Aller au contenu

En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/2

La bibliothèque libre.
Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 287-294).
de bordeaux à bayonne.


Bayonne, 23 juillet.

Il faut être un voyageur endurci et coriace pour se trouver à l’aise sur l’impériale de la diligence Dotézac, laquelle va de Bordeaux à Bayonne. Je n’avais de ma vie rencontré une banquette rembourrée avec cette férocité. Ce divan pourra du reste rendre service à la littérature et fournir une métaphore nouvelle à ceux qui en ont besoin. On renoncera aux antiques comparaisons classiques qui exprimaient depuis trois mille ans la dureté d’un objet ; on laissera reposer l’acier, le bronze, le cœur des tyrans. Au lieu de dire :

Le Caucase en courroux.
Cruel, t’a fait le cœur plus dur que ses cailloux !


les poëtes diront : Plus dur que la banquette de la diligence Dotézac.

On n’escalade pourtant pas cette position élevée et rude sans quelque difficulté. Il faut d’abord payer quatorze francs, cela va sans dire ; et puis il faut donner son nom au conducteur. J’ai donc donné mon nom.

Quand on m’interroge touchant mon nom dans les bureaux de diligences, j’en ôte volontiers la première syllabe, et je réponds M. Go, laissant l’orthographe à la fantaisie du questionneur. Lorsqu’on me demande comment la chose s’écrit, je réponds : Je ne sais pas. Cela contente en général l’écrivain du registre, il saisit la syllabe que je lui livre, et il brode ce simple thème avec plus ou moins d’imagination, selon qu’il est ou n’est pas homme de goût. Cette façon de faire m’a valu, dans mes diverses promenades, la satisfaction de voir mon nom écrit des manières variées que voici :

M. Go. — M. Got. — M. Gaut. — M. Gault. — M. Gaud. — M. Gauld. — M. Gaulx. — M. Gaux. — M. Gau.

Aucun de ces rédacteurs n’a encore eu l’idée d’écrire M. Goth. Je n’ai, jusqu’à présent, constaté cette nuance que dans les satires de M. Viennet et les feuilletons du Constitutionnel.

L’écrivain du bureau Dotézac a d’abord écrit M. Gau, puis il a hésité un instant, a regardé le mot qu’il venait de tracer, et, le trouvant sans doute un peu nu, y a ajouté un x. C’est donc sous ce nom, M. Gaux, que je suis monté sur la redoutable sellette où MM. Dotézac frères promènent leurs patients pendant cinquante-cinq lieues.

J’ai déjà observé que les bossus aiment l’impériale des voitures. Je ne veux pas approfondir ces harmonies, mais le fait est que sur l’impériale de la diligence de Meaux j’en avais rencontré un, et que sur l’impériale de la diligence de Bayonne j’en ai trouvé deux. Ils voyageaient ensemble, et, ce qui rendait l’accouplement curieux, c’est que l’un était bossu par derrière et l’autre par devant. Le premier paraissait exercer je ne sais quel ascendant sur le second, qui avait son gilet entr’ouvert et débraillé, et au moment où j’arrivai, il lui dit avec autorité : Mon cher, boutonnez votre difformité.

Le conducteur de la voiture regardait les deux bossus d’un air humilié. Ce brave homme ressemblait parfaitement à M. de Rambuteau. En le contemplant, je me disais qu’il suffirait peut-être de le raser pour en faire un préfet de la Seine, et qu’il suffirait aussi que M. de Rambuteau ne se rasât plus pour faire un excellent conducteur de diligences.

L’assimilation, comme on dit aujourd’hui dans la langue politique, n’a du reste rien de fâcheux ni de blessant. Une diligence, c’est bien plus qu’une préfecture ; c’est l’image parfaite d’une nation avec sa constitution et son gouvernement. La diligence a trois compartiments comme l’état. L’aristocratie est dans le coupé ; la bourgeoisie est dans l’intérieur ; le peuple est dans la rotonde. Sur l’impériale, au-dessus de tous, sont les rêveurs, les artistes, les gens déclassés. Le roi, c’est le conducteur, qu’on traite volontiers de tyran ; le ministère, c’est le postillon qu’on change à chaque relais. Quand la voiture est trop chargée de bagages, c’est-à-dire quand la société met les intérêts matériels par-dessus tout, elle court risque de verser.

