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Eaux printanières/Chapitre 39

La bibliothèque libre.
Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 279-293).

XXXIX

En 1840, le théâtre de Wiesbaden était un édifice des plus laids, et sa troupe, par sa médiocrité prétentieuse et misérable, par sa routine banale et voulue ne s’élevait en rien au-dessus du niveau des théâtres allemands de l’époque… Le théâtre de Carlsruhe et sa troupe, sous la direction du « célèbre » Devrient, peut être regardé comme le modèle du genre.

Derrière la loge retenue par « Son Excellence madame von Polosov » — et Dieu sait comment le garçon avait pu louer cette loge ! — il est évident qu’il ne s’était pas avisé d’offrir un pourboire au Stadt-Director, toujours est-il que derrière cette loge se trouvait un petit salon entouré de divans.

Avant d’entrer dans sa loge, Maria Nicolaevna pria Sanine de lever les écrans qui séparaient la loge du théâtre.

— Je ne veux pas qu’on me voie, dit-elle. — Ils viendraient tous m’ennuyer l’un après l’autre.

Elle fit placer Sanine à côté d’elle, le dos à la salle, afin que la loge semblât vide.

L’orchestre joua l’ouverture des Noces de Figaro… Le rideau se leva. On donnait, ce soir-là, une de ces pièces allemandes dans lesquelles les auteurs qui avaient de la lecture mais pas de talent, dans une langue choisie mais morte, traitaient diligemment mais sans adresse une idée « profonde » ou « palpitante d’intérêt » représentant le « conflit tragique » et exhalant un ennui… asiatique, comme il existe un choléra asiatique.

Maria Nicolaevna écouta patiemment la moitié de l’acte, mais quand le jeune premier ayant appris la trahison de son amoureuse (ce jeune premier était revêtu d’une redingote couleur cannelle avec des bouffants et un col de peluche, un gilet rayé avec des boutons de nacre, un pantalon vert à sous-pieds de cuir laqués, et des gants blancs de peau de chamois) quand ce jeune premier, appuyant les deux poings sur sa poitrine et écartant les coudes en avant, formant un angle aigu, se mit à hurler comme un chien, Maria Nicolaevna n’y put plus tenir.

— Le dernier acteur français, s’écria-t-elle avec indignation, dans la dernière ville de province, joue mieux et avec plus de naturel que cette célébrité allemande.

Madame Polosov passa dans le salon attenant à la loge.

— Venez ici, dit-elle à Sanine, indiquant de la main la place vacante à côté d’elle sur le divan. Venez, nous causerons.

Sanine obéit.

Maria Nicolaevna le regarda.

— Vous êtes vraiment, obéissant ! Votre femme aura une vie facile avec vous. Cet imbécile, continua-t-elle en désignant du bout de son éventail l’acteur qui hurlait toujours (il jouait le rôle du gouverneur dans une famille) me rappelle ma jeunesse. Moi aussi, j’ai été amoureuse de mon gouverneur… c’était ma première… non, ma seconde passion… La première fois j’étais amoureuse du frère convers du couvent de Don. J’avais douze ans. Je ne le voyais que le dimanche. Il portait une soutanelle de velours, se parfumait d’eau de lavande, et se frayait un passage dans l’assemblée en tenant l’encensoir et il disait aux dames en français : « Pardon, excusez ! » Il ne levait jamais les yeux et il avait les cils longs comme cela.

Maria Nicolaevna montra son petit doigt à Sanine, et avec l’ongle du pouce indiqua la moitié de sa longueur.

— Quant à mon gouverneur, continua madame Polosov, il s’appelait monsieur Gaston !… Je dois vous dire qu’il était très savant et très sévère, il était Suisse… il avait une tête très énergique… des favoris noirs comme la poix… un profil grec… et des lèvres qui semblaient coulées en bronze !… Je le craignais ! C’est le seul homme que j’aie craint depuis que je suis au monde ! Il était le gouverneur de mon frère, qui est mort depuis… Il s’est noyé… Une bohémienne m’a prédit aussi une mort violente… mais ces prédictions sont des enfantillages… Je n’y crois pas… Pouvez-vous vous figurer mon mari armé d’un stylet ?…

— La mort violente peut survenir autrement ? remarqua Sanine.

