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Divorcée (Pont-Jest)/II/X

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Ernest Flammarion (p. 221-232).


X

DEUX MARIS


En arrivant à Brindisi, vingt jours après son départ de Bombay, Pierre Olsdorf expédia une dépêche à Véra Soublaïeff, la priant de suite de Pampeln pour Paris, et il prit quelques heures plus tard le chemin de fer de Foggia.

Le lendemain il était à Rome, où l’attendait une lettre de Mme Daubrel, en réponse au télégramme qu’il lui avait adressé avant de s’embarquer pour l’Europe.

La bonne Marthe confirmait ses douloureuses nouvelles précédentes. En apprenant que le prince allait venir à Paris, Mme Meyrin avait exprimé la plus vive reconnaissance, mais elle n’en était pas moins perdue. Les médecins ne conservaient aucun espoir et la malade avait le sentiment de la gravité de son état. Elle ne demandait à Dieu que de vivre jusqu’à l’arrivée de celui dont elle voulait implorer le pardon.

Pierre répondit immédiatement à Mme Daubrel qu’il serait à Paris dans trois ou quatre jours, en même temps que ses enfants, et il se dirigea vers l’ambassade de Russie. Elle occupait, sur le Corso, le palais Feoli, où il fit passer sa carte au comte Panen, premier secrétaire, qui avait été son camarade à l’Institut des nobles.

Introduit aussitôt et accueilli de la façon la plus amicale par le jeune diplomate, l’ex-mari de Lise alla droit au but de sa visite.

— Mon cher comte, dit-il à son compatriote, je viens vous demander un grand service.

— Tout à vos ordres, mon prince, répondit le secrétaire d’ambassade.

— Je vous prie de me servir de témoin dans une affaire grave, des plus graves. Si vous l’exigez, je vous donnerai toutes les explications que vous êtes en droit de me demander ; cependant je préfèrerais me taire.

— D’un homme tel que vous, on n’exige aucune confidence, parce qu’on sait qu’il ne peut rien vouloir contre la plus stricte délicatesse. Gardez votre secret et disposez de moi.

— Merci ! Celui avec qui l’honneur m’ordonne de me battre sans merci, jusqu’à ce que l’un de nous reste sur le terrain, est M. Meyrin, un peintre qui habite Rome en ce moment.

— Paul Meyrin, le mari…

Le comte Panen allait s’écrier : le mari de l’ex-princesse Olsdorf, car, ainsi que toute la noblesse russe, il n’ignorait rien du divorce prononcé quelques années auparavant.

— Oui, celui-là même, fit Pierre avec amertume, celui-là même !

— Pardonnez-moi !

— C’est à moi seul de m’excuser ! Plus tard, vous en saurez davantage. En attendant, il faut que je tue M. Paul Meyrin. J’ignore où il habite, mais vous aurez facilement son adresse à l’École française, à la Villa Médicis. Soyez assez bon pour vous faire accompagner par un de vos amis, auprès duquel vous voudrez bien répondre de moi, si je suis un inconnu pour lui ; et quelques conditions que vous impose M. Meyrin, acceptez-les, pourvu qu’elles soient de nature à donner à notre rencontre une issue fatale. Je ne désire qu’une chose, c’est que cette affaire se termine sans retard, demain matin, si c’est possible. Mon intention est de partir aussitôt après pour Paris, si je ne succombe pas.

— Dans deux heures, à moins d’un refus de la part de M. Meyrin, tout sera réglé. Le baron Zamoïeff, notre second secrétaire et l’un de mes bons amis, se fera un devoir de se joindre à moi. Du reste, il a l’honneur de vous connaître.

— C’est vrai, nous sommes même un peu parents. Je me souviens qu’à une époque plus heureuse, j’ai eu le plaisir de le recevoir à Courlande.

— Quant à M. Meyrin, je crois savoir où le trouver. Mais, j’y pense : s’il nous demande, à nous, quelques explications ?

