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Divorcée (Pont-Jest)/I/III

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Ernest Flammarion (p. 16-35).


III

SOUS LES ALLÉES DE PAMPELN


Dès la fin du mois de mai, après un hiver des plus brillants, tout Pétersbourg fit ses préparatifs de départ. Les traîneaux furent rentrés sous les remises, les théâtres fermèrent, et bientôt ceux qui n’étaient retenus ni par leur fonctions ni par leurs affaires prirent leur vol.

Les uns se dirigèrent vers Yalta pour se trouver aux bains de mer de Crimée en même temps que la Cour, qui se transporte tous les ans, pendant l’été, au palais du Livadia ; les autres vers le Caucase pour y chasser l’ours et le lynx. Beaucoup se disposèrent à venir reprendre à Paris et dans les stations balnéaires de la Manche leur place dans cette charmante colonie russe, si vraiment française par son élégance et ses goûts.

Le moment était donc arrivé pour le prince Olsdorf de gagner ses domaines. Depuis longtemps il avait donné ses ordres à Pampeln ; de plus, ainsi que nous l’avons dit, il était allé s’assurer par lui-même que tout y était prêt pour recevoir non seulement la princesse, mais encore le général Podoï, sa femme, et les nombreux invités qui étaient conviée à passer la belle saison en Courlande.

Un peu fatiguée des bals et des fêtes, Lise Olsdorf ne désirait pas moins que son mari quitter la ville, de sorte qu’au jour fixé elle ne fit pas attendre la chaise de poste qui allait la transporter à Pampeln.

À l’époque où nous sommes, en 1860, le chemin de fer qui relie aujourd’hui Saint-Pétersbourg à Königsberg, en passant par Riga et Mittau, n’existait pas encore, et il n’y avait pas moins d’une centaine de lieues de l’hôtel de la Moïka au château des Olsdorf.

Le prince n’emmenait avec lui, en Courlande, que son valet de chambre Ivan, un brave serviteur qui l’avait pour ainsi dire vu naître ; son cuisinier, ancien chef de l’ambassade de France, et deux femmes du service de la princesse. L’une de ces femmes était Française. La générale Podoï l’avait cédée à sa fille lorsque celle-ci s’était mariée, certaine ainsi d’être toujours au courant de ce qui se passerait dans le jeune ménage quand il serait loin d’elle.

Ces domestiques suivaient leurs maîtres dans une grande berline, qui emportait en même temps les provisions nécessaires, car il fallait peu compter alors sur le confortable des hôtels dans les villes à traverser. On ne trouvait guère, dans la plupart, que le samovar, tout prêt pour faire le thé.

Après trois jours de route avec stations forcées à Pskow, Dünabourg et Riga, le prince et ses gens atteignirent enfin le but de leur voyage.

Il faisait nuit et la princesse ne put voir du château que son aspect monumental, mais le lendemain, elle dut reconnaître que tout ce qu’on lui avait dit de Pampeln était en deçà de la vérité.

Élevé sous le règne de l’impératrice Anne sur une éminence qui dominait la Windau, le manoir des Olsdorf se ressentait de l’éclectisme qui présidait au dix-huitième siècle à l’architecture russe. Après avoir été tantôt grecque, tantôt italienne, cette architecture ne reprit un caractère vraiment national que sous le czar Nicolas. Mais si, comme construction, le château, un peu lourd et massif, n’offrait rien de remarquable que ses dimensions colossales, le domaine de Pampeln n’en était pas moins le plus important du pays, par son étendue, la richesse de son sol et l’immensité de ses forêts.

Véritable gentleman-farmer, ainsi que l’avait été son père, le prince Pierre surveillait tout par lui-même, montant parfois à cheval dès le lever du soleil pour visiter les points les plus éloignés de ses propriétés, et n’ayant pas seulement souci de l’amélioration de ses terres, mais s’occupant aussi avec un soin constant, ainsi que nous l’avons écrit plus haut, du bien-être de ses fermiers.

À l’intérieur, le château était installé avec autant de luxe que de confortable.

Les boiseries de cèdre de la grande salle à manger Henri II avaient été sculptées par les meilleurs ouvriers des Flandres ; la salle d’armes, dont les larges fenêtres ogivales ouvraient sur le parc, renfermait les plus curieuses collections d’armes de toutes les époques, depuis les lourdes armures damasquinées des aïeux des Olsdorf jusqu’aux fusils modernes ; et la chapelle, desservie par un pope qui habitait le château toute l’année, était une merveille de l’art byzantin.

Quant à l’appartement particulier de la princesse, celle-ci put croire en y entrant qu’elle n’avait pas quitté son hôtel de Saint-Pétersbourg, tant son mari en avait soigné l’ameublement et les moindres détails.

Indépendamment des grands appartements et des salons de réception, Pampeln avait encore quarante chambres d’amis. Les écuries pouvaient recevoir cent chevaux au moins, et les chenils contenaient les plus belles meutes du pays.