— Bêtises que tout cela ! Niaiseries !… Vous êtes superstitieux ?… Je ne le suis pas du tout… Ce qui doit arriver, arrivera… Monsieur Gaston demeurait chez nous et occupait la chambre au-dessus de la mienne. Souvent, la nuit je me réveillais et je l’entendais marcher au-dessus de ma tête… il se couchait tard et mon cœur se pâmait alors de vénération ou d’un autre sentiment… Mon père savait à peine lire et écrire… mais il nous a donné une bonne instruction… Vous ne vous doutez pas que je sais un peu de latin ?

— Vous savez le latin ?

— Oui, moi… C’est monsieur Gaston qui me l’a enseigné,… j’ai lu avec lui l’Éneïde… c’est bien ennuyeux quoiqu’il y ait de beaux passages… Vous rappelez-vous quand Didon et Énée sont dans la forêt…

— Je me le rappelle, je me le rappelle, dit précipitamment Sanine.

Il avait depuis longtemps oublié son latin et n’avait conservé qu’une idée très vague de l’Éneïde.

Maria Nicolaevna le regarda selon son habitude un peu de côté et en-dessous.

— N’allez pas en conclure que je suis très savante… Eh ! mon Dieu, non, je ne suis pas savante du tout et je ne possède aucun talent… C’est à peine si je sais écrire… et je ne suis pas capable de lire à haute voix… je ne sais pas jouer du piano, ni dessiner, ni coudre… Voilà comment je suis, — rien de plus, rien de moins !

Elle écarta les bras.

— Je vous raconte tout cela, continua-t-elle, d’abord pour ne pas écouter ces imbéciles (elle indiqua la scène, où à ce moment à la place du jeune premier hurlait l’actrice, aussi les coudes en avant) et secondement parce que je suis en arrière avec vous… Vous m’avez raconté hier votre vie.

— Vous avez bien voulu m’interroger, dit Sanine.

Maria Nicolaevna se tourna brusquement vers lui et dit :

— Et vous, vous ne tenez pas à savoir quelle femme je suis ? D’ailleurs, cela ne m’étonne pas, ajouta-t-elle en s’appuyant de nouveau contre les coussins du divan. Un homme qui est à la veille de faire un mariage d’amour et après un duel… peut-il penser à autre chose ?

Maria Nicolaevna resta pensive et se mit à mordiller le manche de son éventail, de ses dents grandes, mais égales et blanches comme le lait.

Sanine sentit de nouveau dans sa tête ce brouillard dont il ne parvenait pas à se débarrasser depuis deux jours.

Cette conversation à demi-voix, presque comme un murmure, l’excitait et achevait de le troubler.

— Quand donc tout cela finira-t-il ? se demanda Sanine.

Les hommes faibles ne dénouent jamais eux-mêmes la situation, — ils attendent toujours que le dénoûment vienne de lui-même.

Quelqu’un éternua sur la scène.

Les auteurs avaient introduit cet éternûment en guise de « moment » ou « d’élément comique ! » C’était d’ailleurs le seul élément comique de toute la pièce, et les spectateurs leur en surent gré et se mirent à rire.

Cette hilarité ne fit qu’irriter encore plus Sanine.

Il y avait des instants où il ne savait s’il était fâché ou s’il était content, s’il s’ennuyait ou s’il s’amusait.

Oh ! si Gemma le voyait !

— Vraiment, c’est étrange, dit tout à coup Maria Nicolaevna, on vous annonce toujours et de la voix la plus calme : « Je vais me marier » et personne ne songe à vous dire calmement : « Je vais me jeter à l’eau ! » Et pourtant où est la différence ?… Vraiment, c’est étrange.

Sanine éprouva un sentiment de dépit.

