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Dieu et l’État (1892)

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impr. G. Pessaux (p. 19-118).

Dieu et l’État

Trois éléments ou trois principes fondamentaux constituent dans l’histoire les conditions essentielles de tout développement humain, collectif ou individuel : 1° l’’animalité humaine ; 2° la pensée, 3° la revolte. À la première correspond proprement l’économie sociale ei privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté.

Les idéalistes de toutes les écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes, sans oublier les économistes l’béraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait, s’offensent beaucoup, lorsqu’on leur dit que l’homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, comme tout ce qui existe dans le monde, qu’un produit de la vile matière.

Nous pourrions leur répondre que la matière dont parlent les matérialistes, matière spontanément, éternellement mobile, active, productive, la matière chimiquement ou organiquement déterminée et manifestée par les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes, qui lui sont forcément inhérentes, que cette matière n’a rien de commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement une chose stupide, inanimée, immobile, incapable de donner naissance au moindre produit, un caput mortuum, une vilaine imagination opposée à cette belle imagination qu’ils appellent Dieu ; vis-à-vis de l’Être suprême, la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême néant. Ils ont enlevé à la matière l’intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que l’impénétrabilité et l’immobilité absolue dans l’espace ; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l’être imaginaire créé par leur fantaisie abstractive ; puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le néant, « Être suprême » ; et, par une conséquence nécessaire, ils ont déclaré que l’Étre réel, la matière, le monde, était le néant. Après quoi, ils viennent nous dire gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a dû être créée par leur Dieu.

Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois la question posée, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort et les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées ; oui, l’idéal, comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur, dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique.

Toutes les branches de la science moderne, de la science vraie et désintéressée, concourent à proclamer cette grande vérité, fondamentale et décisive : Le monde social, le monde proprement humain, l’humanité, en un mot, n’est autre chose que le développement suprême, la manifestation la plus haute de l’animalité — au moins pour nous et relativement à notre planète. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes ; et c’est précisément cette négation, rationnelle parce qu’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde, c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.

Oui, nos premiers ancêtres, nos Adam et nos Ève, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches des gorilles, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées à un degré plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et le besoin de se révolter.

Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent la puissance négative dans le développement positif de l’animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

La Bible, qui est un livre très intéressant et çà et là très profond, lorsqu’on le considère comme l’une des plus anciennes manifestations de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d’une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les bons dieux adorés par les hommes, fut certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, Jéhovah venait de créer Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, peut-être pour se donner des esclaves nouveaux. Il mit généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous ses fruits et tous ses animaux, et ne posa qu’une seule limite à cette complète jouissance : il leur défendit expressément de toucher aux fruits de l’arbre de la science. Il voulait donc que l’homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête éternelle ; toujours à quatre pattes devant le Dieu « vivant », son créateur et son maître. Mais voici que vient Satan, l’éternel révolté, le premier libre-penseur et l’émancipateur des mondes ! Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe, imprime sur son front le sceau de la liberté et de l’humanité, en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.

On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, constituant une des divines facultés, aurait dû l’aveftir pourtant de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan, l’homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire dans sa propre création, comme font les enfants lorsqu’ils se mettent en colère ; et non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes es générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c’est monstrueusement inique et absurde. Puis, se rappelant qu’il n’était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d’amour, après avoir tourmenté l’existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste, et pour les sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu’il fût tué par les hommes. Cela s’appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde humain ! Mais non ; dans le paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c’est formellement annoncé, il n’y aura que fort peu d’élus. Le reste, l’immense majorité des générations présentes et à venir, brüleront éternellement dans l’enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume Ier, des Ferdinand d’Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.

Tels sont les contes absurdes qu’on débite et tes doctrines monstrueuses qu’on enseigne, en plein XIXe siècle, dans toutes les écoles populaires de l’Europe, sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples ! N’est-il pas évident que tous les gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ?

Voilà les ignobles et criminels moyens qu’ils emploient pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tordre sans doute. Que sont les crimes de tous les Tropmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s’appeler les tuteurs et les pères de peuples ?

Et pourtant, dans le mythe du péché originel, Dieu donna raison à Satan, il reconnut que le diable n’avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l’acte de désobéissance qu’il les avait induits à commettre ; car aussitôt qu’ils eurent mangé du fruit défendu, Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : « Voici, l’homme est devenu comme l’un des dieux, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu’il ne devienne pas immortel comme Nous ».

Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens, très clair, du reste. L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué homme ; il a commencé son histoire et son développement spécialement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée.

Le système des idéalistes nous présente tout-à-fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes ces expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si anciennement reconnue, que 2 et 2 font 4, jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n’admettant : d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience et par l’observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.

On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l’intelligence historiquement progressive de l’homme, individuelle ou sociale. C’est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut, ou de l’inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux lois propres de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire que la reproduction mentale, cérébrale ou le résumé réfléchi.

Bien loin de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d’admettre sagement, rationnellement, la transition progressive et réelle du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, animal, puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, les idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin dont ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel : de la perfection absolus dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’être, ou plutôt de l’Être Suprême au Néant. Quand, comment et pourquoi l’Être divin, éternel, infini, le parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s’est-il décidé à ce salto mortale désespéré, voilà ce qu’aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n’a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosoptie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère[1]. De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des messies y ont cherché la vie, et n’y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphynx antique, il les a dévorés, parce qu’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclide et Platon jusqu’à Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indous, ont écrit des monceaux de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes, dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui out laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu’il l’était avant eux. Les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, les uns après les autres, pendant trente siècles au moins, ont entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore. Pouvons-nous espérer qu’il nous sera dévoilé par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauftée, à l’époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction entre la déraison de la foi et la saine raison scientitique ?

Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde, l’absurde parce que seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et retourner, s’il le peut, à la foi naïve, aveugle, stupide ; répéter avec Tertulien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument ]a quintessence même de la théologie :

Credo quia absurdum.

Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais aussitôt s’élève une autre question :

Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?’’

Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales beaucoup plus eucore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant et maintenu dans l’ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions essentielles de leur propre puissance. Ecrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent, sans critique et en bloc, les traditions religieuses. Elles l’enveloppent dès le bas âge dans toutes les circonstances de sa vie et, artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toutes sortes, prêtres et laïques, elles se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.

Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c’est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l’organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l’on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d’en sortir, mais, pour cela, il n’a que trois moyens : donc deux fantastiques et le troisième réel. Les deux premiers, sont le cabaret et l’église ; le troisième c’est la révolution sociale. Cette dernière, beaucoup plus que la propagande anti-théologique des libres-penseurs, sera capable de détruire les croyances religieuses et les habitudes de débauche dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées ensemble qu’on ne le pense. Ea substituant aux Jouissances à la fois illusoires et brutales du dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que riches de l’humanité développée dans chacun et dans tous, la révolution sociale aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.

Jusque là, le peuple, pris en masse, croira, et, s’il n’a pas raison de croire, il en aura au moins le droit.

Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répèteront à l’unisson ces paroles de Voltaire :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer

Car, vous comprenez, « il faut une religion pour le peuple ». C’est la soupape de sûreté.

Il existe aussi nombre d’âmes honnêtes, mais faibles, qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n’ont le courage, ni la force, ni la résolution nécessaire pour les repousser en gros. Elles abandonnent à la critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elies se cramponnent avec désespoir à l’absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l’existence de Dieu. Leur Dieu n’est point l’Être vigoureux et puissant, le Dieu totalement positif de la théologie. C’est un être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire qu’il se transforme en Néant quand on croit le saisir ; c’est un mirage, un feu follet qui ne réchaufie ni n’éclaire. Et pourtant elles y tiennent, et elles croient que s’il allait disparaitre, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n’appartenant ni au présent ni à l’avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Elles ne se sentent la force ni de penser jusqu’à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre, et elles perdent leur temps : et leur peine en s’efforçant toujours de concilier l’inconciliable.

Dans la vie publique, ceux-là s’appellent les socialistes bourgeois. Aucune discussion n’est possible avec eux. Ils sont trop malades.

Mais il est un petit nombre d’hommes illustres, dont aucun n’osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force d’esprit, ni la bonne foi. Qu’il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de John Stuart Mill[2]. Âmes généreuses et fortes, grands cœurs. grands esprits, grands écrivains, et le premier, régénérateur héroïque et révolutionnaire d’une grande nation, ils sont tous les apôtres de l’idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés du matérialisme, et, par conséquent aussi, du socialisme, en philosophie aussi bien qu’en politique.

C’est donc contre eux qu’il faut discuter cette question.


Constatons d’abord qu’aucun des hommes illustres que je viens de nommer, ni aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de nos jours, ne s’est occupé à proprement parler de la partie logique de cette question. Aucun n’a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du salto mortale divin des régions éternelles et pures de l’esprit dans la fange du monde matériel. Ont-ils craint d’aborder cette insoluble contradiction et désespéré de la résoudre, après que les plus grands génies de l’histoire y ont échoué, ou bien l’ont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue ? C’est leur secret. Le fait est qu’ils ont laissé de côté la démonstration théorique de l’existence d’un Dieu, et n’en ont développé que les raisons et les conséquences pratiques. Ils en ont parlé comme d’un fait universellement accepté, et, comme tel, ne pouvant plus devenir l’objet d’un doute quelconque, se bornant, pour toute preuve, a constater l’antiquité et cette universalité même de la croyance en Dieu.

Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup d’hommes et d’écrivains illustres, et, pour ne citer que les plus renommés d’entre eux ; Joseph de Maistre et le gtand patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science ; et, si la logique d’un petit nombre de penseurs conséquents et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement général, l’adoption universelle et antique d’une idée, ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout, ne sauraient se tromper : ils doivent avoir leur racine dans une nécessité absolument inhérente à la nature même de l’homme. Et puisqu’il a été constaté que tous les peuples passés et présents ont cru et croient en l’existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d’en douter, quelle que soit la logique qui les ait entraînés dans ce doute, sont des exceptions, des anomalies, des monstres.

Ainsi donc, l’antiquité et l’universalité d’une croyance seraient, contre toute science et contre toute logique, une preuve suffisante et irrécusable de sa vérité.

Pourquoi ?

Jusqu’au siècle de Galilée et de Copernic tout le monde avait cru que le soleil tournait autour de la terre. Tout le monde ne s’était-il pas trompé ? Qu’y a-t-il de plus antique et de plus universel que l’esclavage ? L’anthropophagie, peut-être. Dès l’origine de la société historique jusqu’à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par quelque minorité dominante, oppression des peuples par l’Église et par l’État. Faut-il en conclure que cette exploitation et cette oppression soient des nécessités absolument inhérentes à l’existence même de la société humaine ? Voilà des exemples qui montrent que l’argumentation des avocats du bon Dieu ne prouve rien.

Rien n’est, en effet, ni aussi universel ni aussi ancien que l’inique et l’absurde ; c’est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes. Ainsi s’explique d’ailleurs un phénomène historique constant, les persécutions dont ceux qui proclament les premiers la vérité, ont été et continuent d’être les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances « universelles » et « antiques », et souvent aussi de la part de ces mêmes masses populaires qui, après les avoir d’abord méconnus, finissent toujours par adapter et par faire triompher leurs idées.

Pour nous, matérialistes et socialistes révolutionnaires, il n’est rien qui nous étonne, ni nous effraie dans ce phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amour pour la vérité quand même, de cette passion logique qui constitue à elle seule une grande puissance, et en dehors de laquelle il n’est point de pensée : forts de notre passion pour la Justice et de notre foi inébranlable dans le triomphe de l’humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques ; forts enfin de la confiance et de l’appui mutuels que se donnent le petit nombre de ceux qui partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les conséquences de ce phénomène historique, dans lequel nous voyons la manifestation d’une loi sociale aussi invariable que toutes les autres lois qui gouvernent le monde.

Cette loi est une conséquence logique ; inévitable de l’origine animale de la société humaine ; et en face de toutes les preuves scientifiques, physiologiques, psychologiques, historiques, qui se sont accumulées de nos jours, aussi bien qu’en face des exploits des Allemands conquérants de la France, qui en donnent aujourd’hui une démonstration aussi éclatante, il n’est plus possible vraiment d’en douter. Mais du moment qu’on accepte cette origine animale de l’homme, tout s’explique. L’histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation progressive de l’animalité première de l’homme par le développement de son hümanité. L’homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit profonde de l’instinct animal pour arriver à la lumière de l’esprit, ce qui explique d’une manière tout a fait naturelle toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l’esclavage animal, et, traversant l’esclavage divin, terme transitoire entre son animalité et son humanité, il marche aujourd’hui à la conquête et à la réalisation de la liberté humaine. D’où il résulte que l’antiquité d’une croyance, d’une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité ; la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et réaliser la fraternité parmi nous, n’est jamais au début, mais relativement à l’époque où l’on vit, toujours à la fin de l’histoire. Ne regardons donc jamais en arrière, regardons toujours en avant ; car en avant est notre soleil, en avant notre salut ; s’il nous est permis, s’il est même utile, nécessaire, de nous retourner, pour l’étude de notre passé, ce n’est qu’afin de constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire, ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.

Voilà pour l’antiquité. Quant à l’universalité d’une erreur, elle ne prouve qu’une chose : la similitude, sinon la parfaite identité de la nature humaine, dans tous les temps et sous tous les climats. Et, puisqu’il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure simplement, que l’idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l’humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s’est produite dans l’histoire, pourquoi l’immense majorité de l’espèce humaine l’accepte encore aujourd hui comme une vérité ?

Tant que nous ne saurons pas nous réndre compte de la manière dont l’idée d’un monde surnaturel ou divin s’est produite et a pu fatalement se produire dans le développement historique de la conscience humaine, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l’absurdité de cette idée, nous ne parviendrons jamais à la détruire dans l’opinion de la majorité, parce que nous ne saurons jamais l’attaquer dans les profondeurs mêmes de l’être humain où elle a pris naissance. Condamnés à une stérilité sans issue et sans fin, nous devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses innombrables manifestations, dont l’absurdité, à peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins insensée, Tant que la racine de toutes les absurdités, qui tourmentente monde, ne sera pas détruite, la croyance en Dieu restera intacte et ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C’est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, le spiritisme tend à s’installer sur les ruines du christianisme.

Ce n’est pas seulement dans l’intérêt des masses, c’est dans celui de la santé de notre propre esprit, que nous devons nous efforcer de comprendre la genèse historique, la succession des causes qui ont développé et produit l’idée de Dieu dans la conscience des hommes. Nous aurons beau nous dire et nous croire athées, tant que nous n’aurons pas compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n’aurons pas surpris le secret, et vu la faiblesse naturelle de l’individu, même du plus fort, contre l’influence toute puissante du milieu social qui l’entrave, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d’une manière ou d’une autre, dans l’abime de l’absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.


J’ai dit la raison pratique principale de la puissance éxercée encore aujourd’hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant chez l’homme une aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du cœur. C’est la protestation instinctive et passionnée de l’être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d’une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n’est qu’un seul remède : la Révolution sociale.

En d’autres écrits, j’ai tâché d’exposer les causes qui ont présidé à la naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans la conscience de l’homme. Ici je ne veux traiter cette question de l’existence d’un Dieu, ou de l’origine divine du monde et de l’homme, qu’au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai que peu de mots sur la raison théorique de cette croyance, afin de mieux expliquer ma pensée.

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. En conséquence, le ciel religieux n est autre chose qu’un mirage, où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvralent, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l’humanité, plus la terre, devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l’arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l’homme, son vrai créateur, après l’avoir tirée du néant à son insu, s’agenouilla devant elle, l’adora et se proclama sa créature et son esclave.

Le christianisme est précisément la religion par excellence, parce qu’il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l’appauvrissement, l’asservissement et l’anéantissement de l’humanité au profit de la divinité.

Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l’homme est le mensonge, l’iniquité, le mal, la laideur, l’impuissance et la mort. Dieu etant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même, et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l’humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée ; car, contre la raison divine, il n’y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n’y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État, en tant que ce dernier est consacré par l’Église. Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même la plupart des antiques religions orientales, lesquelles n’ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d’embrasser l’humanité tout entière ; et voilà ce que, de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. C’est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion, pourquoi l’Église apostolique et romaine est la seule conséquente, la seule logique.

