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Dombey et fils (Dickens)/III/17

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 249-263).


CHAPITRE XVII.

Robin le Rémouleur perd sa place.


Le portier n’était plus dans sa loge ; il l’avait quittée probablement pour aller se mêler au bruit lointain qui se faisait dans le grand escalier ; Carker lève tout doucement le loquet, se glisse, ferme la porte criarde, en faisant le moins de bruit possible, et se sauve.

Humilié, en proie à une impuissante colère, il était poursuivi par une véritable panique. Dans sa terreur, il aurait consenti à braver tous les dangers plutôt que la rencontre de l’homme dont il se souciait si peu quelques heures auparavant. Cette brutale visite à laquelle il ne se serait jamais attendu, le son de cette voix, l’idée qu’il allait se trouver face à face avec son rival, il aurait tout bravé, la première émotion passée, et se serait effrontément glorifié de son crime comme un scélérat endurci ; mais en voyant éclater sous ses pas la mine qu’il avait préparée contre un autre, son audace et sa confiance en lui-même étaient anéanties. Il avait été écrasé comme une vipère, pris au piège, bafoué, foulé aux pieds par cette femme qu’il avait dégradée pour en faire le jouet de son caprice : attrapé dans ses propres filets et dépouillé de sa peau de renard, il se glissait le long des murs, honteux, dégradé, effrayé.

Pendant qu’il s’enfuyait dans les rues, un autre sentiment de terreur, qui n’était plus la crainte d’être poursuivi, s’empara de lui avec la rapidité de l’éclair. Il lui sembla, au milieu de son hallucination, que le sol tremblait sous ses pas et qu’il entendait dans l’air un grondement sourd, un souffle puissant : il crut sentir les ailes de la mort battre au-dessus de sa tête. Il se baissa comme pour laisser passer le fantôme. La mort n’avait pas passé, elle n’était pas venue là et cependant elle avait laissé derrière elle une horreur saisissante. Il leva sa méchante figure toute troublée vers le ciel, où brillaient paisiblement les étoiles, comme au moment où il était sorti de l’hôtel, et s’arrêta pour se demander ce qu’il devait faire. La crainte d’être poursuivi dans un pays étranger où les lois ne pouvaient le protéger ; la solitude où il se trouvait au milieu des ruines de ses plans déçus, la crainte plus grande encore qu’il éprouvait s’il allait chercher un refuge en Italie ou en Sicile, où l’on pourrait payer des hommes pour l’assassiner au coin d’une rue ; les sombres pensées que lui suggéraient son crime et la peur, peut-être aussi la résolution subite de laisser là ses projets évanouis, tout contribua à le faire changer de route pour retourner en Angleterre.

« Je serai plus en sûreté là-bas de toute manière, se dit-il. Si je ne me décide pas à une rencontre avec ce fou, j’y serai maintenant plus à l’abri des recherches que dans les pays étrangers. Et si je dois me rencontrer avec lui, quand sa maudite colère sera passée, je ne serai pas seul du moins, sans une âme à qui parler, sans un ami pour me conseiller ou pour me soutenir. On ne viendra pas m’assommer là comme un rat. »

Il murmura le nom d’Edith en serrant le poing. Pendant qu’il se glissait le long des murailles, à l’ombre des hautes maisons, il grinçait des dents et l’accablait d’imprécations en cherchant de côté et d’autre s’il ne la verrait pas. Il arriva ainsi à la porte d’une auberge. Tout le monde était couché, mais au bruit qu’il fit en tirant la sonnette, un homme apparut une lanterne à la main. Il fut conduit sous une obscure remise, où il fit prix d’un vieux phaéton pour aller à Paris.

Le marché fut bientôt conclu ; on alla aussitôt chercher les chevaux. Il donna ordre qu’on le suivît quand ils seraient attelés, et se glissa dehors, traversa la ville, franchit les vieux remparts et se trouva sur la grand’route, qui semblait serpenter dans la plaine obscure comme un ruisseau.

Mais où coulait ce ruisseau ? où se terminait sa course ? Pendant qu’il s’arrêtait pour y songer, regardant les arbres élancés qui s’agitaient tristement le long du chemin, ce souffle puissant, ce grondement sourd, ce vol de la mort, il les entendait impétueux, irrésistibles, et la frayeur troublait son âme, sombre comme le lieu où il se trouvait et vague comme l’horizon qu’il avait devant lui.

