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En vue de l’Himalaya/19 mars 1935

La bibliothèque libre.
La Concorde (p. 95-102).


Dans les lettres du 27 février et du 19 mars, P. C. raconte en détail le début des nouveaux travaux. Il relate les longs entretiens avec les paysans pour les amener à accepter de bâtir, pour le futur village, non de misérables huttes de bambous, mais de véritables maisons d’« adobé » (avec parois de terre) plus solides, moins inconfortables, qui seront groupées le long de la digue, principale « artère », ou le long d’autres avenues ; il décrit la distribution des terrains aux premiers paysans décidés à déménager, l’organisation des hommes en équipes de dix qui éléveront, pied à pied et simultanément, les dix maisons nécessaires à leurs familles…


19 mars.

… J’étais poursuivi ces jours par cette idée de la difficulté qu’ont les hommes d’accepter, pour le service d’un idéal librement suivi, des conditions qu’ils ne trouvent nullement trop dures lorsqu’il s’agit des petits arrangements personnels et égoïstes de tous les jours. Je me rappelais qu’il y avait à ce sujet quelque chose de très fort, de presque scandaleux dans le Nouveau Testament, mais je ne savais ni quoi, ni où. J’y pensais encore au moment où je songeais aussi à envoyer un mot par télégramme à nos amis du Service civil réunis à Berne le 17 mars. J’ai feuilleté mon Nouveau Testament sans grand espoir de trouver ce que je cherchais. J’ai parcouru d’abord les épîtres, pensant qu’il s’agissait d’instructions données à quelques Éphésiens ou Romains. Puis l’impression nette m’est venue : « Non, c’est une de ces paroles mordantes, — dont le sens littéral paraît révoltant —, prononcées par Jésus lui-même, et je suis tombé presqu’immédiatement sur le passage de Luc 17 : 6-10.

« Si vous aviez la foi gros comme un grain de moutarde, vous diriez à ce sycomore : déracine-toi et plante-toi dans la mer, et il vous obéirait Quand votre serviteur rentre des champs, après le labour ou le pâturage, lequel de vous lui dira : viens vite te mettre à table ? Ne lui dira-t-il pas au contraire : Prépare-moi à dîner, ceins-toi et me sers jusqu’à ce que j’aie mangé et bu ; après quoi tu mangeras et boiras toi-même. Et parce que ce serviteur fait ce qui lui était commandé, son maître lui doit-il de la reconnaissance ? De vous, il en est de même : quand vous aurez fait tout ce qui vous était commandé, dites ceci : Nous sommes des serviteurs inutiles ; ce que nous avons fait, nous avions le devoir de le faire ».

Le miracle s’accomplira certainement à la longue si nous avons la foi, si nous tenons ferme et manifestons cela en servant au moins aussi complètement l’« Éternel » que nous savons servir notre mince intérêt dans les conditions plus ou moins dures ou injustes — mais acceptées naturellement — de la vie courante. J’ai télégraphié cette référence biblique à Berne. La stupéfaction aura peut-être été très grande parmi nos amis de me voir procéder comme le président Kruger par citations bibliques télégraphiées, et grande peut-être aussi la difficulté de comprendre ce que je voulais dire !

Ces paroles du Christ me paraissent une réponse et un avertissement sévères à ceux qui prétendent servir la pauvre humanité en caressant avec indulgence ses « revendications ». Il n’y a qu’une revendication légitime : ne plus servir de faux dieu y compris soi-même, mais servir Dieu, — à supposer qu’on comprenne ce que ce nom veut dire. J’ai l’impression aussi que tout notre service vit et vivra de cette conviction seule. Organiser, certes, est bien et indispensable, mais à condition que tout le règlement d’organisation soit dominé par la même conviction que ces mots du Christ expriment avec un relief extraordinaire, — et avec l’apparence de « justifier » le patron, le bourgeois qui exploite ses domestiques. Le but final et la vraie affaire ne sont pas de délivrer le paysan du zamindar, l’ouvrier du capitaliste, l’Inde de l’Angleterre, ou la Suisse du péril militaire constitué par ses voisins, mais de mettre chacun et chacune au vrai service — supérieur à celui de l’individu, de la famille, de la classe ou de la nation, — au service de l’Éternel.

Si ce service est accepté sérieusement, les miracles deviennent possibles ; le reste, ce qu’on cherchait avant, est donné par dessus le marché. Le sycomore auquel on répète avec assez d’insistance d’aller se planter dans la mer finit par y aller. C’est, à mon avis, beaucoup plus probablement dans un phénomène de ce genre plutôt que dans une action purement et essentiellement mécanique ou physico-chimique que se trouve la clé profonde de toute l’évolution des êtres vivants. Ce que l’évolution a réalisé presque littéralement, c’est le miracle inverse, plus grand encore, du sycomore d’abord planté dans la mer et qui finit par en sortir pour aller sous toute espèce de formes se promener dans l’univers entier : Nous étions tous probablement à l’origine, non pas des sycomores, mais des organismes beaucoup plus élémentaires encore plantés dans la mer. Et nous en sommes sortis ! C’est vertigineux d’imaginer cela. Rien ne recommande sérieusement l’hypothèse, — infiniment mince et fragile du point de vue des probabilités, — suivant laquelle une action purement mécanique, sans intention, sans volonté, en tâtonnant au hasard dans « un milliard à la puissance un milliard » de combinaisons possibles, nous aurait amenés où nous sommes.

