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En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/8

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 100-104).

gand. — audenarde. — tournai.


Audenarde, 24 août, 8 heures du soir.

Il semble, chère amie, que mes imprécations contre la chaleur de ce lourd pays aient fait effet. Comme je fermais ma dernière lettre, le ciel s’est couvert et ma gratifié de la pire des pluies, la pluie fine et froide qui embrasse tout l’horizon et dure toute la journée.

Pour aller d’Anvers à Gand, il faut traverser l’Escaut. Comme les polders sont inondés, et cela depuis neuf mois, le trajet par eau est plus long, et le bateau à vapeur vous mène prendre un chemin de traverse soudé à la route de Gand une demi-lieue au-dessus de la Tête-de-Flandre. Tu penses bien que je n’ai pas été fâché de cette petite promenade presque en mer. Malgré la pluie, je suis resté sur le pont, écoutant vaguement s’éloigner le chant des matelots qui allaient en mer, et regardant la haute flèche d’Anvers disparaître dans la brume.

Je n’ai fait que passer à Gand (mais je compte y revenir quand j’aurai vu Tournai et Courtrai).

C’est une belle ville que Gand. Gand est à Anvers ce que Caen est à Rouen : une chose belle à côté d’une chose admirable. J’ai cependant pris le temps de visiter Saint-Bavon et, bien entendu, je suis monté sur la tour. Pour moi, il y a deux façons de voir une ville qui se complètent l’une par l’autre ; en détail d’abord, rue à rue et maison à maison ; en masse ensuite, du haut des clochers. De cette manière on a dans l’esprit la face et le profil de la ville.

Vue du haut de Saint-Bavon, c’est-à-dire de deux cent soixante-douze pieds de haut, et il faut monter quatre cent cinquante marches pour arriver là, Gand a sa configuration gothique presque aussi bien conservée qu’Anvers. La tour du beffroi, surmontée d’un énorme griffon doré, a pour toit un fort amusant entassement de clochetons, de lucarnes et de girouettes. À côté il y a une vieille et noire église, Saint-Nicolas, dont la façade, presque romane, est admirable. C’est une grande ogive sévère, flanquée de deux tourelles crénelées du plus grand style. Un peu plus loin, c’est Saint-Michel qui, comme Saint-Nicolas, se présente par l’abside. Deux ou trois autres églises pyramident plus loin encore au milieu des toits taillés en escaliers. En se retournant, c’est Saint-Jacques, qui a trois aiguilles, dont une en pierre et deux en ardoise. À côté, une belle place à hauts pignons coupés de deux vieux logis de pierre du quatorzième siècle, avec tourelles et grands toits. Celui qui est au milieu du petit côté de la place était la maison des comtes de Flandre. Cette place est le marché aux toiles ; et puis il y a une foule d’autres marchés pittoresques, des couvents, de petits carrefours tortus enclos de maisons crénelées qui ont toutes sortes d’attitudes et brisent leurs lignes les unes sur les autres d’une façon charmante ; et puis un toit immense qui couvre une grande nef austère du quatorzième siècle sans tour ni clocher, c’est l’église des Dominicains. En ce moment-là, plusieurs moines y entraient avec leur admirable costume, la robe blanche et le scapulaire noir. À mes pieds l’hôtel de ville avec ses deux façades, l’une du temps de Louis XIII, l’autre du temps de Charles VIII, l’une sévère, l’autre ravissante.

Ajoute à cela hors de la ville un immense horizon de prairies et dans la ville une multitude de petits ponts et de cours d’eau où les maisons se baignent ; et tu auras quelque idée de Gand à vol d’oiseau.

C’est vraiment une belle ville ; quatre rivières s’y rencontrent, l’Escaut, la Liève, la Moer et la Lys. C’est un réseau d’eau vive qui se noue et se dénoue à tout moment à travers les maisons et qui partage la ville en vingt-six îles ; ce qui fait qu’avec ses barques, ses innombrables ponts, ses vieilles façades trempées dans l’eau, Gand est une espèce de Venise du Nord.

Précisément au pied de la cathédrale, dans un pâté de lourdes maisons flamandes, mon guide m’a fait remarquer une jolie cour-jardin, coquette, verte et sablée, entourée d’un portique du dernier siècle, tout rocaille et chicorée, avec colonnade et statues de marbre bleu. Cette maison et ce jardin sont de l’aspect le plus frais et le plus gai. C’était le logis de ce vieux millionnaire Macs qui a été si misérablement assassiné il y a deux ans et qui remplissait d’or ses vieux chapeaux. — Maintenant on bâtit chez lui, on ajoute un étage à sa maison, la joie et la richesse sont là. Je n’ai jamais plaint ce vieux homme.

