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En Allemagne (1882-1886)/Introduction

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En Allemagne, Texte établi par Introduction et notes de G. Jean-Aubry, Mercure de FranceŒuvres complètes de Jules Laforgue. VI (p. v-xi).


INTRODUCTION


La part la plus importante de la trop courte vie de Jules Laforgue s’est passée presque continuellement en Allemagne. Il y arriva le 29 novembre 1881 en qualité de lecteur français de l’Impératrice : il avait alors vingt et un ans et il n’abandonna cet emploi que le 10 septembre 1886, un an à peine avant sa mort. Pendant ces cinq années, à l’exception de quelque deux mois de vacances d’été, dont il passa la plus grande partie à Tarbes avec ses sœurs et ses frères, ne faisant que de très courtes apparitions à Paris, ses jours furent régulièrement occupés par les devoirs de sa charge à la cour de l’Impératrice Augusta, dont il suivit les déplacements méthodiques de Berlin à Coblentz ou à Bade, à Potsdam ou à Hombourg, à Wiesbaden ou à Constance.

S’il est vrai que les œuvres les plus importantes de Jules Laforgue, les Complaintes, l’Imitation de Notre-Dame-la-Lune ou les Moralités Légendaires ne révèlent rien de cette « vie allemande » de leur auteur, une bonne part de ses ouvrages en prose a été pourtant inspirée par ce long séjour à l’étranger : aussi nous a-t-il paru légitime et souhaitable d’isoler du reste de sa production et de réunir en un volume ce qui, de ses écrits, a directement trait à sa vie en Allemagne.

Ce volume se trouve ainsi formé principalement par un ouvrage intitulé « Berlin, la Cour et la Ville », que Laforgue avait composé durant les derniers mois de sa vie, au cours de l’hiver 1886-87 et qui ne fut publié, pour la première fois, que trente-cinq ans plus tard en 1922[1].

L’on avait longtemps laissé entendre que Laforgue au moment de mourir avait renoncé à publier cet ouvrage. Ce n’était là qu’un malentendu qu’il m’a été possible de percer à jour, et l’on a pu révéler, — encore que tardivement — aux admirateurs de Laforgue un ouvrage qui, sans montrer l’originalité de pensée et de forme des Moralités Légendaires ou d’un grand nombre de ses Notes de carnets, n’est pourtant aucunement dénué d’intérêt

Il est probable que le jeune lecteur de l’Impératrice n’avait pas tardé à noter quelques-unes de ses impressions d’Allemagne : un an à peine après son arrivée à Berlin, à la fin de 1882, il écrivait à son ami Charles Henry : « J’essaierai aussi des croquis berlinois pour la Vie Moderne. » L’intention de publier ces notes n’eut pas alors de suite et ce n’est qu’après avoir quitté l’Allemagne sans espoir de retour et lorsqu’il lui fallut faire flèche de tout bois contre la pauvreté et la maladie menaçantes, qu’il s’employa à faire la somme des impressions qu’il avait reçues de la cour et de la ville, à Berlin.

Il est certain que ce dessein s’était ancré dans son esprit en même temps qu’il décidait de résigner son emploi à la Cour, puisque deux mois avant d’avoir instruit l’Impératrice de son intention, il en faisait part à son frère et lui annonçait sa résolution d’aller s’établir à Paris : « J’y publierai au plus tôt un livre : Berlin, dans la rue, ce que je n’aurais jamais pu faire en acceptant une pension ici. Il est inutile que je reste ici plus longtemps. J’y ai exploité tout ce que j’avais à y exploiter, maintenant j’y perds mon temps. »

Et dans une lettre adressée de Berlin à sa sœur Marie le 8 septembre 1886, deux jours avant son départ définitif d’Allemagne, il fait allusion à cet ouvrage sur Berlin :