Puisque nous sommes en train de rajeunir les métaphores antiques, je conseille aux dignes lettrés qui embourbent si souvent dans leur style le char de l’état de dire désormais la diligence de l’état. Ce sera moins noble, mais plus exact.

Du reste la route était fort belle et l’on allait grand train. Cela tient à une lutte qu’il y a en ce moment entre la diligence Dotézac et une autre voiture que les postillons Dotézac appellent dédaigneusement la concurrence, sans la désigner autrement. Cette voiture m’a paru bonne ; elle est neuve, coquette et jolie. De temps en temps elle nous passait, et alors elle trottait une heure ou deux devant nous à vingt pas, jusqu’à ce que nous lui rendissions la pareille. C’était fort désagréable. Dans les anciens combats classiques, on faisait « mordre la poussière » à son ennemi ; dans ceux-ci, on se contente de la lui faire avaler.

Les Landes, de Bazas à Mont-de-Marsan, ne sont autre chose qu’une interminable forêt de pins, semée çà et là de grands chênes, et coupée d’immenses clairières que couvrent à perte de vue les landes vertes, les genêts jaunes et les bruyères violettes. La présence de l’homme se révèle dans les parties les plus désertes de cette forêt par de longues lanières d’écorce enlevées au tronc des pins pour l’écoulement de la résine.

Point de villages ; mais d’intervalles en intervalles deux ou trois maisons à grands toits, couvertes de tuiles creuses à la mode d’Espagne et abritées sous des bouquets de chênes et de châtaigniers. Parfois le pays devient plus âpre, les pins se perdent à l’horizon, tout est bruyère ou sable ; quelques chaumières basses, enfouies sous une sorte de fourrure de fougères sèches appliquées au mur, apparaissent çà et là, puis on ne les voit plus, et l’on ne rencontre plus rien au bord de la route que la hutte de terre d’un cantonnier, et par instants un large cercle de gazon brûlé et de cendre noire indiquant la place d’un feu nocturne.

Toutes sortes de troupeaux paissent dans ces bruyères, troupeaux d’oies et de porcs conduits par des enfants, troupeaux de moutons noirs et roux conduits par des femmes, troupeaux de bœufs à grandes cornes conduits par des hommes à cheval. Tel troupeau, tel berger.

Sans m’en apercevoir, en croyant ne peindre qu’un désert, je viens d’écrire une maxime d’état.

Et à ce propos, croirez-vous qu’au moment où je traversais les Landes, tout y parlait politique ? Cela ne va guère à un pareil paysage, n’est-ce pas ? Un souffle de révolution semblait agiter ces vieux pins.

C’était l’instant précis où Espartero s’écroulait en Espagne. On ne savait encore rien, et l’on pressentait tout. Les postillons, en montant sur leur siège, disaient au conducteur : — Il est à Cadix. — Non, il s’est embarqué. — Oui, pour l’Angleterre. — Non, pour la France. — Il ne veut ni de la France ni de l’Angleterre. Il va dans une colonie espagnole. — Bah !

Les deux bossus mêlaient leur politique à la politique du postillon, et le bossu par devant disait avec grâce : Espartero a pris Lafuite et Gaillard.

À mesure que nous approchions de Mont-de-Marsan, les routes se couvraient d’espagnols, à pied, à cheval, en voiture, voyageant par bandes ou isolément. Sur une charrette chargée d’hommes en guenilles, j’ai vu une jeune paysanne, vêtue d’une mode gracieuse, et qui avait sur sa jolie tête grave et douce le chapeau le plus exquis qu’on pût voir ; quelque chose de noir bordé de quelque chose de rouge, c’était charmant. Qu’est-ce que c’est donc qu’une politique qui a des coups de vent capables de chasser de son pays une pauvre jolie fille si bien coiffée ?

