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Douce Lumière/15

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Bernard Grasset (p. 238-249).
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XV


Après plusieurs années passées auprès de Marie-Danièle, Christine est de retour à Paris. La déviation de son épaule reste la même, mais elle a grandi sans autre déformation, et sa santé paraît maintenant solide. Elle garde son joli caractère et sa façon toute particulière de laisser voir la tendresse dont son cœur déborde. Elle n’a pas perdu non plus, sa manière de se moquer et d’imiter avec la plus grande perfection les tics ou les ridicules des gens. Mais surtout elle est devenue d’une gaieté qui ne s’altère jamais et lui fait accepter les désagréments comme de petites choses sans importance. Cependant, à son sujet, Jacques se fait du souci. Non seulement elle est très en retard pour son instruction mais elle refuse de s’instruire davantage. Elle veut être infirmière. Pour cela, dit-elle, il n’est pas besoin d’être si savante. Et pour égayer son père dont le front reste soucieux, elle chante une chanson de l’île tout en s’occupant du ménage :


    Mon père aussi ma mère
    Sous la feuille, la feuille
    N’avaient d’enfant que moi
    Sous la feuille du bois.


Jacques Hermont rit de l’intention malicieuse de sa fille et reprend avec elle le couplet suivant :


    Me mirent aux écoles
    Sous la feuille, la feuille
    Aux écoles du roi
    Sous la feuille du bois.


Elle n’est pas coquette, les belles robes ne la tentent pas. À son père, qui lui conseille de se regarder dans la glace afin de se mieux coiffer, elle répond :

— Les glaces m’ennuient. On y voit trop ses défauts.

Elle revient sans cesse à son idée d’être infirmière. Elle en parle avec un désir qui fait briller ses yeux et met sur son joli visage une douceur qui l’embellit encore. Églantine n’est pas trop surprise de cette vocation. Elle se rappelle que Christine, toute petite, aimait par-dessus tout à soigner ses poupées malades ou blessées. Un jour que, la regardant faire, elle chantonnait, comme autrefois mère Clarisse :


    Quand vous irez visiter les malades
    Portez bouillon et découvrez le lit.


Christine, gravement intéressée, avait réclamé la suite avec insistance :

— Dis, après, quand on a découvert le lit, qu’est-ce qu’on fait ?

Pour avoir la paix, Églantine avait dû continuer son couplet qui parlait de malade à tenir propre et de plaies à panser doucement.

Par la suite, Christine avait souvent réclamé la chanson, et chaque fois elle disait :

— Moi, lorsque je serai grande, je soignerai les malades.

Pour ne pas la chagriner, Jacques Hermont a promis de la mettre infirmière dès qu’elle aura ses dix-huit ans.

Mais déjà, elle exige la permission de suivre des cours. Les veillées à trois sont un enchantement. On reparle de l’île.

Les dix-huit ans de Christine arrivèrent avec le printemps de 1914, et, dès l’été, la guerre déchaînait sa férocité. Jacques Hermont partit avec les premiers soldats, malgré ses quarante-deux ans, et moins d’un mois après, il était de retour, si gravement blessé aux jambes que pour lui conserver la vie, le médecin parlait de les lui couper. Mais Christine avait soigné son père avec une telle adresse qu’elle lui avait évité l’amputation, et avait fait dire au médecin qu’une pareille infirmière ferait merveille auprès de ses grands blessés. Et Jacques, devant la demande répétée de son enfant, avait fini par céder à l’offre du médecin de garder la jeune fille à l’hôpital.

La joie de Christine, ce jour-là, avait été sans bornes. Et ses larmes, à tout instant, avaient accompagné son rire.

Jacques, pourtant, comme s’il regrettait d’avoir cédé, exprimait déjà ses craintes.

— Séparée de nous, pourras-tu suivre le droit chemin ?

Christine savait très bien ce qu’était le droit chemin dont parlait son père, mais dans sa joie, par taquinerie pure, elle obligea Églantine à donner des précisions. Églantine ne savait pas trop quoi dire. Elle essayait de se souvenir de ce que Jacques disait autrefois à propos de Tensia, mais rien ne venait. Sous le regard de Christine, qui se faisait sévère, elle trouva :

— C’est d’abord de se marier jeune.

Christine, la bouche pleine de rire et un doigt menaçant, l’interrompit aussitôt :

— Je connais une Églantine Lumière qui n’a pas suivi le droit chemin, puisqu’elle n’est pas encore mariée à l’approche de ses quarante ans.