« Je pars demain soir pour la Belgique, je vais chez les Ysaye, comme je te l’ai dit, et, ce que je ne puis faire ici, je vais travailler à mon livre sur Berlin dont l’Illustration m’a déjà demandé des chapitres. (Si ce livre est bien lancé, quel rêve ! nous nous marierons tout de suite, et nous irons vous voir, serait-ce en plein mois de janvier, pourvu que je ne meure pas de bonheur !) »

Il ne réussit à publier que trois chapitres de son livre, non pas dans l’Illustration, mais au Figaro et encore ne le fit-il que sous un pseudonyme, explicite d’ailleurs, Jean Vien : mais ses lettres à Charles Ephrussi, à Téodor de Wyzewa et à sa sœur Marie, durant les derniers mois de sa vie, entre avril et août 1887, témoignent assez quel intérêt il prenait à la publication prochaine de ce livre, et une lettre qu’il écrivit à Téodor de Wyzewa, dans les derniers jours de juillet, explique clairement pourquoi, peu avant de mourir, il avait fait reprendre chez l’éditeur le manuscrit de son livre :

« Reçu une lettre de Malherbe au nom de M. May, lequel ne veut le livre que sous certaines conditions grotesques.

» La seconde partie lui paraît avoir été dite par de précédents ouvrages, — ce qui est une erreur (il s’agit des mœurs berlinoises). Je n’ai au contraire donné que du nouveau, ayant séjourné placidement cinq ans à Berlin et non passé une quinzaine dans un hôtel. J’ai même évité ce qui est trop connu, comme les mœurs des étudiants si ressassées… D’autre part, il voudrait que, cela supprimé, j’allonge le chapitre Cour. Ce qui est impossible. Je sais tout et il n’y a pas davantage… Enfin, tout cela confectionné, il faudrait que je mette sur la couverture mon nom avec : Ancien lecteur de l’Imp. Augusta. — J’irai reprendre mon manuscrit comme vous pensez. »

Au cours des entretiens que j’eus avec M. de Wyzewa en 1916, celui-ci me confirma qu’il avait, durant les derniers mois de la vie de Laforgue, à demi conclu un arrangement pour celui-ci avec l’éditeur Quantin-May qui éditait alors les ouvrages de Villiers de l’Isle-Adam : mais que Laforgue s’était absolument refusé à publier cet ouvrage sur Berlin sous son nom et plus encore à le faire suivre de la mention « ancien lecteur, etc… » par délicatesse envers l’Impératrice dont il gardait un souvenir respectueux et même reconnaissant, et pour ne pas paraître vouloir faire argent de son ancienne fonction à la Cour, ce qui allait à l’encontre de tous ses sentiments.

Le retrait de ce manuscrit opéré, à la demande de Laforgue, à la veille de sa mort, avait donné à croire qu’il s’était résolu à ne pas le publier, alors que seules des conditions jugées par lui inadmissibles lui avaient fait prendre, contre son gré, ce parti.

On trouvera, à la suite de cet ouvrage sur la vie et les mœurs berlinoises, une courte nouvelle intitulée Une Vengeance à Berlin, que Jules Laforgue avait publiée en s’abritant sous le même pseudonyme, « Jean Vien » ; si elle n’offre assurément ni l’originale perfection des Moralités Légendaires, ni même la subtilité ironique et mélancolique des Deux Pigeons, elle n’en est pas moins un témoignage aimable de l’esprit charmant et divers de Laforgue.

Seul de tout le recueil que nous avons formé, l’Agenda de 1883 n’était pas, dans l’esprit de son auteur, destiné à la publication. On s’expliquera aisément que, dans un volume où nous nous sommes proposé de confronter Laforgue et l’Allemagne, figure un document, malheureusement unique, qui nous permet de suivre presque au jour le jour son existence à la fois brillante et mélancolique, entourée et pourtant solitaire.

G. Jean-Aubry.
  1. Berlin, la Cour et la Ville par Jules Laforgue, avec une introduction de G.-Jean Aubry. — Éditions de la « Sirène » Paris. 1922.