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Du Coton en Algérie

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Du Coton en Algérie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 293-318).
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DU COTON


EN ALGERIE.





Si on établissait le compte des sommes versées par la France en Afrique, on trouverait qu’après déduction faite des recouvremens qu’il a été possible d’effectuer, l’acquisition des trois départemens algériens nous coûte à cette heure de 13 à 1,400 millions. Le découvert augmente d’année en année, et quoique la colonisation proprement dite, la mise en valeur des terres, soit en progrès depuis quelque temps, on n’entrevoit pas encore le terme où les charges de la métropole pourront être notablement allégées. N’y a-t-il donc aucun espoir d’amélioration pour le contribuable français? En discutant, il y a six ans[1], les nombreux systèmes proposés alors, la Revue ramenait le problème à cette formule : « Trouver une combinaison agricole qui, en intéressant le commerce de la métropole au succès de la colonie, procure à la terre algérienne l’énorme capital dont elle a besoin. » Elle faisait en même temps des vœux pour qu’on appliquât les plus puissantes ressources de l’industrie rurale à la production des matières premières destinées aux fabriques de l’Europe, en commençant par le coton. On ne songeait alors qu’aux céréales. L’expérience a modifié les idées : c’est pour le coton qu’on se passionne aujourd’hui. En Algérie, l’administration recommence une nouvelle série de sacrifices pour provoquer les plantations; en France, une compagnie à grand capital, ayant pour but unique de développer les cultures cotonnières sur une large échelle, se forme au sein même de l’industrie spécialement intéressée à ce genre de récolte. Ces tentatives auront à coup sûr une influence considérable sur l’avenir de l’Algérie; mais, avant d’examiner les chances de succès qu’elles présentent et l’importance qu’elles peuvent avoir pour la métropole, il faut marquer la place qu’occupe actuellement le coton dans l’ensemble du mouvement commercial.


I. — PRODUCTION ET COMMERCE DU COTON.

Quoique la culture du cotonnier fût bien éloignée autrefois de l’importance qu’elle a acquise en ces derniers temps, on s’y adonnait plus généralement qu’aujourd’hui; elle constituait dans la plupart des pays chauds une de ces petites spécialités qui entrent dans l’économie rurale, de manière à procurer aux cultivateurs des bénéfices accessoires. Les Américains du Nord ont transformé ce genre d’exploitation en l’élevant au rang des plus grandes industries. Le coton ayant perdu depuis le commencement du siècle les trois quarts de sa valeur commerciale, il faut travailler sur une grande échelle et produire beaucoup pour obtenir des résultats suffisamment rémunérateurs. La production s’est localisée presque exclusivement dans quatre pays qui ont des ressources exceptionnelles en terres, en capitaux et en population travailleuse : les États-Unis, les Indes orientales, l’Egypte, le Brésil.

Pour conquérir cette supériorité qui constitue en leur faveur une sorte de monopole, les Américains ont déployé une persévérance qui est un des traits remarquables de leur histoire, car c’est un des élémens de leur grandeur. Les exilés anglais fondateurs de l’Union firent au début la même faute que les colons de l’Algérie : ils transportèrent dans le Nouveau-Monde les cultures de la mère-patrie, s’obstinant à produire du blé et des légumes; cela dura plus d’un

siècle. Les hommes clairvoyans répétaient néanmoins que l’Amérique anglai.se ne prendrait rang parmi les nations qu’à la condition 

de développer les cultures répondant aux besoins industriels de l’ancien monde; ils recommandaient notamment celle du coton. Ils prêchèrent longtemps dans le désert. L’effervescence qui suivit la proclamation de l’indépendance amena enfin l’idée à maturité. On se mit à l’œuvre en tâtonnant, car on n’avait alors ni l’expérience, ni les moyens d’action dont une grande nation comme la France peut disposer en faveur de l’Algérie. L’Europe croyait si pou au succès, qu’en 1784, huit balles de coton ayant été apportées à Liverpool par des navires américains, les autorités anglaises en ordonnèrent la confiscation, sous prétexte qu’une aussi grande quantité ne pouvait pas avoir été récoltée dans les colonies récemment affranchies.

En 1786, on entreprit d’acclimater dans la Caroline du Sud une belle espèce provenant des Petites-Antilles, et connue dans le commerce sous le nom de sea-islands ou de georgie-longue-soie. Malgré l’insuccès des premières années, on ne perdit pas courage ; les essais se multiplièrent sans résultats décisifs. Les récoltes étaient insignifiantes : on manquait de bras, bien que l’esclavage existât. À défaut d’auxiliaires pour les manipulations qui suivent la cueillette, une partie des récoltes était perdue : les cultivateurs craignaient de trop produire.

Vers 1794, un homme ingénieux et malheureux comme notre Jacquart, Élie Whitney, du Massachusets, imagina la machine à égrener, c’est-à-dire une espèce de moulin destiné à séparer les précieux filamens des graines auxquelles ils adhèrent. Quoique bien imparfaite alors, cette machine fut un excitant pour la culture. Dès l’année suivante, la réunion de toutes les petites récoltes fournit un total de 3 millions de kilogrammes. Les bonnes graines manquaient ; l’Angleterre ne voulait pas en laisser acheter dans ses possessions de l’Inde et des Antilles. On envoya, disent les documens américains, des agens sur les côtes baignées par la Méditerranée, où le coton était alors beaucoup plus cultivé qu’aujourd’hui, et peut-être que notre Algérie a fourni sa part dans ces semences de la grandeur américaine. En 1799, le général Wade Hampton, de la Caroline du Sud, fait sensation en annonçant qu’il a récolté 600 balles sur 600 acres (environ 300 kilogr. Par hectare). Une émulation décisive éclate sur plusieurs points. En 1801, la récolte est déjà de 18 millions de kilos ; pendant les vingt années qui suivent, elle s’élève progressivement à 80 millions.

À partir de 1820, le prix des terres du domaine public fut abaissé de 26 francs l’hectare (2 dollars l’acre) à 16 francs (1 dollar 1/4 l’acre). On vit aussitôt coïncider les grandes expéditions de coton avec les grands achats de terre. Le prodigieux essor que prend vers le même temps l’industrie américaine facilite de toute manière les opérations du planteur. Au moyen des canaux et des chemins de fer, la denrée franchit à peu de frais de larges distances. Grâce au crédit que les banques prodiguent, les instrumens d’exploitation ne manquent jamais. Des navires sont appropriés au transport des cotons. Sur tous les points d’embarcation, on construit des presses mécaniques pour réduire le volume des balles destinées à l’exportation. Ces établissemens où les marchandises s’accumulent deviennent des espèces de docks prêtant sur consignation, régularisant le courtage entre le planteur et le négociant. Tant de facilités amoindrissent naturellement les frais de production. L’abaissement des prix décourage la concurrence étrangère[2]. Vers 1830, on exportait déjà 136 millions de kilogrammes. Après 1836, les récoltes dépassent 200 mil- lions. De lSh’2 à 1851 inclusivement, la moyenne décennale monte à 376 millions. Pendant la campagne 1851-52[3], les planteurs, favorisés par la saison, livrent au commerce 542 millions de kilogrammes. Grâce à la fièvre industrielle qui se propage en Europe, ils tiennent leur marchandise à bon prix, et en tirent 594 millions de francs. Enfin pour la campagne de 1853, close en septembre, et dont les résultats viennent d’être officiellement constatés, on arrive à 587 millions de kilogrammes, et comme les prix, quoique un peu affaiblis, sont encore satisfaisans, la vente dépassera 600 millions de francs! Les Américains estiment actuellement le capital vivant ou mécanique engagé dans ce genre de spéculation à 3 ou 4 milliards de francs. Ils sont particulièrement fiers de leurs cultures cotonnières, dont la progression est pour beaucoup dans cette veine de prospérité merveilleuse où se trouvent les États-Unis.

