Dieu dans la philosophie de Lagneau

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Pierre Tisserand
Revue de métaphysique et de moralenuméro 3 (p. 312-351).

DIEU DANS LA PHILOSOPHIE DE LAGNEAU

La philosophie, selon Lagneau, doit être une, comme la pensée dont elle est l'idée, ou plutôt la conscience réfléchie et distincte. L'unité de la pensée n’est pas seulement celle d'un tout organisé, dont toutes les parties sont solidaires, et les fonctions corrélatives et harmoniques. Quel que soit le fait de conscience dont parte le psychologue, il peut être assuré d'y retrouver, s’il l'analyse à fond, la pensée tout entière, car le propre de la réalité spirituelle, c’est d'exister en profondeur, non de s'étaler en surface. Le caractère singulier de tout fait de conscience, c’est d'être mien, c’est-à-dire d'être attribué au moi ; le je est le sujet de toutes nos pensées (états ou actes) ; or que désigne ce je, sinon la présence du tout indivisible de la pensée dans chacun de ses éléments et à chaque moment de son développement ? et dans ce tout l'analyse réflexive nous révèle, en dehors d’une matière, une forme dont le principe et la source est la liberté. Le moi, pour Lagneau, est, dans son fond, liberté, et comme la liberté est, pour lui, identique à la pensée absolue, le moi n'existe et ne peut être conçu que par Dieu ; l'existence du moi a pour support la réalité de Dieu. La conséquence nécessaire d'une telle conception de la pensée, c’est que la séparation de la psychologie et de la métaphysique est non seulement artificielle, mais absolument illégitime, qu'elle est destructive de la seule réalité que nous connaissions immédiatement : le fait de conscience. Lagneau pense donc avec Descartes que toute certitude est interdite à quiconque nie Dieu ; de telle sorte que le philosophe ne peut en aucune façon éluder le problème de Dieu ; il se trouve impliqué dans tous les autres problèmes. On le voit apparaître au fond de toutes les méditations de Lagneau, qu'elles portent sur la méthode de la philosophie, ou la perception extérieure, ou la certitude ou l'idéal moral etc. Mais quoiqu'on puisse dire qu'à ses yeux, tout est dans tout, il n'en considère pas moins comme nécessaire à la connaissance de la pensée, l'étude de toutes les formes qu'elle revêt, dans ce qu'elles ont de caractéristique et de singulier. Nous ne saurions mieux comparer le sentiment que provoque la lecture de son cours de philosophie qu’à l'impression que l'on éprouve au bord de l'océan. Toutes ces vagues qui se pressent sur le rivage évoquent irrésistiblement à l'esprit la puissance et la fécondité de la source inépuisable qui les produit ; et cependant chacune a sa forme, sa coloration, son mouvement propre ; et c’est autant la curiosité, sans cesse renouvelée, de l'extrême variété des choses qui nous émeut, que le pressentiment de l'abîme infini où elles s'agitent. Si le point où aboutit la réflexion de l'esprit sur chacune de ses manifestations est toujours le même, le point de départ change sans cesse ; et si du reste on trouve Dieu au fond de toute analyse de la pensée, il n’en est pas moins nécessaire de l'étudier en lui-même, comme toutes les formes qui en dérivent. Tel est précisément l'objet de l'étude présente sur l’idée de Dieu dans la philosophie de Lagneau.

L'année même de sa mort il avait consacré, dans sa classe de philosophie du lycée Michelet, une série de leçons à ce problème qui surgissait à tout instant à l'horizon de sa pensée. Ces leçons étaient le résultat de plus de vingt années de méditations ; elles contenaient, selon ses propres paroles, son testament philosophique.[1] Nous avons eu la bonne fortune d’avoir entre les mains le cours rédigé par un de ses élèves. La rédaction n'est pas d'une correction parfaite ; nous y avons relevé des erreurs certaines, d'autres probables, mais dans le détail seulement ; l'ensemble est exact ; et c'est bien plus la profondeur et l'extrême concision de la pensée qui en rendent la lecture difficile que les imperfections du texte. Il faudrait, pour le bien comprendre, l'avoir entendu ; nous n'avons pas eu cet avantage[2] ; et si l’exposé qui suit reste obscur, il convient d'en accuser non le philosophe, mais l'interprète de sa pensée. I

La véritable preuve de l’existence de Dieu, pour Lagneau, c’est la preuve morale ou, plus exactement, fondée sur l’existence en nous de la moralité ; non pas que les autres arguments qu’il classe en arguments physiques et en arguments intellectuels soient sans valeur ; mais aucun à ses yeux n’est décisif ; ils servent d’introduction à la preuve morale dont la valeur rejaillit ensuite sur eux. Par les preuves physiques, notre esprit, considérant le monde matériel comme une réalité donnée, recherche l’explication absolue, d’une part, de sa matière (preuve cosmologique), d’autre part, de sa forme (preuve par les causes finales). Or la première de ces preuves postule que nous attribuons une réalité au monde, c’est-à-dire que nous croyons à la valeur absolue de la raison, qui pose sa réalité ; sa valeur dépend donc de la valeur des preuves intellectuelles fondées sur la valeur de la raison. La preuve physico-théologique, par laquelle nous posons Dieu comme la cause intelligente et bonne de la perfection du monde, postule également les preuves intellectuelles, puisqu’elle part de la réalité du monde. Elle suppose en outre la preuve morale, puisqu’elle suppose que nous reconnaissons dans les choses non pas seulement une réalité sensible ni même une réalité intelligible, mais une réalité en quelque sorte idéale, consistant dans leur rapport avec ce qui doit être ; elle suppose donc que nous croyons à la réalité de ce qui doit être. Enfin, ces preuves qui sont hypothétiques en ce qu’elles sont subordonnées à l’affirmation de l’existence du monde, ne concluent pas légitimement, comme l’a montré Kant, à l’existence de l’être parfait, mais seulement de l’être nécessaire. Les preuves intellectuelles tendent à établir que la foi de la raison en elle-même, c’est-à-dire que la croyance dans la valeur absolue de la connaissance repose sur la croyance en Dieu ; tels sont les arguments de Descartes. Mais tout ce qu’ils peuvent établir, c’est que l’existence de la perfection est l’objet d’une affirmation nécessaire de l’esprit, non que cette affirmation a une portée objective. L’entendement, qui est la forme de la nécessité, ne peut se justifier lui-même ; entre l’idée de justification et l’idée de nécessité, il y a, pour Lagneau, comme pour Lequier et Renouvier, contradiction. L’entendement peut se rendre compte de la nécessité d'admettre l'existence de Dieu pour garantir la vérité d'une affirmation quelconque, mais par lui-même il ne peut justifier cette existence ; les raisons que nous avons de l'admettre ne sont pas logiques, elles sont d’un autre ordre, moral. Aucun de ces arguments ne saurait donc contenir la preuve cherchée ; mais nous verrons que si la preuve peut être donnée par ailleurs, une fois la perfection objective atteinte et définie dans son principal caractère, ils deviennent aptes à en déterminer l'idée. Nous pourrons voir en Dieu d'une part le principe de l'entendement, et par suite la garantie de sa véracité ; d'autre part le principe de la réalité physique, en un mot le principe commun de la pensée et du monde. Voyons donc quelle est pour Lagneau la nature des preuves, dites morales, que les autres preuves supposent.