Dans les communs, à l’extrémité d’un parc immense, ombreux, plein d’arbres centenaires, habitaient les piqueurs, les palefreniers, tous les gens, au nombre de quarante à cinquante, qui n’étaient pas du service intérieur de la maison. Avec les gardes qui surveillaient ses étangs et ses bois, le châtelain de Pampeln avait ainsi à ses ordres une véritable petite armée disciplinée, aguerrie, entièrement dévouée.

On conçoit aisément l’orgueil que ressentit Lise Olsdorf lorsque, quelques jours après son arrivée, le prince lui fit parcourir ce splendide domaine dont elle devenait la souveraine et voulait être la bienfaitrice.

Une semaine plus tard, sa mère et le général Podoï firent leur apparition. Bientôt dix, vingt invités les suivirent, et les grandes chasses commencèrent.

Mais la princesse eut à peine le temps de s’accoutumer à ces plaisirs bruyants. Devenue enceinte, il lui fallut se condamner à un repos relatif, ce dont elle prit d’ailleurs son parti avec bonheur.

Dès ce moment, elle se contenta d’accompagner les chasseurs en voiture aussi loin que le permettait l’état des chemins ; ensuite, en compagnie de sa mère et de quelques amies, elle rentrait au château pour en faire le soir les honneurs avec un charme et un entrain qui séduisaient tous les hôtes de Pampeln.

À la fin du mois d’août, Lise, à la grande joie de son mari, mit au monde un fils qu’on nomma Alexandre, et cet événement donna lieu à des fêtes qui terminèrent princièrement la saison d’automne.

En septembre, tout le monde rentra à Saint-Pétersbourg, et l’hôtel Olsdorf rouvrit ses salons, d’où la princesse s’échappait souvent pour rester auprès de son fils.

Lise était une excellente mère et, pendant près de deux ans, elle ne s’éloigna pas de son enfant un seul jour, hésitant même à le confier pendant quelques heures à des mains étrangères, veillant sur son sommeil lorsqu’il était le plus légèrement troublé.

Cet amour maternel si complet, si tendre, si dévoué, lui fit un peu délaisser son mari et l’éloigna surtout du genre de vie qu’il menait à Pampeln. Elle l’y suivit bien de nouveau, mais elle l’accompagnait rarement à la chasse et dans ses excursions sur les bords du golfe de Livonie. Cela eut pour résultat de faire naître entre les deux époux une sorte de froideur qui ne pouvait que croître de jour en jour. La générale Podoï vit bientôt ce qui se passait et elle en fit à sa fille des observations, qui ne lui valurent que cette réponse :

— Que voulez-vous, mère, le prince est certes le plus galant homme du monde, mais il est loin d’être l’époux que j’avais rêvé. Il n’a jamais aimé et n’aimera jamais avec passion que ses chevaux et ses chiens ; j’en suis bien convaincue.

La princesse avait prononcé ces mots d’une voix si mordante et avec un si étrange éclair de ses beaux yeux, que l’ex-comédienne, dans son expérience de ces sortes de choses, avait eu comme un pressentiment de quelque catastrophe dans l’avenir. Elle s’était bien gardée toutefois de paraître inquiète ; elle s’était contentée de sourire, mais en se promettant de veiller.

Cependant, tout à coup, lorsque son fils eut atteint sa troisième année, c’est-à-dire lorsque ses soins de chaque instant lui semblèrent moins indispensables, la princesse parut retourner un peu aux plaisirs mondains. On la revit d’abord au théâtre Michel,  puis elle reprit ses jours de réception, en ouvrant sa porte aux artistes étrangers que sa mère lui présentait, et bientôt on salua triomphalement sa réapparition aux bals de la Cour. Enfin, quand les grands jours de Pampeln recommencèrent, elle redevint, à l’étonnement, mais aussi à la joie du prince, l’amazone hardie qu’elle avait été dans ses premiers mois de son mariage.

Ce fut, chez Lise, comme une résurrection, qu’on eût dit la conséquence de l’épanouissement de sa beauté sculpturale et rayonnante, en même temps que ses allures trahissaient une sorte de vitalité nouvelle par un besoin de bruit et de mouvement, dont était surpris son entourage. Aussi ne tarda-t-elle pas à être de toutes les fêtes et à prendre place parmi les femmes à la mode de la haute société russe.

Cependant, malgré cette existence active, frivole, nerveuse, le cœur de la princesse Olsdorf restait calme. Au milieu de la cour d’adorateurs que lui faisaient sa grande situation et sa beauté, elle était demeurée une épouse irréprochable, mais il s’était produit une transformation radicale dans son esprit ainsi que dans son tempérament. Son indifférence pour toutes les choses légères avait fait place à une sorte de curiosité malsaine, et elle prêtait assez volontiers l’oreille aux racontars galants qu’il lui répugnait jadis d’entendre. Son imagination, subitement éveillée, semblait interroger l’inconnu et chercher des émotions ignorées. Au théâtre, elle préférait les drames de l’amour aux comédies de mœurs. Après n’avoir lu longtemps que les romans historiques d’Alexandre Dumas père, elle dévorait maintenant les œuvres épicées qui lui parvenaient de France par fraude, car il existait alors en Russie, comme il y existe d’ailleurs encore aujourd’hui, une censure sévère arrêtant à la frontière bon nombre des ouvrages de nos romanciers les plus connus et les moins moraux.