La patrie du calicot et de la mousseline n’est plus actuellement que le second des pays producteurs. La matière première est récoltée dans les Indes en quantités incalculables ; mais la plus grande partie est utilisée sur place par les indigènes ou consacrée aux échanges avec les contrées voisines, et particulièrement avec la Chine. A défaut de bases pour évaluer les masses que réserve pour son propre usage le monde oriental, on ne tient compte dans la statistique que des envois faits en Europe. Or le contingent des Indes orientales est excessivement variable : c’est le prix de la denrée sur les marchés occidentaux qui en détermine l’importance. Il résulte des expériences faites en Asie, par ordre du gouvernement britannique, qu’à l’exception du georgie-longue-soie, qui a décidément échoué, toutes les autres variétés avaient des chances de réussite. Cependant le coton indien ne se présente jusqu’à ce jour, en Europe, que sous un aspect défavorable. Les filamens sont courts, mal nettoyés, presque toujours détériorés par défaut de soins dans les manipulations et les transports. L’indolence incurable des indigènes, leur répugnance à modifier les anciennes habitudes, laissent aux conquérans de l’Inde peu d’espoir de progrès. On soupçonne même les brahmines d’exercer à ce sujet une influence malveillante, tandis que les Anglais, qui se sont interdit le droit de posséder la terre, restent sans action sur les cultivateurs. Les cotons indiens ont d’ailleurs à supporter des frais de transport exceptionnels pour arriver sur des marchés où ils sont frappés de discrédit. Ils ont donc peu d’attrait pour les négocians. Ils constituent une réserve dans laquelle on puise quand la marchandise est rare et chère. L’importation s’arrête quand le prix des espèces préférées devient abordable. En 1849, époque de cherté, elle a atteint 58 millions de kilogrammes. Les prix ayant baissé depuis cette époque, elle ne dépasse plus de beaucoup 30 millions.

Rien de plus encourageant pour la France africaine que l’exemple de l’Égypte. En 1820, un Français, M. Jumel, remarque dans un jardin quelques pieds de coton cultivé comme ornement. Il conseille au pacha de créer des cotonnières. Les moyens d’exécution lui sont fournis immédiatement. Dès l’année 1821, on envoie à titre d’échantillons 48,000 kilogrammes de coton en laine. L’exportation de la seconde campagne est quarante fois plus forte, et en 1823, après deux ans d’essais, on est en mesure de fournir à l’Europe 13 millions de kilogrammes d’une qualité estimée. Ln bénéfice net de 7 à 8 millions de francs entre dans les coffres du pacha.

Un despotisme inintelligent altéra peu à peu cette source de prospérité. Les cultivateurs, auxquels le gouvernement fournissait la terre et les outils, devaient livrer les récoltes suivant un tarif qu’il ne leur était pas permis de débattre. En apparence, le prix était suffisamment rémunérateur ; mais on fit les paiemens avec un papier qu’il fallait escompter à perte, de sorte que la denrée, achetée à un cours nominal équivalant à 55 francs les 50 kilogrammes, ne rapportait effectivement qu’une trentaine de francs au travailleur. Les plaintes, si timides qu’elles fussent, parvinrent jusqu’au pouvoir. On daigna reconnaître qu’il y avait abus, et comme correctif, il fut décrété que le papier serait pris au pair en paiement des impôts ; mais alors l’impôt fut élevé peu à peu, et comme d’ailleurs il y a en Égypte solidarité entre les contribuables, le fellah producteur de coton, un peu moins pauvre que les autres, fut obligé de payer pour ses voisins, et se trouva encore plus à plaindre que par le passé. On conçoit que les cultivateurs n’aient pas été fort ardens pour l’amélioration des cultures. Les résultats obtenus dès le début furent rarement dépassés pendant les vingt années qui suivirent ; mais l’iniquité et la sottise d’un semblable régime paraissent avoir été sentis en ces derniers temps. Le producteur est moins scandaleusement exploité. Des travaux d’irrigation ont élargi la surface cultivable, et, la température aidant au progrès industriel, l’année 1852 a été remarquablement favorable. Dépassant d’un tiers les récoltes précédentes, la production s’est élevée à 31 millions de kilogrammes, que se sont partagés l’Angleterre pour environ 18 millions, l’Autriche pour 7 millions, la France pour 5 millions. Le nom de M. Jumel est resté attaché au coton égyptien. Dans l’origine, cette espèce était classée au second rang par le commerce; mais, soit qu’il y ait actuellement négligence dans les manipulations, soit qu’on sacrifie volontairement la qualité à la quantité, le jumel a perdu beaucoup de sa réputation primitive.

On peut encore classer parmi les pays de grande production le Brésil, qui envoie à l’Europe environ 25 millions de kilogrammes d’une qualité très estimée. Le contingent des autres pays est insignifiant. Les Antilles et la Guyane anglaises, Haïti, Cuba, le Venezuela, le Pérou, la Turquie, la Russie, le Portugal, fourniraient à peine, en se réunissant, 6 millions de kilogrammes.

Estimons, en prenant pour type la dernière campagne, les quantités de cotons en laine mises actuellement à la disposition de l’industrie :


Pays producteurs Quantités en kilogramme Proportions par cent.
États-Unis d’Amérique 587,000,000 86 5
Indes orientales (pour les envois en Europe seulement) 30,000,000 4 3
Égypte 31,000,000 4
Brésil 25,000,000 3 7
Autres pays 6,000,000 9
Totaux 679,000,000 100 »

Les cotons arrivent à la vente sur les marchés du monde civilisé surchargés de frais de transport, d’assurances et de douanes. Dans ces conditions, la moyenne de leur prix commercial peut être évaluée à 1 fr. 80 c. le kilogramme, ce qui donne un total de 1 milliard 222 millions de francs; et comme le coût de cette matière première est au moins décuplé par la filature, le tissage et la coloration, on peut admettre que le genre humain consacre annuellement plus de 12 milliards à l’achat des cotonnades, sans même compter les dépenses qu’entraîne la consommation inconnue de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique centrale. Assurément le commerce du coton est le plus considérable du monde après celui des céréales, et cependant on serait bien douloureusement étonné, si l’on apprenait combien il reste de besoins à satisfaire, même en France.

Ici se présente naturellement à l’esprit la question capitale. Les quantités de coton actuellement produites sont-elles suffisantes ? Est-il à craindre que la matière première fasse défaut à l’industrie? Est-il urgent d’opposer une concurrence nouvelle à la spéculation envahissante des Américains?

L’industrie cotonnière est généralement en voie d’expansion. Depuis trois ans surtout, le progrès est moins un développement naturel d’affaires qu’une fièvre de croissance. Les anciens pays producteurs agrandissent leurs ateliers et en ouvrent de nouveaux. Beaucoup de peuples qui achetaient les tissus à leur usage se font un point d’honneur de les fabriquer. Que cette effervescence tienne à un sentiment de confiance dans l’avenir, à l’abondance des capitaux versés en Europe par la Californie et l’Australie, aux débouchés ouverts par le libre échange, ou bien, comme les pessimistes le supposent, à l’insuffisance des laines, dont le prix s’élève, le résultat n’en est pas moins significatif. C’est un des traits caractéristiques du moment que cet accroissement subit et universel dans la consommation d’une marchandise appropriée aux besoins des multitudes pauvres.

L’Angleterre marque naturellement le pas dans cette voie progressive. On y élargit les ateliers, on perfectionne le matériel, on fonde des établissemens nouveaux. Un inspecteur des manufactures a déclaré officiellement, en exposant les résultats de 1851, que dans le seul district dont Manchester est le principal foyer, 82 manufactures ont été construites ou agrandies, que les machines nouvelles ajoutent aux anciens moteurs une force de 3,717 chevaux, et qu’il a fallu recruter 14,000 ouvriers de plus. Des informations plus récentes encore nous apprennent qu’en 1852, les constructions appropriées au travail du coton se sont multipliées sur divers points, et que certains établissemens se sont développés dans des proportions tellement ambitieuses, que les esprits réservés commencent à s’en effrayer. En supputant l’énormité des capitaux qu’on engage et l’agglomération des ouvriers attirés par la hausse rapide des salaires, ils craignent qu’un chômage un peu prolongé ne devienne un désastre. En attendant, l’Angleterre se vante de mettre en mouvement 21 millions de broches, filant par jour une longueur suffisante pour entourer deux mille fois le globe terrestre. 220,000 métiers à tisser peuvent livrer journellement 5,500,000 mètres de cotonnades, c’est-à-dire environ 1,650 millions de mètres par an, dont elle exporte les trois quarts. Les cotons convertis en filés pour tissus, fils à coudre, lacets, bonneterie, figurent accessoirement dans ses envois à l’étranger pour plus de 200 millions de francs. Un excédant de matière première est devenu nécessaire pour alimenter les nouveaux établissemens; on l’évalue à 6 ou 8,000 balles[4] par semaine. Dans le reste de l’Europe, l’émulation n’est pas moins vive. La France, qui consommait 300,000 balles il y a quatre ans, en a acheté 427,174 pour la campagne 1852-53. Presque tous nos filateurs augmentent leur matériel. On estime qu’avant peu 500,000 broches seront ajoutées aux 4 millions que nous possédons déjà. Il y a en Russie, sous la protection du monopole, des manufactures disposant de 700,000 broches qui déjà mettent en œuvre 20 millions de kilogrammes. Dans la sphère du Zollverein allemand et surtout en Saxe et en Bavière, des droits protecteurs ont surexcité également la fabrication : on y compte 815,000 broches. La Suisse est arrivée à (500,000 broches, et elle consomme actuellement 8 millions de kilogrammes. Nous ne savons pas si les manufactures de l’Italie et de l’Espagne ont produit en 1852 plus que de coutume; mais, ayant aussi perfectionné leur matériel, elles ont augmenté leurs approvisionnemens en matières premières.