L’air était calme ; aucune ombre ne passait près de lui dans l’obscurité de la nuit pas de bruit. La ville était derrière lui ; quelques lumières brillaient çà et là et les étoiles étaient cachées par les édifices qui se dessinaient dans le ciel.

L’obscurité et la solitude l’enveloppaient de toutes parts, et les horloges sonnaient au loin deux heures.

Il lui semblait qu’il avait marché longtemps, qu’il avait fait bien du chemin, et il s’arrêtait souvent pour écouter. À la fin, les grelots des chevaux se firent entendre à son oreille inquiète. Le bruit se rapprocha, tantôt faible, tantôt fort ; parfois il ne l’entendait plus, parfois c’était un tintement plus sourd, quand le chemin était mauvais, puis tout à coup il devenait de nouveau plus vif et plus gai ; enfin, dans la nuit noire, un postillon enveloppé jusqu’aux yeux, jurant, fouettant ses bêtes, arrêta à ses côtés ses quatre chevaux lancés au galop.

« Qui est là ? Est-ce vous, monsieur ?

— Oui

— Monsieur a marché bien loin dans l’obscurité.

— Qu’importe ? Chacun son goût. Avait-on commandé d’autres chevaux à la poste ?

— Mille tonnerres de rosses !… Ah ! pardon, monsieur. Vous demandez si on a commandé d’autres chevaux : à cette heure-ci, oh ! non !

— Écoute l’ami, je suis très-pressé. Combien de lieues à l’heure ? Je te préviens que plus tu iras vite, plus tu auras de pourboires. Allons ! en route et au galop.

— Et hop ! et hop ! clic ! clac ! »

Et voila la voiture lancée au galop à travers la route sombre et faisant voler autour d’elle la boue et la poussière.

Le bruit et le mouvement rapide de la voiture répondaient aux sentiments désordonnés du fugitif, dont le cœur dévorait l’espace. Il faisait nuit au dehors, nuit au dedans. Les objets fuyaient, se succédaient, apparaissaient, disparaissaient sans qu’il pût les distinguer. Au delà des enclos, des habitations qui se trouvaient sur la route, se déroulait un horizon immense. Au delà des images rapides qui se dressaient devant son imagination pour s’évanouir aussitôt, se déroulait un vaste tableau de terreur, de rage et d’infamie confondus. De temps en temps, le souffle du vent de la montagne arrivait du Jura, qu’on apercevait au loin, pour venir expirer dans la plaine. Quelquefois, ce grondement sourd, furieux, horrible qu’il avait déjà entendu approchait, passait, et laissait dans ses veines le froid glacé de la mort.

La lumière blafarde que les lanternes de la voiture jetaient sur les têtes des chevaux, sur le cocher environné de ténèbres, sur son manteau qui s’agitait aux vents, formait mille figures indécises en harmonie avec le vague de ses pensées. Il voyait en esprit des gens qui lui étaient connus, penchés sur leurs pupitres et leurs livres dans des attitudes qu’il n’avait pas oubliées ; puis c’étaient de singulières apparitions de l’homme qu’il fuyait ou d’Edith. Il entendait, dans le tintement des grelots et dans le bruit des roues, des mots que l’on avait prononcés ; il confondait les temps et les lieux : il croyait que la nuit dernière avait déjà un mois de date. Tantôt il perdait toute espérance de revoir sa demeure, tantôt il croyait la toucher déjà : tout autour de lui ce n’était que bruit, trouble, précipitation, obscurité et confusion, comme dans son âme. Et hop ! et hop ! clic ! clac !… la voiture court au galop le long de la route sombre, faisant lever, voler autour d’elle la boue et la poussière. Les chevaux fument, soufflent et regimbent comme s’ils étaient montés par le diable, et, dans leur course haletante, ils brûlent le pavé, franchissant dans leur frénésie triomphante la route sombre. Où courent-ils ?

