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Divorcée (Pont-Jest)/I/I

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Ernest Flammarion (p. 2-9).

DIVORCÉE

PREMIÈRE PARTIE

LA PRINCESSE OLSDORF


I

LISE BARINEFF


Lorsque le prince Pierre Olsdorf épousa, en 1860, avec la permission du Czar, Mlle Lise Barineff, l’aristocratie russe cria bien un peu à la mésalliance. Personne n’ignorait que la nouvelle princesse était née non seulement avant le mariage de sa mère, Mme Froment, avec le comte Barineff, mais même quelques mois avant que Mme Froment parût à Saint-Pétersbourg, où elle avait eu, au théâtre Michel, tout à la fois comme femme et comme artiste, les succès les plus éclatants.

On se souvenait toujours qu’un beau soir, à l’heure où elle aurait dû entrer en scène, l’actrice française avait fait dire à son directeur qu’elle était souffrante, et que, le lendemain matin, Saint-Pétersbourg avait appris que son idole s’était donnée un seigneur et maître, légitime cette fois, dans la personne du comte Barineff, viveur usé par tous les excès, mais riche, d’excellente maison et fort bien en Cour.

Le jour même de son mariage, le comte Barineff était parti pour l’étranger avec sa femme et la fille de celle-ci, devenue sa fille à lui, et on les avait oubliés tous deux, jusqu’au moment où, veuve sérieusement — car M. Froment n’avait peut-être jamais existé — la comtesse était revenue en Russie pour recueillir la succession de son époux, succession fort ébréchée par les folies de tous genres du défunt, mais qui allait cependant lui permettre encore de tenir un rang fort honorable.

En rentrant à Saint-Pétersbourg, après dix ans d’absence, l’ex-jeune première du théâtre Michel avait retrouvé bon nombre de ses adorateurs d’autrefois ; et comme elle était toujours belle et que sa fille, âgée de quatorze ans, était fort jolie, son salon fut bientôt le rendez-vous de ce monde élégant et frivole qui ne s’inquiète pas outre mesure du passé de la maîtresse d’une maison où il est bien accueilli.

Du reste, soit que l’âge de la sagesse fût venu pour elle, soit qu’elle cachât admirablement son jeu, la comtesse Barineff ne donnait en rien prise à la médisance. Sa conduite, du moins en apparence, était absolument correcte.

Chez elle, on faisait d’excellente musique, grâce aux artistes de tous pays qu’elle attirait volontiers et recevait d’une façon charmante ; on dansait de temps en temps, et on causait surtout avec beaucoup d’esprit de la France et de son mouvement littéraire. On n’y était certes pas collet monté et la chronique légère n’en était pas bannie, mais tout s’y disait et s’y passait sur le ton du meilleur monde.

On le conçoit, cette situation si habilement conquise par l’adroite veuve avait réveillé la flamme de ses anciens admirateurs ; aussi bientôt fut-elle très sérieusement assiégée et à même de donner un successeur à son premier mari russe, mais les déclarations les plus brûlantes la trouvèrent de glace.

À son ami le plus intime, le général Podoï, qui jadis avait voulu l’épouser, elle avait répondu, un jour qu’il la pressait de se décider :

— Mon cher général, j’ignore si je me remarierai jamais ; j’en doute, mais, en tout cas, je ne songerai à faire cette folie que lorsque Lise sera mariée elle-même. Donc, avant tout, il vous faudra trouver pour ma fille un époux digne d’elle. Vous le voyez, nous avons encore quelques années devant nous, et quand je serai sur le point d’être grand-mère, je serai bien près d’être une vieille femme, dont personne ne voudra plus.

La comtesse aurait pu ajouter, mais elle s’en était gardée, par prudence autant que par galanterie :

— Et vous, mon brave Podoï, vous ne serez plus guère en état de faire un mari présentable.

