Eaux printanières/Chapitre 41

La bibliothèque libre.
Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 302-308).

XLI

Telles étaient les réflexions que faisait Sanine en se couchant. Mais quelles furent ses impressions quand le lendemain matin Maria Nicolaevna heurta à sa porte avec le manche de corail de sa cravache, et qu’il la vit sur le seuil de sa chambre, tenant d’une main la traîne de son amazone bleu sombre, avec un petit chapeau d’homme posé sur les lourdes tresses de ses cheveux, le voile flottant sur l’épaule, et un sourire provocant sur les lèvres, dans les yeux, sur tout le visage.

Que se dit Sanine en ce moment ?…

— Eh bien ! êtes-vous prêt, lui cria gaîment madame Polosov.

Sanine boutonna sa redingote et prit sans mot dire son chapeau.

Maria Nicolaevna lui jeta un regard joyeux, lui fit un petit signe de tête et descendit en courant l’escalier.

Il la suivit à la hâte.

Les chevaux attendaient déjà dans la rue devant le perron. Ils étaient trois ; une cavale pur-sang d’un roux doré, avec des naseaux secs et découvrant les dents, des yeux noirs à fleur de tête, des jambes de cerf, un peu grêle, mais élégante et chaude comme le feu — elle était destinée à Maria Nicolaevna ; le cheval de Sanine était vigoureux, large, un peu lourd, sans marques ; le troisième cheval était pour le groom.

Maria Nicolaevna sauta légèrement sur son coursier. La cavale piaffa, se tourna de tous côtés, relevant la queue et ployant la croupe, mais Maria Nicolaevna, excellente écuyère, la maintint sur place.

Elle voulait dire adieu à Polosov, qui sortit sur le balcon coiffé de son fez et dans sa robe de chambre ouverte ; il agita son mouchoir de batiste, sans sourire, mais au contraire en se renfrognant.

Sanine se mit en selle et Maria Nicolaevna du bout de sa cravache esquissa un salut à l’adresse de Polosov, puis cingla d’un coup l’encolure ambrée et plate de son cheval. La cavale se dressa sur ses jambes de derrière, bondit en avant et partit d’une allure élégante et matée, frémissant dans toutes ses fibres et portant sur le mors, humant l’air et reniflant avec impétuosité…

Sanine suivait en regardant l’amazone ; sa taille fine et flexible se balançait d’aplomb avec souplesse et harmonie, étroitement soutenue et dégagée par le corset.

Madame Polosov retourna la tête et du regard appela Sanine. Ils cheminèrent de front.

— Voyez comme il fait beau ! s’écria-t-elle… Je vous le dis pour la dernière fois avant de nous séparer — vous êtes adorable — et vous ne vous repentirez pas d’être venu.

En prononçant ces mots elle les accompagna de plusieurs mouvements de tête affirmatifs, comme pour renforcer la signification de ces paroles et les rendre plus pénétrantes.

Maria Nicolaevna semblait si heureuse que Sanine en fut étonné : son visage avait cette expression posée que prennent les enfants quand ils sont très, très sages.

Les chevaux allèrent au pas jusqu’à la barrière, assez rapprochée, puis ils partirent d’un grand trot.

Le temps était beau ; un vrai ciel d’été ; le vent venait à leur rencontre et bruissait et sifflait agréablement aux oreilles.

Ils éprouvaient un sentiment de bien-être : la conscience d’une vie jeune et puissante s’emparait d’eux dans cette course libre et fougueuse ; ce sentiment grandissait de minute en minute.

Maria Nicolaevna ralentit l’allure de son cheval et se remit au pas ; Sanine suivit son exemple.

— Voilà pourquoi il vaut la peine de vivre ! s’écria l’amazone avec un soupir profond et heureux. Quand on réussit à faire ce qui semblait impossible, il faut s’en saouler jusque-là !

Elle passa rapidement la main sous son menton.

— Et comme nous nous sentons meilleurs ! Regardez comme je suis bonne en ce moment… Il me semble que j’embrasserais le monde entier !… Non, pas tout entier… En voilà un que je n’embrasserais pas…

Du bout de sa cravache, elle indiqua un vieillard, pauvrement vêtu et qui suivait le bord de la route à côté d’eux.

— Mais je suis prête à le rendre heureux… Voici pour vous, eh ! cria-t-elle en allemand.

Elle jeta sa bourse aux pieds du vieillard. On ne connaissait pas encore les porte-monnaie, et le petit filet tomba lourdement sur le chemin avec un bruit sec.

Le passant étonné s’arrêta.

Maria Nicolaevna éclata de rire et mit son cheval au galop.

— Êtes-vous toujours aussi gaie quand vous allez à cheval ? demanda Sanine à madame Polosov quand il l’eut rejointe.

Maria Nicolaevna tira brusquement les rênes, elle n’arrêtait jamais autrement son cheval.

— Je voulais seulement échapper aux remerciements… Les remerciements gâtent mon plaisir… Ce n’est pas pour son plaisir que je lui ai laissé ma bourse, mais pour le mien… Pourquoi me remercierait-il ?… Qu’est-ce que vous m’avez demandé tout à l’heure ? Je n’ai pas entendu.

— Je vous ai demandé… j’ai voulu savoir pourquoi vous êtes si gaie aujourd’hui ?

Mais soit que Maria Nicolaevna de nouveau n’eût pas entendu la question, soit qu’elle jugeât inutile de répondre, elle dit :

— Savez-vous… ce groom qui se balance derrière nous, m’agace… Comment nous débarrasser de lui ?

Elle sortit vivement un carnet de sa poche.

— Je vais lui remettre une lettre à porter à la ville… Non, cela ne va pas… Ah ! cette fois j’ai trouvé !… N’est-ce pas un traiteur, là-bas, devant vous ?

Sanine regarda dans la direction indiquée.

— Oui, c’est un restaurant, il me semble.

— Parfait !… Je vais lui dire de rester là et de boire de la bière jusqu’à notre retour.

— Mais qu’est-ce qu’il pensera ?

— Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Puis, il ne pensera rien du tout, il boira de la bière, et voilà tout… Allons, Sanine — elle l’appelait pour la première fois Sanine tout court — en route, au trot !

Quand les cavaliers se trouvèrent devant le restaurant, Maria Nicolaevna appela le groom et lui donna ses ordres. Le groom, Anglais de naissance et de tempérament, porta sans dire un mot la main à la visière de sa casquette, sauta de cheval et prit l’animal par la bride.

— Maintenant, nous sommes des oiseaux libres ! cria Maria Nicolaevna. Où irons-nous ? Au nord, au midi, à l’occident, à l’orient ?… Regardez, je suis comme le roi de Hongrie lors de son couronnement (elle indiqua du bout de sa cravache les quatre points cardinaux). L’univers est à nous. Eh bien ! vous voyez ces montagnes. — Ah ! quelles forêts ! Là-bas, dans les monts, dans les monts… In die Berge, In die Berge, wo die Freiheit thront. — (Dans les monts, dans les monts où règne la liberté.)

Maria Nicolaevna quitta la route et galopa dans un étroit chemin à peine frayé qui semblait, en effet, conduire directement à la montagne.

Sanine s’élança sur ses pas.