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Dombey et fils (Dickens)/III/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 69-79).


CHAPITRE V.

Les veilles.


Florence, depuis longtemps revenue de ses illusions, remarquait avec tristesse l’éloignement d’Edith pour son père ; elle le voyait augmenter de plus en plus et se changer peu à peu en une véritable aversion. Ces découvertes journalières jetaient une ombre épaisse sur son amour et sur ses espérances, et ravivait dans son cœur cette douleur qui, assoupie un moment, n’en devenait maintenant que plus insupportable.

C’était bien dur… (qui pouvait le savoir mieux que Florence ?) d’avoir vu se changer en douleur la tendresse si vraie d’un cœur pur ; de ne trouver qu’indifférence et froideur, où elle aurait dû trouver affection et sollicitude. C’était bien dur d’avoir nourri au fond de son cœur des sentiments si tendres sans avoir jamais connu le bonheur de les voir partagés. Mais combien elle trouvait plus dur encore d’en venir à douter de son père ou d’Edith, si affectueuse pour elle, et de ne pouvoir songer à son amour pour chacun d’eux, sans être saisie tour à tour d’étonnement, de crainte et d’effroi.

Florence en était là pourtant, et ses souffrances venaient de la pureté de son âme qui ne pouvait se résigner à ces antipathies funestes. Elle voyait la froideur, la sévérité de son père, aussi rude pour Edith que pour elle, aussi sec, aussi inflexible, aussi impitoyable. Elle se demandait quelquefois, les larmes aux yeux, si sa pauvre mère chérie n’avait pas eu à souffrir un traitement pareil et si elle n’en était pas morte de douleur. Puis, quand elle pensait à Edith, comme elle la trouvait fière et hautaine pour tous, excepté pour elle ! Comme cette femme semblait mépriser son père ! comme elle se tenait loin de lui ! Elle songeait à tout ce qu’elle lui avait entendu dire le soir même de son arrivée, et vite elle se demandait si ce n’était pas un crime d’aimer une personne en révolte ouverte avec son père. Connaissant son affection pour Edith, ne pourrait-il pas reprocher, sur son lit solitaire, à son enfant dénaturée, ce nouveau tort ajouté à celui qu’elle avait tant de fois déploré, à celui de n’avoir jamais su, dès sa naissance, gagner son amour paternel ? Ces pensées, elle les refoulait bientôt au fond de son cœur en songeant à un mot affectueux, à un doux regard d’Edith, et se croyait alors la plus ingrate des créatures. Qui donc, en effet, avait ranimé son courage ? Qui avait su consoler ce cœur si seul et si cruellement blessé ? Aussi dans les élans de tendresse de cette douce nature vers chacun d’eux, souffrant de leur répulsion l’un pour l’autre, doutant de ce qu’elle leur devait à tous deux, Florence, qui avait élargi le cercle de ses affections, Florence, à côte d’Edith, souffrait plus maintenant qu’à l’époque où, dans la maison lugubre, elle gardait pour elle seule son secret, avant que sa nouvelle mère fût venue, par l’éclat de sa beauté, égayer la sombre demeure.

Heureusement encore, dans son malheur, elle n’avait pas le moindre soupçon qu’Edith, par l’affection qu’elle avait pour elle, augmentait le refroidissement de son père pour sa nouvelle épouse, et lui donnait de nouveaux sujets d’un injuste mécontentement. Si Florence avait pu se douter qu’une semblable cause pouvait produire un tel effet, quelle douleur pour elle ! quel sacrifice elle aurait tenté de faire, pauvre fille aimante ! Comme elle serait allée d’un pas rapide et ferme ensevelir à jamais sa peine aux pieds de ce Père céleste qui ne repousse pas, lui, l’amour de ses enfants, et qui accueille leurs âmes éprouvées par la douleur ! Mais elle n’en savait rien, par bonheur.

Pas un mot là-dessus n’était prononcé maintenant entre Florence et Edith. Edith lui avait dit qu’il devait y avoir désormais entre elles, sur ce sujet, le silence absolu de la tombe. Florence sentait qu’elle avait eu raison.