— Il y a une grande différence, Maria Nicolaevna… Il y a des gens qui n’ont pas peur de se jeter à l’eau : ils savent nager !… Puis si vous voulez parler de mariages étranges…

Il se tut subitement et se mordit la langue…

Maria Nicolaevna donna un petit coup d’éventail dans la paume de sa main.

— Continuez, Dmitri Pavlovitch, continuez… Je comprends ce que vous avez voulu dire : « Si nous parlons de mariage, madame, avez-vous pensé, je ne peux pas m’imaginer un mariage plus étrange que le vôtre… Je connais bien votre époux… je le connais depuis l’enfance !… » Voilà ce que vous avez voulu dire, vous qui savez nager…

— Permettez, dit Sanine !…

— N’ai-je pas raison ? Avouez que j’ai deviné ? reprit Maria Nicolaevna avec insistance… Regardez-moi bien en face, et dites-moi que je n’ai pas deviné juste !

Sanine ne savait plus que faire de ses yeux.

— Oui, j’avoue que vous avez deviné, puisque vous le voulez absolument, dit-il enfin.

Maria Nicolaevna branla la tête.

— Oui, oui… Et vous vous demandiez, vous qui savez nager, quelle est la raison de cet acte étrange, de la part d’une femme qui n’est ni pauvre, ni bête… et pas trop mal ?… Peut-être ne vous souciez-vous pas de le savoir ?… Mais c’est égal… Je vous en dirai la raison, seulement pas tout de suite… après la fin de l’entr’acte… Je crains qu’on ne vienne nous déranger…

Maria Nicolaevna n’avait pas achevé sa phrase que la porte de la loge s’ouvrit à moitié, et une face rouge, couverte de sueur huileuse, encore jeune, mais déjà édentée, encadrée de longs cheveux lisses, avec un nez aplati, flanquée d’énormes oreilles, comme des ailes de chauve-souris, portant des lunettes d’or sur de petits yeux curieux et obtus, et un pince-nez par-dessus les lunettes, — apparut dans l’entrebâillement de la porte en un sourire répugnant… Cette tête salua, et un cou musculeux saillit de l’ouverture.

Maria Nicolaevna lui fit signe avec son mouchoir :

— Je n’y suis pas ! Ich bin nicht zu hause !… Kchch… Kchkch…

La tête sembla surprise, eut un sourire forcé et dit comme en sanglotant, pour imiter Liszt dont autrefois il léchait les pieds : sehr Gut ! sehr Gut ! — et disparut.

— Qu’est-ce que c’est que cette apparition ? demanda Sanine.

Ça ? c’est le critique de Wiesbaden, « homme de lettres » ou lohn-laquai (valet à gages) si vous voulez… Il est payé par l’entrepreneur du théâtre et il est obligé de trouver tout ce qu’on joue admirable, splendide, bien qu’il regorge de fiel qu’il n’ose pas répandre… Il aime par-dessus tout papoter, et j’ai peur qu’il publie dans tout le théâtre que j’y suis… Après tout, cela m’est égal…

L’orchestre joua une valse et le rideau se leva de nouveau !…

Sur la scène les grimaces et les hurlements reprirent de plus belle.

— Eh bien ! dit Maria Nicolaevna en se laissant choir sur le divan : puisque vous êtes captif, et obligé de rester auprès de moi au lieu d’admirer votre fiancée, — non, non, n’écarquillez pas les yeux, ne vous fâchez pas — je vous comprends et je vous ai déjà promis de vous laisser aller où bon vous plaira… Maintenant écoutez ma confession… Voulez-vous savoir ce que j’aime le plus au monde ?

— La liberté ! dit Sanine.

Maria Nicolaevna posa sa main sur la main du jeune homme.

