Encyclopédie anarchiste/Détonner - Devoir

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 554-566).


DÉTONNER. (verbe). N’être pas maître de sa voix. Chanter faux, manquer de justesse. « Cette femme ne sait pas chanter, elle détonne à tout instant ».

Rien n’est plus désagréable à l’oreille que l’audition d’un « artiste » instrumentiste ou chanteur qui ne respecte pas la musique et qui détonne. L’instruction musicale n’est pas toujours suffisante pour éviter la détonation et il arrive que certaines personnes ayant appris la musique sont absolument incapables de jouer ou de chanter juste. Certains instruments exigent une très grande maîtrise et une profonde habileté pour être harmonieux. Le violon et le violoncelle par exemple, dont les notes ne sont pas séparées les unes des autres sur la touche, comme sur le clavier d’un piano, nécessitent une longue pratique de celui qui veut en jouer ; sinon, en tenant compte des autres difficultés que rencontre l’étude de ces instruments, ils ne sortent que des intonations détestables. Quant au chanteur, il ne suffit pas d’avoir une voix puissante pour qu’il se permette de se produire ; faut-il encore qu’il ait « l’oreille », et qu’il rende avec justesse le morceau qu’il désire interpréter.

Au sens figuré, le verbe détonner s’emploie péjorativement comme synonyme de déraisonner. On dit de quelqu’un qu’il détonne lorsqu’il parle sans savoir, et aborde une question qu’il ignore. Au sens propre comme au sens figuré, il faut s’abstenir de détonner. Désagréable, lorsque l’on détonne en chantant, on paraît ridicule lorsque l’on parle en donnant l’impression que l’on ne sait pas ce qu’on dit.


DÉTOUR. n. m. Endroit qui va en tournant. Les détours d’une rue, d’un fleuve, d’une montagne. Faire un détour signifie prendre un chemin qui éloigne du but auquel on doit arriver.

Ce mot qui s’emploie au propre et au figuré, a, dans l’un et l’autre sens, la même signification. On dit d’un orateur qui, en prononçant un discours, use de ménagements, s’exprime indirectement, qu’il emprunte des détours pour arriver à sa conclusion. Parfois les intentions de celui qui use de ces procédés, sont bonnes ; mais en général le détour, en matière politique et sociale, cache la ruse et n’est qu’un subterfuge employé pour masquer des desseins inavouables et arriver à bout de quelque chose.

« La ligne droite est toujours la plus courte d’un point à un autre » ; c’est donc celle-là qu’en toute logique il convient d’adopter si l’on veut avec rapidité atteindre le but que l’on poursuit. La politique semble combattre cet élémentaire principe de géométrie, et les politiciens en sont adversaires ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner de ce qu’ils usent de détours afin de détourner l’attention de leurs victimes de l’objectif réel pour lequel ils se dépensent.

Nous avons dit par ailleurs, et nous répétons sans cesse, car cela nous apparaît comme une vérité lumineuse, que la politique n’a d’autres raisons d’être, que de détourner le peuple de ses obligations, de le tromper sur la route qu’il doit suivre, de le conduire sur des voies sinueuses, difficiles à suivre, et de le perdre dans les détours d’un labyrinthe duquel il ne peut plus s’échapper.

S’il est vrai, et nous le croyons, que le bonheur de l’humanité, que l’égalité et la fraternité ne peuvent exister que lorsqu’aura disparu sur toute la surface du globe l’exploitation de l’homme par l’homme, et par extension tout ce qui concourt au maintien de l’arbitraire, de l’inégalité, et de l’autorité, il n’est pas besoin de faire des détours pour réaliser cet idéal.

L’on nous objecte qu’une période transitoire est nécessaire, que l’homme, corrompu par des siècles et des siècles d’hérédité, est incapable de vivre une existence saine, physiquement et moralement, on prétend que maintenu depuis toujours dans l’obscurité, l’Individu ne saurait s’acclimater brutalement à la lumière trop vive de la vérité et du bonheur et qu’il se livrerait à des excès déplorables, néfastes à l’avenir de l’humanité. Qui dit cela ? Sinon ceux qui ont intérêt à emprunter des détours ou des aveugles et des inconscients qui ont eux-mêmes peur de la lumière ?

Le temps perdu ne se rattrape jamais, hélas ! Et trop de temps a déjà été perdu par le peuple. Lorsque l’on a compris les causes d’un mal, il n’est pas bon d’hésiter à le combattre. Loyalement, courageusement, sans détour il faut aller droit au but. S’il est des obstacles, on les franchit ; s’il est des difficultés on les surmonte. L’union fait la force, et la force de tous les opprimés serait colossale, s’ils le voulaient. Qu’ils le veuillent : au terme de la route droite, est la liberté.


DÉTOURNER. (verbe). — Tourner en sens contraire, écarter, éloigner, faire prendre une autre direction.

Détourner la tête, détourner les oreilles. « Il n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, ni plus sourd que celui qui ne veut pas entendre » dit le proverbe, et ils sont en effet nombreux ceux qui détournent la tête et les oreilles lorsqu’on veut leur parler de questions qui les intéressent cependant au plus haut point. C’est avec facilité que les maîtres arrivent à détourner l’attention de leurs esclaves ; il faut si peu de choses pour les distraire et les préoccuper, que ces derniers ne s’aperçoivent même pas qu’un fait divers banal et grossier, autour duquel la grande presse fait un impressionnant tam-tam, n’a d’autre but que de détourner les regards du peuple d’un événement social dont dépend tout son avenir.