N’en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poétes : L’idée de Dieu implique l’abdication de la raïson et de la justice humaines ; elle est la négation la plus décisive de la liberté humaine et aboutit nécessairement à lesclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique.

À moins donc de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les mômiers, les piétistes et les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession, ni au Dieu de la théologie, ni à celui de la métaphysique. Celui qui, dans cet alphabet mystique, commence par Dieu, devra fatalement finir par Dieu ; celui qui veut adorer Dieu, doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité.

Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre ; donc Dieu n’existe pas.

Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse.


Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abétissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, le principal instrument de l’émancipation humaine, et les réduisent à l’imbécilité, condition essentielle de l’esclavage. Elles déshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine, faisant toujours pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de Îa grâce divine. Elles tuent la fierté et la dignité humaines, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le cœur des peuples tout sentiment de fraternité humaine, en le remplissant de cruauté.

Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang ; car toutes reposent principalement sur l’idée de sacrifice, c’est-à-dire, sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’insatiable vengeance de la divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur, — et, sinon dans le cœur, dans leur imagination, dans l’esprit, — quelque chose de cruel et de sanguinaire.


Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui connaissent leur histoire par cœur ; et comme ils sont en même temps des hommes vivants, de grandes âmes pénétrées d’un amour sincère et profond pour le bien de l’humanité, ils ont maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec le Dieu des religions positives et avec ses représentants passés et présents sur la terre.

Le Dieu qu’ils adorent, ou qu’ils croient adorer, se distingue précisément des dieux réels de l’histoire, en ce qu’il n’est pas du tout un Dieu positif, déterminé de quelle manière que ce soit, théologiquement, ou même métaphysiquement. Ce n’est ni l’Être suprême de Robespierre et de J.-J. Rousseau, ni le dieu panthéiste de Spinoza, ni même le dieu, à la fois innocent, transcendant et très équivoque, de Hegel. Ils prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque, sentant fort bien que toute détermination le soumettrait à l’action dissolvante de la critique. Ils ne diront pas de lui s’il est un dieu personnel ou impersonnel, s’il a créé, s’il n’a pas créé le monde ; ils ne parleront même pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Ils se contenteront de dire : Dieu, et rien de plus. Mais alors qu’est-ce que leur dieu ? Ce n’est pas même une idée, c’est une aspiration.

C’est le nom générique de tout ce qui paraît grand ; bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-ils pas alors : l’homme ? Ah ! c’est que le roi Guillaume de Prusse et Napoléon III, et tous leurs pareils sont également des hommes : et voilà ce qui les embarrasse beaucoup. L’humanité réelle nous présente l’assemblage de tout ce qu’il y a de plus vil et de plus monstrueux dans le monde. Comment s’en tirer ? Alors ils appellent l’un, divin, et l’autre, bestial, en se représentant la divinité et l’animalité comme deux pôles entre lesquels ils placent l’humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que ces trois termes n’en forment qu’un, et que si on les sépare, on les détruit.

Is ne sont pas forts sur la logique, et on dirait qu’ils la méprisent. C’est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéïstes et déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d’un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d’une pensée, que dans les expériences, je dirai presque : dans les émotions, tant historiques et collectives, qu’individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence seulement ; car la vie elle-même devient stérile, lorsqu’elle est paralysée par une contradiction logique.

Cette contradiction est celle-ci : Ils veulent Dieu et ils veulent l’humanité. Ils s’obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s’entre-détruire. Ils disent d’une seule haleine : Dieu et la liberté de l’homme, Dieu et la dignité, la justice, l’égalité, la fraternité, la prospérité des hommes, — sans se soucier de la logique fatale, en vertu de laquelle, si Dieu existe, tout cela est condamné à ne pas exister. Car si Dieu est, il est nécessairement le maître éternel, suprême, absolu, et si ce maître existe, l’homme est esclave ; or s’il est esclave, il n’y a ni justice, ni égalité, ni fraternité, ni prospérité possible. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les expériences de l’histoire, se représenter leur Dieu animé du plus tendre amour pour la liberté humaine : un maître, quoi qu’il fasse et quelque libéral qu’il veuille se montrer, n’en reste pas moins toujours un maître, Son existence implique nécessairement l’esclavage de tout ce qui se trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine ; ce serait de cesser d’exister.

Amoureux et jaloux de la liberté humaine et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l’humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis que, si Dieu existait, il faudrait l’abolir.


La sévère logique qui me dicte ces paroles est par trop évidente pour que j’aie besoin de développer cette argumentation. Et il me paraît impossible que les hommes illustres, dont j’ai cité les noms si célèbres et si justement respectés, n’en aient pas été frappés eux-mêmes, et qu’ils n’aient point aperçu la contradiction dans laquelle ils tombent en parlant de Dieu et de la liberté humaine à la fois. Pour qu’ils aient passé outre, il a fallu donc qu’ils aient pensé que cette inconséquence ou que ce passe-droit, était pratiquement nécessaire pour le bien même de l’humanité.

Peut-être aussi, tout en parlant de la liberté comme d’une chose qui est pour eux bien respectable et bien chère, ils la comprennent tout à fait autrement que nous La concevons, nous autres, matérialistes et socialistes révolutionnaires. En effet, ils n’en parlent jamais sans y ajouter aussitôt un autre mot, celui d’autorité, un mot et une chose que nous détestons de toute la force de nos cœurs.

Qu’est-ce que l’autorité ? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde physique et du monde social ? En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu’elles constituent la base et les conditions même de notre existence : elles nous enveloppent, nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes ; alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute-puissance.

Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n’y a rien d’humiliant dans cet esclavage. Car l’esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il commande ; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous ; elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, corporellement, intellectuellement et moralement : nous ne vivons, nous ne respirons, nous n’agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d’elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D’où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles ?

Vis-à-vis des lois naturelles, il n’est pour l’homme qu’une seule liberté possible : c’est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d’émancipation ou d’humanisation collective et individuelle qu’il poursuit. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui n’est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être au fond ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste, ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi, d’après laquelle deux et deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s’imaginer qu’on ne brûlera pas dans le feu et qu’on ne se noiera pas dans l’eau, à moins qu’on n’ait recours à quelque subterfuge, qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d’une révolte impossible, ne forment qu’une exception assez rare ; car, en général, on peut dire que la masse des hommes, dans la vie quotidienne, se laissent gouverner par le bon-sens, ce qui veut dire, par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d’une manière à peu près absolue.

Le malheur, c’est qu’une grande quantité de lois naturelles, déjà constatées comme telles par la science, restent inconnues aux masses populaires, grâce aux soins de ces gouvernements tutélaires qui n’existent, comme on le sait, que pour le bien des peuples.

Il est, en outre, un inconvénient grave : c’est que la majeure partie des lois naturelles, qui sont liées au développement de la société humaine et qui sont tout aussi nécessaires, Invariables, que les lois qui gouvernent le monde physique, n’ont pas été dûment constatées et reconnues par la science elle-même[3]. Une fois qu’elles auront été reconnues, par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaire, elles auront passé dans la conscience de tous, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autorités les plus récalcitrantes doivent admettre qu’alors il n’y aura besoin ni d’organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui émanent de la volonté du souverain ou de la votation d’us parlement élu par le suffrage universel, ne peuvent jamais être conformes aux des lois naturelles, et sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, par cela seul qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci : qu’il obéit aux lois naturelles, parce qu’il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu’elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque.

Supposez une académie savante, composée de représentants les plus illustres de la science ; supposez que cette académie soit chargée de la législation, de l’organisation de la société, et que, ne s’inspirant que de l’amour de la vérité la plus pure, elle ne dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons : la première, c’est que la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle a découvert avec ce qu’il lui reste encore à découvrir, on peut dire qu’elle est à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle des hommes, à se conformer strictement, exclusivement aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.

La seconde raison est celle-ci : une société qui obéirait à la législation émanée d’une académie scientifique. non parce qu’elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel, — auquel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile, — mais, parce que cette législation, émanant de l’académie, s’imposerait au nom d’une science qu’elle vénèrerait sans la comprendre, — une telle société serait une société, non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de ces missions du Paraguay qui se laissèrent gouverner si longtemps par la compagnie de Jésus. Elle ne manquerait pas de descendre bientôt au plus bas degré de l’idiotisme.

Mais il est encore une troisième raison qui rendrait un tel gouvernement impossible. C’est qu’une académie scientifique revêtue de cette souveraineté, pour ainsi dire absolue, fût-elle même composée des hommes les plus illustres, finirait infailliblement et bientôt par se corrompre elle-même, moralement et intellectuellement. C’est aujourd’hui déjà, avec le peu de privilèges qu’on leur laisse, l’histoire de toutes les académies. Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inivitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelée toujours à détruire les mondes vieillis et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu’il perd en puissance de pensée. Il se corrompt, en un mot.

C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes. L’homme privilégié, soit politiquement, soit économiquement, est un homme dépravé d’esprit et de cœur. Voila une loi sociale qui n admet aucune exception, et qui s’applique aussi bien à des nations tout entières qu’aux classes, aux compagnies et aux individus. C’est la loi de l’égalité, condition suprême de la liberté et de l’humanité. Le but principal de cette étude est précisément de démontrer cette vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.

Un corps scientifique, auquel on aurait confié le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une toute autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.

Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques, l’est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même quelles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, et qui en se vouant exclusivement a la direction des affaires publiques d’un pays finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique. Voyez les États-Unis d’Amérique et la Suisse.

Ainsi, point de législation extérieure et point d’autorité, l’une étant d’ailleurs inséparable de l’autre, et toutes les deux tendant à l’asservissement de la société et à l’abrutissement des législateurs eux-mêmes.


S’en suit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité des cordonniers ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel ou tel savant. Mais Je ne me laisse imposer ni le cordonnier, ni l’architecte, ni le savant. Je les accepte librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, J’en consulte plusieurs ; Je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Muis je ne recoanais point d’autorité infaillibie, même dans les questions spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’humanité et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n’ai de foi absolu en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises ; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide, en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.

Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes, et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c’est parce que cette autorité ne mest imposée par personne, ni par les hommes, ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur, et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction, et leurs services, certain qu’ils me feraient payer, par la perte de ma libèrté et de ma dignité, les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu’il pourraieat me donner.

Je m’incline devant l’autorité des hommes spéciaux, parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. J’ai conscience de ne pouvoir embrasser, dans tous ses détails et ses développements positifs, qu’une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D’où résulte, pour la science aussi bien que pour l’industrie, la nécessité de la division et de l’association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est dirigeant et chacun est dirigé à son tour. Donc il n’y a point d’autorité fixe et constante, mais un échange continu d’autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.

Cette même raison m’interdit donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu’il n’y a point d’homme universel, d’homme qui soit capable d’appliquer son intelligence dans cette richesse de détails sans laquelle l’application de la science à la ve n’est point possible, à toutes les sciences, à toutes les branches de l’activité sociale. Et, si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et s’il voulait s’en prévaloir pour nous imposer son autorité, il faudrait chasser cet homme de la société, parce que son autorité réduirait inévitablement tous les autres à l’esclavage et a l’imbécillité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l’a fait jusqu’à présent ; mais je ne pense pas non plus qu’elle doive trop les engraisser, ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques ; et cela pour trois raisons : d’abord parce qu’il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie ; ensuite parce que, grâce à ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l’abêtir ; et enfin, parce qu’elle se donnerait un maître.

Je me résume. Nous reconnaissons donc l’autorité absolue de la science, parce que la science n’a d’autre objet que la reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont inhérentes à la vie matérielle, intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans le fait, qu’un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité uniquement légitime, parce qu’elle est rationnelle et conforme à Îa liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, arbitraires et funestes.

Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, mais nous en repoussons l’infaillibilité et l’universalité du savant. Dans notre église à nous, — qu’il me soit permis de me servir un moment de cette expression que d’ailleurs je déteste : l’Église et l’État sont mes deux bêtes noires, dans noire Église, comme dans l’Église protestante, nous avons un chef, un Christ invisible, la science ; et comme les protestants, plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni pape, ni concile, ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni même de prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant en ceci, que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel ; le Christ chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l’accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, la science, sont toujours dans l’avenir : ce qui équivaut à dire qu’ils ne se réaliseront jamais. En ne reconnaissant l’autorité absolue que de la science absolue, nous n’engageons donc aucunement notre liberté.

J’entends, par ce mot science absolue, la science vraiment universelle qui reproduirait idéalement, dans toute son extension et dans tous ses détails infinis, l’univers, le système ou la coordination de toutes les Lois naturelles, manifestées par le développement incessant des mondes. Il est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts de l’esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa piénitude absolue. Noyre Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit rabattre beaucoup l’orgueil de ses représentants patentés parmi nous. Contre ce Dieu le fils, au nom duquel ils prétendraient nous imposer leur autorité insolente et pédantesque, nous en appellerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie réelle, dont il n’est, lui, que l’expression par trop imparfaite, et dont nous sommes les représentants immédiats, nous, êtres réels, vivant, travaillant combattant, aimant, aspirant, jouissant et souffrant,

En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie.

Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes.


Les idéalistes modernes entendent l’autorité d’une manière tout-à-fait différente. Quioique libre des superstitions traditionnelles de toutes les religions positives existantes, ils attachent néanmoins à cette idée de l’autorité un sens divin, absolu. Cette autorité n’est point celle d’une vérité miraculeusement révélée, ni celle d’une vérité rigoureusement et scientifiquement démonrée. Ils la fondent sur un peu d’argumentation quasi-philosophique, et sur beaucoup de foi vaguement religieuse, sur beaucoup de sentiment et d’abstraction poétique. Leur religion est comme un dernier essai de divinisation de tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

C’est tout le contraire de l’œuvre que nous accomplissons. En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous croyons devoir reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. Eux, au contraire, s’efforçant de commettre un dernier larcin religieusement héroïque, voudraient restituer au ciel, à ce divin voleur, tout ce que l’humanité contient de plus grand, de plus beau, de plus noble. C’est au tour des libres-penseurs de mettre le ciel au pillage par l’audacieuse impiété de leur analyse scientifique !

Les idéalistes croient, sans doute, que, pour jouir d’une plus grande autorité parmi les hommes, les idées et les choses humaines doivent être revêtues d’une sanction divine. Comment se manifeste cette sanction ? Non par un miracle, comme dans les religions positives, mais par la grandeur ou par la sainteté même des idées et des choses : ce qui est grand, ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est juste, est divin. Dans ce nouveau culte religieux, tout homme qui s’inspire de ces idées, de ces choses, devient un prêtre, immédiatement consacré par Dieu-même. Et la preuve ? Il n’en est pas besoin d’autre, c’est la grandeur même des idées qu’il exprime, et des choses quil accomplit. Elles sont si saintes qu’elles ne peuvent avoir été inspirées que par Dieu.

Voila en peu de mots toute leur philosophie : philosophie de sentiments, non de pensées réelles, une sorte de piétisme métaphysique. Cela paraît innocent, mais cela ne l’est pas du tout, et la doctrine très précise, très étroite et très sèche, qui se cache sous le vague insaisissable de ces formes poétiques conduit aux mêmes résultats désastreux que toutes les religions positives : c’est-à-dire à la négation la plus complète de la liberté et de la dignité humaines.

Proclamer comme divin tout ce qu’on trouve de grand, de juste de réel, de beau dans l’humanité, c’est reconnaitre implicitement que l’humanité, par elle même, aurait été incapabie de le produire ; ce qui revient à dire, qu’abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable, inique, vile et laide. Nous voilà revenus à l’essence de toute religion, c’est-à-dire au dénigrement de l’humanité pour la plus grande gloire de la divinité. Et du moment que l’infériorité naturelle de l’homme et son incapacité foncière de s’élever par lui-même, en dehors de toute inspiration divine, jusqu aux idées justes et vraies, sont admises, il devient nécessaire d’admetttre aussi toutes les conséquences théologiques, politiques et sociales des religions positives. Du moment que Dieu, l’Être parfait et suprême, se pose vis-à-vis de l’humanité, les intermédiaires divins, les élus, les inspirés de Dieu sortent de terre pour éclairer, pour diriger et pour gouverner en son nom l’espèce humaine.