— J’espère qu’il vous comprendra à demi-mot. S’il en arriva autrement, vous pourrez lui affirmer que je ne reculerai devant aucune provocation, quelque scandale qui puisse en résulter. Cet homme m’a fait jadis le plus sanglant outrage ; il m’a convenu d’attendre jusqu’à cette heure pour lui en demander réparation, voilà tout !

— J’ai bien saisi.

— Encore merci, mon cher compte, et à bientôt, n’est-ce pas ?

— Le temps de voir Zamoïeff et de nous rendre chez M. Meyrin, qui doit demeurer aux environs de la porte Pia. Si vous rentrez à la Minerve, nous vous y rejoindrons aussitôt notre mission remplie.

— Oui, je retourne à l’hôtel. Alors, à tout à l’heure !

Ces derniers mots échangés, le prince prit congé du comte Panen et sortit du palais Feoli.

Moins de deux heures plus tard, à la Minerve, un valet de pied annonçait à Pierre Olsdorf les deux visiteurs qu’il attendaient.

Il alla vivement au-devant d’eux et tendit la main au baron Zamoïeff, en le remerciant de vouloir bien lui servir de second témoin.

Le gentilhomme russe répondit affectueusement à cette étreinte, et le premier secrétaire prit aussitôt la parole.

— Mon cher prince, dit-il, en se plaçant sur un divan avec son collègue de l’ambassade, nous n’avons eu aucune peine à trouver M. Paul Meyrin, que nous connaissons un peu tous deux. Il était dans son atelier de la via Venti Settembre, tout près de la porte Pia. Je lui ai fait part du but de notre visite, et je dois vous avouer qu’il est demeuré stupéfait un instant. Tout d’abord, il ne comprenait pas ; cependant, après quelques secondes de réflexion, il s’est remis et nous a répondu : « Fort bien, messieurs ; je ne vous demande aucune explication, si bizarre que soit cette provocation de la part d’un homme que je n’ai pas vu depuis quatre ans et qui, pendant ce long temps, a gardé le silence. Deux de mes amis auront l’honneur de se présenter au palais Feoli dans une heure. » Nous allons retourner à l’ambassade pour les y attendre et, dès que nous aurons tout réglé, nous reviendrons vous mettre au courant.

— Merci, messieurs, dit Pierre Olsdorf ; je craignais que M. Meyrin ne m’échappât. Permettez-moi de vous le rappeler : j’accepte d’avance, ses conditions, pourvu qu’elles soient dans le sens que je vous ai indiqué ; sinon, imposez les vôtres : quatre balles échangées à vingt pas, avec faculté pour chacun de nous d’avancer de cinq pas ; et, à défaut de résultat, l’épée de combat, jusqu’à l’impossibilité absolue pour l’un des adversaires de tenir son arme.

— Comptez sur nous, prince, tout sera arrêté selon votre désir, termina le comte Panen. À ce soir.

— À ce soir, comte ; à ce soir, mon cher cousin, car nous sommes un peu parents, mon cher baron.

— J’ai cet honneur, répondit Zamoïeff, et je vous remercie de celui que vous me faites en m’acceptant pour témoin. À ce soir !

Quelques instants après, le châtelain de Pampeln était seul de nouveau et mettait ordre à ses affaires en écrivant à Mme Daubrel, à Véra et à son fils Alexandre des lettres qui devaient leur être envoyée s’il trouvait la mort dans sa rencontre avec Paul Meyrin.

Il avait écrit ces lettre d’une main ferme, avec tout le calme et le courage d’un soldat qui, par avance, a fait au devoir le sacrifice de sa vie.

À Mme Daubrel, il recommandait la malheureuse Lise Barineff ; à son fils, il disait, dans des termes simples et touchants, qu’il aurait à ne jamais oublier qu’il était l’héritier d’un nom sans tache et que l’honneur est le premier des biens ; à Véra, il avouait de nouveau son amour, en la suppliant de lui pardonner de manquer à la parole qu’il lui avait donnée de revenir auprès d’elle.

