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En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/13

La bibliothèque libre.
Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 405-408).
notes sur l’espagne.


— albums. —


Le passeport. Vous exécutez toujours à la fois en Espagne deux voyages, celui que vous faites et celui que fait votre passeport. Or, quel terrible voyageur qu’un passeport en Espagne ! Il ne peut rester un moment tranquille. À chaque instant il s’envole de votre poche, se déplie et disparaît. Courez après.

Il est à la gefetara ?


puis à la politica ?


puis en casa del alcade !


puis al alynntamietito.


puis à la refendidacion.


Et chaque fois une media-peseta. Vous avez déjà payé pour l’Espagne 1 franc à Paris, 5 francs à Bayonne pour le consul, 2 francs à Irun pour entrer. Maintenant vous payez dix sous au gendarme chaque fois qu’il bouge, et il faut faire viser le passeport dans chaque ville pour chaque porte de la ville. Si vous changez d’avis et de porte, nouveau voyage du passeport. Dix sous. — On paye dix sous à tout propos en Espagne. Hier j’ai été arrêté par un sergent de ville-Odry et traîné à travers la ville chez l’alcade. Reconnu innocent, le sergent de ville m’a demandé, pour la peine qu’il avait prise et l’honneur qu’il m’avait fait, dix sous.


Pauvre et noble Espagne ! Tout à l’heure un gredin en chienlit me suivait dans la rue, criant après moi : Caballero ! señor caballero ! Je me retourne, j’avise le pauvre diable, je fouille dans ma poche et je lui tends un sou. Il prend le sou et me demande mon passeport. Je l’avais pris pour un mendiant ; c’était un fonctionnaire public, l’état fait homme.

Et puis c’était aussi un mendiant. Car il a pris le sou. Il me demandait mon passeport, mais il ne refusait pas l’aumône.



Prêtre espagnol qui s’obstine à me parler français. Affreux baragouin. À un certain moment, il m’entretenait de grammaire et de linguistique et je n’y comprenais pas un mot. J’entendais revenir à chaque instant cette phrase peu claire : les tigres morts au logis. Je me creusais le cerveau. Au bout d’un certain temps je m’aperçus que le bon prêtre voulait dire : l’étymologie.

Il écrit sur le livre des voyageurs à la fonda : — Songe ici, ô mortel, que mort tu seras mangé des vers.

J’ai pris la plume et j’ai ajouté : et que vivant tu es mangé des puces.

(Texte : pensa aqui, ô hombre mortal, que muerto comido eras de las viermes. — Y que vivo comido eras de las pulgas.)


mules et muletiers.

Mules tondues, à la queue près dont on se sert pour dessiner un T sur la croupe de l’animal.

Mules avec plaques de cuivre sur le museau, harnachées de caparaçons de laine à glands rouges, portant d’énormes poissons, thons ou esturgeons, dont la queue passe sous la housse.

Ce poisson qui va au pas au soleil dans la montagne doit arriver frais.

Muletiers. Têtes tondues. Un mouchoir noué autour.

Plus au sud, têtes rasées, et le mouchoir devient un turban.

C’est la meilleure coiffure à cause de la sueur qui coulerait des cheveux sur les yeux.

1er muletier. — Culotte courte, bas bleus, veste de velours, grand chapeau rond à larges bords. Couverture blanche à carreaux rouges sur l’épaule. Espadrilles.

2e — Chapeau de paille avec ruban noir, culotte courte, bas blancs à dessins en relief. Paquet au bout d’un bâton. La muleta, bariolage de jaune, de bleu, de vert et de rouge, sur l’épaule.

Leurs culottes déboutonnées vers le genou laissent voir leurs jarrets rudes et velus.


Les muletiers basques auxquels je me joins.

Passage formidable. Tournant effrayant. Sentier étroit semé de petites pierres rondes, dont le coude se dessine abrupt sur l’abîme et sur le ciel. La mule s’arrêta court, je la sentais trembler sous moi de tous ses membres. Mais il fallait avancer. And’usted me cria Escumuturra. Je pousse la mule, elle s’appuie sur ses jarrets de derrière, s’élance, les pierres roulent sous ses pieds dans le précipice ; elle passe d’un bond.



cuisine.

On ne sait quelle viande on mange. C’est rouge, mince et dur. — Est-ce du bœuf, du cochon, du mouton, du chien, du cheval, du chameau, de l’ours ? — C’est du veau.


Pamplona. — Qu’est-ce que cela ? m’écriai-je avec horreur. On me répondit avec calme : de la langosta. Je me rappelai alors que la marée vient à mulet.

Une chose à l’huile. On mâche. Les dents s’enchevêtrent dans des cheveux. Perruque à la barigoule.

Des herbes à goût pharmaceutique apprêtées à l’huile rance en guise de haricots verts à l’anglaise.

Pas de sucre. Une sorte de cassonnade jaune mêlée de fourmis et de mouches.

La servante, jambes nues, chasse les mouches avec un bâton orné d’un plumeau pendant que vous dînez.

Pas de beurre. Ni de lait. Ni de café possible. Et cela dans les meilleures auberges.

Partout le safran, le piment, la canelle et le poivre. Toujours du porc sous toutes les formes.



habitants.

Beaucoup de jolies filles, pas de jolies femmes. — Femme aragonaise. Visage basané. Coiffe-fichu d’une blancheur éclatante. Veste d’homme en velours vert-bronze à manches serrées. Jupe noire en drap, mille plis autour de la taille. Bas bleus à reliefs.


Quand on entre ici dans une cabane et qu’on voit cet intérieur indigent et nu, si l’on jette un coup d’œil sur le pays, sur cette nature admirable qui donne tout, qui prodigue tout, blé, maïs, vignes, pommiers, chênes, ormes, pins, montagnes, fleuves, torrents, golfes, mines d’or, d’argent, de plomb, de fer, carrières de grès, de chaux, de plâtre, de granit, de marbre, on se demande comment l’homme a pu faire pour extraire de tant de richesse tant de misère !

Oh ! si cette grande nation trouvait un grand homme, comme elle ferait de grandes choses ! quelle misère ! avoir besoin d’un Napoléon et tomber sur un Espartero !


Ces officiers coquets et busqués aiment trop la parure pour ne pas aimer la gloire.