Quant aux progrès des manufactures aux États-Unis, c’est un des faits les plus considérables de notre temps. On commence à s’en inquiéter beaucoup en Europe. Les premiers essais de fabrication eurent lieu à Lowell il y a moins de trente ans. Cette petite ville du Massachusetts n’était encore en 1822 qu’un bourg de trois à quatre mille âmes. Une compagnie de spéculateurs, entrevoyant le parti qu’on pouvait tirer des cours d’eau qui sillonnent le district, y acheta des terres, les améliora par divers travaux de colonisation ou de terrassement, et les revendit par lots aux entrepreneurs d’industrie qui se présentèrent successivement. Douze sociétés, dont neuf sont exclusivement consacrées à la filature et au tissage du coton, se constituèrent pendant le cours d’une vingtaine d’années. En 1849, leur capital d’établissement, réalisé par actions, était évalué à 65 millions de francs, et ces ressources seraient décuplées au besoin par le concours que leur prêtent les banques du Massachusetts, au nombre de cent trente pour cet état seulement[5]. Dans cette seule petite ville de Lowell, qui ne compte pas plus de 33,000 habitans, 300,000 broches étaient mises en mouvement, il y a quatre ans, par des chutes d’eau magnifiques équivalant à une force motrice de 10,600 chevaux. Or, depuis cette époque, à la faveur des nouveaux tarifs qui assurent aux tissus américains une protection de 30 à 35 pour 100, les sociétés diverses se sont mises en devoir de doubler leur essor en ajoutant aux forces hydrauliques celles de la vapeur. L’idéal est d’élever le nombre des broches à 600,000. En même temps on a vu surgir dans le même district, à Lawrence[6], un autre groupe de sociétés cotonnières, assez bien installées, dit-on, pour contrebalancer avant peu la suprématie de Lowell. L’activité est pareille dans les autres centres manufacturiers, et si les résultats sont moins saisissans, c’est que les ressources sont moins grandes. On va voir au surplus avec quelle rapidité augmente la quantité de matière première réservée par les Américains pour alimenter les fabriques nationales.

CONSOMMATION DU COTON PAR LES MANUFACTURES DES ÉTATS-UNIS.


Années Kilogrammes
1825 (après trois ans d’essais 1,200,000
1830 32,400,000
1835 38,880,000
1840 50,776,000
Moyenne de 1841-45 58,735,000
— 1846-50 81,952,000
1851 99,000,000
1852 108,544,000
1853 (campagne terminée en septembre) 120,780,000

Le géant américain n’en est encore qu’à ses premiers tâtonnemens, et déjà la France lui est inférieure, quant aux quantités produites, dans la proportion de 64 à 100. Fabriquer d’une manière à peu près exclusive pour les habitans de l’Union, et, en second lieu, disputer aux Anglais les marchés de l’Amérique du Sud, de l’Asie et des mers pacifiques, payer avec des cotonnades les marchandises précieuses et les denrées succulentes du monde oriental, tel est l’ambitieux programme des Américains du Nord. Leurs exportations, qui consistent en tissus grossiers, blancs ou imprimés, valent dès aujourd’hui plus de 40 millions de francs. Leur principal débouché est la Chine; ils y introduisent déjà pour 12 millions de cotonnades.

Rapprochons les renseignemens qui précèdent pour mieux montrer les progrès de l’industrie cotonnière pendant les quatre dernières campagnes.

COTONS LIVRÉS AUX MANUFACTURES.
(Quantités exprimées en millions de kilogrammes.)


Pays de fabrique Consommation des cotons « « «
1850 1851 1852 1853
Angleterre 272 300 360 375
France 54 58 76 77
États-Unis 84 99 109 121
Autres pays 84 96 108 112
Totaux 494 553 653 685
Accroissemens de la consommation en 1853.


comparativement aux années 1850 1851 1852
Angleterre 38 pour 100 25 pour 100 4 1/6 pour 100
France 42 — 32 — 1 1/3 —
États-Unis 44 — 22 1/5 — 11 —
Autres pays. 33 — 16 2/3 — 3 2/3 —
Consommation générale. 40 2/3 p. 100 23 4/5 p. 100 5 pour 100

On remarquera sans doute que les besoins satisfaits en 1853, estimés à 685 millions de kilogrammes, dépassent de quelques millions la récolte obtenue ; mais il reste d’ordinaire dans les magasins des États-Unis, de Liverpool et du Havre, des excédans (stock) qu’il faut ajouter aux produits de l’année courante. L’excédant disponible en 1852 dépassait 100 millions de kilogrammes. La campagne qui vient de finir laissera beaucoup moins de marchandise en magasin.

À en juger par ce qui précède, la production de la matière première correspondrait assez exactement aux besoins des fabriques ; mais doit-on compter sur la continuation d’un pareil équilibre ? Ce serait, de la part de l’Europe, une grande imprudence.

Les Américains affirment que les ressources de leur territoire sont inépuisables, et qu’ils sauront maintenir toujours sa fertilité au niveau des besoins. Ils sont payés pour parler ainsi. Indépendamment des bénéfices que réalisent leurs planteurs, le privilège à peu près exclusif de fournir aux deux mondes une matière de plus en plus recherchée, le pouvoir d’affamer plusieurs millions d’ouvriers en suspendant leur travail, sont des ressorts politiques d’une grande puissance. Raison de plus pour que l’Europe soit prévoyante. Quoique d’une abondance inespérée, les deux dernières récoltes ont été strictement suffisantes : les hauts prix où la denrée s’est maintenue en sont la preuve. En agriculture, et surtout avec des plantes sensibles et capricieuses comme le cotonnier, l’alternative des séries bonnes et mauvaises est un fait normal. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le tableau des récoltes depuis le commencement du siècle, pour constater que les résultats ont été très inégaux, malgré l’extension régulière des surfaces cultivées[7]. Nous ne savons pas s’il existe d’autres genres de travaux agricoles présentant des variations plus brusques et plus tranchées. L’Amérique ne s’en plaint pas : c’est qu’elle n’en souffre guère. Maîtresse des marchés, elle y dicte les prix, et retire ordinairement plus d’argent d’une mauvaise récolte que d’une bonne. Les 465 millions de kilogrammes qu’elle expédie en 1849 ne lui rapportent que 352 millions de francs, tandis que 286 millions seulement expédiés l’année suivante sont vendus 30 millions de plus. La différence est une perte à la charge de l’Europe. Le manufacturier, qui ne peut chômer sous peine de ruine, subit la loi du planteur.

Ce ne sont pas seulement les intempéries et les insectes qui menacent dans son essor la plus grande des industries européennes. Divers incidens qu’il est permis de prévoir, une guerre maritime, une révolte d’esclaves, peuvent suspendre la production ou le commerce des cotons. Le principal motif d’inquiétude, nous l’avons déjà dit, c’est la quantité toujours croissante de matières premières que dévorent les fabriques américaines. Si l’on ne considérait que la valeur des marchandises produites, ce genre de concurrence ne serait pas fort dangereux pour l’Europe. A de rares exceptions près, les États-Unis ne confectionnent encore que des tissus grossiers : la preuve est qu’ils emploient presque le double des matières premières consommées en France, avec un nombre de broches beaucoup moindre. Malgré les sacrifices qu’ils font pour la main-d’œuvre, le prix de revient à Lowell varie entre 4 et 6 1/2 cents le yard (soit 21 centimes 1/5 à 34 centimes 1/2 le mètre). Ce sont évidemment des tissus rustiques destinés aux pauvres du pays ou aux peuples demi-barbares de l’Asie. Plus cette fabrication est grossière, plus l’usage du coton est avili, et plus on y emploie de matière première : c’est là qu’est le danger. On peut prévoir que dans cinq ans les États-Unis consommeront plus d’un million de balles, le tiers des meilleures récoltes obtenues jusqu’à ce jour. Et si la révolution qui s’accomplit en Chine devait avoir pour effet d’ouvrir largement aux Américains ce vaste empire où ils se sont déjà insinués, si leur génie mercantile s’enflammait à l’idée de conquérir une clientèle de 300 millions d’êtres humains, ce serait bien autre chose! Qui sait s’ils n’aviseraient pas aux moyens d’écarter leurs concurrens en entravant l’exportation de la matière première? Les états planteurs seraient peut-être moins opposés à ce projet qu’on ne le suppose, car on s’y passionne pour la fabrication : déjà plus de 100,000 balles y sont confectionnées, et il a été question d’appliquer les esclaves à la filature.