Le grondement sourd qu’il a déjà entendu s’approche encore, et, quand il est là, les grelots semblent dire à son oreille : « Où courent-ils ? » Les roues aussi répètent : « Où courent-ils ? » Tous les bruits qu’il entend semblent faire la même question. Les lumières et les ombres dansent, comme des farfadets, sur les têtes des chevaux. Ils vont, ils vont toujours sans s’arrêter, sans ralentir leur course, et, dans leur farouche rapidité, ils l’entraînent sur la route sombre. Il ne pouvait s’arrêter à aucune pensée précise. Tout se confondait dans sa tête ; impossible de suivre la même idée un seul instant. Le chagrin d’avoir vu se briser le projet qui devait le dédommager par la satisfaction de ses goûts voluptueux, la honte de voir dévoiler son infâme conduite à l’égard d’un homme qui avait été pour lui généreux et sincère, mais dont chaque parole orgueilleuse, chaque regard hautain étaient, depuis bien des années, restés placés dans son cœur à gros intérêts, car les fourbes et les artificieux n’ont jamais que du mépris et de la haine pour celui qu’ils flattent, et ils font payer cher les hommages qui ne leur ont rien coûté ; voilà tout ce qui occupait à présent sa pensée. Une rage secrète contre la femme qui l’avait fait tomber dans le piège et l’avait fait servir à sa propre vengeance lui rongeait le cœur. Il avait contre elle de vagues idées de prendre sa revanche, mais il n’y avait rien de distinct dans son esprit ; la précipitation, la contradiction troublaient toutes ses facultés, et, même dans cet état de fièvre ardente qui n’aboutissait à rien, la seule résolution à laquelle il pût rester fidèle, c’était d’ajourner toute réflexion.

Puis il en vint à se rappeler le temps qui avait précédé le second mariage : il pensa à sa jalousie contre le petit garçon, contre la jeune fille ; il se rappela tous les artifices qu’il avait employés pour tenir à distance ceux qui le gênaient, pour enfermer sa victime dans un cercle qu’il ne permettait à personne de franchir. Il se demandait si c’était pour fuir maintenant, comme un voleur épouvanté, devant celui qu’il avait trompé, qu’il avait concerté tous ses plans. Il aurait pu se tuer pour se punir de sa lâcheté, mais sa lâcheté était une suite de sa défaite : il ne lui restait même plus le courage de se tuer. Le coup qui avait anéanti sa confiance dans le succès de son infâme complot, en lui montrant la faiblesse du misérable instrument dans lequel il avait placé sa force, l’avait comme paralysé. Dans sa rage impuissante, il maudissait Edith, il maudissait M. Dombey, il se maudissait lui-même ; et cependant il fuyait toujours : c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Il écouta s’il n’entendait pas un bruit de roues par derrière. Il croyait entendre quelque chose : le bruit se rapprochait de plus en plus. À la fin, il en fut si persuadé qu’il cria :

« Arrêtez ! » préférant perdre son avance plutôt que de rester dans son incertitude.

À sa voix, voiture, chevaux, conducteur s’arrêtèrent sur la route.

« Mille tonnerres ! s’écria le postillon en tournant la tête. Qu’est-ce que vous avez ?

— Chut ! Écoutez !

— Quoi ?

— Ce bruit !

— Te tiendras-tu tranquille, satané brigand ? dit le postillon à un cheval qui secouait ses grelots. Quel bruit, monsieur ?

— Derrière nous, n’y a-t-il pas une voiture lancée au galop ? Écoutez ! Qu’est-ce que ce bruit ?

— Eh ! toi, là-bas, rosse ! la paix donc ! dit le postillon s’adressant à un autre cheval qui mordait son voisin (les deux autres, effrayés, ruaient et se cabraient). Je n’entends rien, monsieur.

— Rien ?

— Non. Je ne vois que le jour qui va poindre.

— Je crois que vous avez raison. Je n’entends rien non plus maintenant. En route ! »

L’équipage embrouillé se démêle, à moitié caché par les nuages de vapeur qui s’élèvent au-dessus des chevaux. Il se remet en route, doucement d’abord, car le postillon, arrêté inutilement dans sa course, tire de mauvaise humeur son couteau de sa poche pour refaire une mèche à son fouet. Et puis hop ! hop ! clic ! clac ! et les chevaux reprennent leur course furibonde.