Pendant ce temps-là, M. Meyrin recevait les deux amis qu’il avait fait demander, deux artistes comme lui ; l’un Italien, Giacomo Rimaldi, l’autre Français, pensionnaire de l’École de Rome, Alfred Bertin, et il leur expliquait quel service il réclamait d’eux.

Moins discret que le prince Olsdorf avec ses compatriotes, il leur raconta d’abord ses amours et son mariage avec la femme de celui qui venait, au bout de quatre ans, lui demander raison d’un outrage effacé cependant, croyait-il, par son union avec l’épouse divorcée.

— Je pourrais parfaitement, termina-t-il, refuser au prince toute satisfaction, mais je ne veux pas qu’il puisse dire qu’un Roumain a eu peur d’un Russe. Donc, arrangez cette affaire comme vous l’entendrez avec les témoins de mon adversaire : l’épée ou le pistolet, ce qu’ils voudront.

Ce que Paul Meyrin n’ajoutait pas, quoiqu’il le comprît, c’est que ce n’était pas le passé que l’époux offensé voulait venger, mais le présent. Or, c’était du présent même dont le peintre espérait bien s’affranchir en acceptant la rencontre qui lui était proposée. Il lui semblait qu’en le provoquant, Pierre Olsdorf lui fournissait des armes contre sa femme, qu’il aurait alors le droit d’abandonner tout à fait.

Le triste sire n’en avait pas de nouvelles depuis deux mois. Son frère lui avait bien écrit qu’elle était souffrante, mais il ne la savait pas dans un état désespéré, et, comme les hommes sans énergie, n’osant affronter les larmes et les reproches de celle qu’il avait lâchement délaissée, il évitait de s’informer d’elle, dans la crainte d’être forcé de retourner rue d’Assas, ne fût-ce que par respect humain, pour ne pas se rendre trop misérable aux yeux des plus indulgents.

Il est toutefois probable que s’il eût connu la véritable situation de Mme Meyrin, il aurait quitté Rome ; mais à l’époque où nous sommes arrivés, Sarah, avec qui il vivait complètement, interceptait toutes les lettres de Paris, qu’elle ne lisait même pas, par une rouerie bien féminine, afin de se réserver une excuse pour l’avenir. Elle les mettait tout simplement de côté.

M. Meyrin était encore poussé par une autre cause à en finir avec Pierre Olsdorf, de qui il ne pouvait être jaloux, puisqu’il savait par Mme Daubrel que Lise ne l’avait pas trouvé à Pampeln, lorsqu’elle y était allée soigner son fils.

Dans les premiers temps de son mariage avec l’ex-princesse russe, on l’avait applaudi, envié. Flattés qu’un des leurs eût enlevé la femme d’un si grand seigneur, les confrères de Paul l’avaient félicité ; il avait été pendant plusieurs mois un véritable héros de roman ; mais lorsqu’on le vit si rapidement faire mauvais ménage, quand on sut qu’il avait renoué avec Sarah Lamber, on s’étonna que cet amour qui avait fait si grand bruit eût passé aussi vite ; on alla au fond des choses, et bientôt vinrent de Saint-Pétersbourg des indiscrétions qui donnèrent prise aux jaloux et aux malveillants.

On raconta alors que c’était Pierre Olsdorf lui-même qui avait contraint la princesse à demander le divorce et forcé son amant à l’épouser ; on le jeta en bas du piédestal sur lequel on l’avait élevé ; on rit beaucoup de cette vengeance toute nouvelle d’un mari ; on le surnomma : l’époux par ordre, et, questionné par sa maîtresse, le peintre mentit si mal que celle-ci, au milieu d’une querelle à propos de son mariage légitime, lui riposta, ne croyant pas si bien dire : « Laisse-moi donc tranquille ; tu n’oserais seulement pas t’absenter ce chez toi pendant quarante-huit heures ; l’ex-mari de ta femme viendrait te chercher par les deux oreilles pour te faire réintégrer le domicile conjugal. »

C’est à la suite de cette scène que Paul Meyrin, pour prouver qu’il était libre et maître chez lui, avait quitté Paris avec Sarah et s’était installé à Rome, où sa faiblesse, sa lâcheté et aussi sa passion pour l’ancien modèle le rendirent bientôt si complètement esclave qu’il ne songeait plus à rentrer rue d’Assas et pensait à peine à son enfant.

