Du Dandysme et de George Brummell/08

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Alphonse Lemerre (p. 24-30).
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VIII


L e Dandysme n’étant pas l’invention d’un homme, mais la conséquence d’un certain état de société qui existait avant Brummell, il serait peut-être convenable d’en constater la présence dans l’histoire des mœurs anglaises et d’en préciser l’origine. Tout porte à penser que cette origine est française. La grâce est entrée en Angleterre, à la restauration de Charles II, sur le bras de la Corruption qui se disait sa sœur alors et qui quelquefois l’a fait croire. Elle vint attaquer avec la moquerie le sérieux terrible et imperturbable des Puritains de Cromwell. Les mœurs, toujours profondes dans la Grande-Bretagne, ― quelle que soit leur tendance, bonne ou mauvaise, ― exagéraient la sévérité. Il fallait bien pour respirer se soustraire à leur empire, déboucler ce lourd ceinturon, et les courtisans de Charles II, qui avaient bu, dans les verres à champagne de France, un lotus qui faisait oublier les sombres et religieuses habitudes de la patrie, tracèrent la tangente par laquelle on put échapper. Beaucoup par-là se précipitèrent. « Les disciples mêmes eurent bientôt dépassé leurs anciens maîtres ; et, comme l’a dit un écrivain avec une piquante exactitude[1], leur bonne volonté d’être corrompus était si bonne, que les Rochester et les Shaftesbury enjambèrent d’un siècle sur les mœurs françaises de leur temps et sautèrent jusqu’à la Régence. » On ne parle ni de Buckingham, ni d’Hamilton, ni de Charles II lui-même, ni de tous ceux chez qui les souvenirs de l’exil furent plus puissants que les impressions du retour. On a plutôt en vue ceux-là qui, restés Anglais, furent atteints de plus loin par le souffle étranger, et qui ouvrirent le règne des Beaux, comme sir Georges Hevett ; Wilson, tué, dit-on, par Law, dans un duel, et Fielding dont la beauté arrêta le regard sceptique de l’insouciant Charles II, et qui, après avoir épousé la fameuse duchesse de Cleveland, renouvela les scènes de Lauzun avec la grande Mademoiselle. Ainsi qu’on le voit, le nom même qu’ils portèrent accuse l’influence française. Leur grâce aussi était comme leur nom. Elle n’était pas assez indigène, assez mêlée à cette originalité du peuple au milieu duquel naquit Shakspeare, à cette force intime qui devait plus tard la pénétrer. Qu’on ne s’y méprenne pas, les Beaux ne sont pas les Dandys : ils les précèdent. Déjà le Dandysme, il est vrai, s’agite sous ces surfaces ; mais il ne paraît point encore. C’est du fond de la société anglaise qu’il doit sortir. Fielding meurt en 1712. Après lui, le colonel Edgeworth, vanté par Steele (un Beau aussi dans sa jeunesse), continue la chaîne d’or ouvragé des Beaux, qui se ferme à Nash, pour se rouvrir à Brummell, mais avec le Dandysme en plus.

Car s’il est né plus tôt, c’est dans l’intervalle qui sépare Fielding de Nash que le Dandysme a pris son développement et sa forme. Pour son nom (dont la racine est peut-être française encore), il ne l’eut que tard. On ne le trouve pas dans Johnson. Mais quant à la chose qu’il signifie, elle existait, et, comme cela devait être, dans les personnalités les plus hautes. En effet, la valeur des hommes étant toujours en vertu du nombre des facultés qu’ils ont, et le Dandysme représentant justement celles qui n’avaient pas leur place dans les mœurs, tout homme supérieur dut se teindre et se teignit plus ou moins de Dandysme. Ainsi Marlborough, Chesterfield, Bolingbroke, Bolingbroke surtout ; car Chesterfield qui avait fait dans ses Lettres le traité du Gentleman, comme Machiavel a fait le traité du Prince, moins en inventant la règle qu’en racontant la coutume, Chesterfield est bien attaché encore à l’opinion admise ; et Marlborough, avec sa beauté de femme orgueilleuse, est plus cupide que vaniteux. Bolingbroke seul est avancé, complet, un vrai Dandy des derniers temps. Il en a la hardiesse dans la conduite, l’impertinence somptueuse, la préoccupation de l’effet extérieur, et la vanité incessamment présente. On se rappelle qu’il fut jaloux de Harley, assassiné par Guiscard, et qu’il disait, pour se consoler, que l’assassin avait sans doute pris un ministre pour un autre. Rompant avec les pruderies des salons de Londres, ne l’avait-on pas vu ― chose horrible à penser ! ― afficher l’amour le plus naturel pour une marchande d’oranges, qui peut-être n’était pas jolie, et qui se tenait sous les galeries du Parlement[2] ? Enfin, il inventa la devise même du Dandysme, le Nil mirari de ces hommes, ― dieux au petit pied, ― qui veulent toujours produire la surprise en gardant l’impassibilité[3]. Plus qu’à personne d’ailleurs le Dandysme seyait à Bolingbroke. N’était-ce pas de la libre pensée en fait de manières et de convenances du monde, de même que la philosophie en était en matière de morale et de religion ? Comme les philosophes qui dressaient devant la loi une obligation supérieure, les Dandys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles les plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition[4], et par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile qui n’est, en fin de compte, que l’audace de leur propre personnalité. Un tel résultat est curieux et tient à la nature des choses. Les sociétés ont beau se tenir ferme, les aristocraties se fermer à tout ce qui n’est pas de l’opinion reçue, le Caprice se soulève un jour et pousse à travers ces classements qui paraissaient impénétrables, mais qui étaient minés par l’ennui. C’est ainsi que, d’une part, la Frivolité[5] chez un peuple d’une tenue rigide et d’un militarisme grossier, de l’autre, l’Imagination réclamant son droit à la face d’une loi morale trop étroite pour être vraie, produisirent un genre de traduction, une science de manières et d’attitudes, impossible ailleurs, dont Brummell fut l’expression achevée et qu’on n’égalera jamais plus. On verra pourquoi.

  1. M. Amédée Renée, dans son introduction aux Lettres de lord Chesterfield, Paris, 1842.
  2. London and Westminster Review.
  3. Le Dandysme introduit le calme antique au sein des agitations modernes ; mais le calme des Anciens venait de l’harmonie de leurs facultés et de la plénitude d’une vie librement développée, tandis que le calme du Dandysme est la pose d’un esprit qui doit avoir fait le tour de beaucoup d’idées et qui est trop dégoûté pour s’animer. Si un Dandy était éloquent, il le serait à la façon de Périclès, les bras croisés sous son manteau. Voir la ravissante, impertinente et très moderne attitude du Pyrrhus de Girodet, écoutant les imprécations d’Hermione. Cela ferait mieux comprendre ce que je veux dire que tout ce que j’écris là.
  4. Et il n’y a pas qu’en Angleterre. Quand, en Russie, la princesse d’Aschekoff ne portait pas de rouge, elle faisait acte de Dandysme, et peut-être trop, car c’était un acte de la plus scandaleuse indépendance. En Russie, rouge veut dire beau, et, au XVIIIe siècle, les mendiants, au coin des rues, s’ils n’avaient pas eu de rouge, n’auraient pas osé quêter.

    Voir Rulhière sur cette femme. Rulhière, écrivain qui a du dandysme aussi dans le coup de plume, ― Rulhière, piquant dans le profond. Si l’histoire n’était qu’une anecdote, comme il l’écrirait !

  5. Nom haineux donné à tout un ordre de préoccupations très légitimes au fond, puisqu’elles correspondent à des besoins réels.