Les étoiles pâlissaient au firmament, qui se colorait des premiers feux du jour. Il se lève dans la voiture, regarde derrière lui le chemin qu’il a suivi, et n’aperçoit aucun voyageur dans toute l’étendue de cette triste route. Bientôt il fit grand jour, et le soleil brillait déjà sur les moissons et sur les vignobles. Çà et là des cantonniers, sortant de leurs petites baraques, travaillaient à réparer la route ou mangeait leur premier morceau de pain. Puis c’étaient des paysans qui se rendaient à leur ouvrage ou au marché, ou qui s’arrêtait sur la porte de leurs pauvres chaumières pour le regarder passer. C’était la cour de la poste, noyée dans la boue, avec ses tas de fumier tout fumants et ses vastes servitudes en ruines. Au-dessus s’élève un antique manoir, exposé en plein aux rayons du soleil : les persiennes sont à demi fermées ; l’herbe pousse entre les pierres, depuis la terrasse jusqu’au faîte des tourelles.

Enfoncé tristement dans un coin de la voiture, il ne songeait qu’à fuir au plus vite. Seulement, de temps en temps, il se levait pour regarder par derrière chaque fois qu’il était en plaine ; puis il reprenait sa place et continuait d’ajourner ses réflexions, préoccupé toujours de mille pensées sans but.

La honte, le désappointement, la rage d’avoir été découvert lui torturaient le cœur. Toujours au moment d’être ou atteint ou rencontré (car il redoutait sans raison les voyageurs qui se croisaient avec lui), il n’avait pas un moment de repos. La même crainte, la même terreur qui s’était emparée de lui pendant la nuit ne se dissipa pas à la lueur du jour. Le tintement monotone des grelots et des sabots des chevaux sur le pavé, la monotonie de son inquiétude et de sa rage stérile ; le retour monotone de ses craintes, de ses regrets, de sa passion, qu’il tournait et retournait dans son âme, faisaient de son voyage une vision où il n’y avait de réel que ses tortures. C’était une vision de longues routes fuyant vers un point qui reculait toujours sans qu’il pût jamais l’atteindre : Des villes mal pavées, bâties sur des collines et dans des vallées, où se montraient devant des portes sombres et derrière des fenêtres mal vitrées des figures curieuses ; puis c’étaient des troupeaux de vaches et de bœufs tout couverts de boue et rangés en vente dans de longues rues étroites : vaches et bœufs se battaient, beuglaient et recevaient sur leurs énormes têtes des coups de trique capables de les assommer. C’étaient des ponts, des croix, des églises, des relais où se trouvaient attelés, malgré leur résistance, des chevaux frais pour remplacer les autres, fumants, haletants, penchant tristement leurs têtes à la porte de l’écurie. C’étaient de petits cimetières avec des croix noires mal assurées sur les tombes, et des couronnes flétries qui retombaient par terre ; et puis toujours, toujours de longues routes qui s’étendaient devant lui sur les collines, dans vallées, vers l’horizon menteur qui reculait sans cesse.

Il voyait passer, comme dans une fantasmagorie, le matin, midi, le soir, la nuit et le lever matinal de la lune, les longues routes qu’il laissait derrière lui, les durs pavés sur lesquels il roulait, les sauts, les bonds qu’il faisait, les hauts clochers qui se détachaient à ses yeux du milieu des maisons. S’il descendait pour manger en toute hâte et pour boire quelques gouttes un vin qui ne lui rendait pas le courage ; s’il passait au milieu d’une foule de mendiants, d’aveugles aux paupières tremblantes, conduits par de vieilles femmes qui leur tenaient des chandelles devant les yeux, de filles idiotes, de boiteux, d’épileptiques, de paralytiques, à travers les clameurs de la foule ; s’il regardait de la voiture ces figures tournées vers lui, ces mains étendues, tremblant à tout moment de reconnaître quelque ennemi acharné à sa poursuite ; s’il se trouvait ensuite emporté au galop sur cette longue route, toujours enfoncé dans la voiture, triste et abattu, ou se soulevant pour voir la lune apparaître dans un coin de cet horizon sans fin, ou pour regarder derrière lui si on ne le suivait pas ; s’il ne dormait pas, reposant par fois seulement, les yeux à moitié fermés, se réveillant en sursaut et répondant tout haut à une voix imaginaire ; s’il se maudissait d’être là, d’avoir fui, de l’avoir laissée s’échapper, de ne pas avoir affronté la présence du mari, de ne pas avoir bravé sa colère ; s’il se voyait en guerre ouverte avec le monde entier, mais surtout avec lui-même ; s’il reflétait tout le long de la route, sur son passage, la tristesse qu’il avait au cœur, c’était toujours la même vision, vision obstinée, vision fiévreuse du passé, du présent, confondus ensemble dans son cerveau ! Vision de sa vie et de son voyage, pêle-mêle et tout ensemble. Il se sentait poussé quelque part où il lui fallait aller. Les scènes d’autrefois lui apparaissaient au milieu des pays nouveaux qu’il parcourait. Il rappelait, il ruminait des faits depuis longtemps oubliés, et s’il s’occupait par hasard des objets qui passaient sous ses yeux, ce n’était que par un sentiment de crainte horrible qu’ils ne vinssent à le reconnaître, et ils étaient déjà bien loin qu’ils se groupaient encore tout chaud dans sa cervelle bouillante ; vision inexorable de tableaux changeants, au milieu du bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, sans trêve ni repos ! Vision de villes, de campagne, de relais, de chevaux, de postillons, de collines, de vallées, de jour, de nuit, de route, de pavés, de hauteur, de précipices, de pluie, de soleil, toujours au milieu du même bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, toujours sans trêve ni repos. Il touchait enfin à son but, il courait à Paris ; la route s’animait déjà, il rasait en passant les vieilles cathédrales ; il traversait à la course les bourgs et les villages plus rares maintenant sur son chemin, toujours enfoncé dans son coin, son manteau sur le nez, quand les gents qui passaient le regardaient.