Il y a beaucoup de façades rocaille à Gand parmi les pignons gothiques, et des plus tourmentées, ce qui les fait passer. Le rococo n’est supportable qu’à la condition d’être extravagant.

Mais est-ce que tout ce bavardage ne t’ennuie pas, ma pauvre bien-aimée ? Je cause avec toi comme si j’étais au coin de notre feu de la place Royale. Je te conte tout. Je te mets le plus que je peux de mon voyage. Avertis-moi, mon Adèle, si mon récit ne t’amuse pas.

Voici qui te fera rire pourtant. Tout à l’heure, en sortant de Gand, entre Gand et Audenarde, j’ai vu dans un village une enseigne d’auberge où était peinte la figure d’un homme coiffé à la Titus, avec de gros favoris, des épaulettes d’or, un uniforme bleu à revers blancs, et la croix de Léopold au cou. Au bas il y avait cette inscription : Louis XIV, roi de France. Je dis la chose comme elle est, je n’invente rien.

On ne rencontre dans ce pays ni manoirs, ni donjons, ni châteaux. On voit que c’est le pays des communes et non des seigneurs, des bourgeoisies et non des châtellenies. En revanche, il y a partout des hôtels de ville, charmantes fleurs de pierre, que le quinzième siècle surtout a fait épanouir avec splendeur au milieu des villes.

Ici, par exemple, à Audenarde, où je t’écris, et qui n’est qu’une petite ville, je vois de ma fenêtre de l’hôtel du Lion d’or le profil d’une ravissante maison de ville du gothique le plus fleuri, couronnée d’une vraie couronne de pierre que surmonte un géant armé et doré portant le blason de la ville.

Toute la place que j’ai sous les yeux est charmante, quoiqu’elle ait conservé trop peu de ses vieux pignons. Au milieu de la façade de l’hôtel de ville il y a une fort jolie fontaine de 1676. Le duc de Saint-Simon n’avait qu’un an lorsqu’on l’a construite. À côté de la fontaine un beau peuplier ; et puis là-bas, au-dessus des maisons, un beau clocher de gothique austère. Le soleil couchant fait de beaux angles d’ombre dans tout cela.

Ils ont en Flandre la sotte habitude de fermer toutes les églises à midi. Passé midi on ne prie plus. Le bon Dieu peut s’occuper d’autre chose. Cela fait que des deux églises d’Audenarde je n’ai pu visiter que la moindre, qui est encore fort remarquable avec son abside romane. Il y a deux beaux tombeaux indignement mutilés. J’ai été obligé, pour les voir, de franchir un bataillon de vieilles femmes, lesquelles lavaient l’église et venaient en bougonnant éponger le pavé jusque sous mes pieds. J’ai eu la satisfaction de faire sortir de leurs bouches diverses imprécations flamandes que j’ai laissées paisiblement voltiger dans l’église.

Ces braves dames flamandes continuent de justifier ce que je t’en disais. Elles consacrent vingt-quatre heures de la journée à laver leur maison, et la vingt-cinquième à se laver elles-mêmes. Du reste, elles sont pour la plupart fort jolies, presque toutes blanches avec des cheveux noirs, comme toi, mon Adèle chérie. Le dimanche elles mettent un fort beau bonnet de dentelle d’une forme charmante. À Lier, elles le soutiennent d’une espèce de ruban d’épingles fort singulier et fort joli. Il va sans dire que je ne te parle ici que des paysannes. Les femmes de Bruxelles portent la faille, presque la mantille, ce qui les drape admirablement.

J’ai vu le gros canon de Gand dont je te fais ici un petit croquis.

C’est un énorme tube, fait en lames de fer forgé, un vrai engin du quinzième siècle. Ceux de Gand en ont fort peu de soin. Ils l’ont juché sur trois façons d’assises rococo sculptées en guirlandes, et toute la gueule de la bombarde n’est qu’un réceptacle d’ordures. Ce canon a dix-huit pieds de long et pèse trente-six mille livres. On distingue très bien, dans l’intérieur, les cannelures que font les lames de fer. La bouche a deux pieds et demi de diamètre. Cela jetait de gros boulets de granit ou des tonneaux de mitraille. C’est énorme.

Ce n’est rien cependant à côté de ces bombardes de Mahomet II que traînaient quatre mille hommes et deux mille jougs de bœufs, et qui vomissaient d’immenses blocs de rochers. C’étaient des espèces de volcans que ce turc penchait sur Constantinople.

