVe. Quant à l’autre ouvrage qu’il cite, il est intitulé Conjectaneorum, dans l’édition de Henri Étienne ; mais je vois que Bertrand et Guillaume Grotius ont lu Collectaneorum. Ce dernier titre semble se rapporter mieux aux passages des Pandectes, où Servius est cité sur le témoignage d’Alfénus : Servius apud Alfenum notat, putat ; mais on ferait fort mal de préférer par cette raison le dernier titre à celui que Henri Étienne a gardé. Bertrand fait dire à Aulu-Gelle ce qu’il ne dit pas ; savoir, que l’ouvrage intitulé Collectanea comprenait quatre livres. Voici les paroles d’Aulu-Gelle : In libro Digestorum trigesimo et quarto, Conjectaneorum autem secundo, in fœdere, inquit, etc.[5]. Je ne doute pas que, puisque Bertrand a dit qu’Aulu-Gelle a cité le XXXe. livre des Digestes, il n’ait cru que et quarto se rapportait au mot suivant et que, sans prendre garde à la suite, il n’ait conclu qu’on avait cité le IVe. livre des Collectanées : d’où néanmoins il n’avait pas lieu de conclure que l’ouvrage ne contenait que quatre livres, et que c’était Aulu-Gelle qui le disait. Les remarques critiques sur cet ouvrage de Bertrand, insérées dans l’édition de Leide, ni Guillaume Grotius, ne nous ont pas avertis de ces petites méprises. Je mets en note le bien qu’Aulu-Gelle a dit d’Alfénus[6].

(D) Il n’est pas sûr que, parmi les conseillers de l’empereur Alexandre Sévère, il y ait eu un Alfénus. ] Le passage de Lampridius, de la manière qu’il est imprimé, est si faux à certains égards, qu’on ne peut en rien conclure pour l’existence d’un Alfénus sous Alexandre Sévère. Voyez Casaubon sur ce passage. Mais, en tout cas, M. Moréri ne devait point nous citer Horace, ni Aulu-Gelle, pour son Alfénius surnommé le jeune, qui vivait, dit-il, sous le règne de l’empereur Alexandre Sévère.

(E) Donat.... parle d’un Alfénus. ] M. Moréri, faisant un article de celui-ci, dans la page 170, le nomme Alphénius Varus, chevalier romain, et cite Donat in vitâ Virgilii, mais Donat ne qualifie point cet homme chevalier romain : et d’ailleurs, les meilleures éditions[7] portent Alphénus, Varius, comme deux personnes, et non pas Alphénius Varus, comme une. Il faut néanmoins avouer, que ces vers de la IXe. Églogue de Virgile, v. 26 :

Immò hæc quæ Varo nec dùm perfecta canebat,

Vare, tuum nomen (superel modò Mantua nobis,
Mantua væ miseræ nimiùm vicina Cremonæ)
Cantantes sublime ferent ad sidera cygni ;


sont appliqués par le grammairien Servius à un Alfénus Varus, qui fut envoyé par Auguste au-delà du Pô, pour y commander, après que Pollion eut perdu ce gouvernement. Le même grammairien remarque qu’il y a eu des gens qui ont appliqué au jurisconsulte Alfénus Varus, successeur de Servius Sulpitius, ces autres vers de Virgile :

Nam neque adhuc Varo videor, nec dicere Cinnâ
Digna, sed argutos inter strepere anser olores[8].


Leur raison était qu’Alfénus Varus le jurisconsulte avait composé quelques vers. Servius les réfute, en montrant qu’il faut appliquer cet éloge au poëte Varius, qu’Horace a tant encensé.

(F) On croit que l’Alfénus de Virgile, celui de Catulle et le cordonnier, sont le même. Cela n’est pas sans diffîculté. ] Un homme qui s’applique au droit avec tant d’ardeur, que non-seulement il efface par ses progrès la honte du métier mécanique qu’il avait exercé au pays natal, mais qu’il succède aussi au plus grand maître de jurisprudence qui fût alors dans la république de Rome, est selon toutes les apparences assez grave, pour ne point entrer dans les plus étroites liaisons de débauche avec un Catulle, et tels autres galans de même volée, fort efféminés. Or, l’Alfénus, dont parle Catulle, était de la bande de ces impudiques,

Alphene immemor, atque unanimis false sodalibus[9] ;


il menait Catulle chez sa garce :

Varus me meus ad suos amores
Visum duxerat è foro otiosum,
Scortillum ut mihi tùm repentè visum est
Non sanè illepidum nec invenustum[10].


Il n’y a donc pas beaucoup d’apparence qu’il fût le disciple de Sulpitius. On a censuré Muret, qui avait dit que le Varus qui avait mené Catulle chez son amie était Quintilius Varus ; et l’on a fondé la censure sur ce qu’il y a pour le moins 57 ans entre la défaite des trois légions de Varus et la visite dont parle Catulle[11]. Je me sers de cette raison. Il y aurait entre cette même visite et le consulat d’Alfénus [12] 50 ans plus ou moins : il n’y a donc guère d’apparence que, si le cordonnier de Crémone a été consul l’an de Rome 754, il ait eu une si étroite liaison de plaisirs et de débauche avec Catulle 50 ans auparavant ; car un cordonnier de province, qui renonce à son métier, pour aller étudier dans la capitale, n’est point un jeune garçon, lorsqu’il est ami intime des gens importans. Joignez à cela, que celui qui rendit un si bon office à Virgile commandait au-delà du Pô, 40 ans avant le consulat en question[13]. Il y a donc lieu de douter que l’Alfénus qui a été consul l’an 754 de Rome, soit le même que le bienfaiteur de Virgile : car il est rare qu’un homme parvienne aux grandes dignités, lorsque la saison ordinaire de les obtenir est passée depuis fort long-temps. Voilà le cas où étaient à Rome ceux qui, après un gouvernement de province, passaient quarante ans sans obtenir la dignité consulaire.

  1. Amm. Marcellin., lib. XXX, cap. IV, pag. 594.
  2. Pag. 56, 57, edit. Lugd. Bat. ann. 1675,
  3. Horat. Sat. III libri I, vs. 130.
  4. Aulus Gellius, lib. VI, cap. V.
  5. Aulus Gellius, lib. VI, cap. V.
  6. Alfenus jurisconsultus, Seivii Sulpicii discipulus, rerumque antiquarum non incuriosus. Aulus Gellius, lib. VI, cap. V.
  7. Celle d’Hackius à Leide, en 1680.
  8. Virgil. Eclog. IX, vs. 35.
  9. Catull. Epigramm. XXVIII. M. Dacier sur Horat., Sat. III, liv. I, cite l’Épigramme XXVII de Catulle.
  10. Catul. Epigr. X.
  11. Scalig. in Catulli Epigr. X.
  12. On le met à l’an 754 de Rome.
  13. Servius in Ecl. IX, vs. 29.

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