Il roulait à bride abattue, toujours ajournant ses réflexions, toujours torturé par ses pensées. Incapable de compter les heures depuis son départ, ou de se faire une idée du temps et de la distance pendant son voyage, le front brûlant, la tête en feu, l’esprit perdu, la rage au cœur. Mais c’est égal, il pressait sa marche, en dépit de tout, comme une pierre lancée dans l’abîme, et il arrivait à Paris, où coulaient d’un pas lent et tranquille les eaux sales du fleuve entre deux courants tumultueux de vie et de mouvement.

Vision continue, irrésistible, de ponts, de quais, de rues sans fin, de cabarets, de porteurs d’eau, de rassemblements, de soldats, de cochers, de tambours, de longues arcades ! Le bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux se perdait enfin dans le tourbillon universel de tous les bruits divers. Échappé bientôt de ce brouhaha de la grande ville, assis dans une nouvelle voiture, il sort par une autre barrière que celle par laquelle il était entré ; et, peu à peu, à mesure qu’il approche des côtes, revient le bruit monotone des grelots, des roues et des sabots des chevaux, toujours sans trêve ni repos.

Encore un lever de l’aurore, encore un coucher du soleil. Encore de longues routes, encore une pleine nuit avec les faibles lumières derrière les croisées le long du chemin. Et toujours le même bruit monotone des grelots, des roues, des sabots des chevaux, sans trêve ni repos. Et puis l’aube, le point du jour, le lever du soleil. Il se sent alors monter au pas jusqu’au haut de la montagne, où il respire l’air frais de la mer ; il voit les rayons du matin colorer au loin les vagues. Il entre dans le port, en pleine marée, il voit sur l’eau les bateaux de pêcheurs et les figures joyeuses des femmes et des enfants qui les attendent sur la jetée ; il voit les filets, les vêtements des matelots étendus au soleil sur le rivage ; les marins affairés, grimper en criant au haut des mâts et des cordages ; il voit l’élasticité transparente de l’eau, toute la nature illuminée, éblouissante.

Il quitte le rivage, et, du tillac, il tourne la tête pour le regarder, quand le brouillard naissant laisse çà et là un petit espace de terre brillante sur lequel se joue un rayon de lumière. Il sent le balancement des vagues qui murmurent autour de lui. Il voit une autre ligne grise sur l’Océan, dans la direction du navire, devenir de plus en plus brillante et s’élever peu à peu. Et puis ce sont des rochers, des habitations, un moulin à vent, une église qui se dessinent à l’horizon ; et puis il se sent naviguer sur l’eau douce et porter vers un endroit où une foule de gens s’empressent de venir saluer le retour de leurs amis. Il débarque, se glisse précipitamment au milieu d’eux, évitant tout le monde : enfin il a touché le sol de l’Angleterre !