L’Angleterre suit ces mouvemens avec une extrême anxiété. Après les sacrifices peut-être excessifs qui viennent d’être faits pour accroître les forces productrices du pays ; l’insuffisance de la matière première serait une calamité publique. Cette dépendance industrielle est une gêne pour la politique nationale à l’égard des États-Unis. Les hommes d’état en gémissent, et ils accueillent avec empressement les projets tendant à affranchir leur pays de ce qu’on a appelé la tyrannie des cotons d’outre-mer. Les Indes orientales ne sont pas le seul champ d’expérimentation; d’autres essais ont été faits à Malte, à Sainte-Hélène, dans la Guyane et les Antilles anglaises, en Australie, sur divers points des côtes africaines, et si les événemens qui se préparent en Turquie amenaient un état de choses tel que les chrétiens fussent autorisés à exploiter le sol ottoman, on verrait probablement les Anglais manœuvrer de manière à faire de l’Egypte une vaste cotonnière à leur usage.

Ces éventualités menacent doublement l’industrie française, de la part de l’Amérique et de la part de l’Angleterre. La France a pour ressource son Algérie; mais saura-t-elle l’utiliser?


II. — LE COTON EN ALGÉRIE.

Les Américains se rappellent avec un orgueilleux sourire qu’en 1609, on publia un livre destiné à faire connaître les ressources du Nouveau-Monde, et qu’on étonna fort les colons en affirmant dans ce programme qu’on pourrait récolter en Amérique autant de coton qu’on en produisait à cette époque sur le littoral de la Méditerranée[8]. C’est qu’en effet, depuis le moyen âge jusqu’aux temps où les planteurs des États-Unis ont écrasé toute concurrence, l’Espagne, la Sicile, la Grèce et les côtes barbaresques ont été les pays de grande production, eu égard du moins aux besoins de l’Europe.

Au point de vue agronomique, le doute ne peut donc exister sur la possibilité de cultiver le coton en Algérie. Les expériences sont nombreuses; elles sont concluantes. Toutes les espèces jusqu’aux plus estimées ont été reproduites avec un plein succès. Nous ne rapporterons pas les opinions exprimées à ce sujet par les principaux manufacturiers de Mulhouse, de Lille, de Rouen, de Saint-Quentin, de Troyes, etc. ; on pourrait croire qu’elles procèdent d’un sentiment national. Voici un autre témoignage qui ne saurait être suspect. A la grande exhibition de Londres, des spécimens de cotons algériens figuraient au milieu des beaux échantillons provenant du monde entier. Le jury anglais les a appréciés en ces termes : « L’Algérie a envoyé des échantillons très intéressans. Il faut mentionner particulièrement le beau louisiane de M. Chuffart de Birmandreis, le jumel de M. Dupré de Saint-Maur, de la province d’Oran, le jumel à soie longue, nette et de très bon usage de M. Morin, d’El-Biar; la forte et belle espèce provenant de M. Pellissier, de Kaddous. Le jury a décerné un prix-médaille (second prix) à chacun de ces quatre exposans. La collection de cotons envoyée par M. Hardy, directeur de la pépinière-modèle du Hamma, est remarquablement belle : le jury l’a aussi récompensé par un prix-médaille. D’autres beaux échantillons ont obtenu des mentions honorables. »

Signalons en outre une circonstance qui est du plus favorable augure pour l’Algérie. Comme il devient de jour en jour plus difficile à la France de lutter contre les Américains pour les tissus de pacotille, elle est obligée de se rejeter sur les articles de goût et de fantaisie, où sa supériorité, si elle n’était pas évidente, serait encore assurée par le prestige qu’exerce à l’étranger tout ce qui émane d’elle. Notre commerce d’exportation se modifie conformément à cette tendance. Pour produire des étoffes de plus en plus séduisantes, les fabricans de tissus ont besoin de fils de plus en plus fins, et c’est particulièrement aux numéros élevés que sont destinées les 500,000 broches actuellement en construction. Or, la torsion étant moindre pour les fils d’une extrême ténuité, on n’y peut employer que des filamens d’une longueur, d’une élasticité et d’une consistance exceptionnelles. Une seule espèce de lainage réunit complètement les qualités requises pour la filature des cotons titrés au-dessus de 120, c’est-à-dire fournissant une longueur de plus de 120,000 mètres pour une livre de 500 grammes : c’est le georgie-longue-soie, autrement dit sea-islands, parce qu’il est principalement recueilli dans les îlots semés sur les côtes de la Caroline et de la Géorgie. Mais la récolte de cette qualité supérieure est très limitée : elle ne dépasse pas 4,500,000 kilogrammes, chiffre qui n’a pas même été atteint l’année dernière. Rare et demandée en Europe, elle s’y maintient à des prix élevés: son cours actuel sur la place du Havre est de 7 à 8 fr. le kilogramme, et elle sera cotée plus haut encore à mesure que le besoin des filés très fins sera plus généralement senti.

Fiers de leur sea-islands, les Américains ont eu quelque velléité d’en étendre la culture; mais les terrains favorables à cette spécialité leur manquent. Les tentatives faites dans l’Inde anglaise pour acclimater cette belle espèce ont échoué complètement. Les longues soies auraient pu être remplacées jusqu’à un certain point par les cotons d’Egypte, car il y a sans doute identité d’origine entre les jumel et le sea-islands, mais les provenances égyptiennes se sont peu à peu abâtardies. Eh bien ! ces riches duvets que réclame l’industrie française, notre Algérie offre des ressources particulières pour les produire. Les filamens du cotonnier y acquièrent aisément les qualités précieuses des plus belles espèces d’Amérique, ce qu’on peut attribuer aux exhalaisons salines sur le littoral et aux eaux salées répandues dans l’intérieur des terres. La chambre de commerce de Mulhouse, appelée récemment à examiner des échantillons soumis par le préfet d’Alger, s’est exprimée ainsi par l’organe de M. Schlumberger : « Le coton en laine qui nous a été envoyé a un brin fin, égal, long et soyeux; il rivaliserait certainement avec le georgie-longue-soie d’Amérique, si le brin était plus nerveux; son infériorité sur ce point disparaîtra sans doute par de meilleurs procédés de culture. Les résultats obtenus à la filature n’ont rien laissé à désirer[9]. » Ces mêmes échantillons ont été estimés par experts à 6 ou 7 francs le kilogramme, évaluation élevée, et d’autant plus surprenante que les Algériens n’appliquent pas encore au nettoyage du coton les soins minutieux et les dépenses excessives prodigués par les Américains quand ils veulent obtenir des qualités hors ligne.

Le doute ne peut donc exister sur la possibilité de féconder le cotonnier en Algérie; mais parviendra-t-on à produire du coton marchand, c’est-à-dire une marchandise obtenue à des prix tels que son placement en Europe soit certain et lucratif?

Ne nous abusons pas. Au point où les Américains ont conduit ce genre d’exploitation, la concurrence est fort laborieuse. Des terres d’une grande richesse achetées à très bas prix, des crédits illimités offerts à l’envi par les banques, la main-d’œuvre assurée au moyen de l’esclavage, des ressources pour nourrir et vêtir les noirs presque sans frais, une pratique agricole éprouvée par le succès, d’incomparables facilités pour les transports, de nombreux commerçans appliqués à entretenir l’émulation parmi les producteurs, tels sont les élémens qui ont assuré jusqu’à ce jour la supériorité américaine.

Qu’est-ce donc que notre Algérie pour entrer en rivalité contre de telles forces? C’est une terre naturellement opulente, mais fatiguée par plusieurs siècles de barbarie. Ce qu’elle conserve de richesse est enfoui; elle est médiocrement boisée. Les eaux, suffisamment abondantes, n’y sont pas encore disciplinées. Les difficultés résultant de l’état des lieux ne sont rien, comparées à celle qu’oppose la rareté des bras. La population ouvrière est à créer. Sur les sept à huit mille familles vouées spécialement à l’agriculture, il n’y en a certainement pas cinq cents en mesure de sacrifier un capital pour expérimenter un nouveau genre d’exploitation. Les autres vivent péniblement sur le petit coin de terre qu’elles doivent à la libéralité de l’état, sans autre fonds que leur énergie personnelle. Les canaux et les chemins de fer, presque indispensables pour le transport économique d’une marchandise encombrante qu’il faut livrer à très bas prix, n’existent encore que sur le papier : à peine a-t-on la ressource des cours d’eau naturels, qui sont rarement navigables. Enfin l’apprentissage de la culture cotonnière est à peine commencé. Si, au point de vue agronomique, on a constaté la possibilité de faire vivre le cotonnier sur le sol africain, on n’a pas suffisamment élaboré le côté économique, c’est-à-dire le rapport du prix de revient au prix de vente, et il n’y a probablement pas dix personnes en Afrique possédant sur la production et le commerce des cotons l’ensemble de connaissances nécessaires pour asseoir les bases d’une opération rationnelle.