Ne pourrait-on pas supposer que tous les hommes sont également inspirés par Dieu ? Alors il n’y aurait plus besoin d’intermédiaires, sans doute. Mais cette supposition est impossible, parce qu’elle : est trop contredite par les faits. Il faudrait alors attribuer à l’inspiration divine toutes les absurdités et les erreurs qui se manifestent, et toutes les horreurs, les turpitudes, les lachetés et les sottises qui se commettent dans le monde. Il n’y aurait donc que peu d’hommes divinement inspirés, les grands hommes de l’histoire, les génies vertueux, comme disait l’illustre citoyen et prophète italien Giuseppe Mazzini. Immédiatement inspirés par Dieu même et s’appuyant sur le consentement universel, exprimé par le suffrage populaire, Dir e Popolo, ce sont eux qui seraient appelés à gouverner les sociétés humaines[4].

Nous voilà retombés sous le joug de l’Église et de l’État. Il est vrai que dans cette organisation nouvelle, due, comme toutes les organisations politiques anciennes, à la grâce de Dieu, mais appuyée cette fois, au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à l’esprit moderne, et comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon III, sur la prétendue volonté du peuple, l’Église ne s’appellera plus Église, elle s’appelle École. Qu’importe ? Sur les bancs de cette École ne seront pas assis seulement les enfants : il y aura le mineur éternel, l’écolier reconnu à jamais incapable de subir ses examens, de s’élever à la science de ses maîttes et de se passer de leur discipline, le peuple. L’État ne s’appellera plus monarchie, il s’appellera république, mais il n’en sera pas moins l’État, c’est-à-dire une tutelle officiellenent et régulièrement établie par une minorité d’hommes compétents, hommes de génie, de talent, ou de vertu, qui surveilleront et dirigeront la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l’École et les fonctionnaires de l’État s’appelleront des républicains ; mais ils n’en seront pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu’il a été éternellement jusqu’ici, un troupeau. Gare aux tondus, car là où il y a un troupeau, il y aura nécessairement aussi des pasteurs pour le tondre et le manger.

Le peuple, dans ce système, sera l’écolier et le pupille éternel. Malgré sa souveraineté toute fictive, il continuera de servir d’instrument à des pensées, à des volontés et par conséquent aussi à des intérêts qui ne seront pas les siens. Entre cette situation et ce que nous appelons, nous, la liberté, la seule vraie liberté, il y a un abîme. Ce sera, sous des formes nouvelles, l’antique oppression et l’antique esclavage ; et là où il y a esclavage, il y a misère, abrutissement, la vraie matérialisation de la société, des classes privilégiées aussi bien que des masses.

En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent toujours au triomphe d’un matérialisme brutal. Et cela par une raison très simple : ce divin s’évapore et monte vers sa patrie, le ciel, et le brutal seul reste réellement sur la terre.

Je demandais un jour à Mizzini quelles mesures on prendrait pour l’émancipation du peuple, une fois que sa république unitaire triomphante aurait été définitivement établie ? « La premiïre mesure, me dit-il, sera [a fondation d’écoles pour le peuple. » — Et qu’enseignera-t on au peuple dans ces écoles ? « Les devoirs de l’homme, le sacrifice et le dévouement. » — Mais où prendrez-vous un nombre suffisant de professeurs pour enseigner ces choses, qu’aucun n’a le droit ni le pouvoir d’enseigner, s’il ne prèche d’exemple ? Le nombre des hommes qui trouvent une jouissance suprême dans le sacrifice et dans le dévouement n’est-il pas excessivement restreint ? Ceux qui se sacrifient au service d’une grande idée obéissent à une haute passion, et, satisfaisant cette passion personnelle, en dehors de laquelle la vie elle-même perd toute valeur à leurs yeux, ils pensent ordinairement à tout autre chose qu’à ériger leur action en doctrine, tandis que ceux qui en font une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison, que la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l’action. Les hommes comme Mazzini, dans lesquels la doctrine et l’action forment une admirable unité, ne sont que de très rares exceptions. Dans le Christianisme aussi, il y a eu de grands hommes, de saints hommes, qui ont fait réellement, ou qui, au moins, se sont passionnément efforcés de faire tout ce qu’ils disaient, et dont les cœurs, débordant d’amour, étaient pleins de mépris pour les jouissances et pour les biens de ce monde. Mais l’immense majorité des prêtres catholiques et protestants qui, par métier, ont prêché et qui prêchent la doctrine de la chasteté, de l’abstinence et de la renonciation, démentent leur doctrine par leur exemple. Ce n’est pas en vain, c’est à la suite d’une expérience de plusieurs siècles que chez les peuples de tous les pays se sont formés ces dictons : « Libertin comme un prêtre ; gourmand comme un prêtre ; ambitieux comme un prêtre ; avide, intéressé et cupide comme un prêtre ». Il est donc constaté que les professeurs des vertus chrétiennes, consacrés par l’Église, les prêtres, dans leur immense majorité, ont fait tout le contraire de ce qu’ils ont prêché. Cette majorité même, l’universalité de ce fait, prouvent qu’il ne faut pas en attribuer la faute aux individus, mais à la position sociale, impossible et contradictoire en elle-même, dans laquelle ces individus sont placés.

Il y a dans la position du prêtre chrétien une double contradiction. D’abord celle de la doctrine d’abstinence et de renonciation aux tendances et aux besoins positifs de la nature humaine, tendances et besoins qui dans quelques cas individuels, toujours très rares, peuvent bien être continuellement refoulés, comprimés et même complètement anéantis par l’influence constante de quelque puissante passion intellectuelle et morale ; qui, en certains moments d’exaltation collective, peuvent être oubliés et négligés pour quelque temps par une grande quantité d’hommes à la fois ; mais qui sont si foncièrement inhérents à notre nature qu’ils finissent toujours par reprendre leurs droits, de sorte que, lorsqu’ils ne sont pas satisfaits d’une manière régulière et normale, ils sont toujours finalement remplacés par des satisfactions malfaisantes et monstrueuses. C’est une loi naturelle, et par conséquent fatals, irrésistible, sous l’action funeste de laquelle tombent inévitablement tous les prêtres chrétiens et spécialement ceux de l’Église Catholique romaine.

Mais il est une autre contradiction commune aux uns et aux autres. Cette contradiction est attachée au titre et à la position même du maître. Un maitre qui commande, qui opprime et qui exploite, est un personnage très logique et tout à fait naturel. Mais un maître qui se sacrifie à ceux qui lui sont subordonnés de par son privilège divin ou humain, est un être contradictoire et tout à fait impossible. C’est la constitution même de l’hypocrisie, si bien personnifiée par le pape qui, tout en se disant le dernier serviteur des serviteurs de Dieu, en signe de quoi, suivant l’exemple du Christ, il lave même une fois par an les pieds de douze mendiants de Rome, se proclame en même temps vicaire de Dieu, maître absolu et infaillible du monde. Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les Églises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l’état de troupeau, en partie pour satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance de l’Église ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs de l’École moderne, divinement inspirés et patentés par l’État. Ils deviendront nécessairement, les uns sans le savoir, les autres en pleine connaissance de cause, les enseigneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l’État et au profit des classes privilégiées.

Faudra-t-il donc éliminer de la société tout enseigement et abolir toutes les écoles ? Loin de là. Il faut répandre à pleines mains l’instruction dans les masses et transformer toutes les Églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l’asservissement des hommes, en autant d’écoles d’émancipation humaine. Mais, d’abord, entendons-nous ; les écoles proprement dites, dans une société normale, fondée sur l’égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et non pour les adultes ; et, pour qu’elles deviennent des écoles d’émancipation et non d’asservissement, il faudra en éliminer, avant tout, cette fiction de Dieu, l’asservisseur éternel et absolu. Il faudra fonder toute l’éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientitique de la raison, non sur celui de la foi : sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l’obéissance ; sur le culte de la vérité et de la justice quand même, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer, en tout et partout, le culte divin. Le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel : il est légitime, nécessaire, lorsqu’il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s’est pas encore ouvertement développée. Mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l’éducation, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s’amoindrir à mesure que s’avancent l’éducation et l’instruction, pour faire place à la liberté ascendante.

Toute éducation rationnelle n’est au fond que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation devant être de former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. Ainsi, le premier jour de la vie scolaire, si l’école prend les enfants en bas âge, alors qu’ils commencent à peine à balbutier quelques mots, doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence à peu près complète de liberté ; mais son dernier jour doit être celui de la plus grande liberté et de l’abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin de l’autorité.

Le principe d’autorité, appliqué aux hommes qui ont dépassé ou atteint l’âge de la majorité, devient une monstruosité, une négation flagrante de l’humanité, une source d’esclavage et de dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement, les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde ignorance qu’il sera nécessaire de fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. De ces écoles devront être éliminées absolument les moindres applications ou manifestations du principe d’autorité. Ce ne seront plus des écoles ; ce seront des académies populaires, dans lesquelles il ne pourra plus être question ni d’écoliers, ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre, s’il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience, il pourra enseigner à son tour, bien des choses, aux professeurs qui lui apporteront des connaissances qu’il n’a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse instruite et le peuple.

La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes faits, c’est la vie. La seule grande et toute puissante autorité naturelle et rationnelle à la fois, la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l’esprit collectif et public d’une société fondée sur le respect mutuel de tous ses membres. Oui, voilà une autorité qui n’est nullement divine, tout humaine, mais devant laquelle nous nous inclinerons de grand cœur, certains que, loin de les asservir, elle émancipera les hommes. Elle sera mille fois plus puissante, soyez-en certains, que toutes vos autorités divines, théologiques, métaphysiques, politiques et juridiques, instituées par l’Église et par l’État ; plus puissante que vos codes criminels, vos geôliers et vos bourreaux.

La puissance du sentiment collectif ou de l’esprit public est déjà très sérieuse aujourd’hui. Les hommes le plus portés à commettre des crimes osent rarement la défier, l’affronter ouvertement. Ils chercheront à la tromper, mais ils se garderont bien de la brusquer, à moins qu’ils ne se sentent appuyés par une minorité quelconque. Aucun homme, quelque puissant qu’il se croie, n’aura jamais la force de supporter le mépris unanime de la société, aucun ne saurait vivre sans se seniir soutenu par l’assentiment et l’estime au moins d’une partie quelconque de cette société. Il faut qu’un homme soit poussé par une immense et bien sincère conviction, pour qu’il trouve le courage d’opiner et de marcher contre tous, et jamais homme égoïste, dépravé et lâche, n’aura ce courage.

Rien ne prouve mieux que ce fait la solidarité naturelle et fatale qui relie tous les hommes. Chacun de nous peut constater cette loi, chaque jour, et sur lui-même et sur tous les hommes qu’il connaît. Mais, si cette puissance sociale existe, pourquoi n’a-t-elle pas suffi jusquà l’heure actuelle, à moraliser, à humaniser les Hommes ? C’est tout simplement, parce que, jusquà présent, cette puissance n’a point été humanisée elle-même ; elle n’a point été humanisée, parce que la vie sociale dont elle est toujours la fidèle expression est fondée, comme où sait, sur le culte divin, non sur le respect humain ; sur l’autorité, non sur la liberté ; sur le privilège, non sur l’égalité ; sur l’exploitation, non sur la fraternité des hommes ; sur l’iniquité et le mensonge, non sur la justice et sur la vérité. Par conséquent, son action réelle, toujours en contradiction avec les théories humanitaires qu’elle professe, a exercé constamment une influence funeste et dépravante. Elle ne comprime pas les vices et les crimes : elle les crée. Son autorité est par conséquent une autorité divine, anti-humaine son influence est malfaisante et funeste. Voulez-vous les rendre bienfaisantes et humaines ? Faites la révolution sociale. Faites que tous les besoins deviennent réellement solidaires, que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent conformes aux devoirs humains de chacun. Et, pour cela, il n’est qu’un moyen : Détruisez toutes les institutions de l’Inégalité ; fondez l’Égalité économique et sociale de tous, et, sur cette base, s’élèvera la liberté, la moralité, l’humanité solidaire de tous.


Oui, l’idéalisme en théorie a pour conséquence nécessaire le matérialisme le plus brutal dans la pratique ; non sans doute chez ceux qui le prêchent de bonne foi, — le résultat ordinaire pour ceux-là, est de voir frappés de stérilité tous leurs efforts, — mais chez ceux qui s’efforcent de réaliser leurs préceptes dans la vie, et dans la société tout entière, en tant qu’elle se laisse dominer par les doctrines idéalistes.

Pour démontrer ce fait général et qui peut paraître étrange de prime abord, mais qui s’explique naturellement, lorsqu’ou y réfléchit davantage, les preuves historiques ne manquent pas.

Comparez les deux dernières civilisations du monde antique : la civilisation grecque et la civilisation romaine. Laquelle est la plus matérialiste la plus naturelle, par son point de départ et la plus humainement idéale dans ses résultats ? Sans doute, la civilisation grecque. Laquelle est, au contraire, la plus abstraitement idéale à son point de départ, — sacrifiant la liberté matérielle de l’homme à la liberté idéale du citoyen, représentée par l’abstraction du droit juridique, et le développement naturel de la société humaine à l’abstraction de l’État, et laquelle est devenue néanmoins la plus brutale dans les conséquences ? La civilisation romaine, certainement. Il est vrai que la civilisation grecque, comme toutes les civilisations antiques, y compris celle de Rome, a été exclusivement nationale et qu’elle a eu pour base l’esclavage. Mais, malgré ces deux immenses défauts, la première n’en a pas moins conçu et réalisé l’idée de l’humanité ; ele a ennobli et réellement idéalisé la vie des hommes : elle a transformé les troupeaux hamains en associations libres d’hommes libres ; elle a créé per la liberté les sciences, les arts, une poésie, une philosophie immortelle et les premières notions du respect humain. Avec la liberté politique et sociale, elle a créé la libre pensée.

À la fin du moyen-âge, à l’époque de la Renaissance, il a suffi que des Grecs émigrés apportassent quelques-uns de ces livres immortels en Italie, pour que la vie, la liberté, la pensée, l’humanité, enterrées dans le soinbre cachot du catholicisme, fussent ressuscitées. L’émancipation humaine, voilà le nom de la civilisation grecque. Et le nom de la civilisation romaine. C’est la conquête, avec toutes ses conséquences brutales. Et son dernier mot ? La toute-puissance des Césars. C’est l’avilissement et l’esclavage des nations et des hommes. Aujourd’hui encore, qu’est-ce qui tue, qu’est-ce qui écrase brutalement, matériellement, dans tous les pays de l’Europe, la liberté et l’humanité ? C’est le triomphe du principe césarien ou romain.

Comparez maintenant deux civilisations modernes : la civilisation italienne et la civilisation allemande. La première représente sans doute, dans son caractère général, le matérialisme ; la seconde représente, au contraire, tout ce qu’il y a de plus abstrait, de plus pur et de plus transcendent en fait d’idéalisme. Voyons quels sont les fruits pratiques de l’une et de l’autre.

L’Italie a déjà rendu d’immenses services à la cause de l’émancipation humaine. Elle fut la première qui ressuscita et qui appliqua largement le principe de Ia liberté en Europe, qui rendit à l’humanité ses titres de noblesse : l’industrie, le commerce, la poésie, les arts, les sciences positives et la libre pensée. Écrasée depuis par trois siècles de despotisme impérial et papal, et traînée dans la boue par sa bourgeoisie gouvernante, elle reparaît aujourd’hui, il est vrai, bien déchue, en comparaison de ce qu’elle fut, et pourtant, combien elle diffère de l’Allemagne ! En Italie, malgré cette décadence, passagère, espérons-le, on peut vivre et respirer humainement, entouré d’un peuple qui semble être né pour la liberté. L’Italie, même bourgeoise, peut vous montrer avec orgueil des hommes comme Mazzini et comme Garibaldi. En Allemagne, on respire l’atmosphère d’un immense esclavage politique et social, philosophiquement expliqué et accepté par un grand peuple, avec une résignation et une bonne volonté réfléchies. Ses héros, — je parle toujours de l’Allemagne présente, non de l’Allemagne de l’avenir, de l’Allemagne nobiliaire, bureaucratique, politique et bourgeoise, non de l’Allemagne prolétaire ; — ses héros sont tout l’opposé de Mazzini et de Garibaldi : ce sont aujourd’hui Guillaume Ier, le féroce et naïf représentant du Dieu protestant, ce sont MM. de Bismarck et de Moltke, les généraux Manteuffel et Werder. Dans tous ses rapports internationaux, l’Allemagne, depuis qu’elle existe, a été lentement, systématiquement envahissante, conquérante, toujours prête à étendre sur les peuples voisins son propre asservissement volontaire ; et depuis qu’elle s’est constituée en puissance unitaire, elle est devenue une menace, un danger pour la liberté de toute l’Europe. Aujourd’hui, l’Allemagne c’est la servilité brutale et triomphante.