Chacun peut avoir une conception particulière du « devoir », mais pour nous, anarchistes, nous pensons qu’abandonner la direction de la chose publique entre les mains de politicaillons rapaces et intéressés, se laisser accaparer par des incidents d’ordre secondaire, et ne pas s’intéresser à tout ce qui est la vie, présente et future de la société, c’est se détourner du droit chemin, c’est manquer à tous ses devoirs.

Et c’est justement parce que le peuple se détourne volontairement de tout ce qui pourrait lui être utile que, par paresse, il accorde sa confiance à ses pires ennemis, qu’on lui soustrait frauduleusement, sous formes d’impôts directs et indirects, des sommes formidables, qui, détournées de l’objet auquel elles étaient destinées, vont enrichir une armée de parasites spéculant sur la naïveté et la bêtise humaines et vivant grassement du produit de leurs forfaits.

« Les grands sujets lui sont défendus ; il se détourne sur de petites choses. » (La Bruyère.) Telle est la figure du peuple, il portera toute son attention sur un Landru quelconque, criminel de bas étage, inventé peut-être de toutes pièces pour les besoins de la cause et accusé à tort ou à raison d’avoir tué une demi-douzaine de femmes, mais ne remarquera pas qu’après avoir sacrifié sur le champ de bataille plusieurs millions d’êtres humains, les potentats et les ploutocrates, autour du tapis vert diplomatique, discutent des meilleurs moyens à employer pour asservir ce qui reste de sain et de productif dans la population du monde.

Il serait temps que le peuple se détournât de toutes ces distractions mesquines qui lui font perdre sa dignité et, qu’il se tournât enfin vers la vérité, source de lumière et de bienfaits. Le peuple peut faire de grandes choses ; sa force, sa puissance, son intelligence, son activité, son travail le lui permettent. Il lui manque une chose : la volonté. Qu’il sache l’acquérir, et alors il pourra détourner l’humanité de la route boueuse et sanglante qu’elle a suivie jusqu’à ce jour et la diriger sur le chemin de la liberté.


DÉTRACTION. n. f. (du latin detractio, même sens). Action de détracter, de prélever une portion d’une chose. Il fut un temps ou le souverain avait le droit de prélever sur les successions que les étrangers venaient recueillir en France, une certaine somme. Ce droit s’appelait droit de détraction. En réalité cela n’a pas changé et de nos jours ce ne sont pas seulement les étrangers qui subissent ce « droit » mais les français également. Seulement il s’appelle « droit de succession » et c’est l’État qui le prélève.

Dans le langage courant, le mot distraction est plus couramment employé comme synonyme de médisance, De même qu’en jurisprudence, il signifie prélever ou retrancher une portion, en langage courant la « détraction » est l’action que commet celui qui s’efforce de rabaisser le mérite ou les qualités de son semblable.

« Ne t’abaisse pas pour entendre ces bourdonnements détracteurs » a dit Lamartine, et en effet il faut fuir ceux qui se livrent à la détraction : ce sont d’ordinaire des gens sans qualités, sans mérites et sans avantages personnels qui espèrent briller en abaissant et en amoindrissant ceux qui les touchent.

Éloignons-nous donc des détracteurs et disons avec Montaigne : « La peine qu’on prend pour détracter les hommes vertueux, je la prendrais volontiers pour leur donner un coup d’épaule pour les hausser. »


DÉTROUSSEUR. n. et adj. Celui qui détrousse, qui vole les passants sur la voie publique en usant de violence.

Il convient d’expliquer l’origine de ce mot. Il fut un temps où les anciens afin que leur robe ne traînât pas la tenait troussée à l’aide d’une ceinture, dans laquelle ils portaient également leur argent. Or, pour les voler on emportait cette ceinture et la robe se trouvait détroussée, c’est-à-dire pendante, traînante. On a donc donné le nom de détrousseur à celui qui se livrait à ce genre d’opérations.

De nos jours, la ceinture a disparu mais hélas, le détrousseur lui a survécu ; toutefois il n’opère pas de la même façon. Ce n’est pas qu’il manque de chenapans, d’êtres vils et mauvais, qui n’hésitent pas à vous attaquer au coin d’une rue pour vous dépouiller de votre maigre avoir ; mais ces détrousseurs-là, aussi nuisibles soient-ils, sont de bien faible envergure si on les compare aux détrousseurs de grande école qui, par l’escroquerie autorisée légalement, vous affament et vous réduisent à la misère. Ces détrousseurs, que l’on peut qualifier de bourgeois, mettent une certaine forme pour vous voler ; ils emploient des formules alléchantes, savent intéresser leurs futures victimes, et ils seraient vraiment bien mal inspirés en coupant la ceinture, puisque les portefeuilles s’ouvrent d’eux-mêmes, et que les poches se vident pour aller remplir leurs coffres-forts.

Laissons à la bourgeoisie ce qui lui appartient. C’est son rôle de détrousser le peuple puisque ce dernier veut bien se laisser faire. Lorsqu’il aura suffisamment été détroussé, peut-être refusera-t-il de se prêter aux entreprises du capital, mais ce qui est hélas regrettable c’est qu’il arrive souvent que le peuple se rende complice des méfaits de ses maîtres et fasse aussi œuvre de détrousseur.

Lorsque toute licence lui est accordée, et plus particulièrement lorsqu’il a revêtu l’uniforme militaire, l’homme s’avilit, se dégrade et il semblerait que l’empreinte du costume le pousse à se livrer à des excès blâmables.

