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Doctrine de Pythagore sur les nombres (Porphyre)

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Fragments et extraits de philosophes néoplatoniciens - Doctrine de Pythagore sur les nombres (Porphyre)


DOCTRINE DE PYTHAGORE SUR LES NOMBRES[1].

Pythagore professait une philosophie dont le but était de délivrer et d’affranchir de ses entraves et de ses liens l’Intelligence qui a été renfermée en nous, intelligence sans laquelle on ne saurait apprendre ni percevoir de quelque façon que ce soit rien de sensé ni de vrai : car, disait Pythagore, « c’est l’intelligence qui voit tout, qui entend tout ; le reste est sourd et aveugle. » Or, quand l’intelligence s’est purifiée, il faut lui venir en aide. Pythagore lui venait en aide par sa méthode : il enseignait à s’accoutumer insensiblement à la contemplation des choses qui sont éternelles et immatérielles, qui demeurent perpétuellement dans un état identique et immuable, en débutant par les plus simples et en s’avançant graduellement, pour éviter le trouble d’un changement subit et immédiat, qui rebuterait et découragerait l’âme longtemps asservie à des habitudes vicieuses. Les mathématiques, l’étude des objets qui occupent un rang Intermédiaire entre les corps et les êtres incorporels (car les objets dont traite la géométrie ont trois dimensions comme les corps, et ils sont dépourvus d’impénétrabilité, comme les êtres incorporels) servaient à Pythagore d’exercice préparatoire pour conduire peu à peu l’âme à la contemplation des êtres véritables, en détournant son attention des choses corporelles qui ne restent pas deux instants de suite dans un état identique et immuable, et en l’amenant méthodiquement à désirer acquérir les connaissances qui forment sa nourriture. De cette manière, il élevait les hommes à la contemplation des êtres véritables et il les rendait heureux. Voilà pourquoi il exerçait ses disciples aux mathématiques[2].

C’est dans ce but que les Pythagoriciens s’appliquaient aux mathématiques, comme nous l’apprend entre autres Modératus de Gadès, qui a rassemblé en onze livres les opinions de ces philosophes[3].

Ne pouvant, dit-il, expliquer clairement par la parole les premières formes (τὰ πρῶτα εἴδη) et les premières causes (τὰς πρώτας ἁρχάς), parce qu’elles sont difficiles à concevoir et à exprimer, les Pythagoriciens eurent recours aux nombres pour enseigner plus facilement leur doctrine, suivant en cela l’exemple des géomètres et des grammairiens. Ces derniers en effet, pour enseigner la valeur des éléments [du langage] et ces éléments mêmes, se servent des caractères de l’alphabet en disant qu’ils sont les premiers éléments à étudier, mais ils enseignent plus tard que les caractères ne sont pas des éléments, qu’ils servent seulement à concevoir les éléments véritables [c’est-à-dire les sons élémentaires de la parole]. De leur côté les géomètres, ne pouvant nous représenter à l’aide de la parole les formes des corps, décrivent des figures, en avertissant que le triangle n’est pas la figure qu’on a sous les yeux, mais bien ce qui a une telle propriété, et ils donnent ainsi l’idée du triangle. C’est ce que firent les Pythagoriciens pour les raisons et les formes premières. Ne pouvant expliquer par la parole les formes immatérielles et les causes premières, ils eurent recours aux nombres pour les indiquer. C’est ainsi qu’ils appelèrent un (ἔν) la raison de l’unité, de l’identité et de l’égalité, aussi bien que la cause de l’accord, de la sympathie et de la conservation de l’univers, enfin de ce qui demeure dans un état identique et immuable ; et ils lui donnèrent ce nom, parce que telle est la nature de l’un qui se trouve dans les choses particulières, qu’il est uni et que l’accord règne entre ses parties, par l’effet de sa participation à la Cause première. Quant à la raison de la différence et de l’inégalité, et en général, de tout ce qui est divisible et muable et qui change avec le temps, ils l’appelèrent dyade, parce que telle est la nature de la dualité dans les choses particulières. Les Pythagoriciens n’ont pas été les seuls qui reconnussent ces raisons : car nous voyons que les autres philosophes ont également admis qu’il existe des puissances qui contiennent l’univers et y font régner l’unité, et qu’il existe également des raisons d’égalité, de différence et de dissemblance. C’est donc pour s’exprimer avec plus de clarté que les Pythagoriciens donnèrent à ces raisons les noms d’un et de dyade ; aussi pour eux dualité, inégalité et différence sont des termes équivalents. Il en est de même des autres nombres : chacun d’eux a reçu la place d’une puissance. Ainsi, il existe dans la nature quelque chose qui a un commencement, un milieu et une fin : les Pythagoriciens attribuèrent à cette forme le nombre trois ; c’est pourquoi ils appelaient ternaire tout ce qui a un milieu ; ils donnaient aussi ce nom à tout ce qui est parfait. Selon eux, tout ce qui est parfait a pour principe la triade et est embelli par elle. Faute de pouvoir employer un autre nom, ils se servaient de celui de triade pour élever l’esprit à la conception de ce principe. On en peut dire autant des autres nombres. Telles étaient les raisons pour lesquelles ils rangeaient dans cet ordre les nombres dont nous avons parlé ci-dessus [l’unité, la dyade et la triade]. Quant aux autres nombres, ils sont embrassés dans une seule idée et une seule puissance, que les Pythagoriciens ont nommée δεκάς (décade), comme si l’on disait δεχάς (compréhension). C’est pourquoi ils enseignent que la décade est un nombre parfait, ou plutôt qu’elle est le nombre le plus parfait de tous, qu’elle comprend et contient en elle toutes les différences des nombres, toutes les espèces de raisons et toutes les proportions. En effet, si la nature de l’univers est déterminée par les raisons et les proportions des nombres, si tout ce qui est engendré, qui s’accroît et qui arrive à son développement complet, est réglé par les raisons des nombres, si de plus la décade contient toutes les raisons, toutes les proportions et toutes les espèces de nombres, comment la décade ne serait-elle pas un nombre parfait ?

Telle était la science des nombres chez les Pythagoriciens, et c’est à cause d’elle que la philosophie des Pythagoriciens s’éteignit, d’abord parce qu’ils se servaient de symboles obscurs, ensuite parce que leurs traités étaient écrits en dorien, dialecte qui manque lui-même de clarté, enfin que les dogmes de la secte furent frappés de déconsidération, comme apocryphes ou mal interprétés, vu que ceux qui les enseignaient n’étaient pas de vrais Pythagoriciens. En outre, Platon et Aristote, Speusippe, Aristoxène et Xénocrate, au dire des Pythagoriciens, s’approprièrent ce qu’il y avait de meilleur dans les écrits de ces philosophes, avec quelques légers changements ; mais les choses vulgaires et de peu de valeur, en un mot, toutes celles qui ont été alléguées depuis par des calomniateurs pour déconsidérer et renverser la secte, ils les rassemblèrent et les attribuèrent en propre à cette école.


  1. Extrait de la Vie de Pythagore par Porphyre, § 46-53, éd. Kiessling. Ce morceau peut servir de commentaire à ce que Plotin dit ci-dessus des Pythagoriciens, p. 371.
  2. Voy. Plotin, t. I, p. 65-66.
  3. Sur Modératus de Gadès, Voy. t. II, p. 628-629.