Pour montrer comment l’idéalisme théorique se transforme incessamment et fatalement en matérialisme pratique, il n’y a qu’à citer l’exemple de toutes les Églises chrétiennes et, naturellement, avant tout, celui de l’Église apostolique et romaine. Qu’’y a-t-il de plus sublime, dans le sens idéal, de plus désintéressé, de plus détaché de tous les intérêts de cette terre, que la doctrine du Christ prêchée par cette Église ? Et qu’y a-t-il de plus brutalement matérialiste que la pratique constante de cette même Église, dès le viiie siècle, alors qu’elle commença de se constituer comme puissance ? Quel a été et quel est encore l’objet principal de tous ses litiges contre les souverains de l’Europe ? Ses biens temporels, ses revenus d’abord, et ensuite sa puissance temporelle, ses privilèges politiques.

Il faut lui rendre cette justice, qu’elle a été la première à découvrir, dans l’histoire moderne, cette vérité incontestable, mais très peu chrétienne, que la richesse et la puissance, l’exploitation économique st l’oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règne de l’idéalité divine sur la terre : la richesse consolidant et augmentant la puissance, la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que le martyre et la foi des apôtres, mieux que la grâce divine, le succès de la propagande chrétienne. C’est une vérité historique, et les églises ou plutôt les sectes protestantes ne la méconnaissent pas non plus. Je parle naturellement des églises indépendantes de l’Angleterre, de l’Amérique et de la Suisse, non des églises asservies de l’Allemagne. Celles-là n’ont point d’initiative propre ; elles font ce que leurs maîtres, leurs souverains temporels, qui sont en même temps leurs chefs spirituels, leur ordonnent de faire. On sait que la propagande protestante, celle de l’Angleterre et de l’Amérique surtout, se rattache d’une manière très étroite à la propagande des intérêts matériels, commerciaux de ces deux grandes nations ; et l’on sait aussi que cette dernière propagande n’a point du tout pour objet l’enrichissement et la prospérité matérielle des pays dans lesquels elle pénètre en compagnie de la parole de Dieu, mais bien l’exploitation de ces pays, en vue de l’enrichissement et de la prospérité matérielle de certaines classes, qui, dans leur propre contrée ne visent qu’à l’exploitation et au pillage.

En un mot, il n’est point du tout difficile de prouver, l’histoire en main, que l’Église, que toutes les Églises, chrétiennes et non chrétiennes, à côté de leur propagande, spiritualiste, et probablement pour en accélérer et en consolider le succès, n’ont jamais négligé de s’orgniser en grandes compagnies pour l’exploitation économique des masses, sous la protection et avec la bénédiction directe et spéciale d’une divinité quelconque ; que tous les États qui, à leur origine, comme on sait, n’ont été avec toutes leurs institutions politiques et juridiques et leurs classes dominantes et privilégiées, que des succursales temporelles de ces diverses Églises, n’ont eu également pour objet principal que cette même exploitation au profit des minorités laïques, indirectement légitimées par l’Église ; enfin qu’en général l’action du bon Dieu et de toutes les idéalités divines sur la terre a finalement abouti, toujours et partout, à fonder le matérialisme prospère du petit nombre sur l’idéalisme fanatique et constamment affamé des masses.

Ce que nous voyons aujourd’hui en est une preuve nouvelle. À l’exception de ces grands cœurs et de ces grands esprits fourvoyés que j’ai nommés plus haut, quels sont aujourd’hui les défenseurs les plus acharnés de l’idéalisme ? D’abord ce sont toutes les cours souveraines. En France, ce furent Napoléon III et son épouse madame Eugénie ; ce sont tous leurs ci-devant ministres, courtisans et ex-maréchaux, depuis Rouher et Bazaine jusqu’à Fleury et Piétri ; ce sont les hommes et les femmes du monde officiel impérial, qui a si bien idéalisé et sauvé la France. Ce sont ses journalistes et ses savants : les Cassagnac, les Girardin, les Duvernois, les Veuillot, les Leverrier, les Dumas… C’est enfin la noire phalange des Jésuites et des Jésuitesses de toute robe ; c’est la haute et moyenne bourgeoisie de la France. Ce sont les doctrinaires libéraux et les libéraux sans doctrine : les Guizot, les Thiers, les Jules Favre, les Pelletan et les Jules Simon, tous défenseurs acharnés de l’exploitation bourgeoise. En Prusse, en Allemagne, c’est Guillaume Ier, le roi démonstrateur actuel du bon Dieu sur la terre ; ce sont tous ses généraux, tous ses officiers poméraniens et autres, toute son armée qui, forte de sa foi religieuse, vient de conquérir la France de la manière idéale que l’on sait. En Russie, c’est Le tsar et toute sa cour ; ce sont les Mouravieff et les Berg, tout les égorgeurs et les pieux convertisseurs de la Pologne. Partout, en un mot, l’idéalisme religieux philosophique, l’un de ces qualificatifs n’étant que la traduction plus ou moins libre de l’autre, sert aujourd’hui de drapeau à la force sanguinaire et brutale, à l’exploitation matérielle éhontée ; tandis qu’au contraire, le drapeau du matérialisme théorique, le drapeau rouge de l’égalité économique et de la justice sociale, est soulevé par l’idéalisme pratique des masses opprimées et affamées, tendant à réaliser la plus grande liberté et le droit humain de chacun dans la fraternité de tous les hommes sur la terre.

Quels sont les vrais idéalistes, les idéalistes non de l’abstraction, mais de la vie, non du ciel, mais de la terre, et quels sont les matérialistes ?


Il est évident que l’idéalisme théorique ou divin a pour condition essentielle le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la renonciation à la science. On voit, d’un autre côté, qu’en défendant les doctrines idéales, on se trouve forcément entraîné dans le parti des oppresseurs et des exploiteurs des masses populaires. Voilà deux grandes raisons qui sembleraient devoir suffire pour éloigner de l’idéalisme tout grand esprit, tout grand cœur. Comment se fait-il que nos illustres idéalistes contemporains, auxquels, certainement, ne manquent ni l’esprit, ni le cœur, ni la bonne volonté, et qui ont voué leur existence entière au service de l’humanité, comment se fait-il qu’ils s’obstinent à rester parmi les représentants d’une doctrine désormais condamnée et déshonorée ?

Il faut qu’ils y soient poussés par une raison très puissante. Ce ne peut être ni la logique, ni la science, puisque la logique et la science ont prononcé leur verdict contre la doctrine idéaliste. Ce ne peuvent être non plus des intérêts personnels, puisque ces hommes sont infiniment élevés au-dessus de tout ce qui porte ce nom. Il faut donc que ce soit une puissante raison morale. Laquelle ? Il ne peut y en avoir qu’une. Ces hommes illustres pensent sans doute que les théories ou les croyances idéales sont essentiellement nécessaires à la dignité et à la grandeur morale de l’homme, et que les théories matérialistes, au coatraire, le rabaissent au niveau des bêtes.

— Et si c’était l’opposé qui fût vrai ?

Tout développement, ai-je dit, implique la négation du point de départ. La base ou le point de départ, selon l’école matérialiste, étant matérielle, la négation doit être nécessairement idéale. Partant de la totalité du monde réel, ou de ce quon appelle abstractivement la matière, elle arrive logiquement à l’idéalisation réelle, c’est-à-dire à l’humanisation, à l’émancipation pleine et entière de la société. Par contre et par la même raison, la base et le point de départ de l’école idéaliste étant l’idéal, elle arrive forcément à la matérialisition de la société, à l’organisation d’un despotisme brutal et d’une exploitation inique et ignoble, sois la forme de l’Église et de l’État. Le développement historique de l’homme, selon l’école matérialiste, est une ascension progressive dans le système idéaliste, il ne peut être qu’une chûte continue.

Quelque question humaine qu’on veuille considérer, on trouve toujours cette même contradiction essentielle entre les deux écoles. Ainsi, comme je l’ai déja fait observer, le matérialisme part de l’animalité pour constituer l’humanité ; l’idéalisme part de la divinité pour constituer l’esclavage, et condamner les masses à une animalité sans issus. Le matérialisme nie le libre arbitre et aboutit à la constitution de la liberté ; l’idéalisme, au nom de la dignité humaine, proclame le libre arbitre, et, sur les ruines de toute liberté, fonde l’autorité. Le matérialisme repousse le principe d’autorité, parce qu’il le considère, avec raison, comme le corollaire de l’animalité, et qu’au contraire le triomphe de l’humanité, but et sens principal de l’histoire, n’est réalisable que par la liberté. En un mot, vous trouverez toujours les idéalistes en flagrant délit de matérialisme pratique ; tandis que vous verrez les matérialistes poursuivre et réaliser les aspirations, les pensées les plus largement idéales.


L’histoire, dans le système des idéalistes, ai-je dit, ne peut être qu’une chûte continue. Ils commencent par une chûte terrible, et dont ils ne se relèvent jamais : par le salfo mortale des régions sublimes de l’idée pure, absolue, dans la matière. Et dans quelle matière ! non dans cette matière éternellement active et mobile, pleine de propriétés et de forces, de vie et d’intelligence, telle qu’elle se présente à nous dans le monde réel ; mais dans la matière abstraite, appauvrie et réduite à la misère absolue, telle que la conçoivent les théologiens et les métaphysiciens, qui lui ont tout dérobé pour tout donner à leur empereur, à leur Dieu ; dans cette matière qui, privée de toute action et de tout mouvement propres, ne représente plus, en opposition à l’idée divine, que la stupidité, l’impénétrabilité, l’inertie et l’immobilité absolues.

La chûte est si terrible que la divinité, la personne ou l’idée divine s’aplatit, perd la conscience d’elle-même et ne se retrouve plus jamais. Et dans cette situation désespérée, elle est encore forcée de faire des miracles ! Car du moment que la matière est inerte, tout mouvement qui se produit dans le monde, même le plus matériel, est un miracle, ne peut être que l’effet d’une intervention providentielle, de l’action de Dieu sur la matière. Et voilà que cette pauvre Divinité, quasi annulée par sa chûte, reste quelques milliers de siècles dans cet évanouissement, puis se réveille lentement, s’efforçant en vain de ressaisir quelque vague souvenir d’elle-même, et chaque mouvement qu’elle fait à cette fin dans la matière, devient une création, une formation nouvelle, un miracle nouveau. De cette manière elle passe par tous les degrés de la matérialité et de la bestialité ; d’abord gaz, corps chimique simple ou composé, minéral, elle se répand ensuite sur la terre comme organisation végétale et animale, puis se concentre dans l’homme. Ici, elle semble devoir se retrouver, car elle allume dans l’être humain une étincelle angélique, une parcelle de son propre être divin, l’âme immortelle.

Comment a-t-elle pu parvenir à loger une chose absolument immatérielle dans une chose absolument matérielle ; comment le corps peut-il contenir, renfermer, limiter, paralyser l’esprit pur ? Voilà encore une de ces questions que la foi seule, cette affirmation passionnée et stupide de l’absurde, peut résoudre. C’est le plus grand des miracles. Ici, nous n’avons pas à faire autre chose qu’à constater les effets, les conséquences pratiques de ce miracle.

Après des milliers de siècles de vains efforts pour revenir à elle-même, la Divinité, perdue et répandue dans la matière qu’elle anime et qu’elle met en mouvement, trouve un point d’appui, une sorte de foyer pour son propre recueillement. C’est l’homme, c’est son âme immortelle emprisonnée singulièrement dans un corps mortel. Mais chaque homme considéré individuellement est infiniment trop restreint, trop petit, pour enfermer l’immensité divine ; il ne peut en contenir qu’une très petite parcelle, immortelle comme le Tout, mais infiniment plus petite que le Tout. Il en résulte que l’Être divin, l’Être absolument immatériel, l’Esprit, est divisible comme la matière. Voilà encore un mystère dont il faut laisser la solution à la foi.

Si Dieu tout entier pouvait se loger dans chaque homme, alors chaque homme serait Dieu. Nous aurions une immense quantité de Dieux, chacun se trouvant limité par tous les autres et n’en étant pas mois infini, contradiction qui impliquerait nécessairement la destruction mutuelle des hommes, l’impossibilité qu’il y en eût plus qu’un. Quant aux parcelles c’est autre chose ; rien de plus rationnel, en effet, qu’une parcelle soit limitée par une autre, et qu’elle soit plus petite que le tout. Seulement, ici se présente une autre contradiction Être plus grand et plus petit sont des attributs de la matière, non de l’esprit tel que l’entendent les idéalistes, Selon les matérialistes, il est vrai, l’esprit n’est que le fonctionnement de l’organisme tout-à-fait matériel de l’homme, et la grandeur ou la petiiesse de l’esprit dépendent de la plus ou moins grande perfection matérielle de l’organisme humain. Mais ces mêmes attributs de limitation et de grandeur relatives ne peuvent pas être attribués à l’esprit, tel que le comprennent les idéalistes, à l’esprit absolument immatériel, à l’esprit existant en dehors de toute matière. Là il ne peut y avoir ni plus grand, ni plus petit, ni aucune limite entre les esprits, car il n’y a qu’un Esprit : Dieu. Si on ajoute que les parcelles infiniment petites et limitées qui constituent les âmes humaines sont en même temps immortelles, on mettra le comble à la contradiction. Mais c’est une question de foi. Passons outre.

Voilà donc la Divinité déchirée et logée, par infiniment petites parties, dans une immense quantité d’êtres de tout sexe, de tout äge, de toutes races et de toutes couleurs. C’est là uue situation excessivement incommode et malheureuse, car les parcelles divines se reconnaissent si peu au début de leur existence humaine qu’elles commencent par s’entre-dévorer. Pourtant au milieu de cet état de barbarie et de brutalité tout-à-fait animale, ces parcelles divines, les âmes humaines, conservent comme un vague souvenir de leur divinité primitive, elles sout invinciblement enirainées vers leur Tout ; elles se cherchent, elles le cherchent. C’est la Divinité elle-même, répandue et perdue dans le monde matériel, qui se cherche dans les hommes, et elle est tellement abrutie par cette multitude de prisons humaines, dans lesquelles elle se trouve parsemée, qu’en se cherchant, elle commet folies sur folies.

Commençant parle fétichisme, elle se cherche et s’adore elle-même, tantôt dans une pierre, tantôt dans un morceau de bois, tantôt dans un torchon. Il est même fort probable qu’elle ne serait jamais sortie du torchon, si l’autre divimté, qui ne s’est pas laissée choir dans la matière, et qui s’est conservée à l’état d’esprit pur dans les hauteurs sublimes de l’idéal absolu, ou dans les régions célestes, n’avait pas eu pitié d’elle.

Voilà un nouveau mystère. C’est celui de la Divinité qui se scinde en deux moitiés, mais également infinies toutes les deux, et dont l’une — Dieu le père — se conserve dans les pures régions immatérielles ; l’autre — Dieu le fils — se laisse choir dans la matière. Nous allons voir tout à l’heure, entre ces deux Divinités séparées l’une de l’autre, s’établir des rapports continus de haut en bas et de bas en haut ; et ces rapports considérés comme un seul acte éternel et constant, constitueront le Saint-Esprit. Tel est, dans son véritable sens théologique et métapaysique, le grand, le terrible mystère de la Trinité chrîtienne.

Mais quittons au plus vite ces hauteurs, et voyons ce qui se passe sur la terre.