C’est surtout dans les expéditions coloniales, lorsqu’il opère contre des indigènes sans défense, que se manifestent la brutalité et la bestialité de certains soldats. « On détrousse les passants, on fait le contraire aux filles ; on vole, on viole, on massacre » (P.-L. Courier). Est-ce que ces lignes de Paul-Louis Courier ne s’appliqueraient pas admirablement aux pauvres inconscients, qui, en pays conquis, disposent non seulement du bien, mais aussi de la vie de leurs victimes ? Que de travail ne reste-t-il pas à accomplir pour éduquer tous ces malheureux qui n’ont pas encore compris que tous les hommes opprimés, qu’ils soient noirs ou blancs, sont leurs frères de misère, et qu’eux-mêmes ne sont que des jouets entre les mains de détrousseurs qui ne leur donnent jamais que l’os que l’on jette aux chiens.

Espérons qu’un jour tout cela changera, et que l’humanité rénovée ne sera plus divisée en détrousseurs et en détroussés, et que tous les hommes libres et égaux travailleront à perpétuer le bien-être et la fraternité.


DETTE PUBLIQUE. n. f. (du latin debitum, chose due ; ce mot s’écrivait autrefois debte). La dette est le contraire de la créance et l’on donne le nom de dette publique à celle contractée par les gouvernements afin de subvenir aux besoins de l’État.

Lorsque les impôts directs et indirects qui forment l’ensemble des ressources de la nation, ne sont pas suffisants pour couvrir les frais et les dépenses d’un gouvernement, celui-ci lance un emprunt, remboursable en un nombre d’années déterminées à l’avance, et paye à ses créanciers un intérêt fixe dont le taux varie en raison directe de la confiance inspirée par la situation des finances gouvernementales.

Mathématiquement, à mesure qu’augmentent les besoins de l’État et que grossit son déficit, la confiance baisse et ses emprunts se couvrent plus difficilement ; c’est alors que les gouvernements élèvent le taux de l’intérêt. Avant la guerre de 1914, la France trouvait de l’argent en payant à ses créanciers un intérêt de 3 à 3, 5 % ; mais, de nos jours, vu la situation déficitaire, il est obligé pour trouver des créanciers d’offrir un intérêt variant entre 6 et 7 %. On peut prétendre que le taux élevé de l’intérêt exigé par les prêteurs, a pour cause unique, la concurrence des entreprises privées qui offrent à leurs créanciers de précieux avantages et qu’en conséquence ceux qui possèdent quelques capitaux aiment mieux les placer dans le commerce et l’industrie que dans les fonds d’État. Il n’y a là qu’une part de vérité et plus particulièrement en ce qui concerne la France, pays « du bas de laine » où, d’ordinaire, le petit propriétaire, le paysan, l’employé ou l’ouvrier ayant réalisé quelques économies, préfèrent faire un placement de « père de famille », c’est-à-dire de toute sécurité, que de se lancer dans des aventures spéculatives, et être soumis aux aléas, aux incertitudes, aux fluctuations des affaires industrielles et commerciales.

Déjà avant la guerre, l’entreprise privée offrait à ses créanciers des avantages supérieurs à l’emprunt d’État, ce qui n’empêchait pas la population d’offrir son argent aux gouvernements, en se contentant d’un intérêt modique ; il faut donc en conclure que si, à présent, l’argent déserte les caisses de l’État, c’est qu’aux yeux des créanciers, L’État n’offre plus les garanties du passé. Nous verrons plus loin en étudiant la situation du Trésor français, que le créancier n’a pas tout à fait tort.

En France, la dette publique se compose : de la rente perpétuelle, désignée ordinairement sous le nom de dette consolidée ; des rentes viagères et des pensions. En ce qui concerne la rente perpétuelle, l’État ne rembourse jamais le capital mais verse éternellement l’intérêt de la somme qui lui a été remise. Exemple : l’État vend de la rente à raison de 5 %, c’est-à-dire, qu’en échange de 100 francs, il remet à son acheteur un titre de rente qui permettra à ce dernier de toucher chaque année une somme de cinq francs. Naturellement, ce titre de rente est remis par son détenteur à ses héritiers qui, à leur tour, touchent l’intérêt de la somme donnée et transmettent également le titre à leurs héritiers. Et cela peut durer indéfiniment. Nous avons dit que l’État ne rachetait pas sa rente, et lorsqu’un « rentier » veut se débarrasser de son titre il est obligé de trouver un acquéreur et de le vendre en Bourse par l’intermédiaire d’un agent de change. Il se produit alors ce fait : le titre est soumis aux variations de l’offre et de la demande : s’il y a peu de vendeurs et quantité d’acheteurs, la valeur du titre monte ; si c’est le contraire qui se produit, sa valeur baisse. Dans le premier cas le vendeur revend, 110, 120, etc., ce qu’il a payé 100 francs ; dans le second, il subit une perte sèche.

A côté de cette rente perpétuelle que l’État est obligé de payer à ses créanciers et qui grève, et grèvera indéfiniment son budget, il y a la rente viagère et les pensions qui s’éteignent par le décès des titulaires. Si, considérée dans le temps, cette dette est moins lourde à l’État, par contre le taux de l’intérêt est généralement plus élevé, car le titulaire de cette rente sacrifie à l’intérêt tout son capital et son titre n’est, naturellement, pas transmissible à ses héritiers. Cela revient à dire, que la dette de l’État envers son créancier s’éteint à la mort de ce dernier.