Étrange que l’homme, comme pour se décourager et s’anéantir lui-même à plaisir, ait réussi à se persuader qu’une idée aussi contraire aux données immédiates du sens commun était en réalité la vérité suprême (triste peut-être), mais la vérité sérieuse. Sans raisonner en détail cette fantastique énormité, j’étais tout saisi de sa folie en regardant, l’autre jour, l’éléphant jouer voluptueusement avec sa trompe toute espèce de jeux délicats. Le développement de cet instrument merveilleux, de cette trompe ne serait donc — en passant par les nez et groins vaguement souples et préhensiles du porc et du tapir, — que le résultat de jeux moléculaires essentiellement aveugles, sans intention ni orientation, de ces mêmes jeux moléculaires aveugles et sans intention qui sont censés entraîner mécaniquement le mouvement de ma main au moment où j’écris, et où intuitivement, — par un procédé tout autre que l’analyse scientifique, — je sais de certitude absolue qu’elle obéit à l’intention d’exprimer une pensée. Cette trompe ne s’est pas faite « par hasard », pas plus que les pages précédentes ne sont groupées « par hasard ». Leur arrangement ne s’explique pas par un mécanisme réductible à des lois physico-chimiques, elles-mêmes essentiellement étrangères à toute finalité ou intention, et on se moque de nous en disant que cet arrangement « paraît » seulement exprimer une intention et être causé par elle. Peut-être y a-t-il confusion à parler d’intention à propos de l’évolution des êtres vivants. Il faut plus prudemment dire : un facteur essentiel, irréductible au mécanisme de lois données extérieurement, rigidement, et analogue au facteur « intention » qui caractérise essentiellement nos actions conscientes…

La trompe de l’éléphant, la nécessité de vouloir et de tenir ferme pour que le miracle d’un bon service se réalise, tout se tient.


Briques I. V. S. P.

Notre champ de cannes à sucre se transforme peu à peu, heureusement. À part les trois artères principales, qui ont 3 m 60 de large, tous les autres chemins ont la largeur modeste de 2 m 40, avec, de chaque côté, un fossé de 60 centimètres de large. Au nord, les rues et avenues rejoignent la rue de la Digue par des plans inclinés et redescendent de l’autre côté à l’extérieur du village.

Dans la citerne nord d’où nous avons tiré la terre de la digue, les ouvriers emploient maintenant la terre pour mouler nos briques. Du moule, chacune reçoit l’empreinte distinctive I. V. S. P. (International Voluntary Service for Peace). Ces briques ainsi marquées me remplissent — et pas moi seulement — d’une satisfaction naïve, comme celle que j’éprouvais devant mon pantalon bleu ou celle de voir son nom imprimé pour la première fois. Mais ici l’empreinte est sur briques ! Nous nous insérons, ici aux Indes, parmi les briques illustres de l’histoire de la civilisation, les briques de Ninive, de Babylone !

Les ouvriers en ont fait maintenant trente-cinq mille, il nous en faut encore trois fois autant. Ils ne savent pas compter et doivent s’en remettre à nous pour savoir si le compte y est. C’est une opération embarrassante même pour des mathématiciens, toujours fort ennuyés quand il s’agit de passer de « n » à un chiffre défini.

Au milieu du village on a commencé à creuser une seconde citerne qui doit être plus grande que la citerne nord pour fournir la terre et l’eau aux maisons en adobé. Tout près, au milieu du village, nous aurons un jardin avec arbres fruitiers, réservé pour la jouissance.

Peu à peu, grâce à l’arrivée des matériaux amenés de Damoutschak, le terrain commence à prendre l’aspect d’un village. Tas de tuiles, immenses toits de chaume démontés, rangés provisoirement le long de la route. Un volontaire et quelques paysans campent jour et nuit sur le terrain pour faire la garde et décharger notre camion et les chariots à bœufs. L’autre jour, Bassudeo a délogé, en creusant une rigole à côté de moi, un petit serpent noir ; moi, je n’ai trouvé jusqu’ici que deux grands mille-pieds jaunes et rouges de onze et douze centimètres de longueur, presque aussi longs que ceux des îles Hawaï. Ils ne sont pas dangereux, mais leur morsure est très douloureuse. Un de nos paysans a été mordu par un de ces mille-pieds entre deux orteils et il a fallu l’envoyer à l’hôpital de Muzzafarpur.