Dieu le père, voyant, du haut de sa splendeur éternelle, que le pauvre Dieu le fils, aplati, ahuri par sa chute, s’est tellement plongé et perdu daus la matière qu’arrêté à l’état humain il ne parvient pas à se retrouver, se décide à venir à son aide. Entre cette immense quantité de parcelles à la fois immortelles, divines et infiniment petites, dans lesquelles Dieu le fils s’est disséminé au point de ne pouvoir se reconnaître, Dieu le père choisit celles qui lui plaisent davantage, il y prend ses inspirés, ses prophètes, ses hommes de génie vertueux, les grands bienfaiteurs et législateurs de l’humanité : Zoroastre, Bouddha, Moïse, Confucius, Lycurgue, Solon, Socrate, le divin Platon et surtout Jésus-Christ, la complète réalisation de Dieu le fils, enfin recueilli et concentré en une personne humaine : tous les apôtres, saint Pierre, saint Paul et saint Jean, Constantin-le-Grand, Mahomet, puis Grégoire VII, Charlemagne, Dante, selon les uns, Luther aussi, Voltaire et Rousseau, Robespierre et Danton, et beaucoup d’autres grands et saints personnages, dont il est impossible de récapituler tous les noms, mais parmi lesquels, comme Russe, je prie de ne pas oublier saint Nicolas.


Nous voici donc arrivés à la manifestation de Dieu sur la terre. Mais aussitôt que Dieu apparaît, l’homme s’anéantit. On dira quil ne s’anéantit pas puisqu’il est lui-même une parcelle de Dieu. Pardon ! J’admets que la parcelle d’un tout déterminé, limité, quelque petite que soit cette partie, soit une quantité, une grandeur positive. Mais une parcelle de l’infiniment grand, comparée avec lui, est infiniment petite. Multipliez des milliards de milliards par des milliards de milliards, leur produit, en comparaison de l’infiniment grand, sera infiniment petit, et l’infiniment petit est égal à zéro. Dieu est tout, donc l’homme et tout le monde réel avec lui, l’univers, ne sont rien. Vous ne sortirez pas de là.

Dieu apparaît, l’homme s’anéantit ; et plus la Divinité devient grande, plus l’humanité devient misérable. Voilà l’histoire de toutes les religions ; voilà l’effet de toutes les inspirations et de toutes les législations divines. En histoire, le nom de Dieu est la terrible massue avec laquelle les hommes diversement inspirés, les grands génies ont abattu la liberté, la dignité, la raison et la prospérité des hommes.

Nous avons eu d’abord la chûte de Dieu. Nous avons maintenant une chûte qui nous intéresse davantage, celle de l’homme, causée par la seule apparition de la manifestation de Dieu sur la terre.

Voyez dans quelle erreur profonde se trouvent nos chers et illustres idéalistes. En nous parlant de Dieu, ils croient, ils veulent nous élever, nous émanciper, nous ennoblir et, au contraire, ils nous écrasent et nous avilissent. Avec le nom de Dieu, ils s’imaginent pouvoir établir la fraternité parmi les hommes, et, au contraire, ils créent l’orgueil, le mépris ; ils sèment la discorde, la haine, la guerre ; ils fondent l’esclavage. Car avec Dieu, viennent les différents degrés d’inspiration divine ; l’humanité se divise en hommes très inspirés, moins inspirés, non inspirés. Tous sont également nuls devant Dieu, il est vrai ; mais comparés les uns aux autres, les uns sont plus grands que les autres ; non seulement par le fait, ce qui ne serait rien, parce qu’une inégalité de fait se perd d’elle-même dans la collectivité, lorsqu’elle ne peut s’accrocher à aucune fiction ou institution légale : mais de par le droit divin de l’inspiration : ce qui constitue aussitôt une inégalité fixe, constante, pétrifiée. Les plus inspirés dorvent être écoutés et obéis par les moins inspirés, par les non inspirés. Voilà le principe de l’autorité bien établi, et avec lui les deux institutions fondamentales de l’esclavage : l’Église et l’État.

De tous les despotismes, celui des doctrinaires ou des inspirés religieux est le pire. Ils sont si jaloux de la gloire de leur Dieu et du triomphe de leur idée, qu’il ne leur reste plus de cœur ni pour la liberté, ni pour la dignité, ni même pour les souffrances des hommes vivants, des hommes réels. Le zèle divin, la préoccupation de l’idée finissent par dessécher dans les âmes les plus tendres, dans les cœurs les plus compatissants, les sources de l’amour humain. Considérant tout ce qui est, tout ce qui se fait dans le monde au point de vue de l’éternité ou de l’idée abstraite, ils traitent avec dédain les choses passagères ; mais toute la vie des hommes réels, des hommes en chair et en os, n’est composée que de choses passagères ; eux-mêmes ne sont que des êtres qui passent, et qui, une fois passés, sont remplacés par d’autres tout aussi passagers, mais qui ne reviennent jamais en personne. Ce qu’il y a de permanent ou de relativement éternel c’est l’humanité qui sa développe constamment d’une génération à l’autre. Je dis relativement éternel, parce qu’une fois notre planète détruite, et elle ne peut manquer de périr tôt ou tard, toute chose qui a commencé devant nécessairement finir, — une fois notre planète décomposée, pour servir sans doute d’élément à quelque formation nouvelle dans le système de l’univers, le seul réellement éternel, qui sait ce qui adviendra de tout notre développement humain ? Pourtant, le moment de cette dissolution était immensément éloigné de nous, nous pouvons bien considérer, relativement à la vie humaine si courte, l’humanité comme éternelle. Mais ce fait même de l’humanité progressive, n’est réel et vivant que par ses manifestions en des temps déterminés, en des lieux déterminés, en des hommes réellement vivants, et non dans son idée générale.


L’idée générale est toujours une abstraction et par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. La science ne peut saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports, leurs lois ; en un mot, ce qui est permanent dans leurs inforrations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, et par cela même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non de la réalité elle-même ; la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée, qui est l’unique organe de la science.

Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge de droit de gouverner la vie. La mission de la science est de constater les rapports généraux des choses passagères et réelles : en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes du monde physique et du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant les conditions générales, dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli sera toujours fatal. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est qu’un produit matériel d’un organe matériel, du cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et les êtres réels, La science ne crée rien, elle constate et reconnait seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou tout ce qu’ils créent, est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, le disciple pédant de l’immortel docteur Faust. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.

Le gouvernement de la science et des hommes de la science, fussent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou encore des disciples de l’école doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et métaphysiciens : ils n’ont ni sens, ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, aux lois absolues, et n’ont pas à faire cas d’autre chose.

L’individualité réelle et vivante n’est perceptible que pour une autre individualité vivante, non pour une individualité pensante, non pour l’homme qui par une série d’abstractions, se met en dehors et au dessus du contact immédiat de la vie ; elle ne peut exister pour eux que comme un exemplaire plus ou moins parfait de l’espèce, c’est à dire d’une abstraction déterminée. Si c’est un lapin, par exemple, plus l’exemplaire sera beau, et plus le savant le disséquera avec bonheur dans l’espérance de pouvoir faire ressortir de cette destruction même la nature générale, la loi de l’espèce.

Si nul ne s’y opposait, ne se trouverait-il pas encore de nos jours nombre de fanatiques, capables de faire les mêmes expériences sur l’homme ? Et si pourtant les savants naturalistes ne dissèquent pas l’homme vivant, ce n’est pas la science, ce sont les protestations tout-puissantes de la vie qui les ont arrêtés. Quoiqu’ils passent à l’étude les trois quarts de leur existence et que, dans l’organisation actuelle, ils forment une sorte de monde à part, — ce qui nuit à la fois à la santé de leur corps et à celle de leur esprit, — ils ne sont pas exclusivement les hommes de la science, mais ils sont aussi plus ou moins les hommes de la vie.

Toutefois il ne faut pas s’y fier. Si l’on peut être à peu près sûr qu’un savant n’oserait traiter un homme aujourd’hui comme il traite un lapin, il reste toujours à craindre que le corps des savants ne soumette les hommes vivants à des expériences scientifiques, sans doute intéressantes, mais qui n’en seraient pas moins désagréables pour leurs victimes. S’ils ne peuvent faire des expériences sur le corps des individus, ils ne demanderont pas mieux que d’en faire sur le corps social, et voilà ce qu’il faut absolument empêcher.

Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant ainsi en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part, offrant beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités sont leurs victimes et ils en sont les sacrificateurs patentés.

La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. À cet égard, elle est très inférieure à l’art, qui lui aussi, n’a proprement à faire qu’à des types généraux et des situations générales, mais qui les incarne, par un artifice qui lui est propre. Sans doute, ces formes de l’art ne sont pas la vie, mais elles n’en provoquent pas moins dans notre imagination le souvenir et le sentiment de la vie ; l’art individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit ; au moyen d’individualités sans chair et sans os, et par conséquent permanentes et immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et disparaissent à nos yeux. L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction à la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie, fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.

La science est aussi peu capable de saisir l’individualité d’un homme que celle d’un lapin. Ce n’est pas qu’elle ignore le principe de l’individualité ; — elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non comme fait. Elie sait fort bien que toutes les espèces animales, y compris l’espèce humaine, n’ont d’existence réelle que dans un nombre indéfini d’individus, naissant et mourant pour faire place à de nouveaux individus, également fugitifs. Elle sait qu’en s’élevant des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l’individualité se détermine davantage ; les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait que l’homme, le dernier et le plus parfait animal de cette terre, présente l’individualité la plus complète et la plus remarquable à cause de sa faculté de concevoir, de concréter, de personnifier en quelque sorte, dans son existence sociale et privée, la loi universelle. Elle sait enfin, lorsqu’elle n’est pas viciée par le doctrinarisme théologique ou métaphysique, politique ou juridique, ou même par un étroit orgueil, lorsqu’elle n’est point sourde aux instincts et aux aspirations de la vie, elle sait, et c’est là son dernier mot, que le respect de l’homme est la loi suprême de l’Humanité et que le grand, le vrai but de l’histoire, le seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté réelle, la prospérité de chaque individu vivant dans la société. Car, à moins de retomber dans les fictions liberticides du bien public représenté par l’État, fictions fondées toujours sur l’immolation systématique du peuple, il faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives n’existent qu’à la condition de représenter la somme des libertés et des prospérités individuelles.

La science sait toutes ces choses, mais elle ne va pas et ne peut aller au-delà. L’abstraction constituant sa nature même, elle peut bien concevoir le principe de l’individualité réelle et vivante, mais elle ne peut avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. Elle s’occupe des individus, en général, mais non de Pierre ou de Jacques, mais non de tel ou tel, qui n’existent pas, qui ne peuvent exister pour elle. Ses individus, à elle, ne sont, encore une fois, que des abstractions.

Pourtant, ce ne sont pas des individualités abstraites, ce sont les individus agissant et vivant qui font l’histoire. Les abstractions ne marchent que portées par des hommes réels. Pour ces êtres pétris, non en idée seulement, mais en réalité, de chair et de sang, la science n’a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre ou de Jacques ? Elle se rendrait ridicule, elle abdiquerait, elle s’annihilerait, si elle voulait s’en occuper autrement que comme d’exemple à l’appui de ses théories éternelles, Et il serait ridicule de lui en vouloir, car elle obéit à ses lois. Elle ne peut saisir ie concret ; elle ne peut se mouvoir que dans des abstractions. Sa mission est de s’occuper de la situation et des conditions générales de l’existence et du développement, soit de l’espèce humaine en général, soit de telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie d’individus, des causes générales de leur prospérité, de leur décadence et des moyens généraux bons à les faire progresser de toutes les manières. Pourvu qu’elle accomplisse largement et rationnellement cette besogne, elle aura fait tout son devoir et il serait vraiment injuste de lui en demander davantage.

Mais il serait également ridicule, il serait désastreux de lui confier une mission qu’elle est incapable de remplir, puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence et le sort de Pierre et de Jacques. Elle continuerait de les ignorer, mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits, mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiraient par écorcher les autres hommes au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens de toutes les couleurs et les avocats, au nom de Dieu, de l’État, du Droit juridique.

Ce que je prêche, c’est donc jusqu’à un certain point la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science, non pour détruire la science — ce serait un crime de lèse-humanité, — mais pour la remettre à sa place, de manière qu’elle n’en puisse plus jamais sortir. Jusqu’à présent toute l’histoire humaine n’a été qu’une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains à une abstraction impitoyable quelconque : Dieu, Patrie, puissance de l’État, honneur national, droits historiques, liberté politique, bien public. Tel a été jusqu’à ce jour le mouvement naturel, spontané et fatal des sociétés humaines, Nous ne pouvons rien y faire, nous devons le subir quant au passé, comme nous subissons toutes les fatalites actuelles. Il faut croire que là était la seule voie possible pour l’éducation de l’espèce humaine. Car il ne faut s’y tromper : même en faisant la plus large part aux artifices machiavéliques des classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu’aucune minorité n’eût été assez puissante pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses, s’il n y avait eu, dans celles-ci même, un mouvement vertigineux, spontané, les poussant à se sacrifier toujours, tantôt à l’une, tantot à l’autre de ces abstractions dévorantes qui, vampires de l’histoire, se sont toujours nourries de sang humain.

Que les théologiens, les politiciens et les juristes trouvent cela fort bien, nous le comprenons. Prêtres de ces abstractions, ils ne vivent que de cette continuelle immolation des masses populaires. Que la métaphysique y donne aussi son consentement, cela ne doit point nous étonner non plus. Elle n’a d’autre mission que de légitimer. et de rationaliser autant que possible çe qui est inique et absurde. Mais que la science positive ait montré les mêmes tendances, voilà ce que nous devons déplorer en le constatant. Elle n’a pu le faire que pour deux raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie, elle est représentée par un corps privilégié, et ensuite parce qu’elle s’est posée elle même jusqu’ici comme but absolu et dernier de tout développement humain. Par une critique judicieuse, qu’elle peut et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre au contraire qu’elle est seulement un moyen pour la réalisätion d’un but bien plus élevé : celui de la complète humanisation de tous les individus qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.

L’immense avantage de la science positive sur la théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en ceci : qu’à la place des abstractions mensongères et funestes, prônées par ces doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale et la logique des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voilà ce qui lui assurera toujours une grande position dans la société. Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective ; mais il est un côté par lequel elle ressemble à toutes les doctrines antérieures : n’ayant et ne pouvant avoir pour objet que des abstractions, elle est forcée par sa nature même d’ignorer les hommes réels, en dehors desquels les abstractions les plus vraies n’ont point d’existence. Pour remédier à ce défaut radical, la science de l’avenir devra procéder autrement que les doctrines du passé. Celles-ci se sont prévalues de l’ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d’ailleurs toujours très lucratives pour ceux qui les réprésentent en chair et os. La science positive, reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à leur sort, doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement des sociétés, car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacritier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à des abstractions qui font l’unique objet de ses légitimes préoccupations.

La vraie science de l’histoire n’existe pas encore ; c’est à peine si on commence à en entrevoir aujourd hui les conditions extrêmement compliquées. Mais supposons-la définitivement faite, que pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau fidèle et raisonné du développement naturel des conditions générales, matérielles et idéales, économiques, politiques et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques des sociétés qui eurent une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites. Les milliards d’individus qui ont fourni la matière vivante et souffrante de cette histoire à la fois triomphante et lugubre, — triomphante par l’immense hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son char » — ces milliards d’obscurs individus, sans lesquels aucun des grands résultats abstraits de l’histoire n’eût été obtenu — et qui, notons le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ces résultats, — ne trouveront pas même la moindre place dans nos annales. Ils ont vécu et ils ont été sacrifiés pour le bien de l’humanité abstraite, voilà tout ! Faudra-t-il en faire reproche à la science de l’histoire ? Ce serait injuste et ridicule. Les individus sont insaisissables par la pensée, par la réflexion, même par la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions ; ils sont insaisissables dans le présent aussi bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même, la science de l’avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique d’une main fidèle et sûre les causes générales des souffrances individuelles — et parmi ces causes, elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subordination enccre trop fréquentes, hélas ! des individus vivants aux généralités abstraites : et en même temps elle nous montrera les conditions générales nécessaires à l’émancipation réelle des individus vivant dans la société. Voilà sa mission ; voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l’action de la science sociale ne pourrait être qu’impuissante et funeste. Au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Il est temps d’en finir avec ces pontites, dussent-ils même se donner le nom de démocrates-socialistes.

