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En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/6

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 242-243).
route de draguignan.


3 octobre.

J’ai quitté Marseille de grand matin dans la diligence de la veuve Avon, J’étais dans le coupé. J’avais à ma gauche un jeune homme convalescent du typhus, à ma droite un officier sarde. Chacun d’eux, voulant dormir, avait baissé le store placé devant lui. Par la lucarne qui me faisait face, je ne voyais qu’un très beau morceau du cocher assis et me tournant le dos en manière de vis-à-vis. J’ai pris le parti de baisser aussi mon store et de dormir.

À deux lieues d’Aix, mes voisins ont levé leurs stores et je me suis réveillé.

Comme beaucoup de villes de Provence, Aix est bâtie en pierres grises qui se confondent avec les tons poudreux des paysages méridionaux. De loin, Aix se mêle aux collines et l’on a quelque peine à la distinguer.

J’ai remarqué peu d’oliviers aux environs de la ville de l’huile. En revanche, j’ai recueilli sur le mur d’une auberge cette inscription en sanscrit, dont les lettres rentraient presque les unes dans les autres : ALALTEMILITERE. Après une longue étude, j’ai fini par découvrir que c’était une agacerie aux soldats altérés.

Aix a deux clochers ; l’un n’est qu’une tour carrée sans caractère ; l’autre est une flèche du quinzième siècle d’un assez bon style.

À Aix, j’ai changé de voiture et je me suis dirigé vers Draguignan. Après deux heures de marche j’ai arrêté le cocher et je suis descendu. J’étais dans le champ de bataille où, il y a vingt siècles, Marius extermina la formidable cohue des teutons et des cimbres. Ils étaient trois cent mille.

C’est une immense plaine sereine et tranquille, cultivée avec soin, plantée de vignes, d’oliviers et de mûriers, coupée çà et là de cours d’eau qui se dessèchent en été, et des deux côtés de laquelle se traînent, au nord et au midi, les dernières vertèbres des Alpes. Cela fait deux longues rangées parallèles de collines d’un bel aspect, assez hautes pour accrocher les nuées.

Le temps était couvert. Des brumes pleines de pluie se posaient mollement dans les gorges des collines. Cependant un vif rayon de soleil faisait étinceler, à l’autre bout de la plaine, un gros village groupé sur une éminence.

Je m’étais arrêté près d’une ferme chétive, au bord d’un ruisseau sans eau. Un paysan en blouse bleue poussait dans le champ voisin sa charrue attelée d’un âne. Une fille juchée sur un mulet muselé cheminait du côté d’Aix, son tricot à la main. Du côté opposé, une vieille charrette chargée de futailles et menée par un enfant traversait un pont en cahotant. Les dindons et les poules picotaient la terre autour de moi. À quelques pas de la ferme, une femme tendait sa cruche à une fontaine de pierre surmontée d’un buste en perruque dont le visage, mutilé au marteau, mêlait les traces de 93 au souvenir de Marius.

Moi, je fouillais dans mon esprit, y cherchant mes anciens textes et les confrontant aux lieux, et tâchant de retrouver, tantôt dans ma mémoire, tantôt à l’horizon, les postes de bataille des légions.

Mais un orage approchait. Une grosse nuée prenait lentement position sur la plus haute des cimes qui dominent la plaine au midi. 11 m’a fallu remonter en voiture. Le vent était si violent qu’un pauvre vieux homme qui marchait dans les champs sa fourche sur le dos avait peine à avancer.

J’ai observé le reste de la plaine à travers la pluie. Le gisement calcaire qui en fait le fond y perce la croûte labourable de temps en temps, et couvre de sa couche supérieure comme d’une table des éboulements de sable et des terrains d’alluvion hérissés de bruyères.

Vers l’est, j’y ai remarqué des monticules d’un aspect singulier. Ce sont des verrues et des loupes d’une terre molle et rose qu’on dirait par endroits gonflée et tuméfiée avec des étranglements ; le vent, la pluie et le tourbillon l’ont à la longue modelée en lobes et en lobules, y ont creusé des stries et figuré des cœcums. Des marbrures de sable y font des veines jaunes, et l’ocre y dessine des fibrilles rougeâtres. On dirait des foies et des poumons gigantesques épars çà et là sur le sol.

L’orage ne s’était pas étendu jusqu’à Brignolles. On y faisait les vendanges. Une foule bruyante, où il y avait autant de gaîté que de travail, fourmillait dans la place autour du gros arbre et de la charmante fontaine que l’architecte avait laissée nue et triste, et que la nature a couverte de feuilles et de fleurs comme eussent fait Benvenuto ou Jean Goujon. Jusqu’au Luc, la campagne était en fête. De gros tas de raisins noirs et blancs s’amoncelaient au bord de la route. J’entendais des chants dans les treilles.

Au Luc, il faisait nuit noire. Une diligence qui passait sans lanterne s’est heurtée violemment à un pressoir qui barrait la rue et a failli verser. Le postillon avait une fureur provençale qu’il expectorait en jurons prodigieux : — Canaille de bon Dieu ! capon de bon Dieu ! brigand de bon Dieu ! — Je n’avais jamais vu assaisonner le bon Dieu de cette façon.