Pendant que de nouveaux réfugiés arrivent, les anciens réfugiés s’en vont. Dans deux berlines de poste qui galopaient en sens inverse et qui avaient dû se croiser, j’ai rencontré Mme la duchesse de Gor qui s’en allait vers Madrid et Mme la duchesse de San Fernando qui s’en allait vers Paris. Deux diligences pleines d’espagnols se sont croisées à moitié chemin entre Captieux et les Traverses et, suivant une habitude des postillons en pareil cas, ont échangé leurs attelages. Les mêmes chevaux qui venaient de ramener vers la patrie les proscrits d’hier ont remmené vers l’exil les proscrits d’aujourd’hui.

Du reste, quelle que fût la nouvelle révolution qui s’accomplissait si près de nous, elle ne troublait qu’à la surface cette nature sévère et tranquille. Ce vent qui déplace les puissances et qui remue les trônes ne faisait pas tomber plus vite de l’arbre la pomme de pin qui tremble au bout de la branche. Les chariots attelés de bœufs passaient avec leur gravité antique à travers ces chaises de poste en fuite et ces diligences effarées.

Rien de plus étrange, pour le dire en passant, que ces attelages de bœufs. Le chariot est en bois, à quatre roues égales, ce qui indique qu’il ne tourne jamais sur lui-même et va toujours droit devant lui. Les bœufs sont entièrement couverts d’une grande toile blanche qui traîne à terre ; ils ont, entre les cornes, une sorte de perruque faite d’une peau de mouton, et sur le mufle un filet blanc à franges qui parodie à merveille une barbe. Quelques branches de chêne roulées autour de leur tête complètent l’accoutrement. Les bœufs, ainsi accommodés, ont un faux air de grands prêtres de tragédie ; ils ressemblent, à s’y méprendre, aux comparses du Théâtre-Français déguisés en flamines et en druides.

À Bazas, comme nous avions mis pied à terre, un de ces bœufs passa auprès de moi d’une allure si majestueuse et si pontificale que je fus tenté de lui dire :

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense.


Je crois même le lui avoir dit. Je dois ajouter, pour être exact, qu’il ne m’a mugi aucune réplique.

Au delà de Roquefort, les landes sont égayées par des tuileries qu’on rencontre de temps à autre ; les unes abandonnées et fort anciennes, remontant jusqu’à Louis XIII, ce qu’atteste le maître claveau de leurs archivoltes ; les autres en plein travail et en plein rapport, et fumant de toutes parts comme un fagot de bois vert sur un grand feu.

Il y a trente ans, étant tout enfant, j’ai voyagé dans ce pays. Je me rappelle que les voitures marchaient au pas, les roues ayant du sable jusqu’au moyeu. Il n’y avait pas de voie tracée. De temps en temps on trouvait un bout de chemin formé de troncs de pins juxtaposés et noués ensemble comme le tablier des ponts rustiques. Aujourd’hui ces sables sont traversés, de Bordeaux à Bayonne, par une large chaussée, bordée de peupliers, qui a presque la beauté d’un empierrement romain.

Dans un temps donné cette chaussée, effort d’industrie et de persévérance, descendra au niveau des sables, puis disparaîtra. Le sol tend à s’enfoncer sous elle et à l’engloutir comme il a englouti la voie militaire faite par Brutus qui allait du cap Breton, Caput Bruti, à Boïos, aujourd’hui Buch, et l’autre voie, ouvrage de César, qui traversait Gamarde, Saint-Géours et Saint-Michel de Jouarare.

Je note en passant que ces deux mots, Jovis ara, ara Jovis, ont engendre bien des noms de villes, lesquels, bien qu’ayant la même origine, ne se ressemblent guère aujourd’hui, depuis Jouarre en Champagne et Jouarare dans les Landes jusqu’à Aranjuez en Espagne.

De Roquefort à Tartas, les pins font place à une foule d’autres arbres. Une végétation variée et puissante s’empare des plaines et des collines, et la route court à travers un jardin ravissant. On passe, à chaque instant, sur de vieux ponts à arches ogives, de charmantes rivières. D’abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée, comme le nom l’indique, de la Douze et du Alidou, puis l’Adour. La syllabe dour ou dou, qui se retrouve dans tous ces noms, vient évidemment du mot celte our qui signifie cours d’eau.