Encore une fois, l’unique mission de la science, c’est d’éclairer la route. Mais, délivrée de toutes ses entraves gouvernementales et doctrinaires, et rendue à la plénitude de son action, la vie seule peut créer.


Comment résoudre cette antinomie ?

D’un côté la science est indispensable à l’organisation rationnelle de la société ; d’un autre côté, elle est incapable de s’intéresser à ce qui est réel et vivant.

Cette contradiction ne peut être résolue que d’une seule manière : il faut que la science ne reste plus en dehors de la vie de tous, ayant pour représentant un corps de savants brévetés, et il faut qu’elle se fonde et se répande dans les masses. La science étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société, doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir sous peine de cesser d’être la science, et tout en continuant de s’occuper exclusivement des causes générales, des conditions et des rapports fixes des individus et des choses, elle se fondra dans la vie immédiate et réelle de tous les individus. Ce sera un mouvement analogue à celui qui fit dire aux prédicateurs lors du commencement de la réforme religieuse, qu’il n’y avait plus besoin de prêtres pour un homme devenu désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l’intervention invisible du Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu.

Mais ici, il ne s’agit ni de Jésus-Christ, ni de bon Dieu, ni de liberté politique, ni de droit juridique, toutes choses théologiquement ou métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes. Le monde des abstractions scientifiques n’est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n’est que l’expression et la représentation générale ou abstraite. Sans qu il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, à l’égard du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l’office de prêtres. C’est pour cela qu’il faut dissoudre l’organisation spéciale des savants par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d’être des troupeaux menés et tondus par des prêtres privilégiés, puissent prendre en leurs mains la direction de leurs destinées.[5]

Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de science ? Non, certes. Il vaudrait mieux pour elles se passer de science que de se laisser gouverner par des savants, Le gouvernement de ces hommes aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple, parce que les institutions actuelles de la science sont essentiellement aristocratiques. L’aristocratie savante ! au point de vue pratique, la plus implacable, et au point de vue social, la plus vaniteuse et la plus insultante : tel serait le pouvoir constitué au nom de la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement de la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffissants et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et les sources de la vie se dessécheraient-sous leur souffle d’abstractions.

Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ; l’action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté. Sans doute, il serait fort heureux que la science pût, dès aujourd’hui, éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l’absence de lumière qu’une lumière tremblante et incertaine, ne servant qu’à égarer ceux qui la suivent. Ce n’est pas en vain que le peuple a parcouru une longue carrière historique et qu’il a payé ses erreurs par des siècles de misère. Le résumé pratique de ses douloureuses expériences constiue une sorte de science traditionnelle, qui, à certains égards, vaut bien la science théorique. Enfin une partie de la jeunesse, ceux d’entre les bourgeois studieux qui se sentiront assez de haine contre le mensonge, l’hypocrisie, l’injustice et la lâcheté de la bourgeoisie, pour trouver en eux-mêmes le courage de lui tourner le dos, et assez de passion pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat, — ceux-là seront, comme je l’ai déjà dit, les instructeurs fraternels du peuple ; grâce à eux, on n’aura que faire du gouvernement des savants.

Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés.

Plus les croyants et les prêtres du ciel sont sincères, plus ils deviennent dangereux. L’abstraction scientifique, ai-je dit, est une abstraction rationnelle, vraie dans son essence, nécessaire à la vie, dont elle est la représentation théorique, ou, si l’on préfère, la conscience. Elle peut, elle doit être absorbée et dirigée par la vie. L’abstraction idéaliste, Dieu, est un poison corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la tue. L’orgueil des savants, n’étant rien qu’une arrogance personnelle, peut être ployé et brisé. L’orgueil des idéalistes, n’étant point personnel, mais divin, est irascible et implacable : il peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais, et tant qu’il lui restera un souffie, il essaiera d’asservir les hommes à son Dieu ; c’est ainsi que les lieutenants de la Prusse, les idéalistes pratiques de l’Allemagne, voudraient voir écraser le peuple sous la botte éperonnée de leur empereur. C’est la même foi, et le but n’est guère différent. Le résultat de la foi est toujours l’esclavage ; c’est en même temps le triomphe du matérialisme le plus laid et le plus brutal : il n’est pas besoin de le démontrer pour l’Allemagne ; il faudrait être aveugle pour ne le pas voir.

L’homme, comme toute la nature vivante, est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, de recevoir et de réfléchir les différentes sensations extérieures et intérieures, de s’en souvenir alors qu’elles sont passées et de les reproduire par l’imagination, de les comparer et de les distinguer, d’abstraire les déterminations communes et de créer ainsi des notions générales, enfin de former les idées en groupant et en combinant les notions selon des modes différents, l’intelligence en un mot, l’unique créateur de tout notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l’organisme cérébral.

Nous le savons d’une manière certaine, par l’expérience de tous, qu’aucun fait n’a jamais démenti et que tout homme peut vérifier à chaque instant de sa vie. Dans tous les animaux, sans excepter les espèces tout à fait inférieures, nous trouvons un certain degré d’intelligence, et nous voyons que, dans la série des espèces, l’intelligence animale se développe d’autant plus que l’organisation d’une espèce se rapproche de celle de l’homme ; mais que, dans l’homme seul, elle arrive à cette puissance d’abstraction qui constitue proprement dit la pensée.

L’expérience universelle[6] qui est l’unique origine, la source de toutes nos connaissances, nous démontre donc que toute intelligence est toujours attachée à un corps animal quelconque, et que l’intensité, la puissance de cette fonction animale dépendent de la perfection relative de l’organisme. Ce résultat de l’expérience universelle n’est pas applicable seulement aux différentes espèces animales ; nous le constatons également dans les hommes, dont la puissance intellectuelle et morale dépend d’une manière tellement évidente de la plus ou moins grande perfection de leur organisme comme race, comme nation, comme classe et comme individus, qu’il n’est pas nécessaire d’insister sur ce point.[7]

D’un autre côté, il est certain qu’aucun homme n’a jamais vu ni pu voir l’esprit pur, détaché de toute forme matérielle, existant séparément d’un corps animal quelconque. Mais si personne ne l’a vu, comment les hommes ont-ils pu arriver à croire à son existence ? Le fait de cette croyance est certain et, sinon universel, comme le prétendent tous les idéalistes, au moins très général, et comme tel, il est tout-à-fait digne de notre extrême attention. Une croyance générale, si sotte qu’elle soit, exerce une influence trop puissante sur la destinée des hommes, pour qu’il puisse être permis de l’ignorer ou d’en faire abstraction.

Cette croyance s’explique d’ailleurs d’une manière rationnelle. L’exemple que nous offrent les enfants et les adolescents, voire même beaucoup d’hommes qui ont dépassé de bien des années l’âge de majorité, nous prouve que l’homme peut exercer longtemps ses facultés mentales avant de se rendre compte de la manière dont il les exerce. Dans cette période du fonctionnement de l’esprit inconscient de lui-même, de cette action de l’intelligence naïve ou croyante, l’homme, obsédé par le monde extérieur, poussé par cet aïguillon intérieur qui s’appelle la vie, et les multiples besoins de celle-ci, crée une quantité d’imaginations, de notions et d’idées nécessairement très imparfaites d’abord, très peu conformes à la réalité des choses et des faits qu’elles s’efforcent d’exprimer. N’ayant pas encore la conscience de sa propre action intelligente, ne sachant pas encore qu’il a produit lui-même et continue de produire ces imaginations, ces notions, ces idées, ignorant leur origine toute subjective, c’est-à-dire humaine, il doit naturellement les considérer comme des êtres objectifs, comme des êtres réels tout-à-fait indépendants de lui, existant par eux-mêmes et en eux-mêmes.

C’est ainsi que les peuples primitifs, émergeant lentement de leur innocence animale, ont créé leurs dieux. Les ayant créés, ne se doutant pas qu’ils en furent les créateurs uniques, ils les ont adorés ; les considérant comme des êtres réels infiniment supérieurs à eux-mêmes, ils leur ont attribué la toute puissance et se sont reconnus leurs créatures, leurs esclaves. À mesure que les idées humaines se développent, les dieux, qui n’ont jamais été que la révélation fantastique, idéale, poétique de l’image renversée, s’idéalisent aussi. D’abord fétiches grossiers, ils deviennent peu à peu des esprits purs, existant en dehors du monde visible, et enfin, pendant le cours de l’histoire, ils finissent par se confondre en un seul être divin, Esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître des mondes.

Dans tout développement juste ou faux, réel ou imaginaire, collectif ou individuel, c’est toujours le premier pas qui coûte, le premier acte qui est le plus difficile. Une fois le pas franchi, le reste se déroule naturellement comme une conséquence nécessaire.

Ce qui était difficile dans le développement historique de cette terrible folie religieuse qui continue de nous obséder, c’était de poser un monde divin tel quel, en dehors du monde réel. Ce premier acte de folie, si naturel au point de vue physiologique et par conséquent nécessaire dans l’histoire de l’humanité, ne s’accomplit pas d’un seul coup. Il a fallu je ne sais combien de siècles pour développer et pour faire pénétrer cette croyance dans les habitudes sociales des hommes. Mais, une fois établie, elle est devenue toute-puissante, comme le devient nécessairement la folie, s’emparant du cerveau de l’homme. Prenez un fou, quel que soit l’objet de sa folie, vous trouverez que l’idée obscure et fixe qui l’obsède lui paraît la plus naturelle du monde, et qu’au contraire, les choses de la réalité qui sont en contradiction avec cette idée, lui semblent des folies ridicules et odieuses. Eh bien ! la religion est une folie collective d’autant plus puissante qu’elle est traditionnelle et que son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée. Comme folie collective, elle a pénétré jusqu’au fond l’existence publique et privée des peuples ; elle s’est incarnée dans la société, elle en est devenue pour ainsi dire l’âme et la pensée. Tout homme en est euveloppé dès sa naissance ; il la suce avec le lait de sa mère, l’absorbe avec tout ce qu’il touche, tout ce qu’il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être que, plus tard, si puissant que soit son esprit naturel, il a besoin de faire des efforts inouïs pour s’en délivrer, et encore n’y parvient-il jamais d’une manière complète. Nos idéalistes modernes en sont une preuve et nos matérialistes doctrinaires, les conservateurs allemands, en sont une autre. Ils n’ont pas su se défaire de la réligion de l’État.

Une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien établi dans l’imagination des peuples, le développement des différents systèmes religieux a suivi son cours naturel et logique, tout en se conformant d’ailleurs au développement contemporain des rapports économiques et politiques, dont il a été en tout temps, dans le monde de la fantaisie religieuse, la reproduction fidèle et la consécration divine. C’est ainsi que la folie callective et historique qui s’appelle religion s’est développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés, du polythéisme au monothéisme chrétien.

Le second pas dans le développement des croyances religieuses, le plus difficile sans doute, après l’établissement d’un monde divin séparé, ce fut précisément la transition du polythéisme au monothéisme, du matérialisme religieux des païens à la foi spiritualiste des chrétiens. Les dieux païens — et c’est là leur caractère principal — étaient avant tout des dieux exclusivement nationaux. Fort nombreux, ils conservèrent nécessairement un caractère plus ou moins matériel, ou plutôt c’est parce qu’ils étaient matériels qu’ils furent si nombreux, la diversité étant un des attributs principaux du monde réel. Les dieux païens n’étaient pas encore proprement la négation des choses réelles ; ils n’en étaient que l’exagération fantastique.

Nous avons vu combien cette transition coûta au peuple juif, dont elle a constitué pour ainsi dire toute l’histoire. Moïse et les prophètes avaient beau prêcher le Dieu unique, le peuple retombait toujours dansson idolâtrie première, dans la foi antique, beaucoup plus naturelle, en plusieurs bons dieux matériels, humains, palpables. Jéhovah lui-même, leur Dieu unique, le Dieu de Moïse et des prophètes, était encore un Dieu extrémement national, ne se servant pour récompenser et pour punir ses fidèles, son peuple élu, que d’arguments matériels, souvent stupides, toujours grossiers et féroces. Il ne semble pas même que la foi en son existence ait impliqué la négation de l’existence des dieux primitifs. Le Dieu juif ne niait pas l’existence de ses rivaux, seulement il ne voulait pas que son peuple les adorât à côté de lui. Jéhovah était un Dieu jaloux. Son premier commandement fut celui-ci :

« Je suis ton Dieu et tu n’adoreras pas d’autres dieux que moi. »

Jéhovah ne fut donc qu’une première ébauche matérielle et très grossière de l’idéalisme moderne. Il n’était d’ailleurs qu’un Dieu national, comme le Dieu slave qu’adorent les généraux, sujets soumis et patients de l’Empereur de toutes les Russies, comme le Dieu allemand que proclament les piétistes, et les généraux allemands sujets de Guillaume Ier à Berlin. L’Être suprême ne peut être un Dieu national, il doit être celui de l’Humanité tout entière. L’Être suprême ne peut être non plus un être matériel, il doit être la négation de toute matière, l’esprit pur. Pour la réalisation du culte de l’Être suprême, il a donc fallu deux choses : 1o une réalisation telle quelle de l’Humanité par la négation des nationalités et des cultes nationaux ; 2o un développement déjà très avancé des idées métaphysiques pour spiritualiser le Jéhovah si grossier des Juifs.

La première condition fut remplie par les Romains d’une manière très négative sans doute : par la conquête de la plus grande partie des pays connus des anciens et par la destruction de leurs institutions nationales. Grâce à eux, l’autel d’un Dieu unique et suprême put s’établir sur les ruines de milliers d’autres autels. Les Dieux de toutes les nations vaincues réunis au Panthéon s’annulèrent mutuellement.

Quant à la seconde condition, la spiritualisation de Jéhovah, elle fut réalisée par les Grecs, bien avant Ïa conquête de leur pays par les Romains. La Grèce, à son terme historique, avait déjà reçu de l’Orient un monde divin qui s’était définitivement établi dans la foi traditionnelle de ses peuples. Dans cette période d’instinct, antérieure à son histoire politique, elle l’avait développé et prodigieusement humanisé par ses poètes, et lorsqu’elle commença véritablement son histoire, elle avait déjà une religion toute prête, la plus sympathique et la plus noble de toutes les religions qui aient existé, autant du moins qu’une religion, c’est-à-dire un mensonge, peut être noble et sympathique. Ses grands penseurs, — et aucun peuple n’en eut de plus grands que la Grèce, — trouvèrent le monde divin établi, non seulement en dehors d’eux-mêmes, dans le peuple, mais aussi en eux-mêmes, comme habitude de sentir et de penser, et naturellement ils le prirent pour point de départ. Ce fut déjà beaucoup qu’ils ne fissent point de théologie, c’est-à-dire qu’ils ne se morfondissent pas à réconcilier la raison naissante avec les absurdités de tel ou tel autre dieu, comme le firent au moyen-âge les scolastiques. Ils laissèrent les dieux en dehors de leurs spéculations et s’attachèrent directement à l’idée divine, une, invisible, toute-puissante, éternelle, absolument spiritualiste et non personnelle. Les métaphysiciens grecs furent donc, beaucoup plus que les Juifs, les créateurs d’un dieu chrétien. Les Juifs n’y ajoutèrent que la brutale personnalité de leur Jéhovah.

Qu’un génie sublime comme le divin Platon ait pu être absolument convaincu de la réalité de l’idée divine, cela nous démontre combien est contagieuse, combien est toute-puissante la tradition de la folie religieuse, même sur les plus grands esprits. D’ailleurs, il ne faut pas s’en étonner, puisque même de nos jours, le plus grand génie philosophique qui ait existé depuis Aristote et Platon, Hegel, s’efforça de replacer sur leur trône transcendant ou céleste les idées divines, dont Kant avait démoli l’objectivité par une critique malheureusement imparfaite et trop métaphysique. Il est vrai que Hegel se prit d’une manière si impolie à son œuvre de restauration, qu’il tua définitivement le bon Dieu. Il enleva à ces idées leur caractère divin en montrant à qui veut le lire, comment elles ne furent jamais qu’une création de l’esprit humain, courant à la recherche de lui-même à travers l’histoire. Pour mettre fin à toutes les folies religieuses et au mirage divin, il ne lui manquait que de prononcer ce grand mot qui fut dit après lui, presque en même temps, par deux grands esprits, et sans qu ils eussent jamais entendu parler l’un de l’autre : par Ludwig Feuerbach, le disciple et le démolisseur de Hegel, et par Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive en France. Ce mot, le voici :

« La métaphysique se réduit à la psychologie ». Tous les systèmes de métaphysique n’ont jamais été que la psychologie humaine se développant dans l’histoire.