Pendant le premier mois de son absence, il écrivit à Mme Meyrin une ou deux fois pour lui dire que les travaux importants le retenaient en Italie ; puis, lorsqu’il ne sut plus comment expliquer son absence prolongée, il répondit à peine aux lettres que Mme Daubrel lui adressait à l’insu de Lise, car celle-ci, trop fière pour se plaindre, toute à son amour maternel et ne voulant pas fournir à l’homme qu’elle méprisait l’occasion de mentir de nouveau, avait cessé de correspondre avec lui.

Ne recevant plus aucune réponse du mari de sa pauvre amie, Marthe lui avait dit que Paul s’était éloigné de Rome, qu’il parcourait l’Orient, où ses lettres ne lui parvenaient pas sans doute ; mais l’épouse délaissée n’avait pas cru à ce pieux mensonge ; elle avait compris dès lors combien était devenu indigne celui qu’elle avait tant aimé, et elle avait supplié Mme Daubrel, non seulement de ne plus lui adresser une seule ligne, quoi qu’il arrivât, mais encore de ne jamais prononcer son nom.

C’est à partir de ce moment que Sarah avait osé dissimuler toute correspondance venant de France. La misérable créature s’était mise à haïr cette femme qu’elle avait tant fait souffrir ; et pour s’excuser par-devant elle-même, elle disait que la maladie de Mme Meyrin était une comédie jouée par ses amis, dans le seul but de rappeler son époux auprès d’elle.

Demeurant ainsi sans aucunes nouvelles, le peintre s’imagina bientôt lui-même qu’il en était ainsi, et il tomba alors sous la domination absolue de cette fille qui flattait sa vanité et donnait satisfaction à ses appétits sensuels.

Il avait loué, via Venti Settembre, à deux cents pas de la porte Pia, une petite villa dont il avait transformé l’une des pièces en atelier. C’est là qu’il vivait, ignorant ce qui se passait réellement rue d’Assas, lorsqu’il reçut la visite, à laquelle il s’attendait si peu, des témoins du prince Olsdorf, et leur répondit ainsi que nous l’avons écrit plus haut.

Un homme d’un caractère plus ferme que Meyrin se serait gardé de rien dire à sa maîtresse, par dignité et même par affection ; il se hâta au contraire de lui tout raconter, et ce fut alors, de la part de la juive, un débordement d’injures contre le gentilhomme russe et contre celle qui avait porté son nom.

Sarah aimait Paul comme un maître aime son esclave, comme une femelle aime un mâle, soit ! mais enfin elle l’aimait avec sa nature violente et passionnée ; de plus, elle était jalouse du passé, et comme son ignorance des choses de l’honneur ne lui permettait pas de supposer que Pierre Olsdorf voulût venger l’outrage qui lui avait été fait quatre années auparavant, elle interpréta sa provocation dans un tout autre sens. Ou le prince, épris de nouveau de sa femme, voulait tuer son mari pour la reprendre, ou son duel avec M. Meyrin n’était qu’un moyen d’intimidation pour le contraindre à retourner auprès de la délaissée.

— Tu le vois, s’écria-t-elle, lorsque son amant lui eut exposé la situation, tous ces gens sont contre toi. Après t’avoir forcé à épouser sa femme pour s’en débarrasser, voilà le prince qui vient te demander raison. Raison de quoi ? Je ne suppose pas qu’il ait le droit de contrôler ta conduite d’aujourd’hui. Tu es bien libre de vivre comme cela te convient ; les affaires de ton ménage ne le regardent pas. Vrai, ce serait trop drôle ! Une femme divorcée qui appelle son premier mari à son secours ! Ou alors, il veut se battre avec toi parce que tu l’as… trompé jadis. Ce serait encore plus fort ! Il a pris le temps de réfléchir et cette idée, sois-en certain, ne lui est pas venue sans qu’on le pousse un peu ! Eh bien ! moi, à ta place, j’enverrais ce cosaque-là se promener dans ses domaines. C’est tout simplement ton ancienne princesse qui a manigancé cette comédie là. Si tu te bats, tu ne seras qu’un imbécile !