Toutes ces rivières sont profondément encaissées, limpides, vertes, gaies. Les jeunes filles battent le linge au bord de l’eau ; les chardonnerets chantent dans les buissons ; une vie heureuse respire dans cette douce nature.

Cependant, par moments, entre deux branches d’arbre que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin à l’horizon les bruyères et les piñadas voilées par les rougeurs du couchant, et l’on se souvient qu’on est dans les Landes. On songe qu’au delà de ce riant jardin, semé de toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas, coupé de toutes ces fraîches rivières, l’Adour, la Douze, le Midou, à quelques heures de marche, est la forêt, puis au delà de la forêt la bruyère, la lande, le désert, sombre solitude où la cigale chante, où l’oiseau se tait, où toute habitation humaine disparaît, et que traversent silencieusement, à de longs intervalles, des caravanes de grands bœufs vêtus de linceuls blancs ; on se dit qu’au delà de ces solitudes de sable sont les étangs, solitudes d’eau, Sanguinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse, avec leur fauve population de loups, de putois, de sangliers et d’écureuils, avec leur végétation inextricable, surier, laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge, houx énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt pieds de haut, avec leurs forêts vierges où l’on ne peut s’aventurer sans une hache et une boussole ; on se représente au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne mystérieux dont le branchage hideux secoue sur toute la contrée les superstitions et les terreurs. On pense qu’au delà des étangs il y a les dunes, montagnes de sable qui marchent, qui chassent les étangs devant elles, qui engloutissent les piñadas, les villages et les clochers, et dont les ouragans changent la forme ; et l’on se dit qu’au delà des dunes il y a l’océan. Les dunes dévorent les étangs ; l’océan dévore les dunes.

Ainsi, les landes, les étangs, les dunes, la mer, voilà les quatre zones que la pensée traverse. On se les figure l’une après l’autre, toutes plus farouches les unes que les autres. On voit les vautours voler au-dessus des landes, les grues au-dessus des lagunes, et les goëlands au-dessus de la mer. On regarde ramper sur les dunes les tortues et les serpents. Le spectre d’une nature morne vous apparaît. La rêverie emplit l’esprit. Des paysages inconnus et fantastiques tremblent et miroitent devant vos yeux. Des hommes appuyés sur un long bâton et montés sur des échasses passent dans les brumes de l’horizon sur la crête des collines comme de grandes araignées ; on croit voir se dresser dans les ondulations des dunes les pyramides énigmatiques de Mimizan, et l’on prête l’oreille comme si l’on entendait le chant sauvage et doux des paysannes de Parentis, et l’on regarde au loin comme si l’on voyait marcher pieds nus dans les vagues les belles filles de Biscarosse coiffées d’immortelles de mer.

Car la pensée a ses mirages. Les voyages que la diligence Dotézac ne fait pas, l’imagination les fait.

Cependant on atteint Tartas, l’ancien chef-lieu des Tarusates, qui est une jolie ville sur la Midouze. C’était au moyen-âge une des quatre sénéchaussées du duché d’Albret. Les trois autres étaient Nérac, Castel-Moron et Castel-Jaloux. En passant, j’ai salué à gauche de la route un pan encore debout de la vénérable muraille qui résista, en 1440, au redoutable captal de Buch et donna à Charles VII le temps d’arriver. Les gens de Tartas font des auberges et des guinguettes avec ce mur qui leur a fait une patrie.

Comme nous sortions de Tartas, un lièvre énorme sortit d’un taillis voisin et traversa la chaussée, puis s’arrêta à une portée de pistolet dans une prairie et regarda hardiment la diligence. Cette bravoure des lièvres dans ce pays tient sans doute à ce qu’ils savent que ce sont eux qui ont donné leur nom à la maison d’Albret. La fierté les a pris, et ils se comportent, le cas échéant, en lièvres gentilshommes.

