Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Appendice

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Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 285-290).


[Appendice]


[CRITIQUE DE LA POLEMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THEOLOGIE D’EPICURE]


[I. — Le rapport de l’homme à Dieu]


[1. La crainte et l’être transcendant.]
1. Plut. de eo quod 1100, 20.
2. D’Holbach, p. 278 et 327.
3. Plut. ibid. 1101, 21.


[2. Le culte et l’individu.]
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid. 1102, 21.


[3. La providence et le Dieu dégradé.]
7. Ibid. 1102, 22.
8. Ibid.
9.

« Or, la raison faible n’est pas celle qui ne reconnaît aucun Dieu objectif, mais celle qui veut en reconnaître un. » Schelling, Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, dans les Ecrits philosophiques, premier volume, Landshut, 1809, p. 127, Lettre II. On pourrait en général conseiller à M. Schelling de se remettre en esprit ses premiers écrits. On lit, par exemple, dans son écrit sur le Je, principe de la philosophie : « Si l’on admet, par exemple, que Dieu, dans la mesure où il est déterminé comme objet (Objekt), est le fondement réel (Realgrund) de notre essence, il tombe lui-même, dans la mesure où il est objet, dans la sphère de notre savoir, et ne peut donc pas être pour nous le point dernier dont dépend cette sphère dans son ensemble. » (p. 5, i. c.) Nous rappelons enfin à M. Schelling les mots de conclusion de sa lettre citée plus haut : « Il est temps d’annoncer à l’humanité meilleure la liberté des esprits et de ne pas supporter plus longtemps qu’elle pleure la disparition de ses chaînes.  » (p. 129 L. c.) S’il était déjà temps en l’an de grâce 1795, qu’est-ce donc en 1841 ?

Pour faire mention ici, en passant, d’un thème presque devenu fameux, les preuves de l’existence de Dieu, disons que Hegel a retourné d’un seul geste ces preuves théologiques, c’est-à-dire les a rejetées pour les justifier. Qu’est-ce donc que ces clients que l’avocat ne peut soustraire à la condamnation qu’en les assommant lui-même ? Hegel interprète, par exemple, la conclusion du monde à Dieu sous cette forme : « C’est parce que le fortuit n’est pas que Dieu ou l’absolu est. » Mais la preuve théologique dit à l’inverse : « Parce que le fortuit a un être vrai, Dieu est. » Dieu est la garantie pour le monde fortuit. Il va de soi qu’ainsi l’inverse se trouve également affirmé.

Les preuves pour l’existence de Dieu, ou bien ne sont rien que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement (realiter) est pour moi une représentation réelle », cela agit sur moi, et en ce sens tous les dieux, les dieux païens aussi bien que le Dieu chrétien, ont possédé une existence réelle. L’antique Moloch n’a-t-il pas régné ? L’Apollon de Delphes n’était-il pas une puissance réelle dans la vie des Grecs ? Sur ce point, la critique de Kant ne prouve rien elle non plus. Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers. Il contractera, par exemple, des dettes sur sa fortune imaginaire, cette fortune aura le même effet que celle qui a permis à l’humanité entière de contracter des dettes sur ses dieux. Au contraire, l’exemple de Kant aurait pu confirmer la preuve ontologique. Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation universelle ou plutôt commune des hommes ? Apportez du papier monnaie dans un pays où l’on ne connaît cet usage du papier, et chacun rira de votre représentation subjective. Allez-vous-en avec vos dieux dans un pays où d’autres dieux ont cours, et on vous démontrera que vous souffrez d’hallucinations et d’abstractions. Et on aura raison. Celui qui aurait apporté aux anciens Grecs un dieu ouvrant une ère nouvelle aurait trouvé chez eux la preuve de la non-existence de ce dieu. Car, pour les Grecs, il n’existait pas. Ce qu’est un pays déterminé pour des dieux déterminés venus de l’étranger, le pays de la raison l’est pour Dieu en général : c’est une contrée où « son existence cesse. [« l’existence cesse » corrigé en « sa non-existence est démontrée »]

Ou bien, les preuves de l’existence de Dieu ne sont rien d’autre que des preuves de l’existence de la conscience de soi humaine essentielle, des explications logiques de cette conscience de soi. Par exemple, la preuve ontologique. Quel être est immédiatement, dès qu’il est pensé ? La conscience de soi.

