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En prenant le thé/Les ailes de ma femme

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Achille Faure (p. 103-114).

LES AILES DE MA FEMME.



— Tu permets, hein, petit homme ? me dit ma chérie en passant dans son boudoir et faisant mine de changer de toilette.

Nous revenions du bois ; — par la fenêtre entr’ou-verte, on entendait dans la cour piaffer les chevaux qu’on dételait.

— Je suis un peu fatiguée, et je vais me mettre à l’aise, ajouta-t-elle. Tout en dérangeant çà et là un de ces mille riens qui encombraient le salon, j’entrai doucement après elle dans le sanctuaire.

Le demi-jour rosé qui régnait là et cette fine odeur de boudoir et de verveine me montèrent un peu à la tête, je pense, et, après quelques secondes, je me laissai tomber demi-sommeillant sur un petit canapé bas qui faisait l’angle de la cheminée.

Les yeux quasi fermés, je suivais dans l’ombre tous les mouvements gracieux de ma chérie ; elle avait ôté son chapeau et avait remplacé sa robe de sortie par une ample robe de chambre de cachemire blanc.

Au moment où elle allait la fermer avec la ceinture de soie bleue qui pendait derrière :

— Louise ! appelai-je.

Elle releva la tête, et se tournant de mon côté :

— Tu m’appelles ?… Je puis bien mettre ma robe de chambre, n’est-ce pas ? Nous n’avons personne ce soir.

En disant cela, elle s’avançait vers moi.

Lorsqu’elle fut à ma portée, lui prenant les deux mains qui allaient nouer la cordelière :

— Que tu es jolie, petite femme ! lui dis-je ; cette promenade t’a un peu animée, et…

Elle eut un de ces sourires qui semblent dire non, tout en étant entièrement de votre avis, et haussa légèrement les épaules.

Comme je lui gardais les mains, elle essayait de retenir de ses deux coudes sa robe de chambre qui s’entr’ouvrait : elle avait, à chacun de mes mouvements, des petits gestes d’effroi et des petits cris aigus adorables.

— Laissez-moi m’habiller, voyons ! ajouta-t-elle.

Il me serait malaisé de dire comment il se fit qu’au même instant elle se trouva assise sur mes genoux, moi renversé dans le fauteuil et sa tête couchée sur mon épaule, ses cheveux caressant ma joue.

— Tu es bien fatiguée de ta promenade, dis, pauvre chérie !

Son bras passé autour de mon cou, elle jouait avec ma barbe, et ne semblait pas avoir entendu ma question. Elle suivait dans un coin, de son regard fixe, les rayons du soleil qui doraient les meubles ; je reconnus vite ce regard-là, — la mignonne avait quelque chose à me demander.

Sa bouche était à hauteur de mon oreille, et je sentais son haleine parfumée caresser mon visage.

— Dis donc !… interrogea-t-elle à mi-voix après un instant, et se reprenant : Non… Rien…

— Parle, chérie.

— Tu ne te fâcheras pas ?

— Tu le sais bien, méchante.

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

Et lentement, un à un, elle laissa tomber ces quelques mots, en rougissant un peu, et ne cessant de suivre de son regard fixe les rayons du soleil :

— Tu sais… cette femme en rose, qui conduisait elle-même,… qui m’a tant regardée !…

— Eh bien ?

— Tu sais bien !… tu as rougi quand sa voiture a croisé la nôtre…

— Sa voiture a bien pu croiser la nôtre, mais quant à ma rougeur, tu te trompes, chérie, bien sûr.

— Non… non… tu la connais, dis ?

— Dieu me damne si…,

— Ne jure pas. Fi ! le vilain, interrompit-elle en posant sa petite main blanche sur ma bouche. … Du reste, c’est tout à fait inutile, je sais que tu la connais.

— Elle se nomme ?

— Elle se nomme Berthe !… tu vois bien que je sais cela…

Il fallait voir le petit air crâne que ma petite femme avait en me disant cela, et son petit geste de tête mutin, et le sentiment de sa supériorité qui perçait dans tous ses gestes.