Et son regard malicieux allait avec une telle insistance d’Églantine à son père que tous deux s’efforcèrent de rire pour éviter de rougir.

Chaque soir, maintenant, ils la voient revenir à la maison, lasse, très lasse, mais si jolie, si enfantine dans son costume d’infirmière, si heureuse surtout que Jacques ne regrette plus d’avoir donné l’autorisation demandée.

Jacques Hermont reste infirme. Cependant au début de 1916 il a pu reprendre sa place d’organiste. On le voit sortir de sa maison, appuyé au bras d’Églantine qui soutient sa marche lente et difficile. Tous deux ne parlent guère, si ce n’est de Christine dont la santé semble décliner. Christine ne se plaint pas, au contraire, elle prétend n’avoir jamais été aussi forte.

Elle ne rentre plus chez elle comme au début. Infirmière gradée, il lui faut souvent passer ses nuits à l’hôpital. Elle vient seulement de temps à autre passer une heure auprès des siens. Puis, peu à peu, ses visites s’espacent et s’écourtent. Souvent même elle ne prend pas le temps d’ôter son manteau, tant elle est pressée de retourner auprès de ses blessés, dont l’un d’eux, dit-elle, réclame sa présence pour avoir un peu de sommeil.

Quelques mois passent ainsi, et les visites sont remplacées par de courts billets d’excuses promettant une autre visite qui doit toujours être très prochaine.

Pour tranquilliser Jacques, qui commence à s’inquiéter sérieusement de cette absence prolongée, Églantine s’échappe un matin et court à l’hôpital où elle apprend, du médecin lui-même, que Christine a été transportée la veille à la Maternité.

À la Maternité ?

Elle en reçoit comme un dur choc. Et, ainsi que cela lui arrive toujours dans les grandes émotions, sa gorge se serre au point de lui enlever la parole. Incapable de demander autre chose, elle quitte rapidement le médecin. Sa stupeur est immense. Christine, à la Maternité ? Elle s’y rend, craignant tout. À peine entrée dans le couloir indiqué, elle entend des plaintes, de longues et faibles plaintes d’un être très jeune qui serait blessé à mort. À certaines vibrations de la voix, elle a reconnu Christine qu’elle trouve étendue sur un lit étroit, et recouverte seulement d’un drap comme si elle était déjà sans vie. Christine, aussi blanche que le linge qui la recouvre, cesse sa plainte et tend deux petites mains vers Églantine en disant :

— Je t’attendais, je savais que tu viendrais.

Toutes deux se regardent, et la voix affaiblie de Christine reprend :

— Je n’ai pas la force de le mettre au monde.

Elle ajoute, plus bas encore :

— Ils vont me l’ôter.

Apitoyée au delà de tout, Églantine continue de la regarder sans pouvoir parler. Oh ! Ce petit corps tout semblable à celui d’une fillette, comment, en effet, pourrait-il mettre un enfant au monde ? Sur le visage défait qui est là, devant elle, elle croit cependant voir un rayon de joie tandis que la petite voix se fait entendre de nouveau :

— Tu ne sais pas, toi, Douce Lumière, ce que c’est que de porter en soi un petit enfant !

À ce moment seulement, Églantine pense au père de ce petit enfant qui va naître. Sait-il ? Et pourquoi n’est-il pas présent ?

Comme si Christine entendait cette pensée, elle dit avec effort :

— Son père n’est plus.

Le sursaut qui échappe à Églantine lui rend la parole pour demander :

— Tu l’aimais ?

Christine fait une petite moue avant de répondre :

— Il était très malheureux.

Dans le don qu’elle avait fait d’elle-même, Christine s’était dévouée, Églantine le voyait bien. Une pitié intense la retient penchée sur le lit, malgré le geste du médecin qui vient d’entrer dans la chambre et lui fait signe de s’éloigner.