II

Lagneau distinguait deux sortes de preuves morales : « Quand on dit preuve morale on peut avoir dessein de corriger, de restreindre le sens du mot preuve et lui ôter son caractère logique. Une preuve morale est alors une preuve qui ne démontre pas rigoureusement, qui n'est qu'une raison de croire ; c’est une preuve qui ne consiste, en définitive, qu'à fournir des probabilités, en faveur de la thèse. Les preuves morales de l'existence de Dieu, en ce sens, sont les preuves fondées sur les besoins de notre nature, et, ce qui au fond revient au même, sur le fait que l'humanité dans son ensemble croit à l'existence de Dieu. Puis, il y a un second sens du terme ̃preuve morale, c'est le sens kantien. Cette preuve consiste, dans ce cas, à partir du devoir ou de l'existence de la moralité, et à démontrer que l'existence de Dieu est une condition que le devoir suppose. » C'est dans la voie tracée par Kant qu'il faut chercher, selon Lagneau ; mais nous verrons combien est personnelle et profonde sa conception de la preuve morale ; c'est vraiment le centre de sa philosophie ; c'est là qu'il faut se placer pour en apercevoir le véritable caractère. Ce que Lagneau entend par preuve morale, au premier sens du mot, c'est ce qu'on désigne parfois sous le nom de preuves psychologiques : le mot moral étant entendu ici dans son sens large. Il en distingue de deux sortes : 1° la preuve fondée sur les besoins de notre nature spirituelle ; 2° la preuve dite du consentement universel. C'est un fait que tous les hommes souhaitent le bonheur. Le désir du bonheur est en quelque sorte inséparable de l’exercice naturel de notre activité. Mais si le bonheur se réduisait à un ensemble ou à une somme de plaisirs valant comme tels, et s'imposant à la pensée, au lieu de se conformer à ses lois, la volonté serait radicalement mauvaise, et en tant qu'elle est accompagnée d'intelligence, absurde. Le souhait du bonheur n'est, pour Lagneau, qu'une des formes du désir de la perfection, en tous les ordres ; c'est plus qu'un état, c’est un jugement. L'homme ne peut se trouver heureux sans juger qu'il a atteint la fin qu'il poursuit. Il peut y avoir, par suite, un bonheur vrai et un bonheur illusoire, selon qu'on se fait une idée vraie ou une idée fausse de cette fin. Le vrai bonheur est inséparable d'une certaine attitude de la pensée, l'attitude qui convient à sa nature, c'est-à-dire la tendance et l'effort vers la perfection. De même la science n'existerait pas si, dès le début de la recherche, le terme auquel elle tend, sa perfection, c'est-à-dire la vérité, n’était posé comme réel et susceptible par conséquent d'être atteint. Nous croyons aussi qu'il y a une perfection naturelle des choses conçues en tant qu'elles frappent nos sens et notre esprit, indépendante de l'usage qu'on en peut faire, et cette perfection physique est celle de la beauté. « Pour une chose, être belle, c'est avoir une perfection indépendante de son utilité et qui est saisissable immédiatement à notre nature sensible et intellectuelle. C'est manifester sous ses formes une réalité intérieure que nous jugeons être plus vraie que la vérité matérielle, celle qui consiste dans la totalité des explications que l'intelligence saisit de la chose. Entre une belle œuvre et une œuvre sans beauté, il n'y a pas de différence, quant à la vérité proprement dite : l’une et l’autre sont, ou du moins sont conçues comme également explicables. Mais, entre elles, il y a, à nos yeux, cette différence que quoique égales en vérité, il y en a une néanmoins qui possède une réalité que l'autre n’a pas, réalité qui n'est pas seulement une apparence, c'est-à-dire qui n'existe pas seulement pour notre manière de considérer les choses, mais qui existe en soi... ; toute affirmation de la beauté d'une chose implique l'affirmation de la valeur absolue de cette forme de pensée par laquelle nous affirmons les choses comme belles, nous affirmons un absolu de la beauté. » Enfin qu'est-ce qu'affirmer la valeur d'une action sinon affirmer qu'elle réalise une espèce de perfection, qui ne saurait, à un plus haut degré encore que la beauté, être considérée comme une pure idée, formée à plaisir par notre esprit, la perfection morale ? Maintenant cette perfection, dont l'affirmation est l'acte essentiel de la pensée, est pour nous, en tant que nous la jugeons capable de nous donner le bonheur, objet d'amour : « L'amour tend naturellement à la perfection. Aimer c'est s'identifier à l'objet qu'on aime, c'est se vouloir en lui. Il n'y a pas d'amour là où il n'y a pas un mouvement de la volonté qui renonce à elle-même, pour se confondre avec l'objet auquel elle tend. Le propre de l'amour est toujours l'oubli de soi. Il se peut que l'amour soit mêlé d’éléments étrangers, qu'il ne soit pas parfaitement lui-même, parfaitement pur, mais, en tant qu'amour, son élément essentiel, c'est le désintéressement, c'est-à-dire l'affirmation de la valeur absolue de l’objet aimé, de la convenance qu'il y a à ce que cet objet soit aimé pour lui-même, et que celui qui l'aime, l'aime sans retour sur soi. L'amour, autrement dit, est un don absolu de la volonté entraînant une subordination absolue de la nature qui dépend de cette volonté. » Il n'y a pas véritablement amour quand il y a simplement affirmation spéculative de la valeur de l'objet aimé ; il faut de plus un mouvement de la volonté et un don de la nature. Mais l'amour déterminé, fatal, n'est pas davantage l'amour vrai. Le propre de l'amour est bien de se juger irrésistible, mais s'il était déterminé par une force brutale, quelle serait la valeur du jugement que la volonté qui aime porte sur son objet ? D'où viendrait qu'il est impossible d’aimer sans s'approuver d'aimer ? Le jugement une fois porté librement, on comprend qu'il détermine l'affirmation du caractère fatal du mouvement d'amour, mais il est impossible de concevoir comment, si l'acte d'amour est aveugle et fatal, il peut être accompagné d'un jugement de valeur sur la perfection de son objet. « Mais, dira-t-on, l'objet de l'amour peut être lui-même sans valeur, l'amour ne va pas toujours à l'objet le plus digne ; c'est même souvent son triomphe que de transformer son objet, de lui prêter des qualités qu'il n'a pas, de lui ôter des défauts trop réels. – Oui, mais en disant que l'objet de l'amour c’est la perfection, on ne veut pas dire que ce soit la perfection réelle, réalisée, ce qui serait une impossibilité. C'est la puissance d’être parfait. Si nous aimons des êtres ou des choses, indignes d’amour dans ce qu'elles sont réellement, cela même est la preuve du caractère de liberté que nous avons reconnu dans l'amour. L'amour va toujours à la perfection et vient toujours de la liberté. Si l'amour était déterminé par le spectacle de la perfection réalisée dans les objets, on ne pourrait pas dire qu'il vient de la liberté, et, à vrai dire, il ne s'adresserait pas, à proprement parler, à la perfection, puisque la perfection réalisée, déterminée, déjà faite, et incapable par suite d'être autre chose que ce qu'elle est, n'est pas la perfection véritable. Il n’y a perfection que dans l'action même qui réalise progressivement la perfection. Autrement dit, c'est dans l'affirmation de l'aptitude à réaliser la perfection, dans l'affirmation du caractère absolu de la causalité de l'être dont l'amour fait son objet, que consiste la plus parfaite manifestation de la liberté dans l'amour. « Un amour qui serait enchaîné d’avance à n'aimer que la perfection déterminée, réalisée, qui serait incapable de dégager dans l'être aimé, l'aptitude latente, qui est le fond même de cet être, à réaliser progressivement la perfection, ne serait pas un amour véritable. » Nous avons tenu à citer, pour leur beauté et leur valeur propres, d'importants fragments de cette admirable analyse de l’amour. Si nous résumons les analyses précédentes, nous trouvons donc que l’objet de la sensibilité c'est le bonheur ; que l'acte essentiel de l'intelligence, c'est l'affirmation d'une mesure absolue du vrai, du beau, du bien ; que l'acte propre de la volonté c'est l'acte d'amour ; et que, bonheur, certitude, amour, sont autant de formes de la pensée, où se trouve affirmée la croyance à la réalité du parfait. Mais si notre nature pose spontanément, dans tous ses actes, la réalité du parfait, elle ne la démontre pas. Il ne suffit pas de souhaiter quelque chose pour en établir la réalité. Rien ne prouve que la réalité soit faite pour satisfaire aux exigences de notre être. Il resterait à se demander ce que peut être la réalité de cette nature dont on met en doute qu'elle doit satisfaire nos espérances, avant d'affirmer la réalité de l'être parfait. Il faudrait aussi savoir en quoi consiste la perfection pour être en droit de l'affirmer. Cet argument peut donc nous fournir des raisons de croire, non des preuves proprement dites. Si nous arrivons à prouver que Dieu existe, nous trouverons, dans la connaissance de nous-même, des raisons qui ne pourront que corroborer cette preuve ; mais elles sont insuffisantes à elles seules à la constituer.. Il en est de même de l'argument du consentement universel. Cet argument repose sur ce fait que tous les peuples ont cru à l'existence d'un pouvoir souverain, arbitre des destinées humaines, rémunérateur dans la vie future, ou du moins dans celle-ci. Il est facile d'opposer à cet argument qu'il existe des athées. Mais cette objection est sans valeur, aux yeux de Lagneau. « Si la négation de l'existence de Dieu existe dans l'humanité, cela ne veut pas dire qu'elle soit dans la pensée de ceux qui l'expriment, ou du moins qu'elle soit autre chose qu'une simple opinion, qu'une opinion impliquant elle-même sa propre négation. Affirmer que Dieu n'existe pas, est le propre d'un esprit qui identifie l'idée de Dieu avec les idées qu'on s'en fait généralement, et qui lui paraissent contraires aux exigences soit de la science, soit de la conscience. En dehors de ces athées qui nient Dieu, parce qu'ils s'en font une idée plus haute que leurs contemporains, il n'y a que des athées pratiques, dont l'athéisme consiste, non pas à nier la vérité de l'existence de Dieu, mais à ne point réaliser Dieu dans leurs actes. L'athéisme pratique c'est le mal moral qui n'implique pas la négation de la valeur absolue de la loi morale, mais simplement la rébellion contre cette loi. » Partout où l'on discute les raisons de croire à l'existence de Dieu se trouve posée l’affirmation de la vérité ; on nie cette existence au nom de la vérité ; or toute affirmation de la vérité semble bien impliquer l'affirmation de la réalité de Dieu. Au fond on n'en nie que les formes inférieures, telles que les a conçues l'imagination des hommes ; et, à vrai dire, cette négation a été la condition du progrès dans la pensée humaine de l'idée de Dieu.

Ces douteurs ont frayé la route

Et sont si grands sous le ciel bleu

Que désormais, grâce à leur doute,

On peut enfin affirmer Dieu.

L'existence des athées ne peut donc être invoquée contre la preuve du consentement universel. Mais que vaut cette preuve en elle-même ? Que prouve cette tendance de l'homme à affirmer Dieu ? Est-elle conforme à la vérité ? Et puis cet argument, comme le précédent, laisse l'existence de Dieu indéterminée ; et c'est pour cela peut-être que l'athéisme est sans cesse renaissant. Il s'agit de concevoir Dieu de telle façon que les athées ne puissent le nier sous peine de se contredire, c'est-à-dire de détruire la pensée dans son essence même. Il en est de l’athéisme comme du scepticisme, ils ne valent que contre certaines conceptions vulgaires et certaines opinions fausses des philosophes. Il convient de dissiper, par un vigoureux effort de réflexion, tous ces fantômes, et l'on s’apercevra qu'il subsiste, à leur défaut, une réalité positive et inébranlable. Cette méthode fut celle de St Anselme ; ce fut celle aussi de Kant. Après avoir démontré l'impossibilité pour la raison pure spéculative de sortir du cercle des phénomènes où la sensibilité nous tient enfermés, et de s'élever dans la région de l'inconditionné jusqu'à l'être parfait, Kant prétend établir que ce qui est impossible à la raison spéculative est non seulement possible, mais moralement nécessaire à la raison pratique ; et il est amené par cela même à préciser la notion de l'être parfait, par les exigences de la conscience auxquelles seul il peut donner satisfaction. C’est la même méthode que suivra Lagneau, mais non sans l'avoir rectifiée sur des points essentiels. Avant de l'exposer, il commence par examiner la preuve kantienne, en dégage le caractère original, indique les objections qu'elle soulève et, comme cette preuve dépend étroitement de l'idée que Kant se fait de la moralité, il expose dans ce qu'elle a d'essentiel, la morale kantienne.