Est-ce à dire qu’il faut renoncer à cultiver le cotonnier en Afrique? A Dieu ne plaise qu’on tire cette conclusion du parallèle que nous venons de faire! Aujourd’hui, comme il y a six ans, nous sommes persuadé que l’Algérie doit vivre et prospérer en fournissant le précieux lainage si nécessaire à l’industrie française. Nous ne craignons pas d’ajouter qu’elle serait bien menacée dans son existence coloniale, s’il était démontré que les cultures industrielles, et notamment, celle du cotonnier, n’y peuvent pas être pratiquées avec avantage; mais nous croyons en même temps que pour lutter contre les Américains, il faut des combinaisons puissantes et des efforts exceptionnels, et que dans l’état actuel des exploitations cotonnières au Nouveau-Monde, la tentative de produire du coton en petite culture serait aussi déraisonnable de la part des colons français que celle de filer au rouet pour faire concurrence à la filature mécanique.

Nous avons entendu dire : Toute chose est chétive à son origine, les colons de la Virginie et de la Louisiane ont commencé petitement; pourquoi n’en serait-il pas de même en Algérie? La raison en est bien simple. Sans parler des ressources en capital et en main-d’œuvre que les planteurs américains avaient dès leurs débats, la denrée qu’ils essayaient de produire se vendait communément de 5 à 6 francs le kilogramme en qualité moyenne; les mêmes qualités se vendraient actuellement à la Nouvelle-Orléans ou à New-York de 1 franc 20 à 1 franc 50 centimes, et le colon algérien ne doit pas espérer d’en tirer sur la place du Havre plus de 1 franc 80 centimes à 2 francs. La différence entre ces deux prix est énorme. L’Américain luttait contre une industrie en enfance : l’Algérien entre en lutte contre une industrie d’une étonnante vigueur.

Mais, vont dire les personnes qui n’ont pas étudié d’une manière spéciale le genre de culture qui nous occupe, le gouvernement n’est-il pas là, en France, pour essayer, conseiller, diriger, subventionner, primer et décorer? En effet, l’administration a publié des devis d’exploitation dans lesquels elle promet jusqu’à 1,408 fr. de bénéfice net par hectare; elle a offert une prime de 20 fr. Pour vingt ares ensemencés, et elle donne les graines pour rien; elle achète les récoltes à des prix très élevés, en se chargeant même de l’égrenage, qui est une opération vétilleuse et dispendieuse. La chambre de commerce d’Alger ajoute à cette munificence une prime de 500 francs, destinée à l’entrepreneur de l’exploitation le plus habilement dirigée et ayant une étendue de deux hectares au moins. Aussi, s’écrie-t-on, quels résultats n’a-t-on pas obtenus depuis trois ans! Il n’y avait en 1851 que 2 à 3 hectares ensemencés; on en a compté 20 en 1852, et il y en a 700 aujourd’hui. Les planteurs qui viennent faire des demandes de graines se comptent par centaines; les Arabes eux-mêmes se rendent dans les jardins d’essais pour y apprendre la culture du cotonnier, et ils ont déjà exécuté des semis assez importans dans la zone voisine du Sahara.

Qu’on nous pardonne de ne pas partager l’admiration commune. Les expériences et les encouragemens administratifs accordés aux cultures cotonnières ne datent pas d’aujourd’hui; ils sont presque aussi anciens que notre domination en Afrique. Des essais très curieux et très satisfaisans ont eu lieu dès 1836 à la Rhéghaïa. En ouvrant le tableau officiel de 1846, nous trouvons des procès-verbaux de filateurs constatant déjà les qualités remarquables que possèdent les cotons récoltés en Algérie, et invitant le gouvernement à favoriser ce genre d’exploitation; à quoi le gouvernement répondait : «L’administration avait devancé ce vœu; dès l’année 1843, elle avait envoyé en Algérie des graines de toutes les variétés cultivées en Amérique et dans tout l’Orient. Des expériences comparatives devaient être faites dans toutes les pépinières du gouvernement, et des graines distribuées aux cultivateurs qui voudraient également faire des expériences. » L’extension des cultures pendant les deux dernières campagnes s’explique par les excitations et les avantages extraordinaires prodigués aux colons. De pareils sacrifices auraient leur utilité, s’il fallait seulement constater l’aptitude naturelle du sol algérien à la production du coton; mais le fait est indubitable, et la difficulté n’est plus là. Le problème est non pas agronomique, mais commercial. Il s’agit de démontrer que des cotons produits en Algérie sur une assez vaste échelle pour venir en aide à l’industrie métropolitaine peuvent être vendus sur la place du Havre avec un bénéfice suffisant pour le planteur, et malgré la concurrence des cotons américains. Or il nous semble que l’intervention du gouvernement, les primes et les faveurs qu’il prodigue tendent à fausser l’expérience en atténuant les charges des producteurs, en dénaturant les élémens du prix de revient.

Ce n’est pas sans quelque embarras que nous développons cette opinion. Nous ne voudrions pas que nos observations fussent prises pour une critique de l’administration algérienne, qui, après tout, ne mérite en cette affaire que des éloges pour ses bonnes intentions. Ajoutons que les renseignemens sur la culture cotonnière sont très difficiles à recueillir. Nous devons déclarer, en ce qui nous concerne personnellement, que depuis plusieurs années nous avons recherché toutes les occasions de consulter les hommes et les livres, sans recueillir des notions vraiment instructives surtout au point de vue de la spéculation. Des agronomes justement renommés, des voyageurs, des négocians, nous ont avoué leur insuffisance sur ce point. Les traités spéciaux, en fort petit nombre, ne paraissent pas découler d’une expérience personnelle, à l’exception toutefois d’une excellente petite brochure de M. Pelouze père, publiée en 1838. Un livre ou un journal venant d’Amérique nous est rarement tombé dans les mains sans que nous l’ayons consulté sur le sujet qui nous préoccupe, et, chose surprenante, nous n’avons recueilli par cette voie aucune information précise. En général, les Américains sont sobres de détails sur leur économie agricole : il faudrait parler de l’esclavage, et c’est là une plaie qu’ils cachent comme un mal honteux. L’administration algérienne a donc été réduite à se mouvoir dans l’inconnu.

Le doute existe encore jusque sur la nature du cotonnier et le genre de traitement qui lui convient en Afrique. Les premières instructions distribuées par ordre du gouvernement admettaient comme point de départ la multiplicité des types, et leur classement en deux grandes catégories : cotonnier herbacé et annuel, cotonnier arbre et vivace[10]. Les espèces cultivées dans le sud de l’Union américaine, c’est-à-dire les herbacées à soie plus ou moins longue, qu’on sème et qu’on arrache chaque année, sont celles, assurait-t-on, qui conviennent le mieux à notre Algérie, où les cotonniers arbres ne supporteraient pas plus l’hiver que sur les côtes de la Géorgie ou sur les rives du Mississipi. On a donc commencé par recommander aux planteurs algériens la culture qui réussit dans l’Amérique du Nord : choix de terres profondes et substantielles, trois ou quatre labours croisés avec autant de hersages pour ameublir et préparer le sol, coups de rouleau, irrigations, etc., en un mot toutes les ressources de la culture la plus savante. Les labours seuls étaient estimés 135 francs. La nécessité de renouveler chaque année les semis, c’est-à-dire de creuser douze mille fosses par hectare, entraînait une dépense de 82 francs. Il en était de même pour toute la série des manipulations. Il est vrai qu’on promettait au colon, pour le dédommager de ses avances, des récoltes extraordinaires, et de nature à lui laisser encore de gros bénéfices.

Mais, depuis cette époque, un autre agent de la colonisation a élevé des doutes sur cette prétendue nécessité de renouveler le cotonnier. Cette plante, dit-on de ce côté, unique en son espèce, ne se diversifie qu’en raison des influences extérieures qu’elle subit. Naturellement vivace, elle existera à l’état d’arbre durable en Algérie, où les hivers sont moins rudes, à latitude égale, qu’en Amérique. Loin d’être exigeante, une culture trop soignée, une nutrition trop abondante la fatiguent : on a constaté qu’entre plusieurs plants, le moins soigné a le mieux réussi. En un mot, le cotonnier se fait de lui-même dans un sol sain, léger, un peu maigre. Suivant cette doctrine, les frais d’exploitation se trouvent extraordinairement simplifiés; les terrains médiocres sont utilisés, les frais de labour et de plantation ne reviennent qu’à plusieurs années d’intervalle. On ne se souvient de l’arbre, pour ainsi dire, que lorsqu’il est disposé à livrer son fruit.