Le Holi.

Nous avons passé, ces jours, le plus grand festival hindou, le « Holi », célébrant je ne sais quelle victoire mythique et symbolique du Dieu Krishna. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas réussi à m’intéresser sérieusement aux fantastiques et insipides événements de la mythologie hindoue. Fêtés religieusement, ils paraissent surtout fournir aux villageois une occasion de faire une musique infernale, tous les soirs pendant une semaine, avec leurs tambours et leurs cymbales et avec des vociférations discordantes.

Hier, mercredi 20 mars, le jour suprême du Holi, c’étaient, dès 5 heures du matin, un roulement continu de tambourins et de cris proches ou lointains sur tout le pourtour de l’horizon. Toute la plaine tapait, sonnait, trépidait. Ces jours-là les gens semblent boire beaucoup de « todee » et, sur la route, le nombre des braillards avinés augmente considérablement. Hier, chacun, à Muzzafarpur surtout où les gens ont encore quelques sous, se procurait de la poudre colorée cramoisie, rose, jaune ou bleue ; on se sert de ces couleurs comme chez nous de « confetti » en se les jetant dans la figure, dans les cheveux et sur les habits les uns des autres. C’est très amusant de voir tous ces saris et dhotis blancs transformés en palettes de couleurs éclatantes… Les figures rutilent de teintes extraordinaires et certains cheveux crépus remplis de poudre rouge ou bleue sont d’un pittoresque plaisant, — assez inquiétant aussi par toute la saleté supplémentaire que cela implique.

Il est difficile de comprendre le sentiment exact qui correspond aux agitations effrénées et aux hurlements de ces orchestres à tambours et cymbales déchaînés dans tous les villages. Le charme que ces gens attribuent aux rythmes les plus obsédants a quelque chose de déconcertant. Ce ne sont plus, semble-t-il, des enfants mais de vrais sauvages, et cette impression contredit celle qu’on a ordinairement de ce peuple. (Sauvages après tout très semblables à ceux qu’on trouve chez nous au carnaval ou à la Saint-Sylvestre !)

Après le Holi dûment célébré, chacun, ce matin, a plus ou moins mal aux cheveux. Malgré cela, une dizaine d’hommes, délégués des trente-quatre familles qui se sont immédiatement annoncées pour le nouveau village, sont venues sur le terrain choisir leurs parcelles. C’est encore un pas important en avant. Immédiatement des remarques pittoresques. Celui qui parle pour tous exprime une de ses préoccupations principales en répétant : « Il faudra, pour commencer la construction, demander à l’astrologue de nous indiquer un jour propice… » Puis, en s’informant de la position du chemin, il explique qu’il n’y a pas moyen de tourner la façade et les portes de la maison vers le sud. La tradition s’y oppose. Pourtant, tout bien considéré, si cette orientation se trouve être la plus pratique, on trouvera une solution ; elle est bizarre, mais semble le satisfaire entièrement : on pourra tourner la maison, avec la véranda devant les deux chambres, vers le sud, mais il ne faudra pas la première année percer les portes de ce côté ; on les mettra dans la paroi nord. Rien n’empêche un an plus tard de boucher ces portes et d’en percer de nouvelles au sud. Il semble qu’il y ait là quelque divinité qu’on peut « tricher » comme l’inspecteur des bâtiments ou la police du feu. Au moment de la construction, quand l’inspecteur a l’œil ouvert, on respecte les dispositions du règlement de police, mais plus tard, quand l’inspecteur sera occupé d’autre chose, on pourra faire ce qu’on voudra !

Nous avons eu un autre incident bien instructif pour le psychologue et le psychanalyste. Frazer, en partant pour Itarsi, avait laissé à Joe des conserves. Joe étant végétarien nous a passé une boîte de « saucisses d’Oxford » et dimanche dernier, Schenker ayant ouvert la boîte, réchauffait le contenu sur le petit foyer de terre de notre cuisine commune. Le cuisinier hindou Djougar Sarh l’a vu et s’est imaginé que la boîte contenait de la viande de bœuf. La réaction a été telle qu’il a dû sortir précipitamment de la cuisine pour vomir. C’est d’autant plus curieux que ce cuisinier est suffisamment affranchi de préjugés pour partager la vie imposée à tous ceux qui vivent à notre Centre, sans distinction ni considération de castes. L’idée de cette viande de bœuf lui a fait « tourner l’estomac », exactement comme c’eût été le cas pour l’un de nous, si nous avions pu croire que Schenker faisait ainsi revenir au feu un ragoût de chair humaine. Impossible de trouver un exemple plus frappant de prescription rituelle incorporée peu à peu dans l’organisme physiologique. Combien d’éléments traditionnels nous sont-ils imposés à nous tous par un mécanisme analogue ?