Discours d’Alfred Jarry pour la première d’Ubu Roi

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Discours d’Alfred Jarry pour la première d’Ubu Roi
Vers et Prosetomes 20 à 23, janvier à décembre (p. 68-69).

Mesdames, messieurs,

Il serait superflu — outre le quelque ridicule que l’auteur parle de sa propre pièce — que je vienne ici précéder de peu de mots la réalisation d’Ubu Roi après que de plus notoires en ont bien voulu parler, dont je remercie Scholl, Lorrain et Bauer, si je ne croyais que leur bienveillance a vu le ventre d’Ubu gros de plus de satiriques symboles qu’on ne l’en a pu gonfler pour ce soir.

Le swedenborgien Dr Misès a excellement comparé les œuvres rudimentaires avec plus parfaites et les êtres embryonnaires aux plus complets, en ce qu’aux premiers manquent tous les accidents, protubérances et qualités ce qui leur laisse la forme sphérique ou presque, comme sont l’ovule et M. Ubu, et aux seconds s’ajoutent tant de détails qui les font personnels qu’ils ont pareillement forme de sphère, en vertu de cet axiome, que le corps le plus poli est celui qui présente le plus grand nombre d’aspérités. C’est pourquoi vous serez libres de voir en M. Ubu les multiples allusions que vous voudrez, ou un simple fantoche, la déformation par un potache d’un de ses professeurs, qui représentait pour lui tout le grotesque qui fût au monde.

C’est cet aspect que vous donnera aujourd’hui le théâtre de l’Œuvre. Il a plu à quelques acteurs de se faire pour deux soirées impersonnels et de jouer enfermés dans un masque, afin d’être bien exactement l’homme intérieur et l’âme des grandes marionnettes que vous allez voir. La pièce ayant été monté hâtivement et surtout avec un peu de bonne volonté, Ubu, n’a pas eu le temps d’avoir son masque véritable, d’ailleurs très incommode à porter, et ses comparses seront comme lui décorés plutôt d’approximations. — Il était très important que nous eussions pour être tout à fait marionnettes, que masque de foire, et l’orchestration était distribuée à des cuivres, gongs et trompettes marines, que le temps a manqué pour réunir. N’en voulons pas trop au théâtre de l’Œuvre : nous tenions surtout à incarner Ubu dans la souplesse du talent de M. Gémier, et c’est aujourd’hui et demain les deux seuls soirs où M. Ginisty — et l’interprétation de Villiers de l’Isle-Adam — aient la liberté de le nous prêter. Nous allons passer avec trois actes qui sont sus et deux qui sont sus aussi grâce à quelques coupures. J’ai fait toutes les compures qui ont été agréables aux acteurs (même de plusieurs passages indispensables au sens de la pièce) et j’ai maintenu pour eux des scènes que j’aurais volontiers coupées. Car, si marionnettes que nous voulions être, nous n’avons pas suspendu chaque personnage à un fil, ce qui eût été sinon absurde, du moins pour nous bien compliqué, et par suite nous n’étions pas sûr de l’ensemble de nos foules, alors qu’à Guignol un faisceau de guindes et de fils commande toute une armée. Attendons-nous à voir des personnages notables, comme M. Ubu et le Tsar, forcés de caracoler en tête-à-tête sur des chevaux de carton (que nous avons passé la nuit à peindre) afin de remplir la scène. — Les trois premiers actes du moins et les dernières scènes seront joués intégralement tels qu’ils ont été écrits.

Nous aurons d’abord un décor parfaitement exact, car de même qu’il est un procédé facile pour situer une pièce dans l’Éternité, à savoir de faire par exemple tirer en l’an mil et tant des coups de revolver, vous verrez des portes s’ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent de petits éléphants perchés sur des étagères.

Quant à notre orchestre qui manque, on n’en regrettera que l’intensité et le timbre, divers pianos et timbales exécutant les thèmes d’Ubu derrière les coulisses.

Quant à l’action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est-à-dire Nulle-Part.