Elle s’éloigne, mais elle ne veut pas quitter la Maternité avant la naissance de l’enfant. Elle attendra cette naissance dans le couloir, là, tout près, adossée au mur pour tenir moins de place. Une intuition, comme elle en a souvent, lui dit qu’elle ne verra jamais cet enfant ; mais elle ne veut pas y croire. Elle s’efforce au contraire d’imaginer ce que sera le petit de Christine, un petit qui sera autant à elle qu’à sa jeune maman. Elle attend. Le lourd silence qui se fait dans la pièce, à côté, l’étourdit ainsi qu’un bruit trop violent. Ses jambes fléchissent, et son cœur lui fait mal, mal comme lorsque Noël l’a laissée seule au bord de l’étang. L’oreille tendue, elle écoute ce silence qui dure trop. Elle fait quelques pas, elle ira jusqu’au bout du couloir et reviendra. Mais l’infirmière sort de la chambre et vient à elle, l’air grave. Elle lui prend le bras comme pour la retenir :

— Ne partez pas, elle est au plus mal. Son enfant a déjà cessé de vivre.

Elle a parlé si bas qu’Églantine a surtout deviné ses paroles. Pourquoi donc, alors, Christine la rappelle-t-elle avec tant d’insistance ?

Effrayée de cette voix d’enfant en détresse, elle dégage son bras des mains de l’infirmière et rentre dans la chambre, malgré le geste d’ennui du médecin.

Christine s’apaise aussitôt. Son regard se pose longuement sur le médecin, puis il revient à Églantine, et la petite voix défaillante supplie :

— Dis-lui qu’il me le laisse !

Incapable de répondre, Églantine acquiesça d’un signe de tête en reprenant dans les siennes les mains glacées de Christine. Elle trouve la force de lui faire le petit sourire qui les avait faites si souvent complices dans les choses qu’il fallait cacher à Jacques, pour éviter les gronderies. Il lui sembla alors qu’une malice enfantine faisait briller les doux yeux. Puis les prunelles noires s’élargirent, devinrent moins sombres, les doigts menus qu’Églantine tenaient tout contre sa bouche devinrent doux et mous. La poitrine de Christine se souleva lentement, s’abaissa plus lentement encore, et ne fit plus remuer le drap.

Le médecin, qui était resté attentif, salua Églantine et s’éloigna.

Dans le sac à main de Christine, parmi ses objets familiers, Églantine a trouvé un papier couvert d’une écriture hachée, comme si la main qui l’avait tracée était blessée ou secouée d’un violent tremblement. Elle finit par déchiffrer :

« Autrefois j’étais un être perdu dans le monde. Mes plaintes n’éveillaient aucun écho. Maintenant toutes mes pensées vont frapper à votre cœur. Je sens que là est la source de ma vie, et j’ai besoin d’y puiser souvent. »

Sous ces mots, Christine avait mis une date. Une date de mort, peut-être ?

Dans la même enveloppe, Églantine a trouvé un autre papier adressé à Jacques. Une lettre que Christine n’a pas voulu, ou n’a pas pu finir, où elle disait :

« Comme vous m’avez gâtée, et comme il faisait bon vivre entre vous deux ! »

Trois lignes restaient en blanc, et on pouvait lire de nouveau :

« Je sais maintenant pourquoi vous aviez si peur de me voir loin de vous. Ah ! comme vous m’aimiez ! »

Encore deux lignes blanches, puis :

« Que les êtres sont malheureux ! »


Jacques n’a pas pleuré. Il n’a pas parlé non plus pendant les deux jours qui ont précédé l’enterrement de son enfant. Au cimetière, seulement, lourdement appuyé au bras d’Églantine, il l’a regardée fixement pour lui dire :

— Il fait encore trop noir, il faut attendre le jour.

Par la suite, il refusa de manger, parce que, disait-il, Christine et Tensia étaient en retard. Il s’asseyait constamment devant l’harmonium, mais ses mains ne savaient plus s’en servir. De temps en temps ses longs doigts couraient encore sur le clavier ; mais très vite ils se repliaient, et c’était avec ses poings fermés que l’organiste frappait les notes du bel instrument.

Dans la maison où il fallut bien le conduire, les médecins ne donnent aucun espoir de guérison. Églantine, à chacune de ses visites, le retrouve plus lointain et plus émacié. Le clair rayon, fait d’intelligence et de bonté, qui semblait hausser son front, est maintenant éteint et remplacé par une expression de crainte indicible. Éteint aussi le souvenir de Christine et de Tensia. Éteint de même celui d’Églantine. Il ne paraît pas la voir ni l’entendre. Il regarde sans cesse autour de lui, comme s’il apercevait un danger, et il ne sait que répéter à toute heure :

— Il fait encore trop noir, il faut attendre le jour.

— Il ne verra pas le printemps, a dit hier, le médecin des fous.


FIN