C’est alors que son père fut ramené à la maison souffrant et meurtri. Retiré tristement dans son appartement où il recevait seulement les soins des domestiques, sans qu’Edith l’approchât jamais, il n’avait d’autre ami, d’autre compagnon que M. Carker, qui ne le quittait pas avant minuit.

« Ah ! oui ! il a là une jolie société, miss Florence, disait Suzanne Nipper. Voilà quelque chose de beau ! parlez-moi de ça ! Si jamais il a besoin d’un certificat, qu’il ne s’avise pas de venir m’en demander un, je ne lui dis que ça.

— Chère Suzanne ! silence ! je vous en prie.

— Ah ! c’est facile à dire, répondit Suzanne exaspérée. Mais vraiment, je vous en demande bien pardon, il se passe ici des choses qui vous tournent le sang, que c’est à croire qu’on a des épingles et des aiguilles dans les veines, et qu’elles vous sortent par tous les pores. Ne vous y trompez pas, miss Florence, je ne dis rien contre votre belle-mère qui m’a toujours traitée comme il faut ; bien que je la trouve un tant soit peu fière, je ne puis pas dire que j’aie à me plaindre d’elle. Mais quand nous nous ravalons jusqu’à des Mme Pipchin, qu’on nous les jette à la tête et qu’on les voit monter la garde à la porte de votre papa, comme de vrais crocodiles, encore bien heureux qu’elles ne nous fassent pas des petits, c’est par trop révoltant !

— Papa a bonne opinion de Mme Pipchin, Suzanne, répondit Florence, et il a le droit de choisir sa femme de charge. Paix donc ! je vous en prie.

— Oui, miss Florence, répondit Suzanne, vous avez beau me dire de me taire, ça n’empêche pas que Mme Pipchin me fait grincer les dents comme du verjus, ni plus ni moins ! »

Si ce soir-là, c’est-à-dire le soir où M. Dombey fut ramené chez lui, Suzanne déployait tant d’énergie de paroles, et supprimait, dans sa volubilité de langue, les points et les virgules de ses discours téméraires, c’est qu’ayant été envoyée par Florence pour demander des nouvelles de son père, elle s’était vue obligée de faire passer sa commission par le canal de sa mortelle ennemie Mme Pipchin, et que celle-ci, sans aller demander les ordres de M. Dombey, s’était permis de faire ce que Mlle Nipper appelait une réponse impertinente. N’était-ce pas bien hardi, en effet, de la part de cette martyre des mines du Pérou ? n’était-ce pas manquer de respect à sa jeune maîtresse ? aussi elle ne le porterait pas en paradis. De là, les phrases et les discours sans fin de la femme de chambre courroucée. Depuis le mariage surtout, elle était devenue plus soupçonneuse et plus méfiante ; car, semblable à bien des personnes de sa classe, qui ont un attachement sincère pour une personne d’un rang plus élevé, comme celui qu’occupait Florence, Suzanne était très-jalouse, et sa jalousie s’attaquait naturellement à Edith, qui était venue se jeter au travers de son ancienne autorité, en se plaçant entre elle et Florence. Au fond Suzanne était toute fière et tout heureuse de voir sa jeune maîtresse reprendre enfin sa place sur le théâtre de son ancien abandon, de voir qu’elle avait pour compagne et pour protectrice la belle épouse de son père. Mais elle ne pouvait sacrifier toute son autorité à cette belle épouse, sans un certain mécontentement et un secret dépit, dont elle cherchait à se justifier en qualifiant sévèrement l’orgueil et l’emportement de la dame. Du second plan où elle se trouvait nécessairement, depuis le mariage, miss Nipper surveillait cependant les affaires domestiques en général avec une ferme conviction qu’aucun bien ne pouvait résulter de la présence de Mme Dombey, toujours ayant soin cependant de déclarer bien haut, en toute occasion, qu’elle n’avait rien à dire contre elle.

« Suzanne, dit Florence qui était assise d’un air pensif à sa table, il est bien tard, je n’ai plus besoin de rien ce soir.

— Ah ! miss Florence, répondit Nipper, que de fois, bien sûr, je regrette le bon vieux temps, où je restais assise auprès de vous bien plus tard que ce soir, et où je tombais de sommeil à force de fatigue, quand vos yeux brillaient comme des escarboucles ! mais maintenant, vous avez une belle-mère, qui vient s’asseoir auprès de vous, miss Florence, et je n’en suis pas fâchée bien sûr, car je n’ai rien à dire contre elle.