Dans les premiers temps de son mariage, la princesse, nous l’avons dit, n’avait accompagné son mari dans ses excursions que pour lui être agréable ; maintenant elle était devenue une intrépide sportswoman, ardente à poursuivre le gibier, trouvant dans ces luttes périlleuses d’âpres jouissances, avide, pour ainsi dire, de dangers. Dans ces courses échevelées, montant un de ces petits kleppers, rapide et fougueux, dont on se sert particulièrement pour les chasses, elle était merveilleusement belle, l’œil brillant, la poitrine soulevée, les lèvres frémissantes. On eût dit qu’elle cherchait à briser son corps pour garder la tranquillité de son âme.

C’étaient là les seuls moments de leur vie à Pampeln où il y avait, entre Pierre Olsdorf et sa femme, une complète communauté d’idées et de sensations, car le prince, une fois à cheval et en chasse, n’était plus l’homme froid et gourmé de la vie ordinaire. Dans sa lutte avec les fauves, il se transformait. C’était un soldat sur le champ de bataille. Pour quelques heures il devenait de feu. Les plus indomptables coursiers obéissaient à sa main nerveuse ; nul cor n’envoyait à travers l’espace de plus éclatantes fanfares que le sien. Face à face avec un ours, il était superbe d’audace et de sang-froid. Il semblait y avoir en lui comme une sorte d’amour de carnage, lorsqu’il attaquait un loup dans son repaire et présidait à la curée.

Mais la journée terminée, toute cette mâle énergie tombait brusquement, et le soir, au château, en se mettant à table, quand on voyait arriver Pierre en habit noir, le visage calme, le regard voilé, quand on entendait sa douce voix, on se demandait si c’était bien là le même personnage dont l’impétueuse ardeur avait parfois effrayé ses compagnons de chasse.

On aurait pu surprendre alors au passage les étranges regards que Lise jetait furtivement sur son mari. Dans ces moments-là, sa physionomie exprimait tout à la fois de la stupéfaction et du mépris, et lorsque le prince lui adressait galamment la parole, elle lui répondait avec sécheresse ou ironie, quelques efforts visibles qu’elle fit pour ne pas trahir l’état de son âme.

C’est que la princesse, qui n’avait jamais aimé beaucoup celui dont elle portait le nom et qui, surtout, ne s’était jamais sentie attirée charnellement vers lui, commençait à s’en éloigner, en le comparant aux autres hommes dont elle était entourée.

L’affection si calme de Pierre ne lui suffisait plus. Ce n’était point là l’amour tel que le lui faisaient entrevoir ses sens éveillés par l’existence active qu’elle menait. Elle se disait que le rapprochement de deux êtres véritablement épris l’un de l’autre ne pouvait être aussi peu troublant. De quel droit était-elle privée de ces émotions profondes, de ces plaisirs ardents dont elle entendait parler à demi-voix par quelques-unes de ses amies ? Sa beauté ne méritait-elle donc pas qu’elle fût passionnément aimée ? N’était-elle pas désirable en tous points ? Alors pourquoi cette uniformité dans sa vie, ce lac sans la moindre ride, cet azur constamment sans nuage ? Elle avait une soif inconsciente d’orages inconnus, et devenait irritable et nerveuse.

Cette surexcitation morale et physique conduisit d’abord la fille de Madeleine à tenter de galvaniser son mari. Dans la pensée qu’elle y parviendrait en le rendant jaloux, elle se fit coquette, excentrique, futile, mais Pierre ne parut pas même s’apercevoir de ce changement. Les plus étranges fantaisies de sa femme ne lui arrachaient pas même un blâme. Seulement, comme il n’avait sans doute pas trouvé en elle son idéal, il s’en éloigna chaque jour davantage, pour se livrer à ses goûts. Alors, humiliée, froissée, surtout isolée, Lise jeta pour les première fois les yeux autour d’elle avec une curiosité inquiète.

Cela se passait au milieu de l’été, au moment où les hôtes affluaient à Pampeln, et certes la princesse n’aurait eu qu’à choisir ; mais aucun d’eux, si brillants qu’ils fussent, ne lui plaisait assez pour qu’elle le favorisât d’une attention particulière.

Ils étaient tous ce qu’étaient les jeunes hommes, officiers pour la plupart qui formaient sa cour depuis son mariage : beaux cavaliers élégants, hardis, viveurs. Toujours les mêmes vices et les mêmes qualités ! Leurs déclarations étaient toutes semblables. Elles la faisaient à peine sourire. Leur mode de tentatives de séduction ne changeait pas. Toujours les mêmes madrigaux ou les mêmes protestations mélodramatiques. Rien de vrai, de simple, de naturel, de spontané ! Certains l’aimaient ou la désiraient ardemment, cela était incontestable ; mais ceux qui se hasardaient à le lui dire le disaient tous de la même manière, avec le ton de ce monde léger pour lequel l’amour est un épisode heureux de l’existence et non le but de la vie.