— Oui, Dmitri Pavlovitch — dit-elle très sérieusement, et sa voix vibra avec un accent de sincérité irrécusable… la liberté avant tout et par-dessus tout !… Et ne croyez pas que je m’en fasse un mérite, il n’y a rien là de méritoire — mais c’est ainsi, et il en sera ainsi jusqu’à ma mort. Il faut croire que dans mon enfance j’ai vu l’esclavage de trop près, et j’en ai trop souffert. Puis M. Gaston, mon gouverneur, a contribué aussi à m’ouvrir les yeux… Maintenant vous comprenez pourquoi j’ai épousé Polosov… avec lui je suis libre, tout à fait libre, comme l’air, libre comme le vent !… Et je le savais avant de me marier, je savais qu’avec un tel mari je serais une libre Cosaque…

Elle se tut et jeta de côté son éventail.

— Je vous dirai encore une chose : je ne crains pas de réfléchir un peu… c’est amusant ; nous avons une intelligence pour penser… mais je ne réfléchis jamais aux conséquences de mes actes… et quand il le faut, je me laisse aller… et ne m’inquiète plus de rien… J’ai encore un dicton favori : « cela ne tire pas à conséquence ». Ici bas, je n’ai pas de comptes à rendre… et là-haut, (elle leva le doigt vers le plafond), eh bien ! là-haut qu’on fasse de moi ce qu’on voudra… lorsqu’on me jugera là-haut, — moi, je ne serai plus moi !… Vous m’écoutez ? Je ne vous ennuie pas ?

Sanine était assis, penché en avant. Il leva la tête :

— Cela ne m’ennuie pas du tout, dit-il, et je vous écoute avec curiosité… seulement, je vous avoue que je me demande pourquoi vous me racontez tout cela ?

Maria Nicolaevna se rapprocha légèrement de lui sur le divan.

— Vous vous le demandez ? Avez-vous si peu de pénétration ou tant de modestie ?

Sanine leva la tête encore un peu plus haut.

— Je vous raconte tout cela, continua madame Polosov d’une voix calme, mais qui n’était pas d’accord avec l’expression de son visage — parce que vous me plaisez beaucoup ; oui, ne faites pas l’étonné, je ne plaisante pas… Je serais très peinée si vous gardiez de moi, après notre rencontre, une mauvaise impression, ou même, sans être mauvaise, une impression fausse… C’est pour cette raison que je vous ai amené ici, que je reste seule avec vous, et que je vous parle avec cette sincérité, oui, oui, sincèrement. Je ne mens pas. Remarquez… je sais que vous aimez une autre femme et que vous allez vous marier… Vous voyez bien que je suis désintéressée… Pourtant… voilà une bonne occasion pour vous de dire : cela ne tire pas à conséquence.

Elle rit, mais s’interrompit brusquement au milieu d’un éclat de rire — et resta immobile, comme si ses paroles l’étonnaient elle-même, puis dans ses yeux si gais d’ordinaire, si hardis, passa quelque chose qui ressemblait à de la timidité, et même à de la tristesse.

« Serpent ! Oh ! elle est un serpent ! » pensa Sanine, « mais quel beau serpent ! »

— Donnez-moi ma lorgnette, dit tout à coup Maria Nicolaevna. Je désire voir cette scène, est-il possible que la jeune première soit aussi laide qu’elle semble d’ici ? Vraiment, à la voir, on croirait que le gouvernement l’a choisie dans un but moral : pour ne pas séduire les jeunes gens.

Sanine lui remit la lorgnette, elle la prit, puis vivement et de ses deux mains effleura les doigts du jeune homme.

— Ne prenez pas cet air sérieux ? lui dit-elle, vous savez… je ne me laisse pas mettre des chaînes, mais aussi je n’en mets à personne. J’aime la liberté, et je ne reconnais pas de devoirs pour les autres, pas plus que pour moi… Et maintenant tirez-vous un peu de côté et écoutons la pièce.

Maria Nicolaevna regarda la scène à travers sa lorgnette — et Sanine suivit son exemple. Assis à côté d’elle dans la demi-obscurité de la loge il respirait, respirait involontairement la chaleur et le parfum de ce corps de femme luxuriant, et involontairement encore il réfléchissait à tout ce qu’elle lui avait dit pendant toute cette soirée, et surtout pendant les dernières minutes.