III

Tandis que pour les moralistes anciens le problème moral se ramène au problème du souverain bien et suppose par conséquent une conception métaphysique de l'être, pour Kant il consiste essentiellement à déterminer ce qu'est une bonne action. Or l'analyse de la conscience commune nous indique qu'il n'y a de bonne action que celle qui est l'œuvre de la bonne volonté. Le bien moral, c'est-à-dire le bien absolu, indépendant de tout désir, de tout penchant de la sensibilité, ne réside pas dans un objet de la volonté, mais dans la disposition absolue de la volonté, ou dans le rapport où elle se constitue elle-même avec la loi morale ; en d'autres termes, le bien absolu est dans la volonté qui veut la loi, et qui ne veut ses actions que par respect pour la loi ; en un mot, il réside pour Kant, dans l'obéissance au devoir. Mais si tout ce qui dans l'action morale est étranger à la pure volonté du bien, c'est-à-dire à la volonté d'obéir à la loi par respect pour la loi, est sans valeur morale, il ne s'ensuit pas que cela ne puisse tenir aucune place dans l'idée du souverain bien. Kant distingue deux éléments dans l'idée du souverain bien : la pure disposition de la volonté et l'idée du bonheur. Ces deux éléments ne sont pas sur le même plan et ne sauraient être réduits l'un à l'autre. On ne peut faire consister le bien moral dans la bonne volonté et le concevoir en même temps comme déterminé par quelque chose d'extérieur à la volonté, comme serait le bonheur : ce serait transformer le bien absolu en un bien relatif et par cela même nier la bonne volonté. Mais, d'autre part, le bien moral n'est pas à lui seul le bien complet. Il ne faut pas confondre le bien qui est au sommet du souverain bien, avec le bien somme ou total. Le souverain bien c'est le bonheur joint à la perfection, mais ayant sa condition dans la perfection, c'est-à-dire dans le bien moral. Nous ne pouvons nous empêcher de croire qu'il est juste que l'être moral reçoive le prix de sa vertu dans le bonheur ; cette croyance n'est pas, aux yeux de Kant, le simple effet d'un désir de la sensibilité, mais d'un jugement impartial de la raison : elle postule donc que la nature des choses s'y conforme. De là, les deux postulats de la morale kantienne. 1°- Nous ne pouvons pas prendre conscience de l'obligation où nous sommes d'obéir à la loi sans prendre conscience en même temps de l'infinie distance qui nous sépare de la perfection morale. Peut-être n’y a-t-il jamais eu dans le monde un seul acte vraiment moral ! Or le devoir n’y apparaîtrait-il pas comme illusoire si nous ne pouvions croire que l'état actuel de la moralité n’est pas définitif, que la sainteté n'est pas un état contre nature, qu'il est en notre pouvoir de nous en approcher indéfiniment, que notre existence par conséquent ne se borne pas à la vie terrestre, que nous avons devant nous la perspective d'un développement et d'un progrès indéfini de la moralité. La croyance à l'immortalité de l'âme se trouve donc impliquée dans l'acte moral. 2°- En même temps que le devoir implique la possibilité d'un avenir indéfini de perfectionnement moral, il implique, d'autre part, une corrélation exacte dans cet avenir indéfini entre la moralité et le bonheur. Et comme tout ce que nous savons nous défend d’admettre que ce soit par ses seules forces que la nature réalise cet accord, nous sommes amenés à croire qu'il y a au-dessus de la nature un principe intelligent et bon duquel il dépend. Notre croyance à l'existence de Dieu est donc suspendue au devoir, mais n'est pas elle-même un devoir. Ce ne peut être un devoir de croire à quelque chose, car la raison de croire ne peut être que dans la connaissance ; si elle était dans la nature, dans un besoin, ce ne serait pas davantage un devoir. En fait il y a là un besoin pour nous, besoin lié à la conscience du devoir ; et ce n'est qu'à la condition de céder à ce besoin de croire que le devoir nous apparaît raisonnable, quoiqu'il ne puisse entrer en ligne de compte dans les raisons qui nous déterminent à l'accomplir. Telles sont les conclusions essentielles de la Dialectique de la raison pure pratique. La preuve de l'existence de Dieu de Kant, dit Lagneau, se retrouve dans la Profession de foi du Vicaire savoyard. Son originalité consiste à faire reposer l'existence de Dieu, non sur une connaissance proprement dite, qui en tant que connaissance ne pourrait être que relative, et par suite incapable d’atteindre Dieu, qui, par définition, exclut toute relation, mais sur le témoignage de la conscience morale par laquelle seule nous atteignons l'absolu. Dieu existe parce que nous savons que le devoir existe. Du devoir aucun sceptique n'a le droit de douter. Quand nous ignorerions tout le reste, il y a une certitude qui s'imposerait à nous, c'est que nous avons des obligations. Il y a une certitude, indépendante de toute connaissance proprement dite, absolue, c'est la certitude du devoir, et le devoir est la porte qui s'ouvre pour nous sur l'absolu, sur Dieu. Il n'est pas nécessaire, disait Kant, que l'on puisse démontrer l'existence de Dieu, mais il est nécessaire de se convaincre qu'il est ; or par cela même que nous voulons que le bien soit, que nous nous portons vers lui de tout l'effort de notre volonté, que nous le réalisons dans nos actes, cela implique que nous croyons qu'il est quelque chose en dehors de nous, que l'ordre universel est disposé par une intelligence parfaite et une volonté toute bonne, type absolu de la perfection à la réalisation de laquelle nous sommes appelés. Cette preuve correspond donc bien à la connexion que le sentiment religieux établit naturellement entre la loi morale et l'existence d’un législateur. Seulement, selon Kant, la philosophie de la religion chrétienne ne fait pas dépendre, comme on le croit d'ordinaire, la loi morale de l'auteur de cette loi ; la loi n'est pas respectable parce que Dieu l'a établie ; la morale chrétienne fait de la connaissance de Dieu et de sa volonté la base, non de cette loi, qui serait dès lors conditionnée et viciée dans son principe même, mais seulement de l'espoir d'arriver au souverain bien sous la condition de l'observer. Du reste, avant de s'incliner devant cette loi venue de Dieu, il faudrait savoir qu'il y a une loi raisonnable devant laquelle il faut s'incliner ; ce serait par ce jugement antérieur que la loi morale serait respectable, et alors la volonté obéirait non à un édit de Dieu, mais à une loi immanente. Ainsi on ne va pas directement de l'existence de Dieu à celle de la loi morale, mais de celle-ci à celle-là ; et encore on n'y va pas directement, mais par un détour, en passant par l'idée d'un progrès moral, indéfini, dont la croyance est impliquée selon Kant dans l’acte moral et par celle de la liaison future de la vertu et du bonheur. Ainsi Dieu est conçu, dans la Critique de la Raison pratique, comme l'auteur du milieu naturel que comporte l’action sous la loi morale, c'est-à-dire comme législateur moral de la nature : « Cette existence de Dieu, Kant ne la démontre pas à proprement parler ; il montre seulement que nous devons produire un certain acte dans lequel seul se rencontre pour nous l'absolu, et à l'existence duquel se rattache un besoin impérieux de notre nature, justifié du reste par la raison, qui tend à l'affirmation de l'existence d’une cause toute intelligente et toute bonne qui a organisé la nature pour y rendre possible le développement de la moralité et cette justice supérieure qui veut que la moralité soit entourée de bonheur. La grandeur et l’originalité de cette thèse consistent donc à faire reposer la certitude de l'existence de Dieu sur une certitude morale, à nous faire les auteurs directs de notre croyance en Dieu, à montrer que rien ne peut, dans la production de cette croyance, remplacer l'action de notre liberté, et que si nous sommes certains que Dieu est, ce ne peut être en définitive que parce que nous voulons que Dieu soit, désir que la raison ne peut que trouver légitime. Ainsi Kant a eu ce grand mérite de rappeler la pensée, dans la recherche de l'absolu, des choses sur elle-même. » Déjà Descartes avait montré qu'il ne faut pas chercher à établir l'existence de Dieu sur l'expérience, mais sur l'idée même de Dieu ; mais tandis qu'il faisait dépendre la réalité de Dieu d'une idée, pour Kant, il faut vouloir que l'absolu soit, il faut agir, faire les premiers pas ; alors la nature nous soutiendra, un besoin apparaîtra, que notre raison ne pourra qu'approuver, nous croirons en Dieu ; cette croyance sera fondée sur une nécessité morale liée à une nécessité naturelle. On peut donc dire que Kant a complété Descartes, mais en le dépassant. L'absolu donné par l'idée de Descartes n'est pas l'absolu, puisqu'il dépend de son idée. C'est l'acte absolu, le plus pur acte de liberté qui peut engendrer la certitude de la réalité de Dieu. Kant a montré que si Dieu existe et si Dieu est l'absolu, nous ne pouvons le savoir que par un acte absolu lui-même ou du moins à la suite d'un tel acte et par l'expérience du concours que la nature en nous lui prête. La gloire de Kant est donc d'avoir arraché cette question de l'existence de Dieu à la spéculation pure, et d'avoir montré que la raison pratique seule peut y répondre. C'est par un acte absolu de la liberté qu’on pose la réalité de l’absolu. II ne faudrait pas dire, pour cela, que Kant conçoit Dieu comme immanent à nous-mêmes, c'est-à-dire comme donné dans l'acte absolu auquel pour Lagneau la vraie certitude est attachée. Dieu est toujours pour Kant l'absolu réel, l'auteur réel de l'ordre de la nature conforme aux exigences de la moralité et de la raison. Il faut qu'il y ait au delà de ce que nous connaissons, c'est-à-dire des lois de la nature, des lois plus larges, plus vraies qui s'accordent avec ce que la raison nous dit et aussi ce que nous dit le besoin de notre nature sensible, des conditions que doit remplir le milieu extérieur où doit se développer la moralité. Affirmer le devoir, c'est par cela même concevoir que la vie telle que notre intelligence nous la fait connaître, n’est pas la vraie vie, qu'elle n'est qu'apparence, phénomène, illusion, qu'il y a d'autres lois que celles qui régissent le monde que nous nous représentons, qu'il y a un ordre de réalité invisible et caché, où se résolvent les difficultés qui, dans cette vie, paraissent insolubles. « Dans sa Critique de la Raison pure, Kant fait voir que ce que nous prenons pour des choses n'est que des phénomènes, des ensembles de manière de voir nécessaires. Donc il est permis de croire que la nature des choses que nous ne voyons qu'à travers des voiles, en quelque sorte, a été organisée de façon à permettre la réalité de la moralité et la liaison du bonheur et de la vertu. Ainsi Dieu est plutôt le garant de la vie future, que le principe sur lequel cette vie actuelle, phénoménale, repose. C'est donc bien le commentaire