De plus, chacun de ces soupirants et de ces adorateurs était l’ami du prince, et l’honnêteté de Lise se révoltait. Elle les trouvait misérables de songer à abuser de la confiance de celui dont ils serraient la main avec mille protestations de dévouement.

C’est dans cette disposition d’esprit que se trouvait la fille de la comtesse Barineff, lorsque le comte Barewski, un des commensaux ordinaires de Pampeln, arriva à son tour. Il amenait avec lui sa femme et un jeune peintre parisien, M. Paul Meyrin, que la générale Podoï avait déjà présenté aux Olsdorf, mais à l’une de leurs dernières réceptions de l’hiver, à la veille pour ainsi dire de leur départ pour la Courlande, en sorte que le prince se souvenait à peine de son nom.

Paul Meyrin n’en fut pas moins bien accueilli, et quand il vint saluer la princesse, celle-ci se rappela si vivement en le voyant que la beauté de cet étranger l’avait frappée à Saint-Pétersbourg qu’elle en resta un instant interdite.

Mais elle se remit bientôt et offrant, à la mode anglaise et russe, sa main au jeune homme, elle lui souhaita la bienvenue d’une voix parfaitement calme.

Toutefois, pendant que le comte Barewski racontait au prince Olsdorf comment M. Paul Meyrin était un médiocre chasseur bien que cavalier fort habile, ce qui faisait qu’on le verrait plus souvent armé de ses pinceaux que d’un fusil, Lise examinait le nouveau venu avec des regards curieux qu’elle n’avait jamais eus pour personne.

D’une taille au-dessus de la moyenne, large d’épaules, un peu théâtralement campé sur les hanches, l’ami du comte Barewski était vraiment un superbe héros de roman. Son teint mat faisait paraître plus brune encore sa barbe fine et soyeuse qu’il portait tout entière. Sous des sourcils légèrement arqués, dessinés d’un seul trait, ses yeux étaient remarquablement beaux. Sa bouche aux lèvres rouges et sensuelles avait le sourire éclatant de la jeunesse. Avec tout cela, une physionomie d’une extrême douceur, presque naïve. Né à Bucarest, c’était un des spécimens les plus purs de cette belle race latine que le croisement tend à faire disparaître.

Comme si Paul Meyrin eût senti que les yeux de la jeune femme étaient fixés sur lui, il se retourna brusquement de son côté, et lorsque leurs regards se rencontrèrent, ils éprouvèrent tous deux une sorte de tressaillement imperceptible.

Lise, étonnée, attira à elle le lévrier couché à ses pieds, et Paul, ne s’expliquant pas ce qu’il venait de ressentir, prit congé du prince qui avait répondu gracieusement au comte Barewski :

— M. Meyrin est ici chez lui. À Pampeln, chacun vit à sa guise, et je me consolerai de son peu d’amour pour la chasse en admirant les toiles que lui inspireront ses promenades et ses rêves d’artiste.

Personne ne remarqua que la princesse répondit au salut du prince sans lever les yeux.

Nous ne sommes pas de ceux qui croient à l’amour instantané, coup de foudre, mais nous avons la conviction que le rapprochement de deux êtres est en quelque sorte fatal, et qu’il se produit chez chacun d’eux, dès leurs premières rencontres, un pressentiment inconscient de possession dans l’avenir. Ni le cœur ni l’imagination n’y sont pour rien.

C’est une sorte d’attraction magnétique des sens, un choc nerveux semblable à celui qu’éprouvent les natures impressionnables sous l’influence de certaines commotions subite : une phrase musicale inattendue, un parfum trop vif, un coucher de soleil,  la vue d’un précipice insondable. C’est en même temps de la surprise et de l’éblouissement. Cela dure une seconde ; c’est une vision. Puis l’oubli vient, jusqu’à ce qu’une rencontre nouvelle ou un souvenir, même indirectement évoqué, réveillent ce sentiment indéfini, inavoué, et fassent revivre, avec plus de force, cette sensation éprouvée dès la première heure.

Cette répétition d’effets peut durer longtemps, plusieurs années, sans troubler aucunement la vie, jusqu’au jour où, la fatalité agissant et les obstacles ayant disparu, les lois immuables de l’attraction et du désir mutuel jettent dans les bras l’un de l’autre ceux qui ne s’étaient qu’entrevus, s’étaient à peine voulus et se croyaient à jamais séparés.

Lise Olsdorf et Paul Meyrin subissaient à leur insu ce phénomène absolument physiologique.

Le soir même, lorsque le dîner les rapprocha de nouveau, il y eut entre eux un échange de regards qui les troublèrent, et le peintre, un peu gâté déjà par ses succès féminins, n’hésita plus un instant à penser qu’il plaisait à la princesse. L’amour-propre aussitôt s’en mêla. Jusqu’alors ses conquêtes n’avaient pas été d’un ordre aussi élevé, et il s’imagina bientôt qu’il adorait Lise Olsdorf. Il la désirait tout simplement, autant par orgueil que par passion.