On le voit, ces deux affirmations sont radicalement opposées. Si nous avions à nous prononcer, nous dirions que sur un sol aussi vaste et aussi accidenté que notre domaine algérien, plusieurs procédés de culture sont admissibles, et que chacune des deux théories n’a péché que par exagération. Il y a des terres fortes et grasses auxquelles convient une culture rationnelle, et où le renouvellement annuel des plants est nécessaire comme en Amérique; il y a sans doute aussi des expositions où peuvent suffire les procédés un peu sauvages des pays tropicaux. L’habileté consiste à proportionner les dépenses aux résultats probables; mais à travers ces hypothèses contradictoires, que devient la prétention officielle de diriger les cultivateurs ?

Pour les gens à qui manquent les moyens de comparaison, rien n’est plus encourageant que le tableau des résultats obtenus dans les jardins d’essais. En voici le résumé d’après l’avant-dernier compte-rendu publié l’année dernière :

RENDEMENT PAR HECTARE
DANS LA PÉPINIÈRE CENTRALE DU GOUVERNEMENT.


Espèces Frais d’exploitation Produit brut Produit net après égrenage Estimation du coton égréné Bénéfice net
Georgie-longue-soie 995 fr. »» c. 1460 kil. 267 kil. 9 tr. »» c. 1,408 fr. »» c.
Jumel-égyptien 570 »» 1676 375 2 50 367 50
Naakin 563 »» 2230 557 1 60 306 20
Louisiane blanc 546 »» 2005 501 1 50 205 50
Moyenne par hectare 668 fr. 50 c. 1842 kil. 425 kil. 3 fr. 52 c. 571 fr. 80 c.

Certes les planteurs américains seraient bien effrayés, s’ils supposaient qu’on pût obtenir communément en Algérie 267 kilogrammes par hectare d’une qualité assez belle pour valoir 9 fr. et 557 kilogrammes d’une qualité courante; mais étant de vieux praticiens, ils comprendront qu’il s’agit ici de cultures faites avec les soins minutieux et les ressources exceptionnelles que les savans prodiguent dans leurs expériences. En Amérique, on considère comme une très bonne année celle où on récolte 350 ou 400 kilogrammes net par hectare en qualités communes. Quant aux espèces à longues soies, les bilans de seize plantations, relevés en 1848 et 1849, donnent seulement une moyenne de 152 kilogr. Par hectare. Il est même probable que ces chiffres se rapportent aux qualités ordinaires des sea-islands; car il résulte d’un document soumis récemment à la société industrielle de Mulhou.se, par M. Dollfus-Mieg, qu’on ne retire pas plus de 68 kilogrammes en qualités tout à fait supérieures, tant le nettoyage poussé à la dernière perfection entraîne de pertes. Nous craignons qu’il n’en soit du rendement obtenu dans les jardins d’essai comme de ces beaux fruits de serres chaudes qu’il est impossible de reproduire en pleine terre. On s’exposerait probablement à des mécomptes en adoptant pour bases d’une large spéculation les chiffres signalés officiellement.

En supposant que l’état ne dût pas prendre la responsabilité de diriger le travail, ne peut-il pas du moins le stimuler par des libéralités en argent ? Examinons. Il y a trois manières de subventionner la production du coton : accorder une signification en raison des ensemencemens qui ont été faits, acheter les récoltes à des prix de faveur, accorder des primes d’exportation pour les quantités envoyées en France. Les deux premiers systèmes sont actuellement pratiqués ; le troisième a été conseillé par un membre de la chambre de commerce de Mulhouse.

En mettant des graines à la disposition du public, l’administration a déclaré qu’elle décernerait une allocation de 20 francs à tout cultivateur qui aurait exécuté des semis sur une superficie de 20 ares au moins, sans qu’une culture plus étendue donnât droit à une prime plus forte. La réalité des travaux est constatée, du 15 juin au 15 juillet, par les inspecteurs de la colonisation. Quelle peut être l’efficacité de cette mesure ? Ou bien les concurrens sont de pauvres petits cultivateurs qui, alléchés par la subvention de 20 francs, s’empressent de gratter un coin de terre et d’y jeter à tout hasard des semences qui ne leur coûtent rien, ou bien ce sont des propriétaires assez éclairés pour comprendre qu’une expérience faite sur un quart d’hectare ne prouve rien, et assez riches pour essayer sur une large échelle de la véritable industrie agricole. Avec les premiers, le gouvernement perd son argent ; avec les seconds, une prime de 20 fr. est insignifiante.

L’achat des récoltes est pratiqué depuis deux ans. Des planteurs qui exploitent moins d’un hectare ne pouvant pas faire les frais d’une machine à égrener, l’administration offre d’acheter, à des prix différens bien entendu, le produit brut ou le produit net, c’est-à-dire les capsules du cotonnier avec les graines auxquelles les filamens adhèrent, ou bien le lainage seul complètement épluché. Voici donc les préfets algériens mis en demeure d’établir officiellement la proportion entre le produit brut et le produit net, chose qu’il leur est bien permis d’ignorer, car, nous le répétons, il n’y a presque personne en France qui ait eu occasion d’expérimenter ces matières. Par décision du 10 mars 1853, les prix d’achat furent ainsi fixés : georgie-longue-soie non égrené, 3 fr. le kilogramme ; égrené, 9 fr. ; — louisiane blanc courte soie non égrené, 1 fr. Or, bien que le rendement à l’égrenage varie en raison de la perfection des machines qu’on emploie et de la résistance plus ou moins grande des espèces sur lesquelles on opère, il est généralement admis comme mesure moyenne que les longues-soies perdent à l’égrenage quatre cinquièmes de leur poids brut, et les courtes-soies les deux tiers de ce poids. Le tableau des résultats obtenus dans les pépinières du gouvernement confirme cette proportion. L’égrenage des capsules, le nettoyage et le triage du duvet étant des opérations dispendieuses et constituant peut-être la partie la plus difficile de l’apprentissage que nos colons doivent faire, on concevrait qu’un prix de faveur fût décerné au coton conduit au degré de netteté qui lui donne sa valeur commerciale. On a fait précisément le contraire. Le coton brut est payé en réalité 80 pour 100 de plus que le coton nettoyé ; nous allons le prouver. Si le planteur prenait la peine d’égrener lui-même 5 kilogrammes de longue-soie, il en tirerait 1 kilogramme net estimé 9 fr.; qu’il présente les 5 kilogrammes à l’état brut, et on lui comptera 15 fr. Cette plus-value de 6 fr. ne sera pas son seul bénéfice : il gagnera encore les frais de manipulation, qui sont très considérables pour ces qualités super-fines. Le Moniteur a publié récemment une note dont les élémens sont empruntés à l’un des plus célèbres producteurs, M. Whitemarsh-Seabrook, actuellement gouverneur de la Caroline du Sud. Nous y apprenons que dans ce pays, où la spéculation porte particulièrement sur les longues-soies, les plantations importantes renferment de vastes magasins où se trouvent des pièces séparées pour les cotons avant l’égrenage, pour les cotons égrenés, pour le battage, l’assortissage, l’emballage. La main-d’œuvre y est minutieusement divisée, comme dans une grande manufacture : ainsi, pour la préparation d’un sac, de sea-islands superfin pesant 680 kilogrammes avant l’égrenage et devant donner seulement 136 kilog. égrenés, on emploie comme sécheurs, batteurs, cylindreurs, assortisseurs, emballeurs, 54 personnes à 50 cents, soit pour le tout 27 dollars valant 145 fr. Qu’on évalue en outre les frais de combustible et de matériel, et on trouvera que la préparation de chaque kilogramme entraîne une dépense d’environ 1 franc 25 centimes. N’avions-nous pas raison de dire que le prix de 3 fr. Pour le kilogramme de longue-soie non égrené équivaut à plus de 16 fr. Pour la même quantité de coton nettoyé ? Pareille observation est à faire relativement aux courtes-soies. Acheter le produit brut à 1 fr. le kilogramme, c’est le payer au moins 3 fr. à l’état vendable. Ces prix sont excessifs, et nous ne serions pas surpris que l’état perdît 100 pour 100 en revendant ces marchandises. À ce compte, la production du coton en Algérie, si elle prenait une importance réelle, serait ruineuse pour la métropole.