de la pensée religieuse que nous trouvons chez Kant ». L'idée du devoir se trouve ainsi dans la philosophie kantienne le fondement d'une conception nouvelle de la nature, conception métaphysique, c'est-à-dire portant sur la réalité absolue et non plus sur les phénomènes. Et la portée de cette idée nous permet de mieux comprendre l'autorité et la valeur singulière que Kant lui attribue. Si la loi morale était toute relative, comme celle à laquelle sont soumis nos penchants naturels, elle n'exigerait pas, comme conditions de son accomplissement, d'autres conditions que celles qui sont réalisées dans le monde, tel que nous nous le représentons. Si cette loi est au contraire conçue comme catégorique, comme ayant une valeur absolue, cela implique que les lois naturelles que nous connaissons et qui nous apparaissent comme indifférentes à la perfection morale, n'expriment pas la réalité véritable, qu'il existe dans l'univers une autre région où s'accomplit notre destinée. Ainsi plus se trouve élevée au-dessus de notre nature sensible et intellectuelle, la loi morale, principe de l'action, plus se trouve étendu et perfectionné le pouvoir de la raison pratique conçu comme principe de connaissance. Sans doute elle n'engendre que des croyances ; mais ces croyances portent sur le fond des choses, tandis qu'il n'y a de certitude que des phénomènes ; et ces croyances, pour n’avoir pas la certitude propre à la connaissance scientifique, n'en sont pas moins, et précisément au contraire à cause de cela, n'en sont que plus inséparables de la vie profonde de la pensée : elles forment l'atmosphère morale dans laquelle nous vivons et agissons, et déterminent ces sentiments d'espérance et de sécurité sans lesquels la vie humaine serait sans point d'appui et sans horizon. Telle est, envisagée dans son origine, dans sa nature, dans sa véritable signification, la preuve morale de l'existence de Dieu, telle qu'elle est exposée dans la Critique de la Raison pratique. Il ne s'agit pas, dit Lagneau, de lui substituer une preuve fondée sur un autre principe ; « ce que Kant a découvert et établi reste vrai, à savoir que nous ne pouvons connaître Dieu que par le moyen de l'acte moral qui est pour nous la seule porte ouverte sur le monde divin ». C'est dans la voie qu'il a tracée qu’il faudra désormais s'engager. Mais il est possible, pense Lagneau, de rendre sa preuve sinon plus rigoureuse, du moins plus directe, en se rendant compte plus exactement, par l'analyse psychologique, des conditions qu'elle suppose ; et c'est précisément ce qu'il fait dans les leçons qui suivent. Il montre d'abord par l'examen critique et la discussion de la pensée kantienne ce qui lui manque pour être pleinement convaincante, et il essaye ensuite, après avoir dégagé, par l'analyse réflexive, les conditions nécessaires de la preuve de l'existence de Dieu, d'y satisfaire. « Le défaut de la preuve de l'existence de Dieu (si hoc dici fas est) est d'avoir fait de l'existence de Dieu un fait qui doit être atteint, en dehors de la pensée, par une croyance qui n'est pas présentée comme un moment, comme un degré naturel de l'action par laquelle cette pensée pose elle-même Dieu en elle. D'une part Kant ne montre pas Dieu dans l'acte même par lequel la réalité de l'absolu est posée ; d'autre part, après n'avoir pas saisi Dieu dans l'acte moral même, il ne le donne que comme la satisfaction exigée par un simple besoin de notre nature, si bien qu'il laisse possible cette question même : est-il nécessaire de croire que la nature des choses soit réellement disposée par un auteur divin, selon les exigences de notre nature ? » Kant dit que le devoir serait une chimère sans la perspective du progrès indéfini de la moralité, et de l’union de la moralité et du bonheur. Mais il faut se demander, dit Lagneau, si lorsque l'ordre des choses ne comporterait pas pour notre moralité un progrès indéfini, il s'ensuivrait que la loi morale est illusoire. S'il fallait l'admettre, Kant aurait donc à tort affirmé sa valeur absolue ; cette affirmation est en elle-même indépendante des conditions que la réflexion y découvre ensuite. Et si la vertu ne recevait pas de récompense, en serait-elle moins bonne moralement ? Partir d'un besoin sans en démontrer la nécessité, et fonder l'existence de Dieu sur ce besoin, c'est faire un Dieu contingent. Du reste, il est possible de concevoir le développement indéfini de la moralité comme s'effectuant dans cette vie même. Quand nous agissons moralement, cet acte crée en nous une disposition à vouloir le bien dans l'avenir ; nous ne saurions douter que les lois de la nature ne rendent possible le progrès de la moralité, car c'est un fait d'expérience que la volonté peut discipliner en nous la nature et assurer sur elle son empire par l'habitude. Ce ne sont pas les moyens d'accomplir notre devoir qui nous manquent, c'est bien plutôt nous qui manquons au devoir. Et cette simple observation suffit peut-être à convaincre celui qui réfléchit de l'existence de Dieu. Si l'on admet qu'en se soumettant librement à la loi morale, notre volonté domine notre nature, c'est-à-dire que l'absolu peut, par notre action, devenir d'une pure possibilité abstraite, une réalité se manifestant par ses effets sur notre caractère et sur nos actes, on possède là tous les éléments essentiels d'une croyance rationnelle à l'existence de Dieu. Dans l'acte moral se trouvent implicitement enveloppés : 1° l'absolu proprement dit antérieur à l'être et à l'existence : ce qui ne dépend que de soi ; 2° l’absolu en tant qu'il est compris comme étant, c'est-à-dire la liberté en tant qu'elle se soumet à une loi ; 3° l'absolu en tant qu'il est compris comme devenant, c'est-à-dire comme existant. Ce n'est pas le moment de développer ici ces formules: nous les retrouverons dans la suite. L'idée de Lagneau, c’est que dans l'acte moral nous saisissons l'absolu de la pensée et l'absolu de l'être. Cet acte ne consiste pas seulement à affirmer comme une pure possibilité ce qui doit être, mais à le vouloir, à se l'imposer, à le faire descendre non seulement dans son intelligence, mais dans sa nature. Cet acte implique par suite non seulement l'affirmation que la nature peut être orientée vers le bien, mais qu'elle l'est présentement. Il nous donne immédiatement, sans qu'il soit nécessaire de passer par l'intermédiaire de la croyance en un développement indéfini de la moralité, le rapport de la nature à l'absolu, de l'existence à la perfection. C'est à la même conclusion que l'on aboutit, selon Lagneau, si l'on envisage les rapports de la moralité et du bonheur. Il n'est pas prouvé que la moralité exige une récompense extérieure, et que ce soit là le fondement de la croyance en Dieu. Sans doute la croyance en l'accord de la vertu et du bonheur nous est naturelle, mais que vaut cette croyance, et ne peut-elle pas être corrigée par la réflexion ? Ne conçoit-on pas un esprit chez lequel la raison arriverait à comprendre que c'est concevoir d'une manière imparfaite la justice que de la voir dans une juste proportion de la vertu et du bonheur, du moins du bonheur en tant qu'il ne dépend pas immédiatement de la moralité ? Croire à la valeur absolue de l'acte moral, cela n'implique-t-il pas que la moralité doive se suffire à elle-même, et que le seul bonheur qui ait vraiment son prix est celui qui vient d'elle, qui ne peut manquer d'être là où elle est ? " Est-ce que, disait-il encore, la vraie perfection n'est pas celle qui trouve son bonheur dans la vertu à force de ne le lui pas demander et de compter pour rien tout le bonheur qui ne vient pas d’elle ? » Au lieu d'établir l’existence de Dieu sur une possibilité que notre nature réclame, mais que la raison ne garantit pas, pourquoi Kant ne s'est-il pas appliqué, comme il avait commencé de le faire, à réfléchir sur l'union certaine de la moralité et de la satisfaction qui l'accompagne ? Il déclare que le problème dernier et insoluble de la morale est d'expliquer comment il se fait que nous puissions trouver un intérêt sensible à l'obéissance à la loi morale. Mais cette explication, il semble qu'elle ne soit pas si loin de lui qu'il le suppose. L'existence du contentement moral prouve que la nature n'est pas étrangère à la moralité, qu'elle résulte comme la moralité même de l'action de l'absolu ; c'est-à-dire que Dieu n'est pas seulement l'absolu, supérieur à l'être même, et méritant d'être, mais qu'il a une réalité. Enfin, si la preuve kantienne n'est pas fondée sur la réflexion seule, s'il y entre des éléments étrangers à la réflexion, il semble d'autre part à Lagneau qu'elle n’est pas non plus inspirée de la véritable philosophie du christianisme ; en tout cas ce n'est pas de toutes les formes du christianisme. Il semble bien que les catholiques placent l'avenir ouvert aux âmes, non dans un progrès indéfini de la moralité, mais dans un état définitif auquel toutes les âmes sont appelées, et qui sera pour les unes un état éternellement heureux, pour les autres un état éternellement malheureux, et pour d'autres enfin, un état intermédiaire, le Purgatoire, qui est seul un lieu de passage. Et c’est plutôt, à ce qu'il semble, comme récompense ou punition que comme épreuve pour la moralité qu'est présentée l'autre vie, dans le dogme chrétien. Or Kant l'envisage au contraire sous les deux rapports, et l'on peut se demander si les deux choses que Kant associe s'accordent véritablement. «Si Kant, dit Lagneau, ne présente pas au terme de l'évolution de l'humanité, un état absolument définitif (le paradis de la religion), on ne voit pas comment il peut parler d'un accord parfait de la vertu et du bonheur, accord qui suivant lui serait le fondement de la croyance en l'existence de Dieu. Or, le bonheur, s'il pouvait être réalisé, anéantirait la moralité. Être parfaitement heureux, ce serait échapper à la nécessité de la lutte, mais là où il n’y a plus lutte, il n’y a plus moralité. Il semble donc bien qu'il faille choisir entre les deux choses que Kant a associées. » D'autre part, si cette évolution est indéfinie et que le bonheur s'ajoute à la moralité dans la proportion du mérite, il n'en résulte pas moins, nous semble-t-il, qu'à mesure que nous deviendrons plus heureux, nous deviendrons moins capables de désintéressement ; en recevant son prix du dehors la vertu ne se corrompt-elle pas par cela seul ? La conclusion positive que Lagneau tire de cette discussion de la preuve kantienne de l'existence de Dieu, c’est qu'il est possible de lui donner une portée plus directe, c'est qu’on peut atteindre Dieu directement, dans l'acte moral, sans passer par des intermédiaires, c'est-à-dire, non comme un principe extérieur ayant organisé la nature en vue de l'accord de la vertu et du bonheur, mais comme le principe immanent du bien que nous accomplissons dans l'acte moral, et qui s’accorde avec la nature puisque cette nature est son œuvre.