Malheureusement Paul ignorait tout à fait comment s’y prendre pour faire la cour à une « grande dame ». Il avait bien entendu soutenir, par un ami sceptique, ce paradoxe que le meilleur procédé dont on peut user à l’égard des femmes est de les traiter par les contrastes : les égards, les prévenances, les déclarations timides et romanesques pour les filles, et tout l’opposé pour les femmes du monde ; mais il se disait que si ce dernier moyen était bon, et il l’est hélas ! trop souvent, grâce à nos mœurs d’aujourd’hui, il y croyait peu et ne se sentait en tout cas aucun goût pour jouer le rôle d’un homme grossier. Il ne lui semblait pas d’ailleurs que la princesse fût de tempérament à se laisser manquer de respect. Sans ne s’arrêter alors à aucun système, il se décida à attendre qu’une occasion favorable s’offrit à lui.

Quant à Lise Olsdorf, sans se rendre bien compte de ce qu’elle éprouvait, elle se sentait si vivement attirée vers le bel étranger que, craignant de se trahir, elle fut, pendant le repas, moins aimable pour lui qu’elle ne l’était d’ordinaire pour les hôtes nouvellement arrivés au château, et qu’elle ne vit pas venir sans une certaine appréhension ce moment adorable où, selon la mode russe, la maîtresse de maison, placée sur le seuil de la salle à manger, reçoit les hommages de ses convives, qui, défilant un à un devant elle, lui baisent la main, pendant qu’elle les embrasse sur le haut du front.

Par modestie ou peut-être par calcul, Paul Meyrin s’était mis au dernier rang, et lorsque Lise lui tendit la main, il y attacha si longuement ses lèvres qu’elle la retira brusquement et fit un pas en arrière, sans même lui donner le baiser qu’il attendait.

Craignant de l’avoir froissée, le peintre releva vivement la tête pour l’interroger du regard, mais elle se dirigeait déjà vers les salons, où, chaque jour, les commensaux de Pampeln terminaient la soirée à leur guise. Les uns faisaient de la musique ou causaient ; les autres dansaient ; la plupart prenaient place autour des tables de jeu, bien que Pierre fût l’ennemi déclaré de ce genre de distraction ; mais il n’osait en priver ses hôtes.

Ce soir-là, quelque tentative qu’il fît, Paul ne put se rapprocher de la princesse et ses yeux ne rencontrèrent pas une seule fois les siens. Elle se retira de bonne heure, sans qu’il se fût même aperçu de son départ.

Le lendemain, il la vit à peine, car elle ne parut pas au dîner, ce dont le prince l’excusa auprès de ses amis, en disant qu’elle était un peu souffrante ; mais les jours suivants, Lise, comme si elle eût fait provision de calme, se montra de nouveau gracieuse, souriante, s’occupant de ses invités avec le soin qu’elle apportait toujours à remplir ses devoirs de maîtresse de maison.

Toutefois, si tranquille, si indifférente qu’elle s’efforçât de paraître lorsqu’elle se trouvait en face de l’artiste, elle ne se sentait pas assez forte sans doute pour affronter un tête-à-tête, car il ne parvenait pas à demeurer seul un instant avec elle. Quand il la saluait, elle avait toujours à ce moment-là à répondre également à un autre, et alors elle lui rendait son salut, mais précipitamment, en femme distraite, sans même lever les yeux ; et si, par hasard, elle le rencontrait en traversant la salle d’armes, les grands vestibules ou tout autre endroit momentanément désert, elle hâtait si bien le pas, sans trop d’affectation cependant, prenant tout de suite la parole et la conservant pour causer de choses insignifiantes jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint quelqu’un, qu’il n’avait jamais le temps de prononcer un mot.

Paul Meyrin comprit bien vite la tactique adoptée par la châtelaine de Pampeln ; il en conclut avec fatuité qu’elle le craignait et n’en devint que plus épris, plus décidé à lui faire l’aveu de son amour.

Les choses duraient ainsi depuis une semaine déjà sans que le Roumain eût trouvé l’occasion qu’il guettait avec d’autant plus d’ardeur que la princesse paraissait souvent nerveuse, préoccupée, fantasque, lorsqu’un soir le prince annonça à ses amis une chasse intéressante pour le lendemain.

Quelques minutes après, Lise se retira, en jetant sur Paul un regard étrange qu’il surprit au passage, mais pour hésiter sur la signification qu’il devait lui donner. Était-ce de la part de la jeune femme une sorte d’orgueilleux défi ? Était-ce, au contraire, une espèce d’encouragement ? Voulait-elle dire : « Vous n’osez plus et vous faites bien », ou : « Pourquoi n’osez-vous plus ? J’attends ! »

Quoi qu’il en fût, le peintre dormit peu cette nuit-là et se leva dès l’aube. Cependant, alors qu’il se croyait en avance sur la plupart des hôtes du château, en arrivant dans la cour d’honneur, il aperçut la princesse déjà à cheval. Or il était sept heures à peine.