Maintenant il ne nous est plus difficile de comprendre comment sont nées les idées divines, comment elles ont été créées par la faculté abstractive de l’homme. Mais à l’époque de Platon, cette connaissance était impossible. L’esprit collectif, et par conséquent aussi l’esprit individuel, même celui du plus grand génie, n’était point mûr pour cela. À peine avait-il dit avec Socrate : « Connais-toi toi-même. » Cette connaissance de soi-même n’existait qu’à l’état d’abstraction ; en fait elle était nulle. Il était impossible que l’esprit humain se doutât qu’il était, lui, le seul créateur du monde divin. Il le trouva devant lui, il le trouva comme histoire, comme sentiment, comme habitude de penser, et il en fit nécesairement l’objet de ses plus hautes spéculations. C’est ainsi que naquit la métaphysique et que les idées divines, bases du spiritualisme, furent développées et pérfectionnées.

Il est vrai qu’après Platon, il y eut dans le développement. de l’esprit comme un mouvement inverse. Aristote, le vrai père de la science et de la philosophie positive, ne nia point le monde divin, mais il s’en occupa aussi peu que possible. Il étudia le premier, comme un analyste et un expérimentateur qu’il était, la logique, les lois de la pensée humaine, et en même temps le monde physique, non dans son essence idéale, illusoire, mais sous son aspect réel. Après lui, les Grecs d’Alexandrie fondèrent la première école des sciences positives. Ils furent athées. Mais leur athéisme resta sans influence sur leurs contemporains. La science tendit de plus en plus à s’isoler de la vie. Quant à la négation des idées divines, prononcée par les épicuriens et les sceptiques, elle n’eut aucune action sur les masses.

Une autre école, infiniment plus influente, s’était formée à Alexandrie, Ce fut l’école des néo-platoniciens, Ceux-ci, confondant dans un mélange impur les imaginations monstrueuses de l’Orient avec les idées de Platon, furent les vrais préparateurs, et plus tard, les élaborateurs des dogmes chrétiens.

Ainsi l’égoïsme personnel et grossier de Jéhovah, la domination non moins brutale et grossière des Romains et l’idéale spéculation métaphysique des Grecs, matérialisée par le contact de l’Orient, tels furent les trois éléments historiques qui constituèrent la religion spiritualiste des chrétiens.

Un Dieu qui s’élevait ainsi au-dessus des différences nationales de tous les pays, qui en était en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être immatériel et abstrait. Mais nous l’avons dit, la foi si difficile en l’existence d’un être pareil n’a pu naître d’un seul coup. Aussi fut-elle longuement préparée et développée par la métaphysique grecque, qui, la première, établit d’une manière philosophique la notion de l’idée divine, modèle éternellement reproduit par le monde visible. Mais la divinité conçue et créée par la philosophie grecque était une divinité personnelle. Aucune métaphysique conséquente et sérieuse ne pouvant s’élever ou plutôt s’abaisser à l’idée d’un Dieu personnel, il fallut donc imaginer un Dieu qui fût unique et qui fût trois à la fois. Il se trouva dans la personne brutale, égoïste et cruelle de Jéhovah, le dieu national des Juifs. Mais les Juifs, malgré cet esprit national exclusif qui les distingue encore aujourd’hui, étaient devenus de fait, bien avant la naissance du Christ, le peuple le plus international du monde. Entraînés en partie comme captifs, mais beaucoup plus encore poussés par cette passion mercantile qui constitue l’un des traits principaux de leur caractère, ils s’étaient répandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur Jéhovah, auquel ils demeuraient d’autant plus fidèles qu’il les abandonnait davantage.

Dans Alexandrie le dieu terrible des Juifs fit la connaissance personnelle de la divinité métaphysique de Platon, déjà fort corrompue par le contact de l’Orient et la corrompit encore davantage par le sien. Malgré son exclusivisme national, jaloux et féroce, il ne put à la longue résister aux grâces de cette divinité idéale et impersonnelle des Grecs.

Il l’épousa et de ce mariage naquit le dieu spiritualiste, mais non spirituel, des chrétiens. Les néo-platoniciens d’Alexandrie furent les principaux créateurs de la théologie chrétienne.

Toutefois la théologie ne constitue pas encore la religion, de même les éléments historiques ne suffisent pas à créer l’histoire. J’appelle éléments historiques les conditions générales d’un développement réel quelconque, par exemple la conquête du monde par les Romains et la rencontre du dieu des Juifs avec la divinité idéale des Grecs. Pour féconder les éléments historiques, pour leur faire parcourir une série de transformations, il fallut un fait vivant, spontané, sans lequel ils eussent pu rester bien des siècles encore à l’état d’éléments improductifs. Ce fait ne manqua pas au christianisme ; ce fut la propagande, le martyre et la mort de Jésus-Christ.

Nous ne savons presque rien de ce personnage, tout ce que nous en rapportent les évangiles étant contradictoire et si fabuleux, qu’à peine pouvons-nous saisir quelques traits réels et vivants. Ce qui est certain, c’est qu’il fut le prêcheur du pauvre peuple, l’ami, le consolateur des misérables, des ignorants, des esclaves et des femmes, et qu’il fut beaucoup aimé par ces dernières. Il promit la vie éternelle à tous ceux qui souffrent ici-bas, et le nombre en est immense. Il fut pendu, comme de raison, par les représentants de la morale officielle et de l’ordre public de l’époque ; Ses disciples et les disciples de ceux-ci purent se répandre, grâce à la conquête romaine et à la destruction des barrières nationales, et propagèrent l’Evangile dans tous les pays connus des anciens. Partout ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les femmes, les deux classes les plus oppriméés, les plus souffrantes et naturellement les plus ignorantes du monde antique. S’ils firent quelques prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le durent même, en très grande partie, qu’à l’influence des femmes. Leur propagande la plus large s’exerça presque exclusivement dans le peuple malheureux, abruti, par l’esclavage. Ce fut la première révolte principielle du prolétariat.

Le grand honneur du Christianisme, son mérite incontestable et tout le secret de son triomphe inouï et d’ailleurs tout-à-fait légitime, est de s’être adressé à ce public souffrant et immense auquel le monde antique imposait une servitude intellectuelle et politique étroite et féroce, lui déniant jusqu’aux droits les plus simples de l’humanité. Autrement ul n’aurait jamais pu se répandre. La doctrine qu’enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante qu’elle ait pu paraître aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la raison humaine, pour que des hommes éclairés eussent pu l’accepter. Aussi avec quelle joie l’apôtre Paul ne parle-t-il pas du « scandale de la foi » et du triomphe de cette divine folie repoussée par les puissants et les sages du siècle, mais d’autant plus passionnément acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit !

En effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif de cœur et une pauvreté à peu près absolue de pensée, pour accepter l’absurdité chrétienne, la plus monstrueuse de toutes les absurdités.

Ce n’était pas seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses de l’antiquité ; c’était le renversement absolu du sens commun, de toute raison humaine. L’être vivant, le monde réel, étaient considérés désormais comme le néant ; tandis que par delà les choses existantes, même par delà les idées d’espace et de temps, le produit dernier de la faculté abstractive de l’homme se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité absolue, cette abstraction, ce caput mortuum, absolument vide de tout convenu, le vrai néant, Dieu, proclamé le seul être réel, éternel, tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L’ombre devient le corps et le corps s’évanouit commé une ombre.[8]

C’était d’une audace et d’une absurdité sans nom, le vrai scandale de la foi pour les masses ; c’était le triomphe de la sottise croyante sur l’esprit, et pour quelques-uns, l’ironie d’un esprit fatigué, corrompu, désillusionné et dégoûté de la recherche honnête et sérieuse de la vérité ; c’était le besoin de s’étourdir et de s’abrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés :

« Credo quia absurdum ».

Je ne crois pas seulement à l’absurde ; j’y crois précisément et surtout parce quil est l’absurde. C’est ainsi que beaucoup d’esprits distingués et éclairés croient, de nos jours, au magnétisme animal, au spiritisme, aux tables tournantes, — et pourquoi aller si loin ? — croient encore au christianisme, à l’idéalisme, à Dieu.

La croyance du prolétariat antique, aussi bien que celle du prolétariat moderne, était robuste et simple. La propagande chrétienne s’était adressée à son cœur, non à son esprit, à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son esclavage, non à sa raison qui dormait encore, et pour laquelle par conséquent les contradictions logiques, l’évidence de l’absolu ne pouvaient exister. La seule question qui l’intéressait était de savoir quand sonnerait l’heure de la délivrance promise, quand arriverait le règne de Dieu. Quant aux dogmes théologiques, il ne s’en souciait pas parce qu’il n’y comprenait rien. Le prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance matérielle, mais non la pensée théorique.

Quant aux dogmes chrétiens, ils furent élaborés dans une série de travaux théologiques, littéraires, et dans les conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l’Orient. L’esprit grec était descendu si bas, qu’au vii de l’ère chrétienne, époque du premier concile, l’idée d’un Dieu personnel, esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître suprême, existant en dehors de nous, était unanimement acceptée par les pères de l’Eglise ; comme conséquence logique de cette absurdité absolue, il devenait dès lors naturel et nécessaire de croire en l’immatérialité et l’immortalité de l’âme humaine, logée et emprisonnée dans un corps mortel en partie seulement, parce que dans ce corps lui-même il y a une partie qui, tout en étant corporelle, est immortelle comme l’âme et doit ressusciter avec elle. Tant il a été difficile, même aux pères de l’Eglise, de se représenter l’esprit pur, en dehors de toute forme corporelle ! Il faut observer qu’en général le caractère de tout raisonnement métaphysique et théologique, est de chercher à expliquer une absurdité par une autre.

Il a été fort heureux pour le christianisme d’avoir rencontré le monde des esclaves. Il eut un autre bonheur : l’invasion des barbares. Ceux-ci étaient de braves gens, pleins de force naturelle et surtout poussés par un grand besoin et par une grande capacité de vivre ; des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout avaler, de même que leurs successeurs, les Allemands actuels ; mais ils étaient beaucoup moins systématiques et pédants que ces derniers, beaucoup moins moralistes, moins savants, et en revanche beaucoup plus indépendants et plus fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de l’Allemagne moderne. Malgré toutes leurs grandes qualités, ils n’étaient rien que des barbares, c’est-à-dire aussi indifférents pour toutes les questions de théologie et de métaphysique que les esclaves antiques, dont un grand nombre d’ailleurs appartenait à leur race. De sorte qu’une fois leurs répugnances pratiques vaincues, il ne fut pas difficile de les convertir théoriquement au christianisme.

Durant dix siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l’Église et de l’État et sans concurrence aucune, put dépraver, abâtardir et fausser l’esprit de l’Europe. Il n’eut point de concurrents, puisqu’en dehors de l’Église il n’y eut ni penseurs ni lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. Si des hérésies s’élevaient en son sein, elles ne s’attaquaient jamais qu’aux développements théologiques ou pratiques du dogme fondamental et non à ce dogme. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l’immatérialité de l’âme restaient en dehors. Cette double croyance devint la base idéale de toute la civilisation occidentale et orientale de l’Europe ; elle pénétra toutes les institutions, tous les détails de la vie publique et privée des castes et des masses ; elle s’y incarna, pour ainsi dire.

Peut-on s’étonner après cela que cette croyance se soit maintenue jusqu’à nos jours, continuant d’exercer son influence désastreuse sur des esprits d’élite, tels que ceux de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de tant d’autres ? Nous avons vu que la première attaque fut dirigée contre elle par la renaissance du libre esprit au xv, qui produisit des héros et des martyrs comme Vanini, Giordano Bruno, Galilée. Bien qu’étouffée par le bruit, le tumulte et les passions de la réforme religieuse, elle continua sans bruit son travail invisible, léguant aux plus nobles esprits de chaque génération son œuvre de l’émancipation humaine par la destruction de l’absurde, jusqu’à ce qu’enfin, dans la seconde moitié du xviii, elle reparut de nouveau au grand jour, élevant hardiment le drapeau de l’athéisme et du matérialisme.


On put croire alors que l’esprit humain allait enfin se délivrer de toutes les obsessions divines. C’était une erreur. Le mensonge dont l’humanité était la dupe depuis dix-huit siècles — (pour ne parlez que du christianisme) — devait se montrer encore une fois plus puissant que la vérité. Ne pouvant plus se servir de la gent noire, des corbeaux consacrés par l’Église, des prêtres catholiques ou protestants, qui avaient perdu tout crédit, il se servit des prêtres laïques, des menteurs et des sophistes à robe courte, parmi lesquels le rôle principal fut dévoluà deux hommes fatals, l’un, l’esprit le plus faux, l’autre la volonté la plus doctrinairement despotique du dernier siècle : J.-J Rousseau et Robespierre.

Le premier est le vrai type de l’étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de l’exaltation sans autre objet que sa propre personne, de l’enthousiasme à froid et de l’hypocrisie à la fois sentimentale et implacable, du mensonge de l’idéalisme moderne. On peut le considérer comme le vrai créateur de la réaction. En apparence l’écrivain le plus démocratique du xviii, il couve en lui-même le despotisme impitoyable de l’homme d’État. Il fut le prophète de l’État doctrinaire, comme Robespierre, son digne et fidèle disciple, essaya d’en devenir le grand prêtre. Ayant entendu dire à Voltaire que s’il n’y avait pas de Dieu, il faudrait l’inventer, J.-J. Rousseau inventa l’Être Suprême, le Dieu abstrait et stérile des déistes. Et c’est au nom de l’Être Suprême et de l’hypocrite vertu commandée par cet Être Suprême, que Robespierre guillotina les Hébertistes d’abord, ensuite le génie même de la révolution, Danton, dans la personue duquel il assassina la république, préparant ainsi le triomphe, devenu dès lors nécessaire, de la dictature napoléonienne. Après le grand recul, la réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs, moins fanatiques, moins terribles, plus à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie actuelle.

En France ce furent Chateaubriand, Lamartine et — faut-il le dire — Victor Hugo ! le démocrate, le républicain, le quasi-socialiste d’aujourd’hui ! et après eux toute la cohorte mélancolique, sentimentale d’esprits maigres et pâles qui constituèrent, sous la direction de ces maîtres, l’école romantique moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce furent Schelling et tant d’autres encore, dont les noms ne méritent pas même d’être rappelés.

La littérature créée par cette école fut le règne des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le grand jour ; le clair-obscur seul lui permettait de vivre. Elle ne supportait pas non plus le contact brutal des masses. C’était la littérature des aristocrates délicats, distingués, aspirant au ciel, leur patrie, et vivant comme malgré eux sur la terre. Elle avait en horreur et en mépris la politique et les questions du jour ; mais lorsqu’elle en parlait par hasard, elle se montrait franchement réactionnaire, prenait le parti de l’Eglise contre l’insolence des libres-penseurs, des rois contre les peuples et de tous les aristosrates contre la vile canaille des rues.

Du reste, comme nous venons de le dire, ce qui dominait dans l’école du romantisme, c’était une indifférence quasi-complète pour la politique. Au milieu des nuages dans lesquels elle vivait, on ne pouvait distinguer que deux points réels : le développement rapide du matérialisme bourgeois et le déchaînement effréné des vanités individuelles.


Pour comprendre cette littérature romantique, il faut en chercher la raison d’être dans la transformation qui s’était opérée au sein de la classe bourgeoise depuis la révolution de 1793.