Le troisième système, conseillé par d’honorables négocians, celui qui consiste à encourager la culture par des primes à l’exportation de la denrée, n’est pas non plus d’une exécution facile. Dans le commerce du coton, l’échelle des qualités est fort étendue, et les prix en France, avec la surcharge des frais de transport et de l’impôt, ont varié depuis dix ans entre 1 fr. 30 cent, et 9 fr. le kilogramme. Sur quelle base asseoierait-on la prime? On reconnaîtrait probablement deux types : les longues et les courtes soies; mais il y a des nuances nombreuses dans ces catégories : il y a, par exemple, des georgie-longues-soies depuis 3 francs jusqu’à 9 francs. Allouer la même somme aux uns et aux autres, ce serait récompenser le mauvais travail. Essaiera-t-on de proportionner la prime à la valeur réelle de la marchandise? Il faudra constituer un corps d’experts pour vérifier et estimer chaque ballot exporté, et Dieu sait à quels abus et à quelles plaintes pourrait donner lieu ce genre de taxation arbitraire.

Remarquons d’ailleurs que la prime, destinée à rendre possible la concurrence contre l’étranger, manquerait assez souvent son effet. Supposez une très mauvaise récolte en Amérique, les prix de vente s’élèvent tellement, que le colon algérien peut réaliser un bénéfice : la prime lui est donc inutile. Vienne au contraire une année de grande abondance, les prix tomberont trop bas pour que la prime soit une indemnité suffisante. Ne perdons pas de vue non plus le côté financier. On consomme actuellement en France 256,000 kilogrammes de coton par journée de travail. Eh bien ! n’accordât-on aux cotons d’Algérie qu’une prime de 25 centimes par kilo, l’alimentation des filatures françaises pendant une seule journée coûterait au trésor un déboursé de 64,000 francs, sans compter 58,000 francs perdus sur l’impôt.

Le plus regrettable effet de la protection administrative sera de faire éclore de petites exploitations impuissantes à vivre sans les libéralités du gouvernement : on se prépare ainsi de grands embarras dans l’avenir. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire les devis sur lesquels notre affirmation repose; on y verrait qu’il y a des frais généraux d’outillage, des soins dispendieux dans les manipulations auxquels ne pourrait suffire le petit cultivateur travaillant isolément. Pour lutter contre les Américains, qui ont des forces extraordinaires, il faut des moyens exceptionnels. En quelque pays du monde que ce soit, même dans ceux où l’esclavage existe encore, le coton ne peut plus être produit qu’en grand, et avec l’ensemble de ressources que procure un puissant capital. Les conditions de cette grande culture sont les suivantes : 1° la possession de vastes espaces obtenus gratuitement ou à bas prix, et n’ayant à supporter qu’une faible rente; 2° l’emploi des moyens mécaniques pour toutes les manipulations et transports dans lesquels la force animale peut être remplacée; 3° une population ouvrière qui, quoique bien traitée et généralement satisfaite de son sort, ne coûte pas beaucoup aux entrepreneurs.

Est-il possible de réaliser ces trois conditions en Algérie? Les deux premiers points ne peuvent soulever aucune objection. Il est évident que, si le gouvernement veut féconder son domaine d’Afrique, il ne marchandera pas l’espace à des entreprises d’utilité nationale. Quant à la puissance de l’outillage, c’est une affaire de capital. Les ingénieurs européens ne resteront certainement pas au-dessous des ingénieurs d’Amérique.

Le doute ne peut exister qu’à l’égard de la population ouvrière : là est la vraie difficulté; mais au moins n’est-elle plus insurmontable depuis qu’il est devenu possible, grâce aux progrès de notre domination, d’associer largement les indigènes au travail européen. De courtes explications à ce sujet sont nécessaires.

Les personnes qui ne connaissent l’Algérie que par les bulletins militaires s’imaginent une population belliqueuse, farouche, indisciplinable. Cela peut être vrai pour certaines catégories d’habitans; mais, dans tous les pays du monde, les hommes sont divisés par le rang, les intérêts, les préjugés, et la population indigène de l’Algérie est une des plus hétérogènes qui existent. Il y a là des tribus nomades et des tribus sédentaires, des tribus qui s’administrent librement et des tribus administrées par l’état, des tribus religieuses et des tribus laïques, des tribus nobles et des tribus serves, et au sein de chaque tribu, quelle que soit son essence, un groupe dominateur et une multitude fort mal menée, fort misérable. Entre de tels élémens, la cohésion est assez faible. La classe supérieure peut voir avec dépit son influence primée par une domination étrangère; mais pour la foule obscure, la grosse affaire, c’est de ne pas mourir de faim. Les gens de cette dernière classe cherchent à vivre en qualité de khammas, c’est-à-dire de travailleurs au cinquième, toujours disposés à accepter pour leur rémunération la cinquième partie de la valeur qu’ils ont produite.

L’idée de se servir des élémens qui existent, de greffer l’industrie européenne sur les habitudes du pays, est en effet la plus rationnelle. Nous lisons dans l’avant-dernier Tableau des établissemens algériens, publié par le gouvernement : « Ce qu’il est important de noter ici, c’est le mouvement remarquable qui pousse actuellement vers les exploitations rurales européennes une partie de cette population qui se déplace avec nous et avec nos travaux. Les fermes de nos colons, dans les plaines du littoral, emploient déjà comme métayers, jardiniers, moissonneurs, faucheurs, pasteurs, etc., etc., une quantité de journaliers kabyles, qui s’accroît chaque jour, au grand profit de la colonisation et de tous les intérêts algériens. » Cette citation se rapporte à l’année 1849. Depuis cette époque, les travaux agricoles sont en progression, grâce surtout aux auxiliaires indigènes, qu’on s’accoutume à utiliser. L’égrenage du coton récolté à la pépinière d’essai d’Alger coûtait fort cher. On vient de faire construire un appareil à égrener, mû par une machine à vapeur. Cet appareil, desservi par un chauffeur européen, occupe vingt enfans indigènes de douze à quatorze ans, à qui on donne 60 centimes par jour.

Supposez une compagnie à large capital, assez intelligente pour être généreuse avec les indigènes, et la main-d’œuvre ne lui fera pas défaut. Dans les habitudes du pays, le travailleur au cinquième reçoit par avance une certaine mesure de grains, afin qu’il puisse vivre en attendant sa part dans la récolte. C’est tout ce qu’on lui donne. La compagnie ne s’en tiendra pas là, car il est de son intérêt que le khammas trouve, en s’attachant à elle, une amélioration dans son sort. Un cinquième dans le nouveau travail auquel on espère l’appliquer lui rapportera beaucoup plus que son contingent dans la culture du blé, son travail ordinaire, dont il retire au plus la valeur de 20 hectolitres à 12 francs. Au lieu d’un pain grossier et peu nourrissant, on lui procurera une ration vraiment substantielle. Ceux qui l’emploient actuellement le laissent sinon tout nu, du moins couvert de guenilles, qu’on se transmet de père en fils : une compagnie pourra donner chaque année un haïk pour l’homme et quelques vêtemens pour la femme et les enfans. Le khammas n’a pour abri qu’un gourbi, c’est-à-dire une espèce de hutte qu’il fait, à la manière des sauvages, avec les matériaux qui lui tombent sous la main. Il en coûtera peu de faire bâtir pour lui une espèce de petite chaumière en pisé, avec un jardinet au moyen duquel il pourra améliorer son alimentation. Il périt sans secours, quand il est malade; on assurera les soins médicaux à lui et aux siens. Enfin dans ses relations ordinaires, soit avec les Européens, soit avec ses compatriotes, il est méprisé, parfois volé, souvent battu, parce qu’on ne cherche pas à se l’attacher. Au contraire, la compagnie aura intérêt à le traiter autant que possible avec justice et douceur.

Mais ce régime ne conduira-t-il pas à des dépenses écrasantes pour l’entreprise? Nullement. Dans les sociétés avancées où les moindres coins de terre sont utilisés de manière à produire des rentes considérables, la nourriture et le logement, ces deux grandes nécessités de l’existence, sont à des prix tels que l’ouvrier est parfois nécessiteux avec un salaire assez fort nominalement. Il en est autrement dans un monde nouveau comme l’Amérique ou notre Algérie. Là les grands planteurs, ayant beaucoup plus de terre qu’ils n’en utilisent, peuvent sans s’obérer procurer à leurs ouvriers un bien-être réel. Par exemple, en entrant dans les détails d’une exploitation de ce genre, on entrevoit que le pain, le logement et le jardin, auxquels l’indigène errant et affamé attacherait un grand prix, ne surchargeraient pas beaucoup le budget d’une entreprise africaine.

