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Dombey et fils (Dickens)/III/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 365-371).


CHAPITRE XXIV.

Conclusion.


Une bouteille, restée longtemps cachée à la lumière du jour et couverte de poussière et de toiles d’araignées, voit enfin les rayons du soleil, et le vin doré qu’elle contient étincelle sur la table.

C’est la dernière bouteille de vieux madère.

« Vous avez raison, M. Gills, dit M. Dombey. Voilà un vin rare et délicieux. »

La capitaine, qui est de la partie, rayonne de joie. Son front resplendit d’une auréole de bonheur.

« Nous nous étions promis, monsieur, dit l’opticien ; je veux dire Édouard et moi… »

M. Dombey fait un petit salut de la tête au capitaine radieux et muet de bonheur.

« Nous nous étions tous deux promis, monsieur, reprend Sol Gills, que nous boirions un jour cette bouteille pour fêter le retour de Walter ; nous ne pensions pas alors le voir si heureux. Si vous n’y trouvez aucun inconvénient, monsieur, nous boirons avec votre permission, ce premier verre à la santé de Walter et de sa femme !

— À Walter et à sa femme ! dit M. Dombey. Florence, mon enfant… et il tourne la tête pour l’embrasser.

— À Walter et à sa femme ! dit M. Toots.

— À Walter et à sa femme, s’écrie le capitaine. Hurrah !… »

Et comme le capitaine témoignait un violent désir de trinquer avec quelqu’un, M. Dombey aussitôt lui présente son verre. Les autres l’imitent, et tous en chœur, forment un cliquetis joyeux, qui ressemble à un petit carillon de cloches nuptiales.

D’autre vin vieillit dans la cave, comme autrefois le vieux madère ; la poussière et les toiles d’araignées en tapissent les bouteilles.

M. Dombey a des cheveux blancs. Sa figure porte des traces profondes de chagrins et de souffrances, mais ce ne sont plus que les traces d’un orage qui a passé, laissant derrière lui une belle soirée.

Les projets ambitieux ne le préoccupent plus. Sa fille et son mari sont maintenant tout son orgueil. Il est habituellement silencieux et rêveur, et ne quitte pas sa fille. Miss Tox est souvent des réunions de famille. Elle y est heureuse et bien venue. Son admiration pour son fier protecteur d’autrefois est devenue platonique, depuis la secousse qu’elle a éprouvée un matin dans sa chambre de la place de la Princesse ; mais son admiration n’a pas diminué le moins du monde.

Il ne reste rien à M. Dombey de sa fortune ; il touche seulement une certaine somme annuelle qui lui arrive il ne sait comment, avec instante prière de ne pas chercher à en savoir davantage. C’est, à ce qu’on lui assure, une dette, une restitution. Il a consulté à ce sujet son ancien employé, qui a été d’avis qu’il pouvait accepter cette rente sans scrupule. Elle provient sans doute de quelque créance oubliée du temps de la Maison.

Le célibataire aux yeux en amande, n’est plus célibataire : il a épousé la sœur du subalterne aux cheveux gris. Il va voir quelquefois son ancien chef, mais rarement. John Carker a, dans son histoire et dans son nom, surtout, une raison pour rester à distance de M. Dombey, et comme il demeure avec sa sœur et son mari, ils vivent, comme lui, retirés. Walter va les visiter quelquefois, Florence aussi, et la jolie petite maison résonne des duos arrangés pour piano et violoncelle, et des coups de marteaux des forgerons harmonieux.

« Et comment va le petit Aspirant de marine dans ces nouveaux jours ?

— Mais il est toujours là, la jambe en avant, surveillant avec la même vigilance les fiacres qui passent, et l’œil plus perçant que jamais, car il a été repeint à neuf, depuis son chapeau à trois cornes jusqu’aux boucles de ses souliers ; et au-dessus de sa tête, brillent, en lettres d’or, les noms réunis de Gills et Cuttle.

Le petit Aspirant de marine n’a pas beaucoup étendu son commerce, mais on dit, dans un espace d’environ un demi-mille autour du parapluie bleu de Leadenhall-Market, que d’anciens placements de M. Gills lui ont rapporté de beaux bénéfices. Au lieu d’être en arrière du siècle à cet égard, comme il le pensait, il était plutôt en avant, disait-on, et n’avait eu qu’à attendre l’heure et l’instant favorables. On ajoute tout bas que son argent commence à rouler et à rouler gaillardement. Ce qu’il y a de certain, c’est que, debout à la porte de sa boutique, avec son habit café, son chronomètre dans sa poche et ses lunettes sur le front, il n’a pas l’air de se désoler si les chalands ne l’importunent pas. Au contraire, il a l’air le plus riant et le plus heureux, quoique toujours aussi vaporeux que par le passé.