Il avait songé, dans son rêve, à se retirer dans une campagne éloignée qu’il connaissait pour y rester tranquille en attendant les renseignements, avant de prendre un parti. Toujours en proie au même trouble, il se souvint d’une certaine station du chemin de fer où se trouvait l’embranchement qui devait le conduire à sa destination : il y avait là une auberge retirée ; il résolut de s’y arrêter pour prendre un peu de repos.

Il se jette donc au plus tôt dans un wagon et là, enveloppé dans son manteau comme s’il était endormi, il fut bientôt emporté loin de la mer dans les vertes campagnes. Arrivé à la station, il examina soigneusement les lieux. Il ne s’était pas trompé dans ses souvenirs. C’était un endroit retiré, sur la lisière d’un petit bois. Il n’y avait là qu’une maison, nouvellement bâtie ou du moins appropriée à son nouvel usage ; elle était entourée d’un petit jardin, propre et bien tenue ; la petite ville la plus proche en était éloignée de quelques milles. Ce fut là qu’il descendit et, allant droit à l’auberge sans être remarqué par personne, il se procura au premier étage deux chambres qui se communiquaient et qui n’étaient pas trop en vue.

Son but était de se reposer, de recouvrer son empire sur lui-même, de rétablir l’équilibre dans ses idées : car la honte de sa triste campagne, et sa rage furieuse qui lui faisait grincer les dents, en se promenant dans sa chambre, le possédaient encore tout entier. Ses pensées qu’il ne pouvait ni diriger ni arrêter, erraient à leur gré et l’emportaient où elles voulaient. Il était stupéfié, terrassé par un chagrin mortel.

Mais il semblait qu’il fût condamné à n’avoir point de repos, car ses sens engourdis n’avaient pas perdu toute conscience. Il n’en était pas plus maître sous ce rapport que s’ils eussent appartenu à un autre. Ce n’était pas que ses sens l’obligeassent à s’occuper des objets et des bruits environnants, mais ils ne le laissaient pas oublier ce vif panorama de son voyage. Il le voyait toujours devant lui. Il revoyait Edith avec son regard dédaigneux fixé sur lui ; et lui, il allait toujours à travers les villes, à travers les campagnes, à la lumière du soleil, dans les ténèbres de la nuit, par la pluie, par le beau temps, sur la terre, sur les cailloux, sur les hauteurs des montagnes, dans les profondeurs des vallées, tantôt sur la crête des collines, tantôt sur le bord des précipices, fatigué et épouvanté à la fois par le tintement des grelots, le bruit des roues et le piétinement des chevaux : sans trêve ni repos.

« Quel jour sommes-nous donc aujourd’hui, demanda-t-il au garçon d’hôtel qui allait lui servir son dîner ?

— Quel jour nous sommes, monsieur ?

— N’est-ce pas mercredi ?

— Mercredi ? Oh non ! monsieur ! C’est aujourd’hui jeudi.

— J’avais oublié ? Comme le temps marche ! Ma montre n’est pas remontée.

— Il est cinq heures moins quelques minutes, monsieur. Monsieur a sans doute voyagé longtemps.

— Oui.

— Par le chemin de fer, monsieur ?

— Oui.

— Ça trouble beaucoup les idées, monsieur. Ce n’est pas que j’aie l’habitude de voyager beaucoup par le chemin de fer moi-même. Mais je l’entends dire généralement aux voyageurs,

— Est-ce qu’il vient beaucoup de monde ici ?

— Assez comme ça, monsieur, d’habitude. Il n’y a personne en ce moment. Ça va mal en ce moment. Tout va mal, monsieur. »

Il ne répondit pas ; mais il s’était assis sur le sofa où il s’était étendu d’abord. Penché en avant, un bras sur chaque genou, il regardait par terre. Son attention ne pouvait se fixer une minute ; elle flottait de droite et de gauche, mais sans jamais, fût-ce pour un moment, s’oublier dans le sommeil.

Il eut beau boire beaucoup de vin après le dîner, tout fut inutile. Rien ne pouvait lui procurer le sommeil ; ses pensées plus incohérentes que jamais l’entraînaient à leur gré : on eût dit un criminel condamné pour ses forfaits à être traîné à la queue d’un cheval sauvage, sans trêve ni repos.