En ce sens, toutes les preuves de l’existence de Dieu sont des preuves de sa non-existence, des réfutations de toutes les représentations qu’on se fait d’un dieu. Les véritables preuves devraient dire au contraire : « Parce que la nature est mal organisée, Dieu est. » « Parce qu’il y a un monde déraisonnable, Dieu est. » « Parce que la pensée n’est pas, Dieu est. » Mais qu’est-ce à dire sinon que c’est pour celui qui considère le monde comme déraisonnable, et qui est donc lui-même déraisonnable, que Dieu est ? Autrement dit, la déraison est l’existence de Dieu.

« Si vous supposez l’idée d’un dieu objectif, comment pouvez-vous parler de lois que la raison produit à partir d’elle-même, étant donné que pourtant l’autonomie ne peut échoir qu’à un être absolument libre  » [idée… dieu objectif… raison… autonomie… être libre sont soulignés par Marx.] (Schelling l. c., p. 198.)

« C’est un crime envers l’humanité que de cacher des principes qui sont universellement communicables. » (Du même auteur, l. c, p. 199.)


[Fragment de l’appendice]


[CRITIQUE DE LA POLÉMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THÉOLOGIE D’ÉPICURE]


[II. — L’immortalité individuelle]


[1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace.]


Plutarque divise encore son étude ; il distingue le rapport des ἀδίκων καὶ πονηρῶν, puis des πολλῶν καὶ ἰδιωτῶ et enfin des ἐπιεικῶν καὶ νοῦν ἐχοντῶν[1] [p. 1104] à la doctrine de la persistance de l’âme. Déjà cette classification en distinctions solides, qualitatives, montre combien peu Plutarque comprend Épicure, qui, en philosophe, considère le rapport essentiel de l’âme humaine en général.

Pour les coupables d’injustices, on cite maintenant encore la crainte comme moyen de perfectionnement, et la crainte des Enfers est justifiée pour la conscience sensible. Tandis que dans la crainte, une crainte intérieure et inextinguible, l’homme est déterminé comme animal, chez un animal est, en général, indifférente la manière dont il est retenu dans des barrières.

Nous en venons maintenant à l’opinion des πολλοί, bien qu’il apparaisse, à la fin, que peu en sont exclus ; bien plus, à proprement parier tous, δέω λέγειν πάντας[2] [je peux bien dire tous], jurent fidélité à cet étendard.