Pierre Olsdorf et ses compagnons ordinaires allaient se mettre en route pour chasser l’élan sur les rives de la Windau, et Lise s’était décidée à les accompagner jusqu’à la ferme d’Elva, située à trois lieues du château et gérée par Michel Soublaïeff : un vieux serviteur que le prince avait fait venir de ses domaines de Crimée et qu’il aimait particulièrement.

À cette heure matinale, sous les rayons obliques du soleil, l’immense cour d’honneur de Pampeln présentait un spectacle bien fait pour séduire un artiste. C’était un bruit, un mouvement et un chatoiement de couleurs inexprimables. Animés par les aboiements des chiens que les valets de pied tenaient accouplés, les fanfares des piqueurs qui sonnaient le départ et les ordres qui se croisaient, les chevaux, les oreilles droites et les crins au vent, piaffaient impatients sous leurs cavaliers, qui portaient tous le costume réglementaire que le prince avait mis à la mode l’un des premiers en Russie : pantalons larges, bottes à l’écuyère, jaquette croisée sur la poitrine et serrée à la taille par une ceinture armée d’un poignard circassien.

Devant le perron, stationnaient attelées de superbes bêtes que les cochers ne contenaient que difficilement, les troïkas destinées à la générale Podoï et à ses amies.

Mais Paul Meyrin ne voyait rien de tout cela. Ses yeux s’étaient attachés sur la princesse et ne pouvaient s’en détourner. C’est que dans sa robe d’amazone, chef-d’œuvre de quelque grand couturier de Paris, qui dessinait la finesse de sa taille et moulait les richesses de son corsage, Lise Olsdorf était admirablement belle. Sous son coquet chapeau Louis XV, ses traits si corrects avaient une expression mutine et hardie, et sa petite main gantée tenait avec tant de grâce et de fermeté les rênes du superbe pur-sang qu’elle montait, que le Roumain, émerveillé, s’était arrêté à quelques pas de la jeune femme sans penser même à la saluer.

Ce fut seulement à la voix de la princesse qu’il revint à lui.

— Vous n’êtes pas des nôtres ? lui demandait-elle d’un ton enjoué. À quoi donc pensez-vous ?

— Oh ! pardon, madame, pardon, fit le Roumain en se découvrant, j’admirais.

Il n’avait pas osé dire : Je vous admirais, mais Lise Olsdorf avait compris.

— Ce n’est pas une réponse, reprit-elle en souriant. Tenez, deux chevaux sont là-bas tout sellés ; mais peut-être n’êtes-vous pas cavalier et nos kleppers, je vous en préviens, ne sont pas commodes.

— Je ne serais ni de ma race, ni de mon pays, madame, si je ne montais pas à cheval.

Et sur un signe de lui, le palefrenier qui tenait les deux bêtes lui en ayant amené une, d’un bond, sans s’aider des étriers, il se mit en selle.

— Bravo ! s’écria Pierre, qui s’était approché de sa femme pour lui demander s’il pouvait donner l’ordre du départ ; vous venez avec nous ?

— Seulement comme compagnon de route, mon prince, répondit Paul en prenant la cravache, la najayka, que l’un les valets de pied lui présentait.

La princesse ayant répondu à son mari qu’elle était prête, le châtelain de Pampeln fit un geste, les cors sonnèrent, les chiens redoublèrent leurs abois, les cavaliers rendirent la main à leurs montures et l’on se mit en route.

Cinq minutes plus tard, toute la troupe galopait sur la route d’Elva.

On était parti depuis vingt minutes à peu près quand, profitant de ce que Pierre Olsdorf était en grande conférence avec son stremenoy, ainsi qu’on nomme en Russie le chef des piqueurs, Paul Meyrin se rapprocha de la princesse. Comme toujours, elle était entourée d’un groupe d’adorateurs, parmi lesquels se trouvait naturellement le brave Podoï, qui, malgré son âge, était encore un chasseur intrépide.

C’était à croire que le vieux soldat avait pronostiqué juste en affirmant à la comtesse Barineff, pour la décider à accepter son nom, qu’elle lui rendrait sa jeunesse en devenant sa femme. Jamais il n’avait été plus alerte.

— Mes compliments, monsieur, dit Lise Olsdorf à l’artiste, lorsqu’elle le vit prendre place à quelques pas d’elle, après avoir fait exécuter à son klepper une volte aussi savante que hardie.

Le fait est que Paul Meyrin, sans appartenir à une grande école d’équitation, montait à cheval comme pas un. Sa bête, pleine de feu, avait tente tout d’abord des bonds désordonnés, mais elle s’était bientôt aperçue qu’elle avait affaire à un maître et, la bouche pleine d’écume, les flancs frémissants, elle s’était soumise.

Sans répondre autrement que par un salut au compliment de la jeune femme, Paul se joignit à ceux qui trottaient à ses côtés.

