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Doutes historiques relatifs à Napoléon Bonaparte/Appendice

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APPENDICE
À LA TROISIÈME ÉDITION.




S’attribuer la gloire d’avoir mis à mort le plus redoutable de tous les héros d’histoire, semblera arrogant peut-être chez un individu obscur et sans nom, mais une ombre d’antagoniste peut bien abattre l’ombre d’un champion. Plus d’un spectre terrible a été anéanti par le simple reflet d’un pauvre lumignon, et si dans les pages précédentes j’ai réussi à fournir un cas probable de doute, je suis quelque peu fondé à me vanter aussi d’avoir tué Napoléon Bonaparte

En effet, examinons les circonstances qui se rapportent à lui : après avoir obtenu des succès, puis essuyé des revers, tels que n’en eut jamais de potentat réel (aucun autre du moins), ce puissant empereur, si long-temps la terreur du monde civilisé, est à la fin condamné à être exilé au loin dans l’île de Sainte-Hélène. Cette mesure donna lieu à l’étonnement de bien des personnes et à une foule d’objections toutes très bien fondées, si l’on suppose que l’on ait pu identifier la personne de l’illustre exilé. Mais si on suppose que ce n’était rien de plus, qu’un mannequin, il faut avouer que l’endroit était parfaitement choisi pour le garder à l’abri de toute impertinente curiosité tant qu’on n’en aurait pas besoin, comme aussi pour s’en servir dans l’occasion, si quelque nouvelle trame l’exigeait.

Ce fut vers cette époque que la présente publication dirigea l’attention générale vers la question fondamentale relative à l’existence réelle de Napoléon Bonaparte. L’on présume bien qu’elle dut éveiller, outre beaucoup de surprise et non moins de critique, quelque degré d’incertitude, et probablement par suite quelques nouvelles recherches. Cependant, je ne sache pas qu’aucune preuve nouvelle ait été avancée pour éclaircir les points en litige. Nous avons tous entendu parler de sévères précautions prises pour empêcher toute espèce d’entrevue entre le formidable prisonnier et tout étranger qui serait tenté de le visiter par des motifs de curiosité. À peine l’homme au masque de fer fut-il plus rigidement séquestré. Nous avons à la vérité, entendu aussi différens récits contradictoires de conversations, qui se passèrent entre lui et le petit nombre de personnes admises auprès de lui, mais nous savons du reste que la fausseté et les inconséquences de la plupart de ces conversations furent prouvées dans des publications contemporaines.

Enfin, précisément vers le temps où l’on devait supposer que les doutes du public sur ce personnage extraordinaire s’étaient accrus d’une manière alarmante, l’on vint nous annoncer qu’il était mort ! excellent moyen pour arrêter court toute recherche importune ! nous ne prétendons pas nier que cet individu ait vécu et qu’il soit mort. Cependant qu’il ait été, et qu’il ait fait tout ce qu’on dit de lui, c’est ce qu’il est impossible de croire, sans consentir en même temps à admettre les assertions les plus contradictoires ; impossible, même en reconnaissant que plusieurs des événemens rapportés, quoique merveilleux, ne sont pas physiquement improbables. Tout ce que nous désirons, c’est d’engager le lecteur impartial à considérer quel devrait être le résultat le plus probable, supposé que les soupçons énoncés dans cet ouvrage sont bien fondés. Car si l’histoire entière que nous avons passée en revue, n’est que pure invention, quelle doit être la conséquence la plus naturelle de toute tentative faite pour exciter à des recherches sur son authenticité ? n’est-il pas évident que le parti le plus court et le plus efficace pour n’être pas démasqué, sera de tuer le fantôme, et de s’en débarrasser ainsi une fois pour toutes. De cette manière l’on aura toujours en réserve cette réponse brève et décisive pour tous ceux en qui nos argumens auraient éveillé des soupçons. « Il n’y a pas le moindre doute que cet homme-là a existé, qu’il a fait tout ce qu’on raconte de lui, et si vous voulez faire un tour à Sainte-Hélène, vous pourrez y voir de vos propres yeux, non pas sa personne même, car elle a cessé de vivre, mais bien sa tombe : et après cela que voulez-vous de plus convaincant ?

Voilà pour sa mort ; quant à sa vie, elle vient d’être publiée par un écrivain éminent. Et d’ailleurs, nous trouverons dans toutes les boutiques abondance de bustes et portraits de ce grand homme, tous se ressemblant parfaitement l’un à l’autre : que les plus incrédules s’en contentent ! stat magni nominis umbra !

(La Place, Essai philosophique sur les probabilités.)


Ainsi donc, suivant cet habile calculateur, les chances en faveur de la vérité d’un fait ainsi transmis, se réduisent à moins d’un huitième. Cependant si l’on faisait une recherche exacte, combien peu des histoires ordinaires de journaux, relatives à l’étranger, pourraient-elles être retracées pas à pas jusqu’à l’autorité d’un véritable témoin oculaire, même par l’intermédiaire de vingt autres témoins seulement ; combien d’échelons corrompus ne trouverions-nous pas en route, et combien peu de narrateurs mériteraient la proportion de un à dix dans les contes qu’ils nous débitent.