— Je n’oublierai jamais celle qui fut ma bonne compagne, quand je n’en avais pas, Suzanne, répondit doucement Florence ; non, jamais ! »

Et levant les yeux, elle passa son bras autour du cou de son humble amie et lui souhaitant bonne nuit, elle l’embrassa. Miss Nipper en fut si touchée qu’elle se mit à sangloter.

« Maintenant, ma chère miss Florence, dit Suzanne, laissez-moi descendre en bas pour avoir des nouvelles de votre papa, je sais que vous en êtes tourmentée, laissez-moi redescendre et frapper moi-même à sa porte.

— Non, dit Florence, allez vous coucher. Nous saurons plus de détails demain matin. J’irai moi-même m’informer de sa santé. Maman est descendue, j’en suis sûre (Florence rougit car elle ne l’espérait pas), peut-être même est-elle près de mon père en ce moment. Bonsoir. »

Suzanne était trop adoucie pour donner, en ce moment, son opinion personnelle sur la probabilité de la visite de Mme Dombey à son mari, et elle se retira sans rien dire. Florence, restée seule, cacha sa tête dans ses mains comme elle l’avait fait bien des fois à une autre époque et donna un libre cours aux larmes qui inondèrent ses joues. Elle pensait au désaccord, au trouble de l’intérieur ; à cette espérance, si toutefois elle en avait eu jamais l’espérance, maintenant déçue à tout jamais, de pouvoir gagner l’affection de son père ; elle songeait à ses doutes, à la crainte qu’ils lui inspiraient tous deux : puis c’étaient les aspirations de son cœur innocent vers l’un et l’autre ; la douleur, le regret de voir se terminer ainsi ce rêve d’espoir et de bonheur qu’elle avait fait ; cruel combat qui jetait le trouble dans son âme ! et ses larmes coulaient abondamment. Sa mère et son frère étaient morts : son père restait toujours aussi froid pour elle : Edith résistait à son mari et le repoussait tout en aimant Florence qui lui rendait tendresse pour tendresse ; n’était-ce pas un sort jeté sur l’affection de la pauvre enfant, qu’elle dût rester toujours stérile, quel qu’en fut l’objet ? Cette pensée, elle la chassait bien vite, mais celles qui l’avaient fait naître étaient trop sérieuses pour être aussi facilement repoussées ; aussi Florence passa-t-elle une nuit bien triste.

Au milieu de toutes ses réflexions, elle se représentait, comme elle l’avait fait tout le jour, son père blessé et souffrant, seul dans sa chambre, sans être secouru par celles qui auraient dû être près de lui, et passant ses lentes heures de douleur dans un abandon douloureux. Tout à coup un frisson parcourut tout son être : S’il allait mourir ! Elle y avait songé quelquefois déjà ; s’il allait mourir sans la voir ou sans prononcer son nom ! Dans son trouble, elle songea, en tremblant pourtant, à descendre une fois encore et à se glisser jusqu’à sa porte.

Elle écouta avant de sortir : tout reposait dans la maison et les lumières étaient éteintes. Dieu ! qu’il y avait longtemps, se disait-elle, qu’elle avait fait pour la première fois ses pèlerinages nocturnes à la porte de son père ! Dieu ! qu’il y avait longtemps, se disait-elle en frissonnant, qu’elle était entrée une nuit dans sa chambre et qu’il l’avait reconduite au pied de l’escalier !

Avec son même cœur d’enfant, ses doux yeux timides, ses beaux cheveux flottants, aussi étrangère à son père dans sa fraîcheur de jeune fille que dans sa fraîcheur d’enfant, elle descendit doucement les escaliers écoutant à chaque pas, et se glissa du côté de sa chambre. Aucun bruit dans la maison ; la porte était entr’ouverte pour laisser pénétrer l’air, et tout était si calme dans l’intérieur, qu’elle pouvait entendre le pétillement du feu et le tic tac de la pendule placée sur la cheminée.

Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. La femme de charge, enveloppée dans une couverture, dormait profondément, assise dans un fauteuil devant le feu. La porte, qui conduisait dans l’autre pièce, cachée en partie par un paravent, était à demi fermée ; mais il y avait de la lumière dans la seconde pièce et la tête du lit était éclairée. Le silence était si profond qu’elle pouvait entendre, au bruit de sa respiration, qu’il était endormi. Cela lui donna le courage de passer derrière le paravent pour le regarder dans sa chambre.

Elle éprouva un aussi grand saisissement en le voyant endormi que si elle ne se fût pas attendue à le voir. Florence s’arrêta immobile à sa place, et s’il se fût éveillé, elle n’aurait pas pu bouger.

Il avait le front fendu, et l’on avait baigné ses cheveux, qui retombaient tout humides et en désordre sur son oreiller. Un de ses bras, sorti du lit, était soigneusement bandé et sa figure était très-pâle. Florence vit tout cela d’un regard et put s’assurer qu’il dormait profondément. Si elle resta clouée à sa place, ce n’était pas ce spectacle seulement qui la troublait. Non, il y avait encore autre chose, quelque chose de plus fort que cela qui lui faisait paraître la personne de son père si imposante.

Elle ne l’avait jamais regardé en face, jamais, sans qu’il y eût toujours sur son visage, du moins elle se l’imaginait, une expression de trouble à son égard. Elle ne l’avait jamais regardé en face, que l’espérance ne se renfonçât dans son cœur, et que son regard timide ne s’abaissât devant la sévérité, la froideur d’un visage insensible et repoussant. Mais, en ce moment, le nuage qui jusque-là avait toujours attristé son enfance avait disparu des traits qu’elle considérait. La nuit calme et tranquille l’avait apparemment dissipé ; elle aimait à croire que peut-être il s’était endormi en la bénissant.

Éveille-toi, mauvais père ! éveille-toi, malheureux ! le temps marche, l’heure approche d’un pas rapide, éveille-toi !

Son visage n’était pas changé, et pendant qu’elle le regardait avec une crainte respectueuse, son immobilité lui rappela les êtres chers à son cœur qu’elle avait perdus. C’est ainsi qu’ils étaient, c’est ainsi qu’il serait, qu’elle-même serait un jour, pauvre enfant désolée ! Mais quand ? Lorsque cette heure fatale serait venue, ce qu’elle allait faire ne pouvait toujours pas être un chagrin pour lui, et ce serait un soulagement pour elle. Que fit-elle donc ?

Elle se glissa tout près du lit, et, retenant sa respiration, elle se pencha, déposa un doux baiser sur son front et approcha son visage du sien pendant quelques instants ; puis, elle passa autour de l’oreiller le bras qu’elle n’osait jeter autour de son cou.

Éveille-toi donc, misérable, pendant qu’elle est à ton chevet. Le temps fuit, l’heure approche d’un pas inévitable ; la voilà sur le seuil, éveille-toi !

Au fond de son cœur, elle pria Dieu de bénir son père, de le rendre plus tendre pour elle, si cela se pouvait ; sinon, de lui pardonner s’il était coupable et de lui pardonner à elle-même cette prière presque impie. En l’adressant au ciel elle le regarda encore, les yeux voilés de larmes, et, fuyant timidement, elle sortit de sa chambre, traversa l’autre et disparut.

Qu’il dorme maintenant, qu’il dorme pendant qu’il le peut ! Mais puisse-t-il voir cette gracieuse figure à son chevet quand il s’éveillera, et la trouver près de lui quand l’heure sera venue !

Le cœur de Florence était bien triste, quand elle monta furtivement les escaliers. La maison, dans son calme, avait quelque chose de plus effrayant, depuis qu’elle était descendue. Le sommeil dont elle avait été témoin, au milieu du silence de la nuit, avait pour elle la solennité de la vie et de la mort à la fois. Sa démarche silencieuse et si pleine de mystère rendait encore plus saisissant le calme de la nuit. Elle n’eut pas l’envie, elle fut presque incapable de rentrer dans sa chambre et, passant par le salon, où la lune, à moitié cachée par les nuages, laissait pénétrer ses rayons à travers les jalousies, elle regarda dans la rue déserte.