Il savait moins que personne combien de temps il était resté là à boire et à rêver, entraîné par son imagination tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. Il s’aperçut seulement qu’il était resté longtemps assis à la lueur de la bougie, quand il se releva pour écouter, en proie à une terreur soudaine. Cette fois ce n’était plus l’effet de son imagination, le sol tremblait, la maison était ébranlée et le grondement sourd retentissait dans l’air. Il le sentit monter et passer près de lui comme un trait. Il s’élance vers la croisée, regarde, reconnaît la cause de son trouble et recule, comme s’il y avait du danger même à regarder.

Malédiction à ce démon infernal qui glisse à sa suite, portant le tonnerre avec lui, qui marque son passage à travers la vallée par un éclat de lumière, une sombre fumée, et disparaît ! Il lui semblait que, s’il ne s’était pas dérangé pour se garer de son passage, il aurait été broyé en mille morceaux. Il reculait et tremblait encore, que déjà le bruit avait cessé dans le lointain et que déjà les lignes de fer qu’il pouvait suivre à la clarté de la lune jusqu’à un certain point de l’horizon étaient aussi vides et aussi silencieuses qu’un désert.

Ne pouvant rester en repos, et attiré par une force irrésistible vers cette route, il sortit et se promena sur le bord de la voie ferrée, reconnaissant le chemin que le train avait suivi par les cendres encore fumantes qui marquaient sa route. Après une promenade d’une demi-heure, dans la direction qu’avait suivie le train, il retourna sur ses pas et marcha dans l’autre sens, mais en suivant toujours le bord de la voie ferrée. Il passa devant le petit jardin de l’auberge et continua à marcher longtemps, regardant avec curiosité les ponts, les signaux, les lanternes, et se demandant quand un autre démon viendrait à passer encore.

La terre tremble, un sourd mugissement vibre dans ses oreilles : il entend au loin un sifflement aigu, une sombre lumière s’approche, se change bientôt en deux yeux rouges. Il voit un feu ardent et des charbons enflammés qui tombent ; une machine d’une force invincible qui mugit et entraîne une masse énorme, un grand vent, un cri aigu et le nouveau convoi a passé, a disparu ; et lui, il s’accroche à la barrière comme pour échapper au danger.

Il en attendit un autre, et encore un autre. Il retourna à sa première place, revint à la seconde, et à travers les fatigantes hallucinations de son voyage, il regardait approcher ces monstres. Il se promena tout autour de la station attendant qu’un train s’y arrêtât. Quand il en vit un s’avancer pour prendre de l’eau, il s’approcha pour l’examiner ; il regarda les lourdes roues, la machine d’airain et songea à la cruelle puissance qu’elle avait. Ô horreur ! Voir ces grandes roues tourner lentement, vous renverser dessous et vous écraser !

Accablé par le vin et le besoin de repos, besoin que rien ne pouvait satisfaire, malgré sa fatigue, il restait absorbé dans ses tristes pensées. Quand il retourna dans sa chambre, ce qui n’arriva guère qu’à minuit, il était encore poursuivi par ces mêmes idées : il écouta l’arrivée d’un autre train.

Même agitation lorsqu’il fut dans son lit ! Il s’y était couché sans espoir de sommeil. Il écoutait toujours ; et, quand il sentait que le sol tremblait, qu’un sourd mugissement vibrait à ses oreilles, il se levait, courait à la fenêtre pour voir, autant qu’il le pouvait de son lit, la sombre lumière se changer en deux yeux rouges, le feu ardent, les charbons enflammés qui tombaient, le grondement sourd du monstre à son rapide passage et les traces de lumière et de fumée qu’il laissait dans la vallée ; puis il regardait dans la direction qu’il voulait prendre le lendemain au lever du soleil, car il n’y avait pas de repos pour lui dans cet endroit. Il se recouchait pour se livrer de nouveau aux hallucinations de son voyage, et ses oreilles entendaient encore le bruit monotone des grelots, des roues et des sabots des chevaux, jusqu’à ce qu’il fût réveillé par un autre train qui arrivait. Ce trouble dura toute la nuit. Loin de reprendre ses esprits, il tomba de plus en plus dans l’abattement, à mesure que la nuit s’écoulait. Lorsque l’aurore parut, il était toujours tourmenté par ses pensées ; toujours il ajournait ses réflexions jusqu’à ce qu’il se sentît mieux : les choses passées, présentes et futures se confondaient dans son imagination ; il n’avait plus la force de s’arrêter à aucune.