Cependant la nuit tombait. Le soir, qui a fourni à Virgile tant de beaux vers, tous pareils par l’idée, tous différents par la forme, versait l’ombre sur le paysage et le sommeil sur les paupières des voyageurs. À mesure que les ténèbres s’épaississaient et estompaient les informes silhouettes de l’horizon, il me semblait — était-ce une illusion de la nuit ? — que le pays devenait plus sauvage et plus rude, que les piñadas et les clairières reparaissaient, et que nous faisions en réalité, dans une obscurité profonde, ce voyage des Landes que j’avais fait en imagination quelques heures auparavant. Le ciel était étoilé, la terre n’offrait à l’œil qu’une espèce de plaine ténébreuse où vacillaient çà et là je ne sais quelles lueurs rougeâtres, comme si des feux de pâtres étaient allumés dans les bruyères ; on entendait, sans rien voir ni rien distinguer, ce tintement fin et grêle des clochettes qui ressemble à un fourmillement harmonieux ; puis tout rentrait dans le silence et dans la nuit, la voiture semblait rouler aveuglément dans une solitude obscure, où seulement, de distance en distance, de larges flaques de clarté apparaissant au milieu des arbres noirs révélaient la présence des étangs.

Moi, je me sentais heureux, j’avais traversé plusieurs fois l’odeur des liserons qui me rappelle mon enfance, je songeais à tous ceux qui m’aiment, j’oubliais tous ceux qui me haïssent, et je regardais dans cette ombre, pour ainsi dire, à regard perdu, laissant se mêler à ma rêverie les figures vagues de la nuit qui passaient confusément devant mes yeux.

Les deux bossus m’avaient quitté à Mont-de-Marsan, j’étais seul sur ma banquette, le froid venait ; je m’enveloppai de mon manteau, et peu à peu je m’endormis.

Le sommeil que permet une voiture qui vous emporte au galop est un sommeil clair à travers lequel on sent et l’on entend. À un certain moment le conducteur descendit, la diligence s’arrêta ; la voix du conducteur disait : Messieurs les voyageurs, mus voici au pont de Dax ; puis les portières s’ouvrirent et se refermèrent comme si les voyageurs mettaient pied à terre, puis la voiture s’ébranla et repartit. Quelques moments après, le sabot des chevaux résonna comme s’ils marchaient sur du bois ; la diligence, brusquement inclinée en avant, fit un soubresaut violent ; j’ouvris un œil ; le postillon, courbé sur ses chevaux, semblait regarder devant lui avec une précaution inquiète. J’ouvris les deux yeux.

La lourde voiture, pesamment chargée, traînée par cinq chevaux attelés de chaînes, marchait au pas sur un pont de bois, dans une sorte de voie étroite bornée à gauche par le parapet qui était fort bas, à droite par un amas de poutres et de charpentes ; au-dessous du pont, une rivière assez large coulait à une assez grande profondeur qu’augmentait encore l’incertitude de la nuit. À de certains moments, la diligence penchait ; à de certains endroits, le parapet manquait. Je me dressai sur mon séant. J’étais seul sur l’impériale, le conducteur n’était pas remonté à sa place ; la voiture marchait toujours ; le postillon, toujours courbé sur son attelage que la lanterne du coupé éclairait à peine, grommelait je ne sais quelles exclamations énergiques. Enfin les chevaux gravirent une petite pente, un nouveau soubresaut ébranla la voiture, puis elle s’arrêta. Nous étions sur le pavé.

Les voyageurs qui avaient passé le pont à pied avant la voiture rentrèrent dans les trois compartiments, et, tout en ouvrant et refermant les portières, j’entendais le conducteur qui disait :

— Diable de pont ! toujours en réparation ! — Quand donc sera-t-il solide ? — La police est bien mal faite à Dax. Les charpentiers laissent leurs outils sur le passage de la voiture pour la verser. — J’ai vu le moment où la diligence était dans la rivière. — On ne peut se figurer le danger qu’il y a. — Vous verrez qu’un de ces jours il arrivera un malheur. — N’est-ce pas, messieurs les voyageurs, que j’ai bien fait de vous faire descendre ? Cela dit, il remonta, et m’apercevant il poussa un cri : — Tiens, monsieur ! Je vous avais oublié !