« Mais, dans la grande masse, l’espoir de l’immortalité qui correspond aux mythes et l’amour de l’existence, cette pulsion la plus ancienne et la plus puissante d’entre toutes, se mêlent de la crainte de l’Hadès, et la crainte puérile des terreurs de l’Hadès l’emporte sur la joie flatteuse. Quand ils perdent des enfants, des femmes ou des amis, ils préfèrent donc aussi que ceux-ci demeurent quelque part, et conservent l’existence, même sous toutes sortes de tortures, plutôt qu’ils aient tout à fait disparu, qu’ils aient péri et qu’ils se soient anéantis. C’est pour cela qu’ils aiment entendre, même en cas de décès, des expressions comme : « Il cherche une autre demeure », « il change de place », et ce qui, d’ordinaire, caractérise la mort comme une simple transformation de l’âme et non comme sa mort… Des expressions comme : « C’en est fait de lui », ou « il est perdu », ou encore « il n’est plus », les mettent hors d’eux… Ceux qui parlent ainsi se répandent également en formules de ce genre : nous, les hommes, nous ne sommes nés qu’une fois, on ne saurait être engendré deux fois… et pourtant, à leurs yeux, le présent n’est guère plus qu’un instant ou plutôt un néant, comparé à l’éternité en général. C’est pourquoi ils laissent passer le présent sans en faire quelque chose d’utile, ils n’attachent aucune valeur à la vertu et à l’activité, tout entiers dominés par le sentiment décourageant de leur propre nullité, comme s’ils étaient de fugitifs êtres d’un jour, dénués de tout pouvoir d’accomplir une action digne d’éloges. Car l’hypothèse « que ce qui est décomposé est insensible et que ce qui est insensible ne saurait nous toucher » ne supprime en aucune façon la crainte de la mort, mais fournit plutôt la claire preuve de sa justification, car c’est justement ce qui fait reculer d’effroi la nature…, cette décomposition de l’âme en quelque chose qui ne pense ni ne sent. Quand Epicure en fait une dispersion dans le vide et les atomes, il ne fait qu’extirper d’autant plus profondément l’espoir de l’immortalité, espoir pour lequel je peux bien dire tous, hommes et femmes, acceptent sans hésiter de s’exposer aux morsures de Cerbère et de porter de l’eau au tonneau des Danaïdes, pour simplement prolonger leur existence et ne pas être anéantis. »

Ce qui distingue qualitativement ce degré du degré précédent n’existe pas, à proprement parler ; au contraire, ce qui apparaissait auparavant dans la forme de la crainte animale, apparaît ici dans la forme de la crainte humaine, dans la forme du sentiment. Le contenu reste le même.

On nous dit que l’amour le plus ancien va au souhait d’être ; sans doute, l’amour le plus abstrait, et donc le plus ancien, est l’amour de soi, l’amour de son être particulier. Mais c’était déclarer trop nettement la chose, on la reprend de nouveau, et on lance autour d’elle, grâce à l’apparence du sentiment, un éclat épuré.

Ainsi donc, celui qui perd femme et enfants préfère qu’ils soient quelque part, même s’ils y souffrent, plutôt qu’ils n’aient cessé tout à fait d’exister. S’il s’agissait simplement d’amour, la femme et l’enfant de l’individu comme tels sont conservés de la manière la plus profonde et la plus pure dans le cœur de cet individu, un être beaucoup plus élevé que celui de l’existence empirique. Mais il s’agit d’autre chose. La femme et l’enfant ne sont femme et enfant dans l’existence empirique que dans la mesure où l’individu lui-même existe empiriquement. Que celui-ci préfère les savoir n’importe où, dans un espace sensible, même s’ils y souffrent, plutôt que nulle part, signifie seulement que l’individu veut avoir la conscience de son existence empirique propre. Le manteau de l’amour n’était qu’une ombre, le « Je » empirique dans sa nudité, l’amour de soi-même, l’amour le plus ancien est le noyau, il ne s’est pas rajeuni dans une figure plus concrète, plus idéale.

Pour Plutarque, le nom de la transformation rend un son plus agréable que celui de la cessation complète. Mais la transformation ne doit pas être qualitative, le « Je » singulier dans son être singulier doit persister ; le nom est donc simplement la représentation sensible de ce qu’il est et doit signifier le contraire. Le nom est donc une fiction mensongère. La chose ne doit pas être transformée, mais seulement placée dans un lieu obscur ; l’interposition du lointain fantastique doit cacher le saut qualitatif (et toute différence qualitative est un saut, sans ce saut, aucune idéalité).

Plus loin, Plutarque estime…


  1. Les coupables d’injustices, les méchants… La grande masse des incultes… Les honnêtes gens doués de raison.
  2. . Nous donnons aussitôt en traduction les passages suivants de Plutarque (De eo quod, 1104, 26 — 1105, 27), que Marx cite en grec.