Quarante minutes plus tard, on arrivait dans la cour d’Elva, où devaient se reposer quelques instants, avant de retourner à Pampeln, ceux qui n’accompagnaient pas le prince plus loin.

Prévenu par un piqueur, le fermier Soublaïeff était là avec ses gens, mais avant que personne se fût approché de la princesse, le peintre était déjà près d’elle et lui offrait la main.

Un peu surprise de cette apparition subite, Lise Olsdorf hésita un instant ; mais comprenant que refuser l’aide du jeune étranger serait implicitement avouer qu’elle le croyait dangereux, elle se laissa aller vers lui, et il l’enleva si légèrement, si discrètement, avec une telle vigueur pour la déposer à terre, qu’elle en éprouva comme une sensation de plaisir.

— Merci, monsieur, lui dit-elle, en relevant la jupe de son amazone. Alors vous restez avec nos amis ?

— Je ne suis pas chasseur, madame, répondit-il ; je vous demande donc la permission de retourner avec vous à Pampeln.

— Vous savez bien que tous nos hôtes sont absolument libres de leurs faits et gestes.

Et la princesse, qui n’avait pas voulu approuver sous une autre forme les intentions de Paul, le quitta pour répondre affectueusement au salut respectueux d’une jeune fille de seize ans à peine qui s’était avancée à sa rencontre.

C’était Véra, la fille de Soublaïeff.

Ainsi que la plupart des femmes de la Russie méridionale, Véra était très brune. On eût dit à la correction de ses traits, à l’ovale parfait de son visage, à la petitesse de sa tête, qu’elle était d’origine grecque. Ses grands yeux frangés de longs cils recourbés étaient d’une inexprimable douceur ; un sourire virginal semblait stéréotypé sur ses lèvres carminées entrouvertes, véritable écrin de perles. De sa coiffure nationale, brodée de soie, s’échappaient deux longues nattes descendant au-dessous de sa taille, que dessinait sa robe de toile aux couleurs éclatantes. Élevée au château jusqu’à sa quinzième année, Véra parlait purement le français, était un peu musicienne et avait une élégance native qui en faisait une ravissante enfant.

Son père, qui l’adorait, n’avait pu se décider jusqu’alors à s’en séparer, bien que Pierre Olsdorf la lui eût plusieurs fois demandée pour l’attacher à son fils en qualité, en quelque sorte, de sœur aînée.

Meyrin était trop artiste pour ne pas rendre hommage à la beauté de Véra, que la princesse avait tendrement embrassée, et pensant qu’il ne pouvait que lui faire plaisir, il lui dit en se rapprochant d’elle :

— Quelle jolie jeune fille ! Je croyais que dans ce pays, seules les femmes de votre monde pouvaient être aussi complètement belles.

— Vous voyez que vous vous trompiez, monsieur, fit Lise d’un ton un peu sec. Véra est, en effet, fort jolie. Elle n’est ni moins sage, ni moins modeste, et je l’aime beaucoup.

Puis, se dirigeant vers le groupe des chasseurs restés à cheval, elle laissa seul le peintre, qui se demandait avec inquiétude s’il ne venait pas de froisser une seconde fois celle dont, d’heure en heure, il se sentait plus vivement épris.

Quelques instants plus tard, les fanfares sonnèrent de nouveau, les chasseurs continuèrent leur route vers la Windau, et la princesse, remontée à cheval avec l’aide de son piqueur, donna le signal du départ. Elle voulait être rentrée au château pour le déjeuner.

De tous les hôtes du prince, Paul était le seul qui ne suivît pas la chasse, et il comptait bien profiter de cette circonstance pour provoquer une explication entre Lise et lui ; mais, pendant l’heure que mit la petite troupe pour retourner à Pampeln, il ne put se trouver seul un instant avec la princesse ; elle ne s’éloigna pas des voitures qui ramenaient sa mère et ses amies.

Furieux, désespéré, se demandant si Lise Olsdorf le craignait ou si elle n’était pas tout simplement une coquette qui se moquait de lui, Meyrin résolut de brusquer les choses.

Le hasard allait lui en fournir l’occasion plus tôt qu’il ne l’espérait : le jour même !

En effet, vers six heures, au moment où les quelques amis restés au château remontaient dans leurs appartements pour y changer de toilette, l’artiste aperçut la princesse qui, traversant le parterre, se dirigeait lentement vers une des grandes allées du parc.

Cinq minutes plus tard, après avoir fait un assez long détour, et comme s’il venait du dehors, il se trouva en face de Lise.

Elle marchait la tête baissée, en repoussant du bout de son ombrelle les feuilles mortes que le vent avait enlevées aux chênes dont les branches puissantes se réunissaient en voûte épaisse et mystérieuse.

Au bruit des pas du peintre, elle leva les yeux.

— Vous ! dit-elle d’une voix ironique ; alors, vous êtes aussi bon coureur qu’excellent cavalier ?

— Je ne comprends pas, fit Paul en s’inclinant.