IV

Lagneau donne de préférence à la preuve qu'il substitue à la preuve kantienne le nom de preuve réflexive. Cette preuve reste bien, sans doute, comme l'a jugé Kant, une preuve morale, en ce sens qu'elle est fondée sur l'acte moral, c'est-à-dire sur l'affirmation du devoir ; mais comme, selon Lagneau, un tel acte, c'est-à-dire une affirmation de valeur se trouve impliquée au fond de tout jugement quel qu'il soit, des jugements de faits comme celui-ci : « la neige est blanche », aussi bien que des jugements moraux proprement dits affirmant que quelque chose doit être, la preuve de l'existence de Dieu est liée à toute réflexion de la pensée sur elle-même, à tout effort de la pensée pour se comprendre et se justifier. De plus c'est une preuve métaphysique, en ce sens qu'elle ne peut convaincre notre esprit qu'à la condition qu'il dépasse la réalité donnée, c'est-à-dire l'existence, et la réalité intelligible ou vérité ; elle ne s'impose pas à nous ; elle est posée par une libre affirmation en chacun de nous, affirmation non arbitraire cependant, car la pensée se rend compte que si elle ne posait pas la réalité de Dieu, elle ne pourrait rien affirmer ; l'impossibilité où elle est de se suicider servant donc, en quelque sorte, de garantie à cette preuve. Elle nous apparaît par suite comme plus rigoureuse et plus directe que celle de saint Anselme et que la preuve kantienne. Saint Anselme prétendait prouver aux athées que par cela même qu'ils nient Dieu, ils l'affirment, puisqu'ils en ont l'idée et que l'idée de l’être parfait entraîne son existence. Mais est-il vrai que nous ayons l'idée de Dieu, et ce mot est-il autre chose qu’un flatus vocis, et s'il a un contenu, n'est-il pas fondé sur la perception du donné, c'est-à-dire du relatif ? Kant fonde sa preuve sur le devoir ; mais le lien qui rattache Dieu à cette affirmation n'est pas tellement étroit, comme nous l'avons vu, dans sa preuve, qu'on ne puisse concevoir l'un sans l'autre. D'autre part, ne peut-on faire la critique de l'idée du devoir, et ne voir en elle qu'un simple produit de la conscience sociale ? Il y a pour Kant tout un ordre de vérités, indépendant de la volonté ; la négation du devoir n'a pas pour conséquence la négation de la science ; on peut donc supposer que la notion de devoir n'est pas primitive et qu'elle dérive des nécessités de la vie en société ; sa valeur dans ce cas ne serait que relative, et elle ne pourrait servir de base à une preuve de l'existence de Dieu. Pour Lagneau, cette preuve se rattache directement au cogito ; il prétend qu'au fond de tout acte de pensée, est enveloppée non seulement l'affirmation subjective de Dieu, mais sa réalité, quoiqu'elle n'apparaisse pas avec la même clarté dans tous, et qu'elle ne soit nulle part aussi évidente que dans l'acte moral. La preuve réflexive ne se fonde pas sur quelque affirmation singulière et contestable de la pensée, mais sur l'affirmation la plus humble de son existence. Elle se ramène au fond à la conscience claire et distincte de l'impossibilité de prouver Dieu comme quelque chose d’existant ou d'intelligible, jointe à la nécessité d'affirmer, pour expliquer tout le reste et soi, sa réalité. On ne peut affirmer de Dieu ni l'existence ni l’être ; mais l'existence et l'être n'’épuisent pas toute la réalité ; bien plus, le mode de réalité qu’ils ont ne peut leur être conféré que par la réalité absolue qui les dépasse et qui est Dieu. Lagneau commence donc par établir ce que la preuve de l'existence de Dieu n'est pas et ne peut pas être. Kant avait entrepris de le faire dans la Dialectique de la raison pure. Il a bien montré qu'on ne peut déduire l'existence de Dieu de son essence ; mais il n'a pas tiré de sa critique toutes ses conséquences, notamment, qu'une démonstration de l'existence de Dieu n'a en réalité aucun sens. Il laisse supposer que l’idéal de la connaissance de Dieu serait de le percevoir comme existant. Il nous ôte l'espoir, mais non le désir de l'atteindre. Il faut se convaincre que Dieu ne peut pas exister, au sens que l'on donne habituellement à ce mot. Qu’est-ce que lexistence ? Ce n'est pas simplement ce dont nous avons l'idée, mais ce qui est objet de perception, c'est-à-dire ce que nous sommes déterminés accidentellement à affirmer par un ensemble de sensations actuelles. Nous disons aussi que la vérité existe ; mais le mot existence a ici un autre sens. Quand il s'agit d'une vérité l'existence signifie lêtre, et être signifie être l'objet d'une affirmation universelle et nécessaire, qui porte sa justification en elle-même ; en d'autres termes, c'est être intelligible. Quand je dis « L'homme est un animal », cela signifie qu'il y a quelque chose qui a une réalité supérieure à l'animal en question, à savoir qu'il est vrai que l'homme est un animal, que c'est là une affirmation qui s'impose universellement et nécessairement à toute pensée. « Exister, c'est donc être supposé intelligible et être perçu ; être, c'est être entendu, saisi comme intelligible et en même temps supposé susceptible d'être perçu », car une vérité qui serait purement abstraite, c'est-à-dire sans rapport avec ce qui existe, ne mériterait pas ce nom ; on ne peut pas concevoir, par exemple, de vérité mathématique, en dehors de toute application au concret. Peut-on dire maintenant, et doit-on chercher à établir que Dieu existe en l'un de ces deux sens ? Non. Affirmer l'existence, c'est affirmer quelque chose qui n'est pas entièrement contenue dans son idée, et que nous saisissons, non parce que nous le comprenons, mais parce que nous en sommes affectés, parce que nous le sentons. Nous n'en possédons pas et n'en pourrions jamais trouver en remontant aux causes, qui en ont déterminé l'apparition, la raison suffisante. Si donc Dieu existait, à vrai dire il ne serait pas, puisqu'il ne pourrait être objet de pensée, l'objet de la pensée étant le nécessaire. Mais on ne peut pas dire non plus que Dieu est. La pensée ne peut pas plus se contenter de l'affirmation du nécessaire que de celle de l'existence. D'abord la vérité ne se suffit pas à elle-même, mais ne s'entend que relativement à l'existence sensible ; comme l'existence sensible n'est pas un objet suffisant de pensée, il s'ensuit que l'être n'en est pas un non plus. De plus la pensée ne peut pas s'élever jusqu’à l'absolument nécessaire. C'est là une expression contradictoire. De deux choses l'une, en effet  : ou bien la pensée n'existe plus en face de la nécessité absolue, mais dans ce cas, rien n'étant plus affirmé, rien n'est nécessaire ; ou bien, elle subsiste en face de ce qu'elle affirme nécessaire, mais alors il reste deux termes en présence et qui s'opposent dans une certaine mesure, et on ne peut plus parler de nécessité absolue. « Quelque nécessaire qu'apparaisse à la pensée une vérité, elle ne pourra jamais lui apparaître absolument nécessaire, car si elle pense, elle pourra toujours se demander pourquoi il faut que la nécessité en question soit reconnue par elle comme absolue, et par le fait qu'elle se demande cela cette nécessité cessera d’être absolue. » C’est par le même argument que Lagneau combat le déterminisme, et on trouve aussi un argument analogue chez Maine de Biran qui ne s’est pas borné, comme on le croit d'ordinaire, à poser la liberté du moi comme un fait, mais qui l'a considérée en même temps comme une vérité de réflexion. Pour Maine de Biran, rien n'existe que pour une pensée qui existe pour elle-même, et qui s'oppose par cela même à ce dont elle affirme l'existence, comme la liberté à la nécessité. La réalité qui appartient à Dieu n'est donc pas plus l'être que l'existence, la nécessité que la contingence ; ce ne peut pas être davantage et pour la même raison l'existence et l'être réunis. Ce qui explique au contraire le besoin qu’a notre esprit de s'élever jusqu'à Dieu, c'est l’impossibilité pour lui de se satisfaire dans l'affirmation de l'existence sensible et de l'être. Il cherche la garantie de l'existence sensible dans l'être, c'est-à-dire dans la nécessité, mais outre qu'il ne la trouve jamais complètement, il n'est jamais rivé à l'affirmation du nécessaire. Quand nous affirmons une vérité, c'est-à-dire la nécessité de quelque chose, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si une telle affirmation est bien légitime. Descartes l'avait bien compris, et c'est pour résoudre cette difficulté qu'il tente de démontrer l'existence de Dieu ; mais n'est-il pas aussi impossible à la pensée de démontrer l'existence de Dieu que de tout autre être ? Au fond de cette affirmation de l'existence et de l'être, et ces deux affirmations sont elles-mêmes inséparables l'une de l'autre quoique inégalement explicites, selon les cas, est impliquée une troisième affirmation, celle de la valeur de l’acte par lequel nous affirmons l'être nécessaire de telle ou telle chose qui nous frappe, c'est-à-dire l'affirmation que notre pensée ne se trompe pas dans cette affirmation particulière ; qu'ici, comme dans tous les cas analogues, elle applique légitimement les formes qui la constituent, en tant que pensée, à une matière donnée, en un mot, que ces formes auxquelles l'acte de la connaissance a pour fonction de réduire les données sensibles, ont une valeur absolue. « La preuve que Descartes cherche à établir de l'existence de Dieu pour fonder la certitude de la valeur de la connaissance humaine, qu'est-ce autre chose qu'un effort de la raison pour justifier la nature de la pensée, de même que pour l'amener à se convaincre elle-même que quand elle fait œuvre de pensée (c'est-à-dire de réduire les données sensibles à la nécessité), à se convaincre qu'alors elle est dans le sens de la réalité ? » « La réalité absolue que nous cherchons, ce n'est donc ni l'existence, ni l'être, c'est la valeur ; ce qu'il y a de vrai dans une connaissance particulière expérimentale, ce qui en elle exprime la réalité, ce n'est pas le fait qu'elle est intelligible, encore bien moins le fait qu'elle répond à une sensation, c'est que la pensée a bien usé d'elle-même en interprétant ce qui l'a affectée ; c’est aussi et surtout que cet acte par lequel la pensée cherche à réduire les choses à elle-même, à la nécessité, a par lui-même une valeur absolue, valeur que la pensée peut comprendre. » « Mais que signifie cette valeur ? Qu'est-ce que cette réalité des choses ou des pensées que nous appelons leur valeur ? C'est une réalité que nous ne serons jamais déterminés à affirmer par le simple fait de notre nature sensible. Ainsi pourquoi considérons-nous un acte de dévouement comme ayant une réalité supérieure à celle que possède un acte d'égoïsme ? En quoi consiste cette réalité supérieure ? L'acte d'égoïsme existe ; il est tombé sous les sens ; cette réalité, il la possède au même titre que l'acte de dévouement ; l'un et l'autre sont dans la nature. Il y a encore une autre réalité qu'ils possèdent tous deux, c'est qu'ils sont intelligibles, comportent une explication, et l'idéal de la connaissance de ces actes, c'est de montrer qu'ils sont arrivés nécessairement. Cette réalité supérieure de l'un d'eux ne consiste donc pas dans la réalité intelligible ; elle consiste en ce que cet acte soutient avec la liberté un certain rapport que l'autre ne soutient pas ; elle consiste dans une réalité qu'il ne possède que parce que la liberté la lui attache ; l'acte de dévouement vaut, l'acte de l'égoïsme ne vaut pas. Valoir c'est être réel par la liberté. Si on pouvait prouver absolument la nécessité de l'acte de dévouement, en tant qu'acte de dévouement, il ne serait plus rien ; toute sa valeur consiste dans quelque chose qui lui est ajoutée par la liberté seule et qu'il n'aurait pas en tant qu'acte purement intelligible, ni non plus, bien entendu, en tant qu'acte purement sensible. Il y a donc un ordre supérieur de réalité qui ne consiste ni à exister ni à être. Car exister, c'est pouvoir ne pas être, et être c'est être nécessaire, et cela non plus n'est pas être véritablement. A tous les degrés de la pensée, la valeur est vraiment la réalité que la pensée affirme. » Quand j’affirme l'existence de quelque chose, comme de ce cahier, par exemple, ce que j’affirme, ce n’est pas simplement les affections qu'il me donne, ou l'existence dans un objet déterminé du pouvoir de produire ces affections, ce n'est pas simplement, en d'autres termes, un fait, sensible ou intelligible, c’est aussi et surtout qu'en percevant ce cahier comme je le perçois, je le perçois comme je dois le percevoir, c'est-à-dire selon le vrai rapport de la chose à la pensée dans son premier principe qui est la liberté. Ce qui dans une pensée quelconque est affirmé comme réel, c'est la convenance de ma nature pensante, c'est-à-dire des formes de ma pensée, à ce que je pense actuellement, ce qui implique que le sujet et l'objet de mon jugement sont ce qu'ils doivent être et dérivent l'un et l'autre de la liberté. C'est donc à tort que Kant a admis une certitude expérimentale indépendante de toute affirmation morale : « Il n'y a pas en nous deux raisons. Il n'y a pas une façon de chercher ce que sont les choses et une façon de chercher ce que nous devons être. Chercher ce que les choses sont, c'est savoir si la nécessité dans laquelle on les résout est la vérité de ces choses, c'est-à-dire si la nécessité à laquelle cède la pensée vient d'elle, ou si elle résulte de ce qu'il y a en elle d'absolu, si elle découle de la liberté. » En présence d'un fait sensible, deux affirmations sont possibles, entre lesquelles il faut choisir : " Ou bien il n'y a rien ", car c'est en vain que je cherche la raison de ce fait dans un autre, et ainsi de suite ; elle me fuit à l'infini ; je puis en postuler la nécessité, non la découvrir ; et cette nécessité qui m'échappe en dehors de moi, je ne l'atteins pas davantage en moi, je puis toujours lui demander ses titres ; je puis donc conclure : tout est illusion et vanité, il n’y a rien. Si je conclus au contraire qu'il y a quelque chose, c'est que je veux qu’il y ait quelque chose. L'être ne peut jamais être saisi par le dehors, subi, soit par la voie du sens, soit par celle de l’intuition. Si quelque chose est, c'est que la pensée veut que cela soit. Mais pourquoi le veut-elle ? Il faut que la source de tout être soit dans cet acte par lequel la pensée établit qu'il doit y avoir quelque chose ; autrement dit, la source du jugement ne peut être dans l'entendement, forme de la nécessité, mais dans le pouvoir d'affirmer ce qui doit être. Tel est donc le premier résultat de l'analyse que Lagneau a entreprise, d'un fait quelconque de connaissance ; au fond de l'affirmation de l'existence, et de l'être est impliquée une affirmation de valeur ; et ce qui constitue la valeur, c'est la liberté. Mais arrivée à ce point, il semble que la réflexion se heurte à une difficulté invincible. Avant d'affirmer ce qui doit être, il faut bien que la liberté soit quelque chose, et ne sommes-nous pas dès lors conduits à affirmer une existence antérieure à cette réalité éminente qui constitue la valeur ?