— Qui diable a pu lui dire cela ?… pensai-je à part moi. Il faut donc toujours qu’il y ait des vipères toutes prêtes à faire le mal !…

— Ne te fâche pas, petit homme, me dit-elle en voyant ma mauvaise humeur, ne te fàche pas, ou je m’en vais… Et elle me menaçait de se lever et de retirer sa tête qui reposait sur mon épaule. — Dis-moi plutôt où tu l’as connue.

— Connue… connue… ce n’est peut-être pas tout à fait le mot : je l’ai vue une fois ou deux, voilà tout.

— Raconte-moi cela.

— Mais, mignonne, tu n’y penses pas ! Quel besoin de t’initier à tout cela !

— Si ! je t’en prie, j’aimerais de connaître un peu de ta vie avant notre mariage ! Oh ! je ne t’en veux pas, au moins, sais-tu !… Tu avais bon goût… Elle est bien jolie ! — Tout en disant cela d’un air enjoué, la chère enfant avait des larmes dans la voix.

— Laissons cela, chérie, veux-tu ?

— Je t’en prie, petit mari… conte-moi tout,… tout, n’est-ce pas ?

— Ce ne sera pas long, mignonne.

— Tu sais, à Mabille, on rencontre beaucoup de monde : un jour, il pleuvait ; la sortie présentait l’aspect d’une déroute ; on se battait à la porte pour une voiture…

Au bout d’un bon quart d’heure seulement, je vis s’avancer mon coupé ; j’avais déjà un pied sur le marchepied, et je me baissais pour entrer, lorsque je me sentis tirer par la manche ; je me retournai d’un air assez maussade.

— Vous êtes seul ? — me demanda une petite voix flûtée qui sortait de dessous un voile blanc.

— Oui, madame. — En disant cela, je regardais la petite personne ; elle était jolie vraiment, mais trempée.

— Je n’ai commandé ma voiture que pour onze heures, continua-t-elle, et si vous voulez être assez bon pour me jeter sur votre route, là où je vous dirai,

— vous me rendrez un grand service.

Sous son ombrelle tout inondée, la pauvre enfant faisait pitié. On a beau avoir un cœur d’airain, il est toujours difficile de prendre sur soi de laisser une jolie fille, — fût-ce une Madeleine ! — risquer une fluxion de poitrine, lorsqu’on peut l’empêcher : je la fis monter, et le coupé partit.

— Je suis un peu sans gêne, n’est-ce pas ? me dit-elle au bout d’un instant, et je vous empêche peut-être d’aller où vous avez affaire.

Je lui débitai un petit compliment obligatoire, qu’elle reçut en femme d’esprit.

Puis elle se tourna vers la portière, et, le corps un peu avancé, elle regarda défiler dans la nuit les silhouettes des grands arbres des Champs-Élysées.

À la hauteur de la place de la Concorde : — Où dois-je vous faire descendre, madame ? demandai-je.

Elle n’entendit probablement pas ma question, car elle ne bougea pas.

Je la touchai légèrement à l’épaule.

— Oh ! vous m’avez fait peur, dit-elle, et tout effarouchée elle se cacha la tête dans la main.

— Mille pardons, lui dis-je, mais…

Il a cessé de pleuvoir, — vous me descendrez au coin de la rue du Helder, me dit-elle.

Arrivé à l’endroit indiqué, je fis arrêter.

— Je ne sais comment vous remercier de votre obligeance, monsieur, — et je suis vraiment confuse d’avoir ainsi abusé de votre temps.

En disant cela, elle ouvrit la portière, et, sautant lestement sur le trottoir, la referma d’un coup sec.

Passant ensuite sa main finement gantée par la vitre baissée :

– Encore une fois !… merci… et elle s’éloigna de quelques pas.

Je me penchai, moi, au dehors, pour dire à Jean de me descendre au Club, lorsque se rapprochant de moi :

— Voulez-vous prendre demain le thé chez moi ? me dit-elle. C’est le seul moyen que j’aie de vous remercier.

Et elle disparut le long des murailles.

J’étais encore si novice que l’invitation de cette jolie créature ne me laissa pas indifférent.