À cette rente viagère et perpétuelle il faut ajouter la rente amortissable. Pour inspirer confiance à ses prêteurs éventuels, l’État émet parfois de la rente, qu’elle s’engage à racheter dans un laps de temps déterminé. A la date fixée le créancier de l’État est en droit de réclamer le remboursement de sa créance, mais il n’a d’autre ressource, s’il veut s’en débarrasser avant la date fixée, que de la vendre en Bourse, en se livrant à la même opération que s’il s’agissait de rente perpétuelle ou consolidée. Ces dettes que nous énonçons ci-dessus, qu’il est convenu d’appeler « dettes à long terme », et dont nous donnons le montant plus loin, ne sont pas les seules. Il y a également la dette flottante, qui s’accroît, méthodiquement, mathématiquement et dont le remboursement peut être exigé presque immédiatement par les créanciers de l’État.

Lorsque pour faire face à ses dépenses un gouvernement a compté sur les recettes normales et autorisées et que ses espérances ne se sont pas réalisées, il émet des bons du Trésor qu’il s’engage à rembourser dans un temps relativement bref. Cette masse flottante se renouvelle donc sans discontinuer, car l’État emprunte continuellement pour faire face à ses échéances, et a recours à « Pierre lorsqu’il lui faut rembourser Paul ». En temps normal le renouvellement indispensable de la « masse flottante » s’effectue assez facilement, mais il arrive fatalement un moment où ce petit jeu doit s’interrompre et où la difficulté apparaît insurmontable. C’est ce qui se produisit en Allemagne en 1923 et en France en 1926. l’État est alors acculé à la faillite.

En étudiant la situation financière de la France, nous nous rendrons compte facilement des « bienfaits » engendrés par le désordre capitaliste.

La dette publique de la France se divise en dette intérieure et dette extérieure. Nous allons étudier, d’abord qu’elle était au 30 avril 1925 la dette intérieure, nous verrons ensuite qu’elle est sa dette extérieure.

Les Fonds d’État en circulation à la date ci-dessus indiquée se répartissaient ainsi :

Rentes, 3, 4, 5 et 6% (perpétuelles) … 96.202.116.000 Fr.

Rentes 3 ; 3, 5 et 5 % (amortissables) … 14.458.715.000

Bons du Trésor 3 et 5 ans… 8.190.963.000

Bons du Trésor 3, 6 et 20 ans… 9.981.756.000

Obligations de la Défense Nationale… 1.910.877.000

Bons de la Défense Nationale… 53.229.285.000

Bons du Trésor… 2.364.732.000

TOTAL : 186.338.444.000 Fr.

Sur cette somme formidable de 187 milliards de francs, 96 milliards, transformés en rente perpétuelle n’auront pas à être remboursés par l’État, mais par contre l’État sera tenu de verser indéfiniment aux porteurs de titres l’intérêt fixé à l’émission ; et une somme de 90 milliards est amortissable, c’est-à-dire qu’en sus de l’intérêt l’État a pris l’engagement de rembourser dans un temps déterminé le capital qui lui fut avancé ; et, s’il n’a pas d’argent, il ne peut rendre ce qu’il doit qu’à la condition d’emprunter à nouveau et c’est ce qui explique que la dette publique augmente de jour en jour, de semaine en semaine, d’année en année.

D’autre part, si l’État peut gagner du temps et ne rembourser que dans un temps très lointain l’argent qui lui a été prêté, il est cependant obligé de payer périodiquement, et régulièrement s’il ne veut pas perdre son crédit, les coupons représentant l’intérêt des sommes dont il est débiteur.

Pour l’année 1924, l’État français a payé, aux détenteurs des fonds D’État, à titre d’intérêt, une somme de 10 milliards de francs, prélevée sur son budget et dont nous donnons ci-dessous le décompte :

Rente 3, 4, 5 et 6 % (perpétuelle) … 4.882.667.810 Fr.

Rente 3 ; 3, 5 et 5 % (amortissable) … 664.920.141

Bons du Trésor 3 et 5 ans… 493.927.780

Bons du Trésor, 3, 6 et 20 ans… 604.951.000

Obligations de la Défense Nationale… 96.045.056

Bons de la Défense Nationale… 2.507.099.323

Bons du Trésor… 106.412.940

TOTAL : 9.356.024.050 Fr.

En conséquence, si nous supposons — ce qui est peu probable — que cette partie de la dette intérieure, contractée vis-à-vis des créanciers habitant la France, n’augmente pas, il est cependant indispensable que l’État français sorte chaque année de ses caisses une somme de 10 milliards pour payer les intérêts des sommes investies dans les fonds d’État.

La France a une population de 40 millions d’habitants. Si nous tenons compte des enfants, des vieillards et des infirmes, on peut dire qu’il n’y a en réalité que 30 millions d’habitants qui soient susceptibles de venir en aide à l’État et de subvenir à ses besoins.

Il faut donc, uniquement pour payer l’intérêt des fonds D’État, que chacun de ces trente millions d’habitants, verse annuellement, sous forme d’impôts directs ou indirects, une somme de 300 francs. Le capital restera toujours dû, naturellement.

Et cela n’est qu’une partie de la dette intérieure, qui dans son ensemble se répartissait comme suit à la date du 30 avril 1925.

Dette à long terme (ministère des Finances) … 144.152.494.500 Fr.