— Je ne puis faire autrement, répondit Paul, quand Sarah voulut bien lui laisser la parole : Pierre Olsdorf dirait partout que j’ai eu peur de lui.

— Et après ?

— Après ! Tu ne réfléchis pas que si je refuse de me battre, d’abord mes amis me traiteront de lâche et je deviendrai la fable de tous les ateliers de Paris ; de plus, mes clients étrangers, russes pour la plupart, s’éloigneront de moi. Du reste, j’ai une dent contre ce prince maudit. Je ne serais pas allé le chercher, mais puisque c’est lui qui me provoque, nous verrons ! Il est temps qu’on ne dise plus que j’ai épousé sa femme par ordre ! Je ne suis pas tout à fait aussi inexpérimenté qu’il y a quatre ans. S’il le croit, il se trompe ! Je le lui prouverai !

Paul Meyrin disait vrai : comme tous les artistes, il avait sacrifié au goût de l’escrime, mis à la mode par ses plus éminents confrères, et il était devenu à l’épée d’une force très respectable. Grand, bien découplé, robuste, agile, ce n’était pas ce gentilhomme étranger, petit, délicat, qui pouvait l’effrayer. Enfin, il voulait absolument faire cesser tous les commérages et conquérir définitivement sa liberté

Sarah finit par comprendre qu’il était préférable qu’il en fût ainsi, et son amant, ainsi que nous l’avons dit, laissa alors carte blanche à ses témoins, un peu par colère, beaucoup par fanfaronnade.

Entre les parrains de Pierre Olsdorf et les deux amis du peintre parisien, tout fut bientôt réglé. Le lendemain matin, à huit heures, les adversaires échangeraient d’abord deux balles à vingt pas, en avançant à volonté de cinq pas l’un vers l’autre ; et si ce premier duel était sans résultat, la rencontre se poursuivrait à l’épée, jusqu’à l’impossibilité pour l’un des deux de se défendre.

C’est ce dont le comte Panen informa le prince, pour répondre à la question qu’il lui avait adressée en le voyant entrer chez lui avec le baron Zamoïeff.

Le premier secrétaire ajouta :

— Je me charge d’amener notre compatriote, le docteur Saniative, médecin de l’ambassade. Quant à l’endroit du rendez-vous, je le ferai connaître aux témoins de M. Meyrin, après m’être rendu chez le prince Charles B…, qui, je n’en doute pas, la princesse et ses enfants étant absents, nous autorisera à user de l’une des allées du parc de sa villa, à la porte Pia. Il est indispensable que ce duel ait lieu dans une propriété close, car, dès ce soir, tout Rome sera mis au courant de cette affaire. Or, je connais les autorités du pays, nous serons surveillés demain avant le lever du soleil.

Pierre Olsdorf exprima chaleureusement à ses amis sa reconnaissance et voulut les reconduire jusqu’au Corso. Il rentra ensuite à la Minerve, où, deux heures plus tard, un mot du comte Panen lui apprit que tout était terminé et qu’il viendrait le chercher le lendemain matin à sept heures.

Le prince Charles B…, ce type de bonté, d’honneur et de simplicité, s’était rendu, en effet, à la prière du jeune diplomate russe, avec lequel il était lié depuis longtemps, et il avait donné des ordres à son concierge pour que la grille de son parc fût ouverte dès l’aube aux personnes qui se présenteraient.