Quant à son associé, le capitaine Cuttle, il se fait sur le commerce des illusions qui valent mieux que la réalité. Le capitaine est aussi heureux de l’importance du petit Aspirant de marine dans le commerce et la navigation de tout le pays, que s’il était impossible à un vaisseau de quitter le port de Londres sans le secours du petit Aspirant. Voir son nom sur la porte de la boutique est un bonheur dont il ne se lasse pas. Il traverse la rue vingt fois par jour pour le regarder d’en face, et ne manque jamais de dire chaque fois : « Édouard Cuttle, mon garçon, si ta mère avait pu savoir quel habile homme tu serais un jour, la pauvre bonne vieille en aurait reçu un coup de vent. »

Mais voici que M. Toots accourt vers le petit Aspirant de marine, de toute la rapidité de ses jambes, et la figure de M. Toots est toute rouge quand il se précipite dans la petite salle à manger.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, et vous, M. Sol, je suis heureux de vous informer que Mme Toots vient d’augmenter sa petite famille.

Cela lui fait honneur ! s’écrie le capitaine.

— Je vous félicite, monsieur Toots, dit le vieux Sol.

— Merci, dit M. Toots en ricanant, je vous suis bien obligé. Je savais que vous seriez bien aise de l’apprendre, et je suis venu moi-même pour cela. Le fait est que nous sommes positivement en progrès, vous savez. Nous avions déjà Florence et Suzanne, et puis maintenant voilà un autre petit étranger.

— Une petite étrangère ? demanda le capitaine.

— Oui, capitaine Gills, dit M. Toots, et j’en suis bien aise. Plus nous pourrons avoir d’exemplaires de cette femme extraordinaire, mieux cela vaudra, à mon avis !

— Tenez bon ! dit le capitaine qui se tourne vers une bouteille, une vieille dame-jeanne, » car le soir est venu et les petites provisions habituelles de pipes et de verres du petit Aspirant de marine sont sur la table. « À sa santé ! Et puisse-t-elle en avoir autant que je boirai de verres à sa santé.

— Merci, capitaine Gills, dit M. Toots au comble de la joie. Je réponds à votre toast. Si vous voulez bien me le permettre et que cela ne désoblige personne, vu les circonstances, je fumerais volontiers une pipe. »

M. Toots se met donc à fumer, et dans la joie de son cœur, il devient très-loquace.

« Parmi toutes les preuves étonnantes que cette femme charmante m’a données de son excellent jugement, capitaine Gills, et vous, M. Sol, dit M. Toots, il n’y en pas de plus surprenante que le tact parfait avec lequel elle a compris mon dévouement pour miss Dombey. »

Les deux auditeurs font un signe d’assentiment.

« Car, voyez-vous, dit M. Toots, mes sentiments pour miss Dombey ne sont pas changés. Ils sont toujours les mêmes qu’autrefois. Elle est toujours pour moi le même idéal de perfection qu’avant le jour où j’ai fait la connaissance de Walters. Quand Mme Toots et moi nous avons commencé à parler de…, bref, du sentiment tendre, vous savez, capitaine Gills…

— Oui, mon garçon, dit le capitaine ; le sentiment qui fait le pivot… de l’humanité… Vous n’avez qu’à ouvrir la Bible.

— Je n’y manquerai pas, capitaine Gills, dit M. Toots avec feu. Quand nous avons abordé ce sujet, je lui ai dit, vous savez que j’étais ce que l’on peut appeler une fleur flétrie. »

Le capitaine approuve chaudement cette comparaison, et murmure tout bas qu’il n’y a pas de fleur pareille à la rose.

« Mais grâce à Dieu, poursuit M. Toots, elle connaissait l’état de mon cœur aussi bien que moi-même. Je n’avais rien à lui apprendre. C’était bien la seule personne qui pût se placer entre moi et le silence de la tombe, et elle l’a fait d’une façon qui m’a causé une admiration éternelle. Elle sait qu’il n’y a personne au monde que je vénère comme miss Dombey. Elle sait qu’il n’y a rien au monde que je ne voulusse faire pour miss Dombey. Elle sait que je la regarde comme la plus belle, la plus aimable, la plus angélique créature de son sexe. Qu’a-t-elle répondu à cela ? Des choses du sens le plus exquis. « Mon cher, vous avez raison. Je pense absolument comme vous, » m’a-t-elle dit.

— Et moi aussi, dit le capitaine.

— Et moi aussi, dit Sol Gills.

— Et puis, continua M. Toots après être resté en contemplation devant les tourbillons de fumée de sa pipe avec une expression de bonheur réfléchi, quelle femme de bon sens que ma femme ! Quel esprit ! quelle intelligence ! L’autre soir nous étions tous les deux côte à côte dans toute la joie du bonheur conjugal, et c’est, je vous le jure, une expression bien faible pour peindre ce que j’éprouve dans sa compagnie ; nous étions, dis-je, en tête à tête, quand elle me fit remarquer tout ce qu’il y avait de merveilleux dans la position présente de notre ami Walters. Le voilà délivré, me dit ma femme, de ses voyages sur mer, après cette longue traversée qu’il a faite avec sa jeune femme… vous savez monsieur Sol ?

— Oui, oui, c’est bien vrai, dit l’opticien en se frottant les mains.