Cette fin de non-recevoir n’avait pas désespéré le vieux soldat. L’ayant prise, au contraire, comme une sorte d’engagement pour plus tard, il s’en était autorisé pour se poser en prétendant et se faire, pour ainsi dire, le protecteur, le factotum, l’intendant de la maison Barineff, ce qui n’avait pas tout à fait éloigné les soupirants, mais les tenait du moins à distance suffisamment respectueuse.

Comme le général était un homme honorable, riche, dans une grande situation militaire, la mère de Lise avait tacitement accepté sa suzeraineté platonique, qui lui était utile, sans danger sérieux pour sa réputation, et l’excellent Podoï, momentanément, n’en avait pas demandé davantage.

Seulement, il s’était mis, dès le jour même, à passer en revue les jeunes nobles capables de faire de bons maris, pour l’époque fixée par son amie, et il en avait dressé une liste des plus curieuses, avec tous les renseignements nécessaires sur la fortune, le caractère, l’avenir de ses candidats ; liste de laquelle il éliminait, au fur et à mesure, ceux qui disparaissaient dans le tourbillon du monde, ou ceux qui, selon lui, se rendaient indignes par leur conduite d’être présentés à sa protégée au moment psychologique.

Pendant ce temps-là, Lise Barineff, que sa mère de prodiguait pas, recevait une excellente éducation et devenait une ravissante jeune fille. Très rarement elle prenait place à table, lorsqu’il y avait de trop nombreux invités ; plus rarement encore elle assistait aux réceptions de sa mère. Elle n’était que des soirées artistiques et accompagnait toujours la comtesse, lorsque celle-ci sortait en voiture pour aller jusqu’à la Pointe, ou faire un tour de promenade sur la perspective Nevski.

Dans le landau ou dans le traîneau qu’emportaient les beaux alezans choisis par Podoï, la mère et la fille avaient vraiment grand air. Il était évident pour tout le monde que la veuve du comte Barineff chercherait à caser au mieux son enfant, mais c’était là une ambition si naturelle, si respectable, que personne ne songeait à la critiquer, et que personne non plus, bien certainement n’avait la mauvaise pensée de rappeler son état civil quelque peu irrégulier.

Trois ans s’étaient ainsi écoulés, lorsque la jolie Lise fit un soir son entrée dans le monde, en assistant au bal donné par les officiers de la garde au grand-duc Constantin, pour fêter son retour du Caucase, et cette première sortie officielle fut un véritable triomphe pour sa mère et pour elle. Nous devrions ajouter : et aussi pour le général Podoï, qui avait offert son bras à celle qu’il regardait un peu comme sa fille.

Ce fut là d’ailleurs un succès mérité. Lise Barineff allait avoir dix-huit ans. Blonde, élancée, d’une incontestable distinction, elle était de plus remarquablement belle. L’élégance de sa taille, l’ovale irréprochable de son visage, la correction du dessin de ses lèvres, le modelé antique de son front, tout en elle était bien fait pour fixer les regards de ces soupirants que lui avait préparés son vieil ami.

Ce qui frappa particulièrement en cette jeune fille, dès ce jour-là, ce fut l’aisance avec laquelle elle reçut les hommages de tous. Il était évident que sa mère l’avait élevée pour cette admiration dont elle était l’objet, et que, par avance, elle était cuirassée contre toutes les surprises.

Cela se devinait aisément au calme qu’elle conservait devant les murmures flatteurs qui se faisaient entendre sur son passage. Elle traversa, sans se troubler un instant, ces salons où elle mettait le pied pour la première fois ; ses beaux yeux verts, aux reflets d’émeraude, ne se baissèrent pas sous les éblouissements de ce monde qu’ils n’avaient jamais vu, mais qui, sans doute, lui avait été soigneusement dépeint.

Cette sorte d’indifférence de Lise Barineff sembla un charme de plus à ceux que sa beauté avait brusquement séduits, mais pour un observateur moins enthousiaste, elle eût été aussitôt un curieux sujet d’étude. Digne enfant de l’ex-actrice du théâtre Michel, cette débutante jouait-elle habilement un rôle longtemps appris et répété ? Était-elle vraiment ce qu’elle paraissait être ?