Elle était assez grande, mince, le visage pâle et allongé, et ordinairement vêtue de noir ; — je savais où me procurer son adresse.

Le lendemain soir, vers dix heures, je sonnai à sa porte.

Elle était seule, et vêtue de blanc, dans son petit boudoir tendu de soie…

— Comme celui-ci, interrompit ma femme.

Cette interruption me rappela à moi-même. Comment il s’était fait qu’entraîné par le charme vertigineux du souvenir, je m’étais oublié à conter tout cela, me serait impossible à dire ! — Je m’arrêtai tout court… et me mis à mordiller ma moustache.

— Eh bien ? fit ma femme.

— Pourquoi me fais-tu te raconter cela, chérie ? Quel plaisir prends-tu donc à me faire rougir de vant toi !

— Continue, petit homme, — c’est une histoire, cela, pour moi, tout simplement !

— Nous prîmes le thé ; — et à l’heure où j’avais dit à Jean de me venir reprendre, je me levai et allai voir au balcon.

— Stupide animal, murmurai-je en ne voyant pas mon coupé à la porte, — il n’en fait jamais d’autres.

Je suis bien certain que j’étais ridicule de fureur.

— Encore une tasse de thé, voulez-vous ? me dit la jeune femme avec un sourire moqueur.

Le thé était, à parler franc, un petit souper fin fort convenable et servi sur un guéridon ; — il y avait, en vérité, une théière et deux tasses, tout à côté, et les cachant, un flacon d’alicante, un flacon d’oporto…

— Tous vins capiteux, n’est-ce pas ? me dit ma petite femme en souriant quasi à contre-cœur.

— Oui, chérie, lui dis-je avec un soupir.

— Continue, petit homme.

— C’est fini, — mon histoire.

— Comme ça… tout de suite ?…

— À peu près.

— Comme c’est adroit, ces créatures ! On promet du thé et l’on vous donne des vins capiteux… et… Vous n’avez pas pris ce fameux thé ?

Je baissai un peu la tête et presque bas :

— Mon Dieu !… si… le lendemain matin, vers dix heures !

Il se fit un silence, pendant lequel ma pauvre petite femme, la respiration pressée, la tête cachée dans mon cou, sembla se recueillir.

— Tu vois bien, chérie ! lui dis-je, tu as voulu me faire conter cette histoire, et maintenant tu es tout attristée.

— Oh ! non ! — je sais bien que ça doit être ainsi. Oh ! je le sais bien… mais… je ne comprends pas pourquoi, — ajouta-t-elle en parlant plus vite.

— Comment cela, chérie mignonne ?

— C’est injuste, reprit-elle ; — tout vous est permis, à vous autres hommes. Est-ce bien nécessaire que vous… ? Tiens… je deviens méchante, moi, je suis jalouse de ton passé !

Tu as eu beaucoup de… thés comme celui-là, dis, Henri ?

— Non, chérie, oh non ! pas beaucoup.

— Combien ?

— Je ne sais pas, mais bien peu, va, je t’assure.

— Enfin… puisque c’est toujours ainsi, je dois bien te pardonner, gros vilain don Juan, — mais c’est égal… avoue qu’à ma place, si je… tu serais bien en colère, hein, petit homme ?

— Oh ! pour cela, oui, fis-je en me levant vivement.

— Mais… pourquoi — ce qui vous est permis nous est-il défendu ?… C’est injuste, cela ! me demanda-t-elle encore, revenant toujours à son idée fixe.

— Mon Dieu, non, chérie… J’étais un vilain pécheur endurci ; et il me fallait une petite femme bien mignonne, bien pure, un petit ange, enfin, pour me sauver ; et, tu sais, sans ailes, il n’y a pas de petits anges. Cette bonne naïveté des petites femmes et cette sainte ignorance sont leurs ailes que nous aimons, et sur lesquelles nous comptons bien…

Je sentais que je m’enferrais dans mon raisonnement alambiqué.

— Eh bien, interrompit ma chérie, c’est du joli, d’avoir spéculé sur mes pauvres ailes… pour vous conduire si mal !…

— Allons — viens — gros monstre, que je t’embrasse bien fort.