Dette à long terme (autres ministères) … 11.099.774.500

Dette à court terme… 44.274.769.000

Dette flottante portant intérêt… 81.966.759.000

Dette à long terme sans intérêts… 4.679.897.000

TOTAL : 286.173.694.000 Fr.

La dette intérieure de la France s’élevait donc au 30 avril 1925 à DEUX CENT QUATRE-VINGT-SIX MILLIARDS DE FRANCS, et ce n’est pas seulement 300 Fr., par conséquent, que chaque adulte devrait payer pour satisfaire aux exigences des créanciers, mais bel et bien 450 francs par an.

Mais, à la dette intérieure il convient d’ajouter maintenant la dette extérieure, ce qui nous donnera le chiffre total de la dette française ou dette dite publique.

Avant de nous livrer à cette opération il convient de signaler qu’au mois de décembre 1913, la dette totale de la France n’était, en chiffres ronds, que de 33 milliards de francs, et que si elle s’est élevée à des sommes aussi fabuleuses, en un laps de temps relativement restreint, c’est que la guerre est venue engloutir non seulement des millions d’hommes, mais aussi des fortunes. Pendant quatre ans et demi des millions ont été évaporés, et si le peuple a consenti à faire une guerre qui coûta si cher, il est appelé aujourd’hui à en payer les frais.

Étudions maintenant la dette extérieure de la France. Si nous calculons le dollar à trente francs et la livre sterling à 150 (ils étaient respectivement à 36 et 170 au mois de septembre 1926), nous obtenons les chiffres suivants.

La dette de la France envers les États-Unis se décompose ainsi :

Fonds avancés par le Trésor (capital seul) … 87.995.145.480 Fr.

Matériel de guerre… 12.220.234.410

Prêts directs au Gouvernement français :

— 1920 … 2.422.416.000

— 1921 … 2.107.617.000

— 1924 … 2.953.485.000

Reste dû sur :

— Emprunts anglo-français… 415.500

— Emprunts 5, 5 % … 63.300.000

TOTAL : 107.762.613.390 Fr.

Nous disons donc que la dette de la France à l’Amérique s’élève, intérêts arriérés et à venir non compris, à 108 milliards de francs.

Examinons maintenant la dette de la France à l’Angleterre, toujours à la date du 30 avril 1925 :

Bons du Trésor remis au Trésor britannique joints aux intérêts composés… 105.674.200.000 Fr.

Matériel de guerre… 1.008.910.350

Bons du Trésor émis en Grande-Bretagne… 660.000.000

Bons du Trésor émis à la Banque d’Angleterre… 7.050.000.000

TOTAL : 114.393.110.350 Fr.

La dette de la France à l’Angleterre est donc en chiffres ronds, de cent quinze milliards de francs.

Et ce n’est pas tout. En outre de cet argent emprunté de tous côtés pour couvrir les frais de la guerre, les divers gouvernements français qui se succédèrent de 1924 à 1926, prirent divers engagements envers une certaine partie de la population, et ces engagements viennent à leur tour grossir le montant de la dette publique.

« A la fin du 1er semestre 1923 on avait versé : 63.200 millions de francs comme indemnités aux régions libérées… Les réclamations s’élevaient à 123 milliards de francs. Sur les réclamations examinées, s’élevant à 106 milliards de francs, les Commissions ont accordé environ 72 milliards d’indemnité représentant seulement 68 % du montant réclamé. »

« Il reste encore à examiner des réclamations s’élevant à 17 milliards ; si nous appliquons à cette somme le pourcentage de 68 %, les indemnités accordées s’élèveraient à 11, 5 milliards. La somme totale des dommages alloués (ou restant à allouer) serait de 72 milliards, plus 11, 5 milliards, soit 83, 5 milliards de francs. Puisque les dommages payés s’élèvent à 63, 2 milliards, il reste encore à payer 20,3 milliards, sans compter l’Alsace et la Lorraine à laquelle on attribue 550 millions de francs ». (D’après le mémoire présenté à Washington, le 29 avril 1926 aux membres de la « War Debt Funding Commission », par M. Henry Bérenger, ambassadeur de France à Washington).

Nous pouvons maintenant récapituler :

Dette intérieure… 286.173.694.000 Fr.

Dette aux États-Unis… 107.762.613.390

Dette à la Grande-Bretagne… 114.393.110.350

Régions libérées… 20.000.000.000

Dus à divers États… 10.000.000.000

TOTAL : 538.329.417.740 Fr.

La dette publique de la France, d’après les chiffras officiels, s’élevait donc, à la date du 30 avril 1925, à la somme de CINQ CENT QUARANTE MILLIARDS DE FRANCS.

Il faut encore ajouter à cette somme les intérêts dus aux États-Unis, pour le principal de notre dette et qui se chiffraient au 15 juin 1925 par 26.430.000.000 de francs, ce qui remonte le total de la dette à 570 milliards, et à 600 milliards si l’on ajoute également les intérêts dus à l’Angleterre.

A mesure que les capacités de payement d’une puissance s’affaiblissent, ses créanciers deviennent plus pressants, et réclament leurs créances, et l’État débiteur est mis en demeure de régler ses dettes ou tout au moins de prendre des arrangements avec ses créanciers. Nous avons dit que L’État n’avait d’autre alternative pour se libérer de sa dette que de faire pression sur la population pour en obtenir les ressources nécessaires. Pourtant il arrive un moment où le poids des impôts directs ou indirects est si élevé, qu’il devient impossible à un Gouvernement de les percevoir. La population mise à sec ne peut plus rien donner et le problème devient alors insoluble.