On a déjà compris que nous ne sommes pas tout à fait dans le domaine des conjectures, et que nous puisons le programme qui précède dans les études préparatoires d’une compagnie en instance auprès du gouvernement. L’entreprise a sa clientèle naturelle dans les villes de fabrique où elle a été chaleureusement accueillie. Nous distinguons avec plaisir parmi ses promoteurs principaux les notables de l’industrie française, surtout dans la spécialité du coton, des hommes qui, satisfaits de leur célébrité comme manufacturiers, ne descendraient pas à des spéculations étrangères dans une autre pensée que de rendre un service au pays. La compagnie se croit en mesure de réaliser un grand capital, en commençant par 20 ou 25 millions. Elle demande, en garantie des risques qu’elle assume, une concession de 100,000 hectares, à charge de verser au trésor, au bout de cinq ans, un impôt qui s’élèvera graduellement jusqu’à 500,000 fr. Elle considère en outre comme une des conditions de son existence le privilège de la vente des cotons produits en Algérie.

Le mot de privilège est malsonnant, nous le savons bien. Hâtons-nous donc d’expliquer le sens qu’on lui donne en cette circonstance.

Il ne s’agit point du droit exclusif de cultiver le cotonnier. Bien au contraire. Loin d’entraver les planteurs, la compagnie fera tous ses efforts pour en augmenter le nombre. Elle les aidera de son expérience, de son matériel, de son argent. Son but, suivant une heureuse expression que nous remarquons dans une de ses notes, est d’instituer en Algérie le crédit foncier du coton, en répandant les secours de toute nature propres à développer cette spécialité agricole. La garantie qu’elle sollicite serait seulement le droit exclusif d’acheter les récoltes des planteurs à un prix fixé, par le gouvernement, d’après les mercuriales des principaux marchés de coton : c’est un privilège analogue à celui des grandes sociétés commerciales du temps passé. Il est bien entendu que ce privilège serait temporaire. La compagnie donne pour motif de cette exigence la nécessité d’assurer une protection aux capitaux qu’elle appelle. Pour développer largement la colonisation au moyen des cultures cotonnières, il y a de gros capitaux à enfouir en travaux de défrichement, de dessèchement, de routes, d’irrigation; il y a des écoles dispendieuses à faire pour dégager les méthodes de culture convenables au pays, pour attirer des Européens et discipliner des indigènes, pour créer des moyens économiques de transport et établir des courans commerciaux. La production cotonnière ne sera constituée que dans quelques années; on s’y attend, et les frais de cet apprentissage sont prévus. Serait-il juste qu’après cette période, une seconde, une troisième compagnie, vinssent profiter de l’expérience acquise et des dépenses faites? Avec une telle perspective, les capitaux de la métropole se risqueraient-ils sur le sol algérien ? La compagnie fait valoir enfin que cette obligation de lui vendre les récoltes, loin d’être onéreuse aux colons, entraînerait à peine un changement dans leurs habitudes. Les planteurs d’outre-mer n’expédient pas eux-mêmes leurs cotons sur les marchés lointains. Entre eux et le consommateur, il y a nécessairement des intermédiaires qui viennent traiter à domicile de l’achat des récoltes. Chez nous, en attendant que la production algérienne soit assez considérable pour donner lieu à une pareille spéculation, c’est l’état qui fait l’office du courtier[11]. Eh bien! dans la combinaison dont il s’agit, les planteurs, au lieu de vendre à l’état, vendraient à la compagnie privilégiée, sous la surveillance tutélaire du gouvernement, qui, à coup sûr, ne livrerait pas les colons algériens à une exploitation abusive.

Sans nous prononcer actuellement sur cette combinaison, nous avons cru devoir constater comme un symptôme favorable l’importance qu’attache l’industrie cotonnière de la métropole au succès de la colonisation africaine, et la féliciter de l’initiative prise à ce sujet par les hommes qui la représentent le mieux. Étrange et honorable destinée de cette industrie ! Si on prenait la peine de compiler le répertoire des lois et règlemens antérieurs à la rénovation de 1789, on n’y trouverait pas moins de trente-six ordonnances pour prohiber en France le commerce et l’usage des étoffes de coton. Provenant d’une plante exotique, disait-on, les cotonnades devaient ruiner à la fois l’agriculture nationale et les fabriques de draperies. Ne nous moquons point : chaque siècle a des sages de cette force, et Dieu sait ce qu’on pensera dans cent ans de beaucoup d’axiomes ayant cours aujourd’hui. Quant aux idées de nos pères sur le coton, jamais erreur économique n’a reçu un démenti plus prompt et plus éclatant. Le développement qu’a pris l’industrie cotonnière depuis le peu de temps qu’elle est autorisée chez nous est la meilleure preuve de son utilité. Elle tient le premier rang dans le travail manufacturier par l’importance du capital qu’elle a engagé et par le nombre des ouvriers qu’elle occupe. Elle a contribué notablement à la diffusion du bien-être en abaissant le coût de la plupart des vêtemens; elle a transformé une classe nombreuse de femmes en lui permettant une sorte d’élégance à peu de frais. Les autres fabriques de tissus lui doivent la plupart de leurs progrès mécaniques et chimiques, et loin de nuire à l’agriculture, elle l’a enrichie en suscitant une population nouvelle de consommateurs. Qui sait si elle n’est pas appelée à présent à consacrer la conquête de l’Algérie, en rendant enfin profitable cette acquisition si longtemps onéreuse?


ANDRE COCHUT.

  1. Voir les livraisons du 1er février et du 15 avril 1847.
  2. Tels sont, d’après les documens américains, les prix moyens des cotons depuis trente ans sur les marchés des États-Unis : première période (1821-30), 1 fr. 55 cent. 1/2 le kilogramme; deuxième période (1831-40), 1 fr. 44 cent, le kilogramme; troisième période (1841-50), 97 cent, le kilogramme. Ces prix comprennent toutes les qualités, depuis les plus sordides jusqu’à celles qui valent de 7 à 9 francs. Au commencement du siècle, avant le déluge de la production américaine, les cotons en laine se vendaient généralement sur le pied de 5 fr. le kilogramme.
  3. Les campagnes se règlent de septembre en septembre, conformément au cours des récoltes
  4. On compte par balles dans le commerce, bien que le poids des balles ne soit pas uniforme. Il varie selon les pays et les qualités. Comme il y a tendance en Amérique à les faire de plus en plus fortes, nous prenons pour mesure moyenne 180 kilogrammes, en faisant remarquer que les balles de l’Egypte, du Brésil et du georgie-longue-soie sont beaucoup plus faibles.
  5. Le capital de ces cent trente banques est de 150 millions de francs, pour une population inférieure à un million d’âmes. La France n’a qu’une seule banque ayant pouvoir d’émettre des billets au porteur, et, pour 36 millions d’âmes, son capital et ses réserves ne sont que de 108 millions. La différence à notre préjudice est dans la proportion de là 50.
  6. Ce nom rappelle celui du riche capitaliste qui a le plus contribué à la formation de Lowell.
  7. Qu’on en juge par l’analyse du tableau des récoltes américaines depuis quinze ans seulement. — De 1838 à 1839, le produit faiblit de 314 millions de kilogrammes à 232, soit 26 pour 100 : les prix moyens s’élèvent de 44 pour 100. — On monte en 1840 à 388 millions, pour redescendre l’année suivante à 251 : différence en moins dans les quantités disponibles de 35 pour 100, élévation dans les prix moyens d’environ 20 pour 100. — A partir de 1843, succession de bonnes récoltes ; on atteint en 1845 le chiffre de 457 millions, les prix tombent au plus bas; mais l’année 1846 est très mauvaise, l’année suivante pire encore : on ne recueille plus que 321 millions de kilogr.; la différence est de 39 pour 100. Le prix moyen du kilogr, qui était de 67 centimes sur les marchés américains, passe à 1 fr. 21 cent, en 1847. — L’année 1849 est phénoménale : elle donne 549 millions de kilos, le prix redevient très doux; mais l’année qui suit présente une réduction d’un tiers, malgré le contingent des nouvelles plantations du Texas, de sorte qu’une hausse de 76 pour 100 se déclare. — Enfin les trois dernières années sont favorisées par une succession de bonnes récoltes : néanmoins les prix se soutiennent, comme nous l’avons déjà vu, en raison de la rapide extension de l’industrie cotonnière. Après une série d’années abondantes, une série de récoltes au-dessous de la moyenne est dans les probabilités.
  8. Cette citation est reproduite dans les pièces annexées au dernier message du président.
  9. Les cotons algériens ont été filés, en effet, jusqu’à 300,000 mètres, degré de finesse qui dépasse de beaucoup le besoin de l’industrie.
  10. pour comprendre cette distinction, il faut savoir qu’il y a des cotonniers qui sont des plantes basses et chétives destinées à mourir chaque hiver, et d’autres qui sont de véritables arbres hauts de plusieurs mètres et vivant plusieurs années.
  11. Avec cette différence qu’il paie actuellement les marchandises presque le double de leur valeur commerciale; mais il est évident que cette libéralité ne peut pas se perpétuer.