V

Non ; ce que l'on affirme, c'est uniquement « qu'au moment même où la liberté pose ce qui doit être, elle se conçoit comme étant ; mais cet être qu'elle possède n'est pas antérieur à l'acte par lequel elle pose ce qui doit être. Le temps n'a rien à faire ici. Non est locus. De ce que nous ne pouvons pas considérer ce pur acte de liberté à moins de lui attribuer l'existence, c'est-à-dire de le considérer comme étant quelque chose, il ne s'ensuit pas que cette existence ou cet être lui soit antérieur. Logiquement, en effet, c'est l'acte qui est antérieur à sa forme, c'est-à-dire à son être et à son objet, c'est-à-dire à sa nature. » Or qu'est-ce que cet acte de l'esprit, qui confère à toute chose sa réalité, en lui attribuant une valeur, sinon Dieu ? Dieu c'est la valeur. Et comme l'acte, par lequel Dieu se pose, consiste à poser que ce qui est véritablement, que le réel est ce qui résulte de l'action créatrice de la liberté, on peut dire encore, que Dieu c'est l'identité de l'idéal et du réel. En nous l'idéal et le réel s'opposent, quoique cette opposition soit, comme nous le verrons, plus apparente au fond que réelle. (Que pourrait être en effet notre idéal sinon la vérité de notre nature ? et que pourrions-nous espérer devenir sinon ce que nous sommes déjà en quelque façon ?) Pour devenir ce que nous devons être, il faut : 1° que nous soyons primitivement quelque chose ; 2° que dans notre nature subie nous concevions ce qu'elle est réellement, sa vérité ; enfin 3° que cette vérité, nous voulions la réaliser. Nous pouvons distinguer dans un acte : 1° la matière de cet acte, c'est-à-dire notre nature donnée ; 2° sa forme ou sa loi véritable, et enfin 3° l'action qui réalise dans notre être apparent notre être vrai. L'idéal et le réel subsistent donc bien en face l'un de l'autre, en chacun de nous et n'arrivent jamais à s'identifier parfaitement. En Dieu ces deux termes se confondent ; Dieu est l'identité de l'idéal et du réel ou, plus exactement, l'identité de la matière de l'acte pur, de la forme, et de l'action elle-même. Ces trois termes que notre entendement distingue sont profondément unis en Dieu et constituent par leur union son incompréhensible nature. On ne peut admettre l'antériorité de l'action sur la forme et de celle-ci sur la matière. Si on pose l'action avant la loi, on se demandera ce qu'elle était avant qu'elle se fùt constituée elle-même et eût ainsi constitué sa loi. On se demandera pourquoi elle s'est constituée ainsi, et non autrement. En posant au commencement l'action, nous la concevons comme réelle, donc comme ayant une loi ; mais cette loi à son tour que serait-elle si elle ne liait pas une nature ? que serait cette forme sans une matière ? L'idée de la forme n'est pas subordonnée à la perception sensible ou à l'expérience ; elle exprime une loi immanente à l'acte primitif de la liberté ; mais d'autre part comment concevoir une loi, c'est-à-dire un lien, si l'on n'admet pas quelque chose de lié ? Par conséquent, ou bien la liberté à la conception de laquelle la réflexion nous a conduit n'était rien, ou bien si c'était quelque chose c'est que tout ce qu'il s’agit d'expliquer par elle, existait déjà en elle. « Voilà donc les deux raisonnements parallèles et contraires auxquels nous avons été conduits. D'une part, il faut, avons-nous dit, pour que quelque chose soit, qu'il existe préalablement une vérité de cette chose, une loi du vrai ; il faut encore qu'au-dessus de cette loi dont l'application doit constituer la vérité, il existe une pure action qui la pose et qui pose aussi par elle la matière à laquelle elle s'applique. D'autre part, cette pure action ne se conçoit pas sans une loi, une forme qui ait son être et qui à son tour suppose une nature, c'est-à-dire que ces trois termes apparaissent dans un ordre inverse en ce raisonnement, comme conditions l'un de l'autre. » Telle est la démarche nécessaire d'une pensée qui veut s'expliquer à elle-même. La liberté nous apparaît comme soumise à des conditions : ce qui est contradictoire. Mais au-dessus de l'acte de l'entendement qui a pour objet de déterminer des relations nécessaires et dont la fonction essentielle par suite est de distinguer, de séparer, pour réunir, il y a place pour l'acte de la pure pensée qui consiste à affirmer l'identité des termes que l'entendement développera ensuite, c'est-à-dire de la Liberté, ou pure action, de la forme ou loi, de la matière ou nature. Si ces trois termes étaient réellement distincts et extérieurs les uns aux autres, leur rapprochement serait toujours contingent, et ne pourrait engendrer la vérité. Il n'y aurait pas non plus de vérité, si on devait la concevoir comme résultant d'une production pure et simple par l'action absolue, d'une forme ou loi et d’une matière ou nature. Dans le premier cas, tout serait réel, dans le deuxième, tout serait idéal. Or dire que quelque chose est vrai, c'est dire que cela est nécessaire, et aussi, par conséquent, ne saurait se réduire entièrement à l’absolu. Il faut donc admettre que ces trois termes, condition réciproque l'un de l'autre, sont au fond identiques, c'est-à-dire que leur distinction n'a de sens que par rapport à l'entendement. Mais cette identité est incompréhensible. L'acte le plus élevé de la pensée consiste donc en définitive à comprendre la nécessité de poser l'incompréhensible. « Incompréhensible que Dieu soit, incompréhensible qu'il ne soit pas », disait Pascal. Lagneau pense de même que la réalité de Dieu nous est incompréhensible, mais qu'il est incompréhensible, si toutefois l'on admet une vérité quelconque, que l'incompréhensible ne soit pas. Considérons un jugement de fait, comme « La neige est blanche ». Dire que cette proposition est vraie, c'est par cela même dire qu'elle est vraie pour tous les esprits, c'est-à-dire qu'elle exprime sous une forme particulière leur unité, unité de leur sensibilité, unité de leur entendement, accord de la sensibilité et de l'entendement, ce qui implique leur participation au même principe et l'identité profonde de la matière du jugement, donnée par la sensibilité, de la forme que lui impose l'entendement et de l’action qui applique la forme à la matière. Il en est de même des jugements de valeur, c'est-à-dire exprimant une vérité d’ordre idéal. L'homme qui affirme le devoir, affirme implicitement qu'en se déterminant par l'idée de la loi de la liberté, il se détermine conformément à la vérité absolue ; il affirme que cette loi vaut pour tous les esprits, ce qui suppose non seulement l'identité de tous les esprits, en tant qu'esprits, c'est-à-dire que raisonnables, mais des différents éléments de leur être. La loi de la liberté doit donc être aussi la loi de la nature, sans cela, elle ne serait pas vraie absolument. Le devoir implique bien une opposition entre la nature donnée et l'idéal, mais une opposition purement phénoménale. Si cette opposition se rapportait à l'être en soi, le devoir ne se comprendrait plus. Si l'idéal n'était pas la vérité même du réel, sa loi ne serait pas une loi absolue. Le postulat fondamental de toute loi, c'est qu'elle n'est qu'une partie de la loi universelle qui exprime toute vérité. Il n'y aurait pas de vérité de la nature, si elle ne se confondait avec celle de la liberté. Le devoir n'est pas notre vraie loi, s’il ne rétablit pas la vérité de notre nature, en s'élevant au-dessus d'elle. Il ne peut se réaliser que s'il y a dans notre nature une aptitude à le sentir et à le réaliser, un penchant pour la vie morale. Pour qu’un pareil penchant puisse s'éveiller en nous, il faut qu'en agissant sous l'idée de la loi de la liberté nous agissions selon notre vraie nature, en d'autres termes, que nature et liberté découlent de la même source. « Dire que quelque chose doit être, cela implique qu'il y a une vérité absolue de ce qui est, et que c'est sur cette vérité absolue qu'est fondée la vérité de ce qui doit être, ou plutôt, car il est impossible que la vérité de ce qui doit être soit fondée sur la vérité de ce qui est, il faut affirmer implicitement que ces deux choses se confondent ; si elles pouvaient être parfaitement entendues, elles se confondraient. » Que sommes-nous, en réalité ? L'individualité n'est en nous que l'apparence, le phénomène. En affirmant la vérité de notre existence, nous affirmons qu'il y a un être universel duquel nous dépendons, et par cette affirmation même, nous proclamons l'erreur de l'égoïste qui rapporte tout à lui, qui se fait le centre de l'univers. Nous ne pouvons être véritablement que si nous ne sommes qu'apparences, comme individus, et si notre vraie réalité consiste dans ce qu’il y a en nous d’universel et qui se retrouve dans tous les autres. Envisageons l'idée que se font de l'homme le savant et le psychologue. La science ne nous permet pas de conclure à notre individualité ; elle fait de notre indiyidu la résultante de lois universelles, indépendantes de nous, la manifestation éphémère d'une réalité éternelle. Il n'y a donc pas d'opposition entre notre vraie nature, telle que la science la détermine, et la loi morale. Celle-ci, en nous commandant de ne pas vivre pour nous, mais pour autrui, pour ce qu'il y a en nous d'universel, nous parle le même langage que la science. La fin où elle tend est de même nature que la source d'où nous venons. On oppose à tort les lois physiques et la loi morale, en disant que celles-là sont réelles, tandis que celle-ci est idéale. Il n'y a pas de loi qui puisse être constatée, prouvée, d’une façon rigoureuse. Toute loi est idéale. Qui dit loi, du reste, dit rapport ; qui dit rapport, dit termes unis ; ces termes, ce sont les êtres, en particulier nos semblables. Or rien ne nous force d'admettre leur existence, nous ne pouvons pas la prouver : c'est par un acte de liberté que nous la posons. L'acte par lequel nous affirmons l'existence du monde extérieur est de même nature que l'acte moral. Il n'y a donc pas entre les lois physiques et la loi morale cette opposition qu'une philosophie superficielle veut y voir. Si au lieu d’envisager l'homme du dehors, du point de vue de la science, nous l'envisageons tel qu'il se manifeste à lui-même, là aussi, nous constaterons que sa vraie réalité réside dans l'être universel. L'homme, comme tout ce qui vit, est essentiellement désir. « Le désir, c'est le désir d’une certaine fin qui nécessairement n'est rien que si elle est conçue, et qui en même temps ne peut être conçue que comme réelle, c’est-à-dire comme déjà impliquée dans ce que nous sommes actuellement. L'affirmation de la vérité de notre nature suppose l'affirmation d’une réalité universelle ; mais cette affirmation n'est possible, disons-nous, qu'à la condition d'être préformée dans notre nature. Nous ne poursuivrions pas l'être universel duquel nous dépendons, si nous ne le possédions d'avance, attachés à lui par cet amour obscur qui est au fond du désir, et qui est Dieu en nous. Nous n'existons, à chaque instant, que par l'action qui développe du présent l'avenir par le désir, mais le désir suppose, implique au fond de lui-même l'amour. Ainsi la vie morale ne peut se réaliser dans un être que sous la condition qu'au fond de la nature l'esprit soit déjà déposé, c'est-à-dire que ce soit par l'action de l'esprit que cette nature se développe. La vie morale ne se comprend que dans l'hypothèse que la nature, la loi morale et la liberté même ne font qu'un : ce qui suppose en particulier que la loi unique par laquelle la liberté se réalise n'est autre chose au fond que la loi absolue de la nature qui dans son fond est liberté. » Ainsi la réalité absolue de qui tout dépend, et qui ne dépend de rien, peut en un sens être définie par la liberté ; mais la définir ainsi c'est encore se placer au point de vue de l'entendement qui réclame une cause absolue de ce qui est ; or l’entendement ne saurait par ses seules forces atteindre l'absolu. Il nous est impossible de déduire de la liberté, la nécessité et la nature, c'est-à-dire la forme et la matière de tout jugement. Nous sommes obligés d'en admettre l'union, l'identité, mais sans la comprendre. Liberté et nécessité sont des aspects sous lesquels apparaît à l'entendement la pure action qui constitue Dieu ; mais il est impossible de relier ces trois termes logiquement. Nous ne pouvons pas comprendre Dieu, et nous n'en aurions pas l'idée s'il n'était pas implicitement donné dans cette nature qui est pour nous l'occasion de la conception que nous nous en sommes formée ; toute vie, toute certitude, toute vertu consiste dans l'effort par lequel tendent à s'unir les trois termes que l'analyse réflexive découvre au fond du jugement : l'objet absolu de la pensée, sa forme, sa pure action ; de telle sorte que Dieu c'est proprement l'action incompréhensible qui crée les conditions de la pensée et de la nature. Mais cette action ne crée pas seulement la possibilité de la vie universelle, elle en constitue la réalité même ; et la véritable preuve de l'existence de Dieu, pour Lagneau, réside précisément dans le sentiment de notre participation à la vie divine, ou plus exactement de l'acte par lequel Dieu s'atteint en nous : et cet acte, c'est, sans doute, l'acte par lequel nous posons une pensée quelconque comme vraie, mais, dans sa pureté la plus parfaite, c'est l'acte moral.