C’est le cas dans lequel se trouve la France en cette année 1926. Les difficultés qu’elle éprouve pour faire face à ses engagements sont insurmontables et l’on peut dire sans crainte de se tromper que, même si par un palliatif quelconque, un Gouvernement arrivait à gagner du temps, ce ne serait que partie remise, aucune mesure, propre au régime capitaliste ne pouvant sauver l’État de la ruine financière, de la faillite. On en jugera par les chiffres des sommes nécessaires à l’État pour payer ses dettes ou simplement l’intérêt de celles-ci. Le budget de l’État français était en 1924, de 41.214.000.000 de francs, or, cette somme ne fut pas suffisante pour couvrir les dépenses et l’État fut obligé d’emprunter :

En France … 5.444.000.000 Fr

A l’Étranger … 2.122.000.000

Avances de la Banque de France … 500.000.000

Emprunts émis par les soins du Crédit National … 6.860.000.000

Soit un total de près de quinze milliards de francs, et pourtant en 1924, les charges de la France n’étaient pas aussi lourdes qu’elles le sont en 1926 et qu’elles le seront dans les années qui suivront.

Tiraillé par ses créanciers extérieurs, l’État français prend des engagements qu’il ne sera en mesure de tenir que s’il affame sa population et encore ! Cependant, cela n’a pas empêché les représentants officiels du capitalisme français de traiter avec leurs confrères américains et, par l’intermédiaire de M. Bérenger, ambassadeur de France à Washington, de conclure le fameux accord du 29 avril 1926 qui reconnaissait à l’Amérique une créance de (nous calculons le dollar à 30 francs) CENT VINGT ET UN MILLIARDS DE FRANCS remboursables en soixante ans, la première échéance étant prévue pour le 15 juin 1926 et s’élevant à 900 millions de francs et la dernière pour le 15 juin 1987 et s’élevant à trois milliards et demi. Ce qui revient à dire que, durant soixante ans le travailleur français devra suer 2 milliards de francs supplémentaires pour remplir les coffres-forts des banquiers américains et de leurs complices les banquiers français.

La classe ouvrière a en général une sainte horreur des chiffres et elle se désintéresse des questions financières qui agitent les cercles et les milieux politiques. C’est un grand tort ; car, à l’étude des chiffres, on s’aperçoit de la fragilité du régime capitaliste et du peu qu’il faudrait pour en ébranler les bases.

Nous avons donné plus haut l’état de la dette publique française, et nous avons fait remarquer qu’il était matériellement impossible à un gouvernement de se libérer de cette dette. Nous avons dit également que si l’État français ne pouvait rembourser le principal de sa dette, il était tenu à en payer les intérêts à ses créanciers. Or, il semble qu’il lui est aussi impossible de payer les intérêts que la dette elle-même et que les uniques ressources provenant des impôts directs ou indirects ne sont pas assez élevés pour faire face aux dépenses utiles et inutiles de la nation.

Pour donner à cette affirmation la force qu’il convient, nous allons rechercher quelle somme l’État est obligé de prélever sur le budget annuel qui lui est alloué, pour solder l’intérêt de la dette contractée :

INTÉRÊTS

À l’Intérieur :

Dette perpétuelle … 4.362.000.000

Dette à long terme … 4.449.000.000

Dette flottante … 3.477.000.000

Dette à court terme … 1.926.000.000

Pensions civiles et militaires … 5.444.000.000

À l’Extérieur :

États-Unis … 540.000.000

Angleterre … 1.200.000.000

TOTAL : 21.368.000.000

Soit près de 22 milliards de francs par an que n’importe quel gouvernement français sera obligé de trouver s’il veut conserver son crédit. Il faut faire remarquer que cette somme n’éteindra pas la dette publique et que si le Gouvernement tient à liquider ou à consolider sa dette extérieure, en soixante annuités, ainsi qu’il en est question, il lui faudra en outre verser en moyenne, et pendant soixante ans, toujours en calculant le dollar à 30 francs et la livre sterling à 150, environ deux milliards à l’Amérique et autant à l’Angleterre, ce qui nous donne :

Intérêts annuels à payer tant à l’Intérieur qu’à l’Extérieur … 21.368.000.000

Consolidation de la dette aux États-Unis … 2.000.000.000

Consolidation de la dette à la Grande-Bretagne … 2.000.000.000

TOTAL : 25.368.000.000

Soit un total de 25 milliards de francs par an.

Est-ce tout ? Non pas. Nous avons dit en nous reportant aux chiffres officiels présentés par M. Bérenger à Washington, que l’État français avait encore à payer une somme de 20 milliards pour ses régions libérées. Si nous supposons qu’il échelonne ses payements en une période de dix années c’est deux milliards de plus par an que les caisses du Gouvernement devront sortir.

Nous nous arrêterons ici en signalant que, dans tous les chiffres que nous donnons, nous sommes au-dessous de la vérité, et que nous n’avons pas tenu compte des dettes secondaires : des 54 millions de florins dus aux Pays-Bas, du million de livres dû à l’Égypte, des 20 millions de pesos-or dus à l’Argentine, etc., etc., et nous dirons que la France a une dette publique de 570 MILLIARDS DE FRANCS et que, dans les années qui suivront celles de 1926, le peuple français devra trouver 25 milliards de francs par an pour payer l’intérêt de cette dette publique.