Il y a de beaux tableaux à Saint-Bavon, deux surtout, l’un de Rubens, l’autre de Jean van Eyck, l’inventeur de la peinture à l’huile. Celui de Rubens, qui représente l’admission de saint-Amand au monastère de Saint-Bavon, est admirable. Le groupe d’en bas est de la plus superbe tournure. L’autre, d’un style tout différent, n’est pas moins merveilleux. Van Eyck est aussi calme que Rubens est violent. Il y a encore une belle peinture d’un élève de Van Eyck et une autre, belle de même, du maître de Rubens. Ces quatre peintres font une sorte d’escalier par lequel il est curieux de descendre, d’époque en époque, ou pour mieux dire de monter, de Van Eyck à Rubens. Nous connaissons à peine à Paris cet Otto Venius, qui a été le maître de Rubens. Chose remarquable ! c’est aussi un peintre calme.

Au reste, chacune de ces églises flamandes est un musée. J’y voudrais voir notre bon et cher Boulanger.

À part cela, j’aime mieux nos églises de France. Décidément, celles-ci sont trop propres. La propreté excessive, en fait de monuments, est un grand défaut. D’abord elle entraîne le badigeonnage, cette suprême saleté, et puis le grattage, et puis le lavage perpétuel. Or la couleur des siècles est toujours belle et la poussière du jour l’est quelquefois. L’une est la trace des générations, l’autre est la trace de l’homme. Tout est blanc, luisant, poli, épongé, miroitant, dans les églises belges. À chaque pas, l’opposition dure et criarde et prodiguée partout du marbre blanc et du marbre noir. Fort peu de ces belles teintes grises et moisies de nos vieilles cathédrales. Pas de vitraux. Briser les vitraux et badigeonner les églises, souvent aussi jeter bas les jubés, voilà de quoi se compose la dévastation propre aux prêtres. Ils veulent à toute force être vus ; pour cela il faut blanchir les vitres, blanchir les murs et renverser les jubés. Ô coquetterie, où vas-tu te nicher ?

Depuis que je suis en Belgique, je n’ai vu que deux ou trois jubés, et encore cruellement peinturlurés, deux ou trois verrières, deux églises seulement non badigeonnées, Sainte-Waudru de Mons et la chapelle de Bruxelles.

En Belgique, point de ces beaux portails encombrés d’admirables statues, comme à Chartres, comme à Reims, comme à Amiens. Les portails des plus belles cathédrales n’ont pas une seule figure sculptée. C’est étrange. Il est vrai qu’une crèche comme celle d’Anvers rachète bien des choses. Quelle magnifique œuvre ! C’est de l’orfèvrerie autant que de l’architecture. Et je fais cas d’une orfèvrerie qui a cinq cents pieds de haut.


Tournai, 26 août.

La diligence avait interrompu ma lettre. C’est à Tournai, mon Adèle, que je la finis. La route d’Audenarde ici est une prairie sans fin, coupée de verdures et de petites rivières. On voit à gauche la charmante colline qui masque le cours de l’Escaut.

Tournai doit tenir son nom des tours dont elle est couverte. La cathédrale seule a cinq clochers. C’est une des plus rares églises romanes que j’aie vues. Il y a dans l’église un admirable Jugement dernier de Rubens, et un magnifique reliquaire d’argent doré, énorme, massif, et travaillé en bijou. Les deux portails latéraux de l’église sont du byzantin le plus beau et le plus curieux. Toute cette ville est d’un immense intérêt.

Hier au soir, comme c’était la Saint-Louis, le beffroi, superbe tour presque romane, était illuminé de lanternes de couleur, bariolage charmant et lumineux que commentait le carillon le plus bavard et le plus amusant du monde. Une symphonie de lanciers belges répondait de la place d’armes à ce vacarme aérien. Toutes les cloches étaient en mouvement, et toutes les femmes aussi. Toute cette vieille ville, ainsi livrée à ce joyeux babil de fête, était ravissante à entendre et à voir. Je me suis promené longtemps dans une rue sombre, regardant les cinq aiguilles géantes de la cathédrale, qu’éclairait vaguement la réverbération du beffroi illuminé.

Je pensais à notre place Royale, à tous nos amis, à toi surtout, mon Adèle, et à nos enfants bien-aimés. Je vous aurais tous voulus là en ce moment. Oh ! va, le jour où nous éprouverons toutes ces émotions ensemble sera un beau jour pour moi, crois-moi bien, mon pauvre ange, et aime-moi. J’embrasse ma Didine, mon Charlot, et puis Toto et puis Dédé. J’espère que tous sont toujours bons et heureux. Je serre la main à ton excellent père.