VI

Si nous ne pouvons saisir Dieu, directement, le regarder face à face, selon la parole de Moïse, nous pouvons du moins le connaître, selon une autre parole célèbre, « veluti in speculo » ; et peut-être que les deux idées par lesquelles il est le plus raisonnable d'exprimer Dieu sont lamour, qui en est l'expression la plus approchée, et lunité, forme abstraite, en quelque sorte, de cette réalité. L'amour est à la fois nécessité et liberté. Celui qui aime véritablement se croit absolument déterminé à l'attachement qu'il éprouve ; il lui semble qu'il ne peut pas ne pas aimer. Mais, d'autre part, l'amour est libre ; il vient du fond même de l'être qui aime. Ce n'est pas aimer que d'aimer malgré soi, c'est-à-dire sans s'approuver d'aimer. L'amour fatal est passionné. L'amour véritable est éminemment raisonnable, au contraire ; sa nécessité n'est pas celle que l'on subit, mais que l'on comprend, que l'on domine par conséquent et qui, loin de rendre esclave, libère. « Celui qui aime véritablement ne se demande pas s'il aime fatalement ou librement, mais son amour, à ses yeux, implique les deux choses ; cet amour, il pense qu'il en a le mérite quoiqu'il ne puisse y résister. » L'idée de l’amour est donc celle par laquelle nous pouvons concevoir de la manière la moins inadéquate, l'acte absolu de l'unité divine, mais c'est une simple approximation de cette réalité ineffable. L'amour pose l'identité de deux êtres, qui sont, antérieurement à cet acte qui les unit, distincts : c'est deux dans un. Comment dès lors concevoir l'amour réalisé en Dieu, qui est un ? On ne peut pas non plus le concevoir réalisé dans la nature, car l'amour entraînant la complète identification du sujet aimant et de l'objet aimé, toute dualité disparaîtrait, c'est-à-dire toute nature. L'amour ne peut donc pas exister, et cependant s'il n'avait pas de réalité, rien ne s'expliquerait. En effet, le fond de tout être vivant est désir ; mais le désir ne saurait être justifié par les objets qu'il poursuit ; il les dépasse indéfiniment. Tout être s'attache à la vie avec une ardeur et une foi que n'explique nullement la courte durée qu'il remplit, ni l'étroite étendue où il s'agite : c'est qu’au fond ce qui meut ces êtres dans l'absolu, c'est l'amour. Chaque être s'attache non à son être, mais à l'être ; et ce qui rend compte absolument de l'effort par lequel il tend à persévérer dans son être en s’attachant à d'autres objets, c'est que l'être de ces objets et le sien ne font qu'un, et qu'au fond en chaque être, c’est l'Être même qui s'aime d'un amour éternel. Ainsi l'amour est bien la réalité que suppose tout ce qui existe, et pourtant nous ne pouvons le concevoir réalisé ni dans la nature qu'il inspire et qu'il meut, ni en Dieu d'où il émane. Nous ne pouvons le concevoir sans être obligé de le développer dans une nature. « De sorte que l'amour comme toutes les formes sous lesquelles on conçoit l'absolu sont comme la fluxion, l'écoulement de l'absolu dans le réel, comme la limite de l'absolu et de l'être, n'existent qu'à cette limite instable et purement idéale où nous concevons que l'absolu commence à être. » Quand nous disons que Dieu s'aime d’un amour éternel, nous impliquons qu'il s'aime sous la condition d'une nature différente de la sienne. « C'est là d'ailleurs une vérité d'expérience. L'amour ne peut que revenir à sa source ; aimer c'est en définitive s'aimer, si c'est aimer en pleine justification ; mais en même temps que l'amour ne peut avoir pour objet que son propre sujet, il ne peut exister non plus que sous la condition d'une opposition entre le sujet auquel il s'adresse et le sujet apparent d'où il part. C'est-à-dire que par le fait seul que l'amour existe, se trouve posée la multiplicité au sein de l'unité. Dieu ne peut s'aimer que dans d'autres êtres que lui. L'amour va donc à l'unité et la constitue, mais sous la condition de la diversité. C'est-à-dire que l'amour que Dieu se porte à lui-même ne peut s'exprimer et par suite être que sous la condition de la création absolue de natures dont il est l'être ou plutôt la vraie réalité, et que Dieu ne peut s'aimer qu’en créant... A chaque instant, la création résulte de l'impossibilité même où est Dieu de se satisfaire de rien de ce qu'il a créé. La création ne peut valoir que par la négation même d’une valeur absolue qu'elle aurait. Ce n'est en somme que par l'attachement anticipé de l'être réel à une réalité qu'il sent comme son fond absolu et qui n'est rien qu'en vertu de l'action même par laquelle elle est poursuivie, que l'univers à chaque instant devient. Le développement de la vie, la création perpétuellement renouvelée n'est autre chose que le perpétuel sacrifice de la réalité présente, que l'acte absolu par lequel Dieu meurt en quelque sorte à lui-même dans l’affirmation d'une réalité qui ne saurait jamais être donnée tout entière, et sans laquelle pourtant rien ne deviendrait ni serait. Amour et sacrifice paraissent être les deux aspects les plus profonds de l’acte divin. » La véritable preuve de l'existence de Dieu, pour Lagneau, c'est donc l'acte par lequel Dieu se constitue en chacun de nous ; c'est, d'après ce que nous venons de voir, l'acte par lequel notre nature sacrifie ce qu'il y a en elle de contingent à sa réalité vraie, c'est-à-dire, universelle, et cherche à s'identifier avec l'être universel ; le sacrifice est l'acte dans lequel se consomme en chacun de nous l'acte divin. Cet acte peut être envisagé sous un autre aspect. Cette position de l'identité de l'un et du multiple engendre la forme abstraite de la nécessité, c'est-à-dire la raison. La raison, pas plus que l'amour, ne peut être réalisée en nous ; ce qui existe véritablement, la fonction, qui gravite vers la raison, sans pouvoir la réaliser, c’est l'intelligence, faculté de connaître, et la volonté, faculté d'agir. Connaître, c'est affirmer implicitement l'identité -de ce qu'on connaît et de la forme de nécessité qu'on y applique en le connaissant, c'est ne voir dans le particulier que l'effet de l’universel. C'est dès lors envisager toute chose au double point de vue du mécanisme et de la finalité. D'une part, en effet, chaque chose est le résultat des actions combinées de toutes les parties de l'univers, l'effet du déterminisme universel ; mais, si l'on s'en tenait à ce point de vue, la réalité des natures multiples qui constituent l'univers s'évanouirait ; il faut que chaque chose ait sa réalité ; cette réalité est bien encore l'universel ; mais dans ce cas, au lieu de faire du dehors la réalité de l'individu, il la fait intérieurement. L'individu existe par l'action intérieure de l'idée de l'universel, et du désir qu'elle lui inspire, c'est-à-dire que la condition de la possibilité d'expliquer le monde en réduisant chaque élément au tout par la loi abstraite du mécanisme, c'est que cette loi abstraite ne soit que le symbole de l'omniprésence du tout, dans chaque être particulier. La connaissance suppose ainsi que chaque être est, dans son fond désir, c'est-à-dire n’existe que par son mouvement vers une fin posée en lui par l'idée de l'être, ou l'idée de l'universel ; (le désir en tant qu'il prend conscience de lui-même dans l'universalité de sa fin, étant la volonté.) L'intelligence et la volonté apparaissent ainsi comme l'expression symbolique de la raison. L'action de chaque être est un effort pour réaliser de mieux en mieux en lui, en en prenant de plus en plus conscience, l'universel, pour s'incorporer en quelque sorte la réalité universelle. Chaque être tend, autant qu'il est en lui, autant que le permet l'enchaînement des causes qui le déterminent, à réaliser en lui l'unité de l’être. Tel est le fondement, dans l'absolu, de la connaissance et de l’action. Mais, en fait, notre intelligence n'arrive jamais à donner d'une chose quelconque une explication mécanique complète : elle affirme sous l'action de cette pensée absolue qui lui est immanente, beaucoup plus qu'elle n'est en mesure de prouver. D'autre part, si nous considérons le dedans des êtres, quoique la fin, à laquelle ils tendent, soit bien universelle, néanmoins par le fait même que dans chaque être l'intelligence est nécessairement en devenir comme le reste, c'est-à-dire que la conscience de la fin réellement poursuivie n'est pas donnée, il en résulte qu'ils poursuivent l'universel sans le connaître, sans s'en douter, et en définitive ne tendent qu'à se réaliser eux-mêmes, si bien que, s'il est vrai que le principe de la nature, c'est la tendance à réaliser l'être universel, cela n'est vrai que dans l'absolu. En fait les êtres particuliers ne réalisent jamais complètement en eux l'identité du particulier et de l'universel. La réalité ne répond jamais en eux à ce que notre intelligence exige, c'est-à-dire à une double détermination, par le mécanisme universel, et par l'action intérieure que l'idée de l'universel exerce sur eux. Il y a cependant un cas où cette identité se réalise, et où par suite se produit en nous la certitude de l'existence de Dieu, inséparable de sa présence et de son action en nous : c'est l'acte moral. Ce qui constitue cet acte, c'est d’une part la pleine conscience que la fin véritable de notre nature est l'être universel, et d'autre part un mouvement de notre nature conforme à cette fin. Agir moralement, c'est vouloir qu'il y ait de l'être, que l'être universel soit ; et cette volonté n'implique pas seulement l'existence d'une nature capable de subir cette action ; car si cette nature lui était radicalement rebelle, qu'est-ce qui nous permettrait d'attribuer à notre action une valeur, et qu'est-ce qui nous prouverait que ce que nous prenons pour le sentiment de la réalité n’est pas une illusion ? Il faut de plus, pour que nous ayons la certitude du contraire, qu'au sacrifice volontaire de nous-même à autrui, de notre plaisir, de notre intérêt personnel au devoir, réponde en nous un sentiment de joie qui atteste que notre volonté en agissant ainsi est bien dans le sens de notre vraie nature. La nature d'elle-même ne s'élèverait pas à ce sentiment ; elle tend à l'universel, par l'expansion la plus grande possible de son individualité. L'appétit tend à l'être par la réalisation des formes les plus complexes de l'individualité ; il tend à absorber tout ce qui lui est inférieur ; il est de nature conquérante. Il faut que l'appétit s'élève jusqu'à la réflexion pour se rendre compte de l'inanité de son effort, et de l'illusion qui l'engendre. Alors la pensée comprend qu'il n’y a de réalisation possible de l'être que par le sacrifice de l'individu, par l'abnégation. La vérité morale, le vrai bien ne réside pas dans le développement harmonieux de toutes les forces, de toutes les énergies de la nature, cela c'est l’idéal spontané mais aveugle des êtres ; elle est uniquement dans la vie raisonnable ; elle consiste à vivre en autrui et pour autrui, à réaliser par l'union des âmes l'unité de Dieu, d'où elles dérivent. Mais pour que cette fin puisse être atteinte, il faut, comme nous l'avons dit, que la nature collabore avec l'intelligence ; il faut que celle-ci libère l'étincelle divine qui lui a donné naissance et qui n'est qu'endormie en elle, non éteinte à jamais. Et c'est précisément ce que manifeste le sentiment de joie qui accompagne l'accomplissement du devoir. « Nous ne pouvons, dit Lagneau, savoir la réalité de Dieu, à un moment donné, qu'à condition de le vouloir, de contribuer à le poser ; mais Dieu ne peut pas résulter d'un acte par lequel, arbitrairement, nous l'aurions voulu ; cet acte suppose que notre nature le comporte ; la preuve de la légitimité de cet acte est donnée par le fait même que cet acte se réalise en nous. Cet acte, par lequel nous posons l'universel comme étant notre vraie réalité, ne serait pas possible sans, en nous, un mouvement de la nature, duquel il résulte. Nous prouvons Dieu, en le réalisant, non que nous le créions ; notre intelligence comprend que pour que, déjà, nous puissions vouloir Dieu, il faut qu'il soit notre fond. Cet acte, contraire à la nature, par lequel l’individu se nie lui-même, n'est possible que si la nature le comporte, c’est-à-dire qu'à la condition qu'il soit déjà vrai que la vraie réalité de l'être particulier est dans l'universel. Nous ne savons que Dieu est qu’en le réalisant, mais nous ne le réaliserions pas si nous ne concevions qu'il est, et non seulement qu'il est, mais qu'il est réalisé dans la nature. » La notion du devoir exprime donc aux yeux de Lagneau, comme en un symbole, la réalité vraie dont l'expression la plus divine est l'amour. C'est parce que nous avons le sentiment de l'unité et de l'identité profonde des êtres, et que notre réalité est dans ce qui nous est commun avec tous, c'est-à-dire dans cette réalité universelle qui tend à se retrouver en chacun d'eux, que nous reconnaissons qu'il y a un devoir. Le sentiment du devoir n'est que la projection dans notre conscience de cette réalité interne dont nous avons la certitude. L'amour est le fondement métaphysique du devoir. Le devoir nous révèle l'amour qui nous révèle Dieu, par la joie qui s'y attache : « La preuve de l’existence de Dieu, dit Lagneau, c'est le bonheur qui rend possible la vie morale et qui en résulte ». « Ce sentiment de joie par lequel l'âme s'unit étroitement à l'objet qu'elle réalise, joie qui est en même temps amour, est le témoignage de la nature qui confirme l'être moral dans la certitude qu'il a créée en lui librement. Cette joie accompagnée d'attachement à son objet est comme l'approbation extérieure que l'absolu se donne à lui-même. C'est une approbation indirecte qui revient sur elle-même, une approbation réfléchie en quelque sorte. De ce que la nature a été créée par l'absolu résulte la conformité où elle se montre ensuite avec les actes de l'absolu. On ne peut pas dire absolument que ce soit ce sentiment qui justifie l'acte moral dont la valeur n'a en effet pas besoin d'être prouvée par quelque chose d'extérieur, mais elle lui apporte du moins une vérification de fait. » D'ailleurs cette vérification de fait ne saurait être absolue. « Cette joie qui accompagne l'acte moral ne peut pas être une joie sans mélange. L'acte moral en effet ne subsisterait pas longtemps, s'il n'était constamment accompagné de l'impossibilité où est l'être moral, qui l'accomplit, de réaliser dans cet acte la perfection, de combler l'intervalle de la nature à l'esprit. La condition de la valeur de ce sentiment même, c’est qu'il soit accompagné d'une souffrance. La souffrance est le stimulant de l'être dans sa marche vers la perfection. Cette souffrance ne peut le quitter ; il faut même aux instants de triomphe qu'elle soit là pour l'avertir qu'il y a toujours de nouvelles conquêtes à faire. Même la pure adhésion active de la volonté à la loi morale, le pur acte moral, s'il est la perfection dans sa forme, ne l'est pas nécessairement dans la nature à laquelle il est uni. Nous pouvons à la fois vouloir le bien et nous demander si nous le voulons aussi complètement que possible. La subordination des motifs intéressés au motif moral ne va pas jusqu'à l'anéantissement complet ; tout ce que peut faire l'être moral, c'est d'imposer momentanément silence à la nature, non la spiritualiser tout à fait. Ainsi nous pouvons vouloir le bien, sans avoir pour cela le sentiment que nous l'aimons de tout notre coeur, que nous sommes aussi bons que nous pourrions l'être. Le sentiment de notre imperfection est donc l'accompagnement nécessaire de la loi morale. » Bien plus, il est une condition de sa possibilité. " Si en effet l'acte de foi duquel dépend toute valeur de la pensée pouvait trouver sa confirmation absolue dans la nature, il en résulterait l'identité absolue du sujet individuel dans lequel la pensée se manifeste et de l'être universel auquel il se rattache. Tout devenant réel, l'unité absolue s'étant définitivement constituée, l'identité de l'idéal et du réel étant apparente, il n'y aurait plus rien ; ce triomphe de l'être serait en réalité le triomphe du néant, du moins pour l'être individuel. » « Dieu est précisément l'impossibilité que la pensée particulière, dans aucun de ses actes successifs, exprime complètement sa véritable réalité. » Telle est, envisagée dans ses moments successifs, la preuve nouvelle, qu'apporte Lagneau, de l'existence ou plutôt de la réalité de Dieu ; cette preuve est en même temps celle de la valeur absolue de la pensée et à ce titre on peut dire qu'elle est la conclusion de sa philosophie. Cette doctrine, qui est si profondément inspirée de la philosophie morale de Kant, est très différente de sa philosophie spéculative. Lagneau n'admet pas l'idée kantienne de l'opposition du savoir et de la foi. Pour Kant les apparences sont seules susceptibles de connaissance certaine et communicable à tous les esprits ; le fond des choses, non ; mais en revanche nous pouvons créer et développer en nous une conviction concernant ces choses ; pour cela, il faudra d'abord accepter la loi morale, et réfléchir ensuite sur les conditions qui rendent possible l'acceptation de la loi ; c'est par la foi, conçue comme un mode spécial de connaissance, de connaissance pratique, c'est-à-dire se rapportant à l'action considérée dans sa source, que nous pouvons atteindre l'absolu. Pour Lagneau, la connaissance du relatif ne possède la valeur absolue que Kant lui attribue que par l'affirmation implicite que nous y faisons naturellement d'une valeur absolue des formes de la pensée, ou d’une conformité absolue de ses formes avec son objet ; or une telle affirmation est un acte de liberté, identique à celui qui est la source de la moralité. Il n'y a donc pas de différence de nature entre la connaissance spéculative et la connaissance pratique ou foi. Penser, savoir, c'est accorder implicitement une valeur absolue à son savoir. Avant d'avoir réfléchi, on croit voir la réalité telle qu'elle est : et, en fait, on ne se trompe pas complètement, car toute pensée est une manifestation de la pensée absolue. Quelle que soit sa valeur objective, c'est-à-dire comme représentation, elle n'en a pas moins, en tant qu'elle participe de la nature éternelle de la pensée, une valeur absolue qui justifie le sentiment de certitude qui l'accompagne chez l'enfant. Mais quand la réflexion s'éveille, la distinction se fait dans la pensée entre le fait même de la pensée d’une part, de l'autre sa loi, et enfin l'action par laquelle elle applique cette loi à un fait particulier. Et ainsi se trouve brisée l'unité primitive de la connaissance. Qu'est-ce qui justifie l'application des formes de la pensée à tel groupe ou telle série de représentations ? Que vaut cette croyance spontanée de la pensée ? Alors se présente à notre esprit la possibilité de l'erreur et la légitimité du doute ? « Une fois la distinction faite entre le fait et la raison s'ouvre pour l'être une ère nouvelle, l'ère de la souffrance, du doute, du malheur, en même temps que de la possibilité du salut. L'éclosion de la réflexion, c’est l'éclosion de la souffrance, c'est-à-dire du sentiment de l'écart qu'il y a entre le réel et l'idéal, le donné et le possible. L'enfant ne voit que ce qui est ; tout pour lui est uni et plan. L'être humain, la raison venue, souffre donc ; mais en même temps devient capable d'une valeur nouvelle par la solution qu'il donne au problème qui se pose perpétuellement à lui ». - « Au problème soulevé par la réflexion, la solution ne peut être trouvée par la réflexion seule ; car la réflexion suppose toujours une lumière qui la dirige, elle n'agit que sous la condition de la parfaite justification (et cette justification elle ne peut la fournir elle-même). Par conséquent, ce n’est qu'à la condition d'un acte absolu de volonté raisonnable que la solution pourra être trouvée, c'est-à-dire que pourra être rétablie l'unité brisée par la réflexion. A l'homme qui a douté une fois de la raison, par conséquent, de toutes choses, la paix ne peut être rendue que par un mouvement intérieur, absolu, par un acte de moralité, c'est-à-dire, par un acte de foi. C'est par cet acte de foi morale que la connaissance reprend la valeur que la réflexion lui avait d'abord contestée et qu'elle avait primitivement dans l'état de nature. » « La loi, dit-il ailleurs avec plus de précision, qui consiste à nous faire réduire toute chose à l'unité ne sera vraie qu'à la condition que l'être pensant qui s'efforce de justifier sa nature pensante, mais qui dans cet effort même s’oppose à cette loi qu'il veut justifier, fasse, pour ce qui le concerne, que la loi qu'il veut justifier soit vraie ; c'est-à-dire fasse qu'elle exprime véritablement son être à lui et cela il le fait par l'acte de liberté morale, parce qu'il anéantit sa propre individualité devant le tout auquel il se subordonne, faisant par là que la loi qu'il concevait tout à l'heure comme nécessaire mais non justifiée, se trouve justifiée. IL ne peut pas être vrai que l'universel est le fond de l'être avant que cela n'ait été fait. » « En d'autres termes, il est impossible à un homme de sortir du doute spéculatif et pratique, autrement qu'en faisant descendre par un acte de foi moral, la loi dans sa nature. » Mais cela suppose en outre une disposition favorable de la nature, sa conformité primitive à la loi, et comme une grâce déposée en elle. Si nous n'existions déjà par Dieu ou la Pensée absolue, si elle ne manifestait pas sa présence en nous par cette disposition intérieure dont nous avons le sentiment, nous ne pourrions la réaliser en nous, avoir la certitude de sa réalité, et par suite toute certitude s’évanouirait. [3]