— Le voilà donc, dit ma femme, affranchi désormais de tous ces ennuis. Chargé par la même maison d’un poste de confiance des plus honorables : le voilà qui s’en rend digne ; qui monte d’échelon en échelon avec la plus grande rapidité, aimé de tout le monde, assisté par son oncle, qui ne s’est jamais vu dans une plus belle position. C’est encore vrai n’est-ce pas, monsieur Sol ? Ma femme ne se trompe jamais.

— Sans doute, sans doute, répond le vieux Sol en riant. Quelques-uns de nos vaisseaux chargés d’or et qu’on croyait perdus, sont revenus au port. Ma cargaison n’est pas bien forte, monsieur Toots, mais elle peut rendre service à mon garçon !

— C’est bien cela ! dit M. Toots. On ne peut jamais trouver ma femme en défaut. Le voilà donc, dit cette femme remarquable, dans cette belle position, et qu’en résulte-t-il ?… Qu’en résulte-t-il ? me disait Mme Toots. Remarquez, je vous prie, capitaine Gills, et vous, monsieur Sol, la profonde pénétration de ma femme. Il en résulte que, sous l’œil de M. Dombey, se fonde un… un édifice, c’est le mot qu’a employé Mme Toots, dit M. Toots d’un air satisfait, un édifice qui s’élève tout doucement pour égaler, surpasser peut-être celui dont il était autrefois le chef et dont il avait oublié les faibles commencements, faute bien commune en ce monde, mais qui n’en est pas moins déplorable, a dit Mme Toots. Ainsi, disait ma femme, c’est de sa propre fille, après tout, qu’un nouveau Dombey-et-fils va sortir…, non… va surgir, c’est le mot qu’a employé Mme Toots, va surgir triomphant ! »

M. Toots, avec l’aide de sa pipe, qu’il n’est pas fâché de laisser là pour donner carrière à sa faconde oratoire, vu que le tabac ne lui est pas autrement agréable, fait si bien valoir cette étonnante prophétie de sa femme, que le capitaine, jetant bien loin son chapeau dans un beau mouvement d’enthousiasme, s’écrie :

« Sol Gills, vous, homme de science et mon vieil associé, qu’ai-je dit à Walter de noter le premier soir où il est entré dans les affaires ? ne lui ai-je pas fait cette citation :

« Reviens donc, Whittington,
Lord-maire de London. »

Ne sont-ce pas là mes propres paroles, Sol Gills ?

— Certainement, certainement, Cuttle, répondit le vieil opticien. Je m’en souviens fort bien.

— Eh ! bien donc, dit le capitaine en se renversant sur sa chaise et préparant son gosier à pousser un cri formidable, je vais vous chanter la Belle Suzon tout du long et tenez bon ! vous autres vous chanterez le refrain ! »

Un autre vin vieillit dans la cave comme autrefois le vieux madère ; la poussière et les toiles d’araignées en tapissent les bouteilles.

Les beaux jours de l’automne sont arrivés, et sur le bord de la mer, on rencontre souvent une jeune dame avec un gentleman aux cheveux blancs. Près d’eux sont deux enfants, une fille et un garçon ; un vieux chien ordinairement les accompagne.

Le vieux gentleman se promène avec le petit garçon, cause avec lui, joue avec lui, s’occupe de lui et veille constamment sur lui comme si c’était l’unique but de son existence. Si l’enfant est rêveur, le vieux gentleman l’est aussi ; et quelquefois, lorsque l’enfant, assis près de lui, le regarde et l’interroge, il prend dans la sienne sa petite main, et oublie de répondre. L’enfant dit alors :

« Bon papa, est-ce que je ressemble encore comme cela à mon pauvre petit oncle ?

— Oui, Paul. Mais il était faible, et vous êtes très-robuste.

— Oh ! oui, je suis très-robuste !

— Lui, il était couché dans un petit lit sur le bord de la mer, et vous, vous pouvez courir sur la plage. »

Et les voilà continuant leur promenade en jouant, car le vieux gentleman aime à voir l’enfant prendre gaiement ses ébats. Ils vont ensemble : l’histoire de leur tendresse inséparable les accompagne et les suit.

Mais Florence seule connaît le secret de la tendresse du vieux gentleman pour la petite fille. Pour cela on n’en dit rien, il n’y a qu’elle qui puisse le savoir. L’enfant elle-même soupçonne qu’il y a là un mystère. Le vieux gentleman porte l’enfant dans son cœur. Il ne peut la voir assise seule à l’écart. Il s’imagine qu’elle se croit délaissée, quand elle ne l’est pas. Il va, en tapinois, la regarder dormir. Il est heureux de la voir venir le matin le réveiller dans son lit. Il ne l’aime jamais plus et ne lui prodigue jamais plus de caresses, que lorsqu’il n’y a là personne qui le gêne. L’enfant lui dit alors quelquefois :

« Cher grand-papa, pourquoi pleurez-vous en m’embrassant ? »

Il ne peut que répondre :

« Petite Florence ! petite Florence ! » et il écarte doucement les boucles qui cachent les beaux yeux de l’enfant.