« À quelle heure passe le train qui doit m’emmener ? demanda-t-il au domestique de la veille qui entra une lumière à la main.

— À quatre heures un quart, monsieur. Le train express passe à quatre heures ; vous n’avez pas de temps à perdre. »

Il passa sa main sur son front brûlant et regarda à sa montre : trois heures et demie à peu près.

« Personne ne part avec vous probablement, monsieur, dit le garçon. Il y a ici deux messieurs, mais ils attendent le train pour Londres.

— Je croyais que vous m’aviez dit qu’il n’y avait personne ici ? dit Carker en lui adressant le sourire satanique qui l’accompagnait toujours dans ses moments de colère ou de défiance.

— En effet, monsieur, ils n’étaient pas encore arrivés. Ils sont venus dans la nuit par le train omnibus qui s’arrête ici. Monsieur veut-il de l’eau chaude ?

— Non. Emportez la chandelle, il fait assez jour pour moi. »

Comme il s’était jeté sur le lit à moitié habillé, il était déjà à la croisée quand le domestique sortit. La froide clarté du matin avait succédé à la nuit, et déjà, dans le ciel, des teintes rouges annonçaient le lever du soleil. Il se baigna la tête et le visage dans l’eau, sans pouvoir se rafraîchir, mit en toute hâte ses vêtements, paya ce qu’il devait et sortit.

L’air froid et humide le saisit. Il y avait une épaisse rosée ; en sortant il suait, il sentit un frisson. Après avoir jeté un coup d’œil à l’endroit où il s’était promené la nuit précédente, après avoir regardé les signaux de nuit, dont la lumière désormais inutile pâlissait devant la clarté du jour, il se tourna du côté où le soleil se levait et le vit dans sa gloire éclairer ce tableau de ses rayons brillants.

Il était si terrible, si admirable, si imposant dans sa beauté divine ! En le regardant de ses yeux fatigués se lever tranquille et pur, sans que le mal et le crime sur lesquels, depuis le commencement du monde, il avait laissé tomber ses rayons, puissent le détourner de sa route, qui peut dire s’il ne ressentit pas au dedans de lui-même un je ne sais quoi qui lui parla de la vertu sur la terre et de la récompense qui l’attend dans le ciel : qui peut dire s’il ne se rappela pas à ce moment son frère ou sa sœur, avec un sentiment de tendresse et de remords !

Il était temps : la mort le menaçait de près ; il était effacé du livre de ce monde, il avait déjà un pied dans la tombe.

Il paya le prix de sa place pour l’endroit où il voulait se rendre. Il se promena ensuite de long en large regardant les lignes de fer qui traversaient la vallée dans un sens, et de l’autre allaient gagner une voûte ténébreuse tout près de là. En revenant sur ses pas, après s’être arrêté au bout de l’embarcadère où il se promenait, il vit sortir d’une porte par laquelle il était entré lui-même, l’homme qu’il avait fui : leurs yeux se rencontrèrent.

Dans la terreur de sa surprise, il chancela et glissa sur la voie ferrée. Mais se relevant aussitôt, il recule d’un pas ou deux sur la route pour mettre entre eux un plus grand espace : il regarde l’homme qui le poursuit ; sa respiration est courte et oppressée.

Il entend un coup de sifflet, puis un second ; il voit la figure de son ennemi changer d’expression ; ce n’est plus la colère, c’est l’effroi, la terreur ; il sent la terre trembler ; il reconnaît le grondement sourd, qui tant de fois a retenti à ses oreilles, pousse un cri, regarde autour de lui : les deux yeux rouges, troubles et sombres à la clarté du jour, sont sur lui. Il est renversé, entraîné, roulé par la roue dentelée qui le déchire et le broie comme une meule, et, dans sa soif ardente, se désaltère de son sang, jetant aux vents ses membres mutilés.

Quand le voyageur, qu’il venait de reconnaître, fut remis de son évanouissement, il vit quatre hommes rapporter sur un brancard quelque chose qu’on avait recouvert d’une toile et qui ressemblait à un corps. Il en vit d’autres chasser des chiens qui venaient flairer sur la route, et cacher les traces du sang sous une traînée de cendres.