Telle est l’interprétation que donne Lagneau de la preuve morale de l'existence de Dieu, interprétation singulièrement profonde et originale, qui n'est pas sans analogie, assurément, avec la preuve kantienne, mais qui est inspirée par un esprit bien différent et a une tout autre portée. Elle est inséparable de l'acte par lequel Dieu pose et constitue en nous sa réalité ; on ne peut croire en Dieu, si l'on n'est pas inspiré, en quelque sorte, par son esprit, s'il ne manifeste pas sa présence et son action, en nous, par une prise de possession de tout notre être. Dirons-nous donc que, pour Lagneau, comme pour certains philosophes contemporains, Dieu ou la réalité absolue est une donnée de l'expérience ? Cela du moins ne pourrait être exact qu'à la condition d'admettre, au préalable, que cette notion d'expérience a été déterminée par la réflexion. Mais il y a plus : Lagneau n'eût pas admis, avec M. de Biran par exemple, ou William James, qu'il y a plusieurs ordres distincts d'expérience et, notamment, une expérience religieuse. Pour lui, la pensée se trouve tout entière, quoiqu'à des degrés différents d'intensité ou de perfection, dans chacune de ses manifestations ; et la réalité de Dieu se manifeste en tout fait de conscience, quoiqu'elle n'apparaisse pas en tous avec la même clarté. Il admet assurément qu'il y a des faits privilégiés, et Kant eut à ses yeux la gloire d'apercevoir que tels étaient les faits moraux ; mais ces faits ne sont pas, au fond, d'un autre ordre que les autres faits de conscience ; ils ne font que manifester avec plus d'intensité et d'évidence le caractère divin de la source d'où ils dérivent. Il n'y a donc pas lieu, selon Lagneau, d'admettre une expérience spéciale, constituant un mode supérieur de connaissance. La présence de Dieu, si elle n'est nulle part plus éclatante que dans l’acte moral, se manifeste pourtant dans toutes nos pensées ; il suffit, comme il est nécessaire, pour l'apercevoir, de remonter aux conditions qu'elles supposent, et au delà même de ces conditions, à l'inconditionné, sans lequel rien ne serait, ni n'existerait : la preuve de l'existence de Dieu, pour Lagneau, est donc essentiellement réflexive.

VII

La vraie preuve de l'existence de Dieu une fois découverte, c'est-à-dire « réalisée par un libre mouvement de la nature qui est l'action même de Dieu en nous » la valeur de cette preuve rejaillit sur les preuves qui l'ont introduite, c'est-à-dire sur la preuve intellectuelle et sur les preuves physiques ; et c'est par ces éclaircissements complé mentaires, annoncés au début de notre exposition, que se termine le cours de Lagneau.

En premier lieu, la preuve réflexive garantit la validité de la preuve intellectuelle. « En effet, le fond de cette preuve consiste à reconnaître la valeur de la raison, de cette raison qui, en éclatant dans l'âme, en posant devant elle une alternative, lui a ouvert la possibilité de la vie de l'esprit. L'acte moral reconnaît à la raison sa valeur comme remerciement du don qu'elle lui a fait en le rendant possible. L'acte moral ayant eu lieu, le doute en la valeur de la raison a cessé  : c'est-à-dire que Dieu est apparu dans l'acte moral comme réel, ou plutôt a été saisi comme la source réelle de la pensée, comme le fondement de la raison. Descartes fonde la légitimité de la connaissance sur la perfection de Dieu qui n'a pu nous tromper, c'est à la même conclusion que nous arrivons. Pour mieux dire, c'est la même pensée que nous interprétons différemment. La raison, nous savons qu'elle ne se trompe pas, parce que nous avons compris dans l'acte de foi moral le sens de la raison ; cette raison, qui est la faculté de l'universel, nous comprenons qu'elle signifie l'unité de l'être, cette unité qui n'existe pas seulement en fait, mais qui doit être réalisée perpétuellement par la volonté. » « Les preuves physiques elles-mêmes prennent alors une valeur ; la réalité matérielle du monde, alors que nous avons atteint la réalité de Dieu dans l'acte moral, nous apparaît comme résultant de l'activité divine. Nous comprenons cette idée de matière qui se présentait d'abord comme l'antithèse absolue de la pensée. Qu'est-ce que la matière à la lumière de cette foi supérieure, sinon la multiplicité absolue que l'être divin a produite pour y trouver l'occasion de se retrouver éternellement lui-même par l'action créatrice de l'esprit ? La matière nous apparaît comme consistant dans la condition inférieure, absolue, perpétuelle de la vie morale - Quant à la forme de perfection qui se manifeste dans cette matière (preuve physico-théologique), ce n'est pas autre chose que ce que l'esprit a réalisé déjà de lui-même dans la nature. La beauté, l'ordre, l'harmonie, qui éclatent dans cette nature sont en elle la manifestation de l'action intérieure par laquelle l'esprit la fait être. Nous avons vu que nous ne pouvons atteindre Dieu qu'en le réalisant en nous : de même toute nature n'est à chaque instant que parce qu'elle réalise Dieu. La beauté de l'univers n'est pas autre chose que le résultat de l'application d’une pensée plus ou moins parfaite qui cherche à dégager sa réalité. L’univers rend à la pensée de chacun dans la beauté qu'il lui manifeste ce qu'elle lui a d'abord prêté. Il faut d'abord avoir développé en nous le sentiment de l'harmonie, de l'ordre, de la beauté pour le trouver dans le monde. Or nous avons vu que cette réalité suprasensible résulte en nous de l'acte répété de la foi morale par lequel nous avons posé la valeur, c'est-à-dire la réalité de l'universel. Ainsi la perfection extérieure des choses n'est que le symbole de la perfection intérieure qui est en nous la libre création de l'esprit ; cette beauté, cette perfection résultent de l'acte même par lequel Dieu s'est posé en nous. Là est la vraie valeur de l'argument physico-théologique ».

PIERRE TISSERAND.

  1. 1. Ce mot nous a été rapporté par M. Léon Letellier, l’auteur de l’excellente Biographie publiée dans le bulletin de l’Union pour l’action morale. C’est lui qui nous a communiqué le Cours sur l’existence de Dieu.
  2. 2. Il est bien désirable que ceux de nos collègues qui ont été les élèves de Lagneau publient son cours, ou du moins les parties qui en étaient le plus achevées, ou même, à défaut de cette publication, peut-être impossible, on expose non seulement dans son esprit et dans sa méthode, mais dans ses résultats l'une des doctrines les plus pénétrantes et les plus solides qu'ait produites la philosophie française contemporaine.
  3. 1. « Nous ne savons, dit Lagneau, qu'il y a d'autres esprits que nous, c'est-à-dire que le monde a une réalité, c'est-à-dire que notre pensée a une valeur que parce que nous aimons que cela soit. La seule détermination suffisante à croire à la réalité de l'objet de notre pensée, c'est le mouvement absolu d'amour qui nous porte vers les êtres qui la constituent. Le monde extérieur n’a donc, dans un esprit, que la réalité que cet esprit lui confère par un don gracieux de sa nature. Pour qui ne se sent pas porté à reconnaître de la valeur aux êtres extérieurs à lui, pour qui il n'y a que son moi, le monde extérieur n'est qu'une apparence. A mesure au contraire que par des actes de volonté morale nous adhérons à la loi de l'être, c'est-à-dire, que nous reconnaissons que l'être réel est l'être universel, la croyance à l'objectivité du monde s’accroît parallèlement. De sorte que le scepticisme n’est au fond que l'égoïsme. Si la disposition à aimer, à s'attacher à l'être universel (indépendamment de notre sensibilité, de notre individualité) pouvait s'anéantir dans l'un de nous, la vie intellectuelle en lui s'éteindrait. Nous avons, en définitive, à chaque instant, la certitude que nous méritons. Le monde, dans sa réalité, est l'expression assez exacte de notre propre réalité. Pour celui à qui le monde apparaît n'ayant aucun sens, il n'a en effet aucun sens ; pour celui qui lui-même n'a aucune valeur, il n'a aucune valeur. Le sens du monde nous apparaît plus nettement à mesure que nous augmentons notre propre valeur. Ainsi cette action intérieure à la fois libre et raisonnable, provoquée jusqu'à un certain point et confirmée par la nature, par laquelle notre réalité comme êtres moraux est créée à chaque instant, cette action absolue de l'esprit en nous est, à chaque instant, pour nous, la créatrice de l'univers. »