Le vent soufflait tristement. Les lanternes étaient pâles et tremblantes comme si elles avaient froid : il y avait au loin dans le ciel une lueur de demi-ténèbres ou de demi-jour. La nuit expirait frissonnante et agitée comme le moribond qui finit dans la peine. Florence se rappela que déjà, au chevet d’un autre malade, elle avait observé le même temps froid et sombre et reconnut les mêmes impressions ; elles lui faisaient mal aujourd’hui comme alors ; seulement elles étaient plus tristes encore.

Sa mère n’était pas venue dans sa chambre ce soir-là. Aussi, quand la nuit fut avancée, elle sortit de son lit. Elle éprouvait un tel malaise, elle avait surtout un tel désir de parler à quelqu’un et de rompre le charme de cette nuit triste et silencieuse qu’elle dirigea ses pas vers la chambre où reposait Edith.

La porte, qui n’était pas fermée en dedans, s’entr’ouvrit doucement lorsqu’elle la poussa de sa main tremblante. Elle fut surprise de trouver de la lumière ; mais ce qui la surprit encore davantage, ce fut de voir sa mère, à moitié déshabillée, assise devant les cendres de la cheminée. En voyant ses yeux fixes, ardents, cette figure, cette attitude, ce mouvement convulsif qui lui faisait saisir les bras de son fauteuil comme si elle allait s’élancer, Florence, en présence de ce visage bouleversé, éprouva un sentiment de terreur.

« Maman, s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? »

Edith tressaillit : le regard d’effroi qu’elle lui lança la fit trembler encore davantage.

« Maman, dit Florence en s’approchant avec précipitation, chère maman ! qu’avez-vous ?

— J’ai été souffrante, répondit Edith en tremblant et en continuant à la regarder d’un air singulier. J’ai fait de mauvais rêves, mon ange.

— Vous ne vous êtes pas couchée, maman ?

— Non. Je rêvais à moitié éveillée. »

Peu à peu, ses traits prirent une expression plus douce : elle laissa Florence s’approcher d’elle, la serra dans ses bras, et lui dit avec tendresse :

« Mais qu’est-ce que mon petit oiseau vient faire ici ? que vient-il faire ici ?

— J’étais inquiète, maman, de ne pas vous avoir vue hier soir, et comme j’ignorais comment allait papa, je… »

Florence s’arrêta court.

« Est-ce qu’il est tard ? fit Edith en relevant les boucles de la jeune fille qui se mêlaient à ses cheveux noirs et lui cachaient le visage.

— Très-tard, presque jour.

— Presque jour ! répéta-t-elle d’un ton de surprise.

— Chère maman ! que vous êtes-vous donc fait à la main ? »

Edith la retira tout à coup ; et, pendant quelques instants, elle regarda Florence avec la même expression d’effroi que tout à l’heure, comme si elle craignait de lui laisser voir sa main.

Enfin elle se remit et lui dit :

« Ce n’est rien, ce n’est rien. C’est un coup. »

Puis elle ajouta :

« Ma Florence ! »

Son sein se gonfla et elle versa d’abondantes larmes :

« Maman ! dit Florence, que puis-je faire, que faut-il que je fasse pour nous rendre plus heureuses ? Dites-moi, y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?

— Non, rien, répondit-elle.

— En êtes-vous bien sûre ? Ne pourrai-je donc jamais vous être bonne à rien ? Oh ! ma chère maman, si je vous parle, malgré nos conventions, des pensées que j’ai en ce moment, vous ne me blâmerez pas, n’est-ce pas ?

— C’est inutile, répliqua Edith, c’est inutile. Je vous ai dit, ma chère enfant, que j’avais fait de mauvais rêves. Rien ne peut les changer, rien ne peut les empêcher de revenir.

— Je ne comprends pas, dit Florence, en regardant fixement le visage d’Edith qui parut s’assombrir sous son regard.