Depuis la Renaissance et la Réforme jusqu’à la Révolution, la bourgeoisie, sinon en Allemagne, du moins en Italie, en France, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, fut le héros et le représentant du génie révolutionnaire de l’histoire. De son sein sortaient la plupart des libres penseurs du xviiie siècle, les réformateurs religieux des deux siècles précédents et les apôtres de l’émancipation humaine, y compris cette fois ceux de l’Allemagne du siècle passé. Elle seule, naturellement appuyée sur le bras puissant du peuple qui avait foi en elle, fit la révolution de 1789 et de 93. Elle avait proclamé la déchéance de la royauté et de l’église, la fraternité des peuples, les Droits de l’homme et du citoyen. Voilà ses titres de gloire ; ils sont immortels !

Bientôt elle se scinda. Une partie considérable d’acquéreurs de biens nationaux devenus riches et s’appuyant, non plus sur le prolétariat des villes, mais sur la majeure partie des paysans de France, devenus, eux aussi, propriétaires terriens, n’aspirait plus qu’à la paix, au rétablissement de l’ordre public et à la fondation d’un gouvernement puissant et régulier. Elle acclama donc avec bonheur la dictature du premier Bonaparte, et quoique toujours voltairienne, elle ne vit pas d’un mauvais œil le concordat avec le Pape et le rétablissemént de l’Église officielle en France : « La Religion est si nécessaire au peuple ! » Ce qui veut dire que, repue, cette partie de la bourgeoisie commença dès lors à comprendre qu’il était urgent à la conservation de sa situation et de ses biens nouvellement acquis, de tromper la faim non assouvie du peuple par les promesses d’une manne céleste. Ce fut alors que commença à prêcher Chateaubriand.[9]

Napoléon tomba. La Restauration ramena en France la monarchie légitime et avec celle-ci, la puissance de l’Église et de l’aristocratie nobiliaire, qui ressaisirent la plus grande partie de leur ancienne influence, jusqu’à ce que vint le moment opportun de reconquérir le tout.

Cette réaction rejeta la bourgeoisie dans la Révolution. et avec l’esprit révolutionnaire se réveilla aussi chez elle celui de l’incrédulité : elle redevint esprit fort. Elle mit Chateaubriand de côté et recommença à lire Voltaire ; mais elle n’alla pas jusqu’à Diderot : ses nerfs affaiblis ne comportaient plus une nourriture aussi forte. Voltaire, à la fois esprit fort et déiste, lui convenait au contraire beaucoup.

Béranger et P.-L. Courrier exprimèrent parfaitement cette tendance nouvelle. Le « Dieu des bonnes gens » et l’idéal du roi bourgeois, à la fois libéral et démocratique, dessinés sur le fond majestueux et désormais inoffensif des victoires gigantesques de l’Empire, tel fut à cette époque le tableau que la bourgeoisie de France se faisait du gouvernement de la société. Limartine, aiguillonné par la monstrueuse et ridicule envie de s’élever à la hauteur poétique du grand Byron, avait bien commencé ses hymnes froidement délirants en l’honneur du Dieu des gentilshommes et de la monarchie légitime, mais ses chants ne retentissaient que dans les salons aristocratiques. La bourgeoisie ne les entendait pas. Béranger était son poète et Courrier son écrivain politique.

La révolution de Juillet eut pour conséquence l’ennoblissement de ses goûts. On sait que tout bourgeois en France porte en soi le type impérissable du bourgeois gentilhomme, type-qui ne manque jamais d’apparaître aussitôt que le parveuu acquiert richesse et puissance. En 1830, la riche bourgeoisie avait définitivement remplacé l’antique noblesse au pouvoir. Elle tendit naturellement à fonder une aristocratie nouvelle. Aristocratie de capital avant tout, mais en somme distinguée, de bonnes manières et à sentiments délicats. Elle commença : à se sentir religieuse.

Ce ne fut pas de sa part simple singerie des mœurs aristocratiques. C’était aussi une nécessité de position. Le prolétariat lui avait rendu un dernier service en l’aidant encore une fois à renverser la noblesse. La bourgeoisie n’avait plus besoin maintenant de ce concours, car elle se sentait solidement assise à l’ombre du trône de Juillet et l’alliance du peuple, désormais inutile, commençait à lui devenir incommode. Il fallait le remettre à sa place, ce qui ne put naturellement se faire sans provoquer une grande indignation dans les masses. Il devint nécessaire de contenir celles-ci. Mais au nom de quoi ? Au nom de l’intérêt bourgeois crûment avoué ? C’eût été par trop cynique. Plus un intérêt est injuste, inhumain, et plus il a besoin de sanction. Or, où la prendre, si ce n’est dans la religion, cette bonne protectrice de tous les repus et cette consolatrice si utile des affamés ? Et plus que jamais la bourgeoisie triomphante comprit que la religion était indispensable au peuple.

Après avoir gagné tous ses titres de gloire dans l’opposition religieuse, philosophique et politique, dans la protestation et dans la révolution, elle était enfin devenue la classe dominante et par là même le défenseur et le conservateur de l’État, institution dès lors régulière de la puissance exclusive de cette classe. L’État, c’est la force, et il a pour lui, avant tout, le droit de la force, l’argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot. Mais l’homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu’elle semble, ne suffit plus à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit à la fois si simple et si évidente, qu’elle puisse convaincre les masses, qui, après avoir été réduites par la force de l’État, doivent de plus être amenées à la reconnaissance morale de son droit.

Il n’y a que deux moyens de convaincre les masses de la bonté d’une institution sociale quelconque, Le premier, le seul réel, mais aussi le plus difficile à employer — parce qu’il implique l’abolition de l’État, c’est-à-dire l’abolition de l’exploitation politiquement organisée de la majorité par une minorité quelconque, — ce serait la satisfaction directe et complète des besoins et des aspirations du peuple, ce qui équivaudrait à la liquidation de l’existence de la classe bourgeoise, encore une fois, à l’abolition de l’État. Il est donc inutile d’en parler.

L’autre moyen, au contraire, funeste au peuple seul, précieux au salut des privilèges bourgeois, n’est autre que la religion. C’est le mirage éternel qui entraîne les masses à la recherche des trésors divins, tandis que, beaucoup plus madrée, la classe gouvernante se contente de partager entre tous ses membres, — fort inégalement d’ailleurs et en donnant toujours plus à celui qui possède davantage — les misérables biens de la terre et les dépouilles du peuple, y compris naturellement la liberté politique et sociale de celui-ci.

Il n’est pas, il ne peut exister d’État sans religion. Prenez les Etats les plus libres du monde, les Etats-Unis d’Amérique ou la Confédération Suisse, par exemple, et voyez quel rôle important y remplit, dans tous les discours officiels, la divine Providence, cette sanction supérieure de tous les Etats.

Aussi, toutes les fois qu’un chef de l’État parle de Dieu, que ce soit l’empereur d’Allemagne ou le président d’une république quelconque, soyez certain qu’il se prépare à tondre de nouveau son peuple-troupeau.

La bourgeoisie française libérale et voltairienne, poussée par son tempérament à un positivisme (pour ne pas dire à un matérialisme) singulièrement étroit et brutal, étant devenue classe gouvernante par son triomphe de 1830, l’État dut se donner une religion officielle. La chose n’était point facile. La bourgeoisie ne pouvait se remettre crûment sous le joug du catholicisme romain. Il y avait entre elle et l’Église de Rome un abîme de sang et de haine et, quelque pratique et sage qu’on devienne, on ne parvient jamais à réprimer én son sein une passion développée par l’histoire. D’ailleurs, le bourgeois français se fût couvert de ridicule s’il était retourné à l’Église pour y prendre part aux pieuses cérémonies de son culte, condition essentielle d’une conversion méritoire et sincère. Plusieurs le tentèrent, il est vrai, mais leur héroïsme n’obtint d’autre résultat qu’un scandale stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible, à cause de la contradiction insolite qui sépare la politique invariable de Rome et le développement des intérêts économiques et politiques de la classe moyenne.

À cet égard, le protestantisme est beaucoup plus commode. C’est la religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant de liberté qu’il en faut au bourgeois et elle a trouvé le moyen de concilier les aspirations célestes avec le respect qu’exigent les intérêts terrestres. Aussi est-ce surtout dans les pays protestants que le commerce et l’industrie se sont développés.

Mais il était impossible pour la bourgeoisie française de se faire protestante. Pour passer d’une religion à une autre, — à moins de le faire par calcul comme les Juifs de Russie et de Pologne, qui se font baptiser trois et même quatre fois, pour recevoir autant de fois la rémunération qui leur est allouée, — pour changer de religion sérieusement, il faut avoir quelque peu de foi. Or, dans le cœur exclusivement positif du bourgeois français, il n’y a point de place pour la foi. Il professe la plus profonde indifférence pour toutes les questions qui ne touchent ni à sa bourse d’abord, ni à sa vanité sociale ensuite.

Il est aussi indifférent au protestantisme qu’au catholicisme. D’autre part, le bourgeois français ne saurait passer au protestantisme sans se mettre en contradiction avec la routine catholique de la majorité, ce qui eût été une grande imprudence de la part d’une classe prétendant gouverner la nation.

Il restait bien un moyen, retourner à la religion humanitaire et révolutionnaire du xviiie siècle. Mais cela eût mené trop loin. Force fut donc à la bourgeoisie, pour sanctionner son nouvel État, de créer une religion nouvelle qui-pût être, sans trop de ridicule et de scandale, la religion hautement proclamée par toute la classe bourgeoise.

C’est ainsi que naquit le Déisme doctrinaire.

D’autres ont fait, beaucoup mieux que je ne le saurais faire, l’histoire de la naissance et du développement de cette école, qui eut une influence si décisive et, on peut bien le dire, si funeste sur l’éducation politique, intellectuelle et morale de la jeunesse bourgeoise en France. Elle date de Benjamin Constant et de Mme de Staël ; son vrai fondateur fut Royer-Collard ; ses apôtres, Guizot, Cousin, Villemain et bien d’autres. Son but hautement avoué était la réconciliation de la révolution avec la réaction ou, pour parler le langage de l’école, du principe de la liberté avec celui de l’autorité et naturellement au profit de ce dernier.

Cette réconciliation signifiait : en politique, l’escamotage de la liberté populaire au profit de la domination bourgeoise, représentée par l’État monarchique et constitutionnel ; en philosophie, la soumission réfléchie de la libre raison aux principes éternels de la foi.

On sait qu’elle fut surtout élaborée par M. Cousin, le père de l’éclectisme français. Parleur superficiel et pédant ; incapable de toute conception originale, de toute pensée qui lui fût propre, mais très fort sur le lieu commun, qu’il confondait avec le bon sens, cet illustre philosophe prépara savamment, à l’usage de la jeunesse studieuse de France, un plat métaphysique de sa façon, dont l’usage fut rendu obligatoire dans toutes les écoles de l’État soumises à l’Université : c’est la nourriture indigeste à laquelle furent condamaées nécessairement plusieurs générations.

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(ici le manuscrit est interrompu).



IMP. G. PESSAUX, 34, AVENUE RAPP. PARIS
  1. Je l’appelle « inique, » parce que ce mystère a été et continue encore d’être la consécration de toutes les horreurs qui se sont commises et qui se commettent dans le monde ; je l’appelle « inique, » parce que toutes les autres absurdités théologiques et métaphysiques qui abétissent l’esprit des hommes n’en sont que les conséquences nécessaires.
  2. Stuart Mill est peut-être le seul dont il soit permis de mettre en doute l’idéalisme sérieux ; et cela pour deux raisons : la première est que, s’il n’est point absolument le disciple, il est un admirateur passionné, un adhérent de la Philosophie Positive d’Auguste Comte, philosophie qui, malgré ses réticences nombreuses, est réellement athée, la seconde, c’est que Stuart Mill était Anglais et qu’en Angleterre se proclamer athée, c’est se mettre en dehors de la société, même encore aujourd’hui.
  3. Bakounine veut sans doute parler ici des « lois économiques » et de la « science sociale », qui, en effet, n’en est encore qu’à son début.
  4. À Londres, j’ai entendu M. Louis Blanc exprimer à peu près la même idée : « La meilleure forme de gouvernement », m’a-t-il dit, « serait celle qui appellerait toujours aux affaires les hommes de génie vertueux ».
  5. La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte à la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce qu’elle aura perdu en orgueil, en ambition et en pédanterie doctrinaire. Ce qui n’empêchera pas sans doute, que des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que la majorité de leurs contemporains, ne s’adonnent exclusivement à la culture des sciences et ne rendent de grands services à l’humanité. Seulement ils n’auront point à ambitionner d’autre influence sociale que l’influence naturelle exercée sur son milieu par toute intelligence supérieure, ni d’autre récompense que la satisfaction d’uu noble entraînement.
  6. Il faut bien distinguer l’expérience universelle, sur laquelle les idéalistes veulent appuyer leurs croyances ; la première est une constatation réelle de faits, la scconde n’est qu’une supposition de faits que personne n’a vus et qui par conséquent sont en contradiction avec l’expérience de tout le monde.
  7. Les idéalistes, tous ceux qui croient à l’immatérialité et à l’immortalité de l’âme humaine, doivent être excessivement embarrassés de la différence qui existe entre les intelligences des races, des peuples et des individus. À moins de supposer que les parcelles diverses ont été irrégulièrement distribuées, comment expliquer cette différence ? — Il y a malheureusement un nombre considérable d’hommes tout à fait stupides, bêtes jusqu’à l’idiotie. Auraient-ils donc reçu en partage une parcelle à la fois divine et stupider Pour sortir de cet embarras, les idéalistes devraient nécessairement supposer que toutes les âmes humaines sont égales, mais que les prisons dans lesquelles elles se trouvent nécessairement enfermées, les corps humains, sont inégales, les unes plus capables que les autres de servir d’organe à l’intellectualité pure de l’âme. Celle-ci aurait de cette façon à sa disposition des organes très fins, cette autre des organes très grossiers. Mais ce sont là des distinctions dont l’idéalisme n’a pas le droit de se servir, sans tomber lui-même dans l’inconséquence et dans le matérialisme le plus grossier. Car devant l’absolue immatérialité de l’âme, toutes différences les corporelles disparaissent, tout ce qui est corporel, matériel, devant apparaître commne indifférent, également, absolument grossier. L’abime qui sépare l’âme du corps, l’absolue immatérialité de la matérialité absolue, est infini. Par conséquent, toutes les différences, inexplicables d’ailleurs, et logiquement impossibles, qui pourraient exister de l’autre côté de l’abime, dans la matière, doivent être pour l’âme nulles et non avenues et ne peuvent ni ne doivent exercer sur elle aucune influence. En un mot, l’absolument immatériel ne peut être contraint, emprisonné et encore moins exprimé à quelque degré que ce soit par l’absolument matériel. De toutes les imaginations grossières et matérialistes, dans le sens attaché à ce mot par les idéalistes, c’est-à-dire brutales, qui ont été engendrées par l’ignorance et par la stupidité primitive des hommes, celle d’une âme immatérielle, emprisonnée dans un corps matériel, est certainement la plus grossière, la plus stupide, et rien ne prouve mieux la toute-puissance, exercée même sur les meilleurs esprits, par des préjugés antiques, que de voir des hommes doués d’une haute intelligence parler encore de cette bizarre union.
  8. Je sais fort bien que dans les systèmes théologiques et métaphysiques orientaux et surtout dans ceux de l’Inde, y compris le bouddhisme, on trouve déjà le principe de l’anéantissement du monde, reel au profit de l’idéal et de l’abstraction absolue. Mais il n’y porte pas encore le caractère de mégation volontaire et réfléchie qui distingue le Christianisme ; lorsque ces systèmes ont éte conçus, le monde de l’esprit humain, de la volonté et de la liberté, ne s’était pas encôre développé comme il s’est manifesté depuis dans la civilisation grecque et romaine
  9. Je crois utile de rappeler ici une anecdote, d’ailleurs très connue et tout à fait authentique, qui jette une lueur très nette sur la valeur personnelle de ces réchauffeurs des croyances catholiques et sur la société religieuse de cette époque. Chateaubriand avait apporté au libraire un ouvrage dirigé contre la foi. Le libraire lui fit observer que l’athéisme était passé de mode, que le public lisant n’en voulait plus et qu’il demandait au contraire des ouvrages religieux. — Chateaubriand se retira, mais, quelques mois plus tard, il lui apportait son Génie du Christianisme