Prévenu de son côté par ses témoins des conditions de sa rencontre avec le prince Olsdorf, Paul Meyrin n’avait osé, par orgueil, leur faire la moindre observation, mais il ne dit rien à Sarah de cet échange de deux balles qui devait être le début, peut-être la fin de son duel, et le lendemain matin, après avoir embrassé la jeune femme avec une certaine fermeté, il suivit MM. Rimaldi et Bertin. Il avait été convenu entre ces messieurs et les deux témoins russes que ces derniers se chargeraient d’apporter les armes.

L’artiste et ses parrains n’eurent à peu près qu’à traverser la chaussée. La villa du prince Charles B… était de l’autre côté de l’avenue, à cent pas à peine. Lorsqu’ils y arrivèrent, le concierge qui en tenait la grille entrouverte les laissa passer en les saluant, et ils aperçurent aussitôt deux personnes qui attendaient sous les premiers arbres de la grande avenue, à gauche du jardin.

C’étaient le baron Zamoïeff et le docteur Saniative.

Le prince se promenait un peu plus loin avec le comte Panen, à qui il donnait ses instructions.

En voyant approcher les témoins de M. Meyrin, le comte quitta Pierre après lui avoir serré la main, et il rejoignit MM. Rimaldi et Bertin, que le baron Zamoïeff avait conduits un peu à l’écart, pour fixer les dernières conditions de la rencontre et charger les armes.

Cette opération faite avec le soin le plus scrupuleux, le comte Panen et M. Rimaldi tracèrent profondément sur le sable de l’allée les points où devaient se placer les deux combattants, puis ceux jusqu’où ils pourraient s’avancer avant de faire feu. Il avait été arrêté qu’ils seraient libres de tirer tout de suite, une fois le signal donné par le comte, ou de ne le faire qu’après avoir franchi la distance de cinq pas qu’ils étaient autorisés à parcourir.

Pendant ce temps-là, MM. Zamoïeff et Bertin remettaient les pistolets chargés et armés à Pierre Olsdorf et à Paul Meyrin, puis les conduisaient jusqu’à cette ligne qu’ils ne devaient pas dépasser avant le commandement : feu !

Les adversaires mis en face l’un de l’autre, leurs témoins se placèrent de côté, à droite et à gauche. Le prince était aussi calme que s’il eût été au tir et gardait son arme baissée ; le peintre, vêtu rigoureusement de noir, sans que le moindre liseré le linge à son col ou à ses poignets pût servir de point de mire, et bien effacé, serrait au contraire d’une main nerveuse son pistolet, qu’il tenait élevé réglementairement, la crosse à la hauteur de l’épaule.

Couchées sur les fourreaux de serge verte, à quelques pas de là, les épées attendaient le moment de jouer leur rôle.

D’un dernier regard, le comte Panen s’assura que toutes choses étaient correctes et, faisant cesser le silence qui régnait sous les grands arbres, il dit d’une voix ferme :

— Êtes-vous prêts, Messieurs ?

Puis, aussitôt, il commanda :

— Feu ! Une, deux, trois !

Au dernier mot de ce signal, le mari de Lise, mettant en joue son ennemi, s’avança vivement pour se rapprocher de lui, mais avant qu’il n’eût fait deux pas, une détonation retentit et, tournant à demi sur lui-même, le Roumain s’étendit sur le sable, la face en avant, comme une masse inerte.

Le docteur Saniative et ses témoins s’élancèrent vers lui, mais pour recevoir son dernier soupir. La balle de Pierre Olsdorf avait frappé droit au cœur le second époux de la comtesse Barineff.

À un geste du médecin, ainsi qu’à la consternation de MM. Rimaldi et Bertin, le prince comprit que tout était fini. Seulement alors son visage se couvrit d’une horrible pâleur et, pendant une seconde, il arrêta ses regards sur ce cadavre que sa justice avait fait. Puis il se découvrit respectueusement et s’éloigna sans mot dire, au bras du comte Panen.

Le jour même, Mme Daubrel et Véra recevaient à Paris une dépêche leur annonçant que le prince Olsdorf arriverait au Grand-Hôtel le lendemain dans la soirée.