— J’ai vu en rêve, dit Edith à voix basse, un orgueil impuissant pour faire le bien, tout-puissant pour faire le mal ; un orgueil qui, pendant de longues années d’infamie, a été blessé, martyrisé, qui jamais ne s’est replié que sur lui-même ; un orgueil, qui a condamné l’âme qu’il habitait à avoir conscience de son avilissement, et qui ne l’a jamais aidée à se venger de cette profonde humiliation, ou à s’y soustraire, ou à dire : Je ne veux pas que cela soit ! un orgueil qui, bien dirigé, aurait pu aboutir à de bons résultats, mais qui mal conduit, corrompu comme l’âme dans laquelle il séjourne, n’a été pour lui-même qu’un instrument de mépris, de cruauté, de ruine. »

Elle ne regardait plus Florence, et ne s’adressait plus à elle ; elle continuait comme si elle était seule.

« J’ai vu en rêve une telle indifférence, un tel endurcissement produit par ce profond mépris de soi-même : cet orgueil était si vil, si impuissant, si misérable, qu’il a marché avec insouciance à l’autel, obéissant au simple signe que lui faisait un doigt bien connu, trop connu ! Oh ! ma mère, ma mère ! il lui obéissait en le méprisant. Orgueil impie, qui préférait se vouer une bonne fois à sa propre haine, plutôt que de ressentir encore chaque jour la pointe de quelque aiguillon nouveau ! Pauvre créature ! »

Son émotion croissait, son visage s’assombrissait, et elle regarda Florence comme elle l’avait regardée quand elle était entrée.

« Et j’ai rêvé, dit-elle, que, dans un premier et dernier effort que cet orgueil a fait pour venir à bout de son dessein, il a été écrasé, oui écrasé, par un pied abject, mais qu’il se relève et se rit de son vainqueur. J’ai rêvé que cet orgueil était blessé, poursuivi, traqué par une meute de chiens ; mais, bien qu’épuisé par la lutte, il ne veut pas céder ; il le pourrait, mais non : il se sent une force qui le révolte contre le chasseur qui le poursuit : il le hait, il se dresse contre lui, il le brave. »

Son bras étreignit convulsivement le bras tremblant de Florence, et son visage se calma quand ses yeux s’abaissèrent sur la figure alarmée et surprise de la jeune fille.

« Oh ! Florence, dit-elle, j’ai cru cette nuit que j’allais devenir folle ! »

Sa tête superbe fléchit et se pencha sur le cou de Florence : elle pleura encore.

« Ne m’abandonnez pas, restez auprès de moi ! Je n’espère plus qu’en vous ! »

Combien de fois elle répéta ces mots ! Bientôt elle devint plus calme ; elle fut attendrie en voyant les larmes de Florence, en voyant cette pauvre enfant encore debout à une pareille heure. Le jour commençait à poindre. Edith la prit dans ses bras et la conduisit à son lit ; quant à elle, elle ne se coucha pas, elle s’assit près de sa fille et lui dit d’essayer de dormir.

« Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes fatiguée et malheureuse, vous avez besoin de repos.

— Oh ! oui, maman, je suis bien fatiguée et bien malheureuse cette nuit, mais vous êtes fatiguée et malheureuse aussi !

— Non, mon ange, je ne le suis pas quand vous reposez si près de moi ! »

Elles s’embrassèrent, et Florence, accablée, tomba peu à peu dans un doux sommeil ; mais, pendant que ses yeux se fermaient devant le visage qu’elle avait à côté de son lit, son esprit, qui se reportait sur l’autre visage qu’elle avait vu en bas, était triste : sa main en se rapprochant d’Edith comme pour y chercher une consolation, tremblait pourtant de crainte de trahir son père par cette caresse.

Dans son sommeil, elle essayait de les réconcilier ensemble, de leur montrer qu’elle les aimait tous les deux, mais elle ne pouvait y parvenir ; la tristesse de la réalité se confondait avec la tristesse de ses rêves.

Edith, assise à côté d’elle, regardait ses longs cils tout mouillés sur ses joues roses ; elle la regardait avec douceur et pitié, car elle savait bien la vérité, elle. Mais le sommeil ne vint pas lui fermer les paupières. Il faisait jour qu’elle était encore sur la chaise tout éveillée, tenant dans ses mains la douce main de Florence. De temps en temps, elle disait tout bas à son visage assoupi :

« Restez près de moi, Florence. Je n’ai plus d’espérance qu’en vous ! »