Un État a cependant d’autres dépenses que celles occasionnées par sa dette, et il a pour devoir d’y subvenir.

En 1913, toujours en nous servant de données officielles qui ne peuvent être démenties, 70 % du budget « demeuraient disponibles pour satisfaire aux besoins de la nation », ce qui revient à dire que ces 25 milliards que l’État demande par an ne représentent que 30 % de la somme qui lui est nécessaire, pour que son budget soit dans une situation identique à celle de 1913, ou :

( 25.000.000.000 X 100) / 30 = 83.333.333.333.33

soit en chiffres ronds : 83 milliards de francs par an que le travailleur français doit verser sous forme d’impôt, s’il veut que sa situation redevienne ce qu’elle était à la veille de la guerre.

Ce n’est pas à la légère que nous prétendons que la dette publique de la France ne peut aller qu’en s’augmentant et que rien ne peut permettre à un gouvernement d’échapper à de nouveaux emprunts.

Tous les objets, toutes les matières imposables l’ont été à leur extrême limite, les denrées de première nécessité ont été taxés par les divers gouvernements qui se sont succédés depuis 1919, au point de rendre la vie presque impossible aux travailleurs, obligés de se restreindre même dans leur nourriture ; et cependant les impôts directs et indirects du pays n’ont pas fourni aux gouvernements une somme supérieure à 45 milliards de francs. Or, les gouvernements, nous l’avons démontré plus haut, ont besoin pour stabiliser l’état financier de la Nation, de 85 milliards, près du double ; où iront-ils les chercher ?

Empruntant une formule chère aux politiciens socialistes, nous pourrions dire : « Il faut prendre l’argent où il se trouve », mais nous savons trop que ceux qui détiennent la richesse, entendent ne pas s’en démunir, et persistent à vouloir faire peser sur le peuple tout le poids des charges fiscales.

85 milliards d’impôts par an sont introuvables en France si l’on considère la situation des classes moyennes et des classes travailleuses. Le peuple a tout donné : son sang et son argent, et l’Etat l’a si bien compris, que durant les années antérieures à 1926, comprenant qu’il serait inutile d’essayer d’en tirer quelque chose de plus, il n’eût d’autre recours que l’emprunt pour faire face à ses dépenses.

Pour l’édification et la documentation de nos lecteurs, nous allons leur soumettre un tableau comparatif et des budgets et des emprunts de L’État français, entre les années 1913 et 1926 :

Années Budgets Emprunts
1913 5.067.000.000
1914 10.371.000.000 6.299.000.000
1915 22.120.000.000 20.708.000.000
1916 36.848.000.000 29.583.000.000
1917 44.661.000.000 35.633.000.000
1918 56.649.000.000 37.668.000.000
1919 54.956.000.000 51.331.000.000
1920 57.501.000.000 42.822.000.000
1921 46.492.000.000 31.120.000.000
1922 37.929.000.000 20.064.000.000
1923 37.929.000.000 27.761.000.000
1924 41.214.000.000 14.926.000.000


On remarquera que les emprunts de l’État français diminuent à dater de 1921. La raison n’est pas, comme on pourrait le croire, que les gouvernements n’ont plus besoin d’argent, mais bien au contraire qu’ils ne trouvent plus de créanciers, leur solvabilité étant douteuse : c’est à dater de ce moment que les difficultés grandissent et deviennent insurmontables.



Maintenant que nous avons établi avec un réel souci d’impartialité qu’elle est la dette publique de la France, il faut, pour que la vérité dans toute sa clarté soit respectée, avouer que la France est à son tour, créditeur de certaines sommes.

La dette publique de la France s’élève à près de 600 milliards, mais on lui doit :

La Russie… 6.023.300.000
La Yougoslavie… 1.738.566.000
La Roumanie… 1.132.000.000
Là Grèce… 537.514.000
La Pologne… 895.400.000
La Tchécoslovaquie… 542.200.000
L’Italie… 350.273.000
Le Portugal… 9.000.000
L’Esthonie… 3.500.000
La Latvie… 9.000.000
La Lithuanie… 2.300.000
La Hongrie… 800.000
L’Autriche… 331.926.000

TOTAL : 11.375.799.000

Soit un peu plus de onze milliards de francs. Est-ce être partial que de dire, que ce ne sont pas ces onze milliards de créances qui peuvent sauver le pays de la débâcle ? Ajoutons également qu’à titre de dommages de guerre, la France, dans les années qui suivront 1926, escompte récupérer de l’Allemagne quelques milliards. Il ne semble cependant pas que ce soit de ce côté que puisse venir le salut.



Quelle conclusion est-il possible de donner à cet exposé ? On reproche fréquemment aux éléments révolutionnaires et plus particulièrement aux communistes libertaires, de critiquer, de s’attaquer à des institutions, de détruire idéologiquement toute l’économie sociale moderne, mais de ne pas apporter de remèdes aux maux dont souffre la société.

Nous avons dit et nous ne pouvons que répéter qu’il n’y a aucun remède à puiser dans les formes d’organisations élaborées sur le capital. Le capital est la source même des maux, et c’est à lui qu’il faut s’attaquer si nous voulons tous guérir.

L’on conçoit que des hommes qui bénéficient du régime capitaliste cherchent à lui sauver la vie ; mais que des êtres qui en souffrent, qui en ont reconnu les vices, les tares, les erreurs, se refusent à se joindre à ceux qui le combattent, cela est incompréhensible.