Sous cette poitrine déjà développée, que la gaze masquait chastement, ne battrait-il pas bientôt un cœur ardent ? Sous ces sourcils finement dessinés, mais d’une couleur plus foncée que celle des cheveux et qui se rejoignaient, par un duvet imperceptible, à la naissance d’un nez droit, aux ailes mobiles, quelles pensées ambitieuses ou passionnées sommeillaient ? Sous ce teint mat, qui était plutôt d’une brune que d’une blonde, quel sang chaud circulait ? Virginale sur le front et aux tempes, sa luxuriante chevelure se révoltait sur sa nuque charnue en boucles dorées et provocantes. Diane, murmuraient les admirateurs de Lise Barineff. Tout simplement Psyché attendant Éros, aurait répondu un physiologiste sceptique.

Moins d’un mois après cette première épreuve si victorieusement subie par sa fille, la comtesse ouvrit sa maison aux épouseurs. Ils se présentèrent bientôt en foule, car on savait que Lise Barineff n’était pas seulement une fort jolie personne, mais encore une excellente musicienne et une femme érudite, spirituelle, parlant purement trois ou quatre langues.

Parmi ces prétendants patronnés par Podoï, prétendants dont Lise avait accueilli les hommages avec une satisfaction d’amour-propre bien naturelle, mais sans paraître en distinguer aucun, l’un d’eux fut rapidement placé hors concours par la comtesse. C’était le prince Pierre Olsdorf, riche propriétaire foncier de la Courlande et, de plus, charmant cavalier de trente ans à peine, sans nulle charge à la Cour.

Lorsque le prince, qui paraissait fort épris, fit demander à la comtesse la main de sa fille, Mme Barineff consulta d’abord Podoï, et comme l’excellent général, pressé de voir Lise mariée, n’eut que les choses les plus flatteuses à dire sur Pierre Olsdorf, celle que cela intéressait au premier chef fut informée du choix qu’on avait fait pour elle.

Mlle Barineff, qui s’attendait d’ailleurs à cette communication, répondit sans enthousiasme qu’elle était prête à prendre l’époux que sa mère lui présenterait, et le prince fut alors admis à faire sa cour. Puis, après deux ou trois semaines, la comtesse prononça un oui définitif et, d’accord avec la future princesse, le mariage fut fixé à deux mois plus tard.

Le soir même du jour où tout avait été arrêté de la sorte et où le général Podoï, en se séparant de Mme Barineff, lui avait baisé amoureusement les mains en lui disant : « J’espère que, bientôt, vous direz oui une seconde fois », phrase à laquelle la mère de Lise s’était contentée de répondre par un sourire ; ce soir-là, disons-nous, le courrier de Paris emportait une lettre rédigée en ces termes :

« Je sais trop depuis longtemps, mon vieil ami, combien vous vous intéressez à tout ce qui nous touche, ma fille et moi, pour ne pas m’empresser de vous informer que Lise va se marier dans des conditions brillantes. Elle épousera dans deux mois le prince Pierre Olsdorf, jeune homme parfait, qui l’aime avec passion et lui plaît beaucoup.

« Le prince Olsdorf, dont la fortune est suffisante, n’a pas de charge à la Cour, ce qui lui permettra d’être tout à sa femme. Je serai ainsi récompensée, par le bonheur de ma fille, des sacrifices, souvent douloureux, que je me suis imposés depuis sa naissance. J’espère que cette nouvelle vous causera une véritable joie, et que votre affection approuvera le choix que j’ai fait.

« Répondez-moi vite un mot pour me dire que tout est bien, que votre santé est bonne, que vous poursuivez le cours de vos succès et que vous n’avez pas oublié les exilées.

« Votre amie la plus dévouée, Madeleine. »

Cette lettre, dont la comtesse Barineff semblait avoir pesé tous les mots et qu’elle avait signé seulement de son prénom, était adressée à M. Armand Dumesnil, artiste dramatique, 42, rue de l’Est, à Paris.