— C’est que vous ne voulez pas comprendre. Il y a quelques instants à peine, en descendant le perron, je vous ai reconnu à l’une des fenêtres de la salle d’armes. Il a donc fallu que vous fassiez diligence pour être ici en même temps que moi qui viens tout droit du château, tandis que vous avez l’air, vous, de revenir du fond du parc.

En voyant sa ruse découverte, le beau Roumain ne put s’empêcher de rougir un peu ; mais il se remit bientôt, pour répondre franchement :

— Eh bien ! oui, vous avez raison, madame, ce n’est pas le hasard qui m’a conduit ici, près de vous. Depuis plusieurs jours, je cherchais vainement à vous parler, et comme vous paraissez me fuir, je me suis permis de vous rejoindre.

Après avoir hésité un instant et esquissé même un mouvement pour retourner sur ses pas, la fille de la comtesse Barineff, avec un geste de résolution, reprit sa promenade.

Meyrin marchait auprès d’elle.

Les derniers rayons du soleil traversaient à peine la muraille de verdure que formaient les grands arbres de l’avenue ; l’air était tiède, chargé d’électricité et imprégné des parfums balsamiques des sapins de Norvège ; on n’entendait dans les massifs que le bruissement des feuilles et les préludes encore timides, longuement espacés, des oiseaux du soir. Il régnait sous ces ombrages embaumés une sorte d’harmonie poétique, un calme troublant comme la nature seule en a le secret.

— Qu’avez-vous donc de si intéressant à me dire ? fit la princesse après un moment de silence.

— J’ai une prière à vous adresser.

— Une prière ! Laquelle ?

— Celle de poser devant moi pendant quelques heures.

Qu’elle s’attendit ou non à cette proposition, la châtelaine de Pampeln tressaillit.

Et comme elle ne répondait pas, le peintre ajouta :

— Vous ne voulez pas que je fasse un chef-d’œuvre ?

Il avait prononcé ces mots avec un accent si chaud, si exalté que, s’arrêtant brusquement, plongeant pour ainsi dire ses yeux dans ceux de son interlocuteur, la jeune femme lui dit d’une voix ferme et vibrante :

— Vous m’aimez, monsieur Meyrin, voilà ce que dissimule mal votre requête !

— Madame !

— Laissez-moi continuer. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre deux timides n’osant appeler les choses par leur nom ; nous ne sommes ni l’un ni l’autre deux lâches prêts à fuir devant le danger. Vous m’aimez ou vous croyez m’aimer, et vous pensez que dans le tête-à-tête des séances que vous me demandez, l’occasion vous sera facilement offerte de me parler de votre amour. Mais si je ne vous aime pas, moi ! Si, regardant vos déclarations comme des outrages, je vous fais chasser par mes gens, que ferez-vous ? que direz-vous ? que deviendrez-vous ? Penserez-vous encore à ce chef-d’œuvre qui n’est qu’un prétexte ?

Lise Olsdorf était superbe d’énergie en s’exprimant de la sorte. Paul la contemplait avec admiration. Jamais il ne l’avait vue plus belle, plus désirable !

— Vous ne répondez rien, reprit-elle ; je ne me trompe donc pas !

— Oh ! si, vous vous trompez, madame, vous vous trompez entièrement. Oui, certes, je vous aime follement, cela est vrai, mais cet amour est une de ces passions fiévreuses qui naissent aux seuls cœurs des artistes amants du beau. Il est en moi un concert de toutes les sensations. Vous n’êtes pas seulement, pour l’homme épris, la femme désirée ; vous êtes aussi, pour le peintre, le modèle rêvé, la merveille de grâce et de beauté qui l’inspirera. Vous n’êtes pas seulement la femme qui dit : Amour ; vous êtes aussi l’idéal qui dit : Gloire ! Est-ce que s’il en était autrement, j’aurais eu l’audace de vous suivre ; j’aurais celle de vous parler comme je le fais, de vous prendre la main et de vous répéter avec mon âme, je vous aime ; je vous en conjure, aimez-moi !

Il avait saisi ses mains et les couvrait de baisers.

Il se passa alors une chose étrange, mais fatale entre ces deux êtres que tout attirait l’un vers l’autre !

Après avoir d’abord arraché brusquement ses mains de celles de son hôte, Lise Olsdorf, qui avait fait un pas en arrière, pâlit tout à coup et chancela. Ses yeux se remplirent d’éclairs, ses lèvres s’entrouvrirent, une sorte de cri guttural, passionné, presque sauvage, s’en échappa, et elle tomba dans les bras de celui qui s’était rapproché d’elle pour la soutenir.

Avec un mouvement de fauve, Paul la pressa contre sa poitrine, à la briser, ses lèvres rivées aux siennes.

Il n’y avait plus sous l’ombre épaisse des grandes allées de Pampeln ni épouse irréprochable, ni princesse Olsdorf si fière de son nom : il n’y restait qu’une femme qui se donnait, domptée par le désir jusqu’alors inassouvi.

L’autre était vainqueur ; la bête tuait l’âme !