Nous avons brossé rapidement la situation de la France, qui sera demain celle de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Espagne, etc.… Même l’Amérique qui semble si bien assise sur ses monceaux d’or, n’échappera pas un jour à la débâcle et à la ruine. Les causes indirectes de cette débâcle peuvent ou pourront être différentes de celles qui affaiblissent la nation française, mais les causes directes seront les mêmes ; c’est le capital qui se désagrègera.

Le capitalisme a à son service des économistes compétents en matière financière ; ils se sont attelés à la besogne, ils ont cherché tous les moyens possibles et imaginables, pour sortir le capitalisme français de l’ornière. Ils n’ont rien trouvé ; ils ne trouveront rien, car il’n’y a rien, En désespoir de cause, ils ont accouché cette monstruosité que la cause initiale des difficultés financières de l’État français, était la journée de huit heures, et que si le travailleur consentait à augmenter sa production, la situation de la nation s’améliorerait.

Le travailleur français, comme celui du monde entier du reste, a été entraîné contre son gré dans le cataclysme qui ensanglanta le monde de 1914 à 1918. C’est lui qui a le plus souffert, c’est lui qui a le plus donné ; et affaibli, saigné, il a réintégré son foyer, convaincu qu’il s’était battu en vain, et que le « droit et la liberté » n’était qu’une formule propre à le tromper et à le sacrifier à la soif des grands potentats du commerce et de l’industrie.

Il ne travaille que huit heures, et pas toujours encore ; mais loin d’améliorer le sort de la nation et son sort propre, les plus longues journées de travail auraient pour conséquence le chômage et par extension la misère. Nous avons tout près de nous l’exemple de l’Angleterre et de son million et demi de chômeurs, qui, depuis des années, sont à la recherche d’une situation. Et puis est-ce au peuple de fournir les moyens de relever le crédit de l’État ? Avant 1914, tant bien que mal, le budget familial était bouclé avec le salaire modeste du père de famille. Tant bien que mal également le budget de l’État suffisait aux dépenses de la Nation.

Ce n’est pas le travailleur qui a voulu la guerre. Le prolétariat, qu’il soit allemand, français ou anglais, avait un profond désir de quiétude et de paix. Ce n’est pas le travailleur qui a contracté les milliards de dettes que le capitalisme mondial entend maintenant lui faire payer. Il ne payera pas, il ne peut pas payer. Que ceux sur qui pèse la lourde responsabilité de la boucherie, que ceux qui ont avec désinvolture emprunté des milliards pour fournir de la nourriture aux canons et aux fusils, que ceux qui ont à leur actif le crime affreux qui coûta la vie à des millions d’êtres humains, s’arrangent ; qu’ils cherchent et qu’ils trouvent ; ou alors qu’ils tremblent, car la dette publique, leur dette, s’éteindra dans la Révolution. — J. Chazoff.


DÉVELOPPEMENT. n. m. Action de développer, d’ôter l’enveloppe ; de retirer ce qui entoure, de déployer ce qui enveloppe. Le développement d’une pièce d’étoffe, d’un objet d’art, etc.… Accroissement des facultés intellectuelles ou morales. Le développement de l’intelligence, du cœur, du caractère. Travail organique par lequel un être se constitue dans ses formes. Le développement d’une fleur, d’un corps, d’un arbre. Exposition détaillée d’un sujet ; le développement d’une thèse, d’un discours d’un article, d’une idée. En ce qui concerne une idée, l’action de la développer est indispensable lorsque l’on veut se faire comprendre. Quand nous disons : « les Anarchistes veulent instaurer un milieu social qui assure le maximum de bien-être et de liberté adéquate à chaque époque » ; cette proposition peut paraître abstraite à celui qui n’est pas initié au mouvement philosophique et social, et ignore tout de l’Anarchie. Il est donc utile d’étendre, de donner de l’ampleur à cette proposition et de tirer de ce simple énoncé toutes les conclusions qui s’imposent. Par le développement du sujet, on démontrera que les Anarchistes ont raison de vouloir « instaurer un nouveau milieu » mais qu’il est nécessaire pour cela de détruire le milieu actuel, dont tous les rouages sont viciés et corrompus. Par le développement, on arrivera également à démontrer que cette transformation ne peut être que consécutive à une Révolution qui dépossédera ceux qui ont accaparé toute la richesse économique du monde et jouissent de tous les privilèges. En un mot le développement d’un simple énoncé anarchiste nous conduit à la critique des sociétés modernes et à la recherche des moyens propres à employer pour sortir les individus de la situation précaire dans laquelle ils se trouvent.

À l’étude des hommes et des choses, on constate que si les individus ne jouissent pas de plus de bien-être et de liberté, c’est que leur développement intellectuel et moral est encore à l’état d’embryon et qu’ils ont encore à se perfectionner s’ils veulent conquérir leur liberté. Il est du devoir de chacun d’étendre ses connaissances, de chercher à voir et à comprendre tout ce qui l’entoure, afin de percer le mystère de ce qui lui est inconnu. Le peuple est asservi, opprimé, et aspire à sa libération ; il faut cependant qu’il sache qu’une révolution brutale serait imparfaite, et inopérante si, auparavant, une autre révolution ne s’était faite en son cerveau. Une révolte d’ignorants peut déplacer des privilèges, elle ne peut pas les supprimer. La plus grande révolution de l’homme doit se faire en lui. S’instruire, s’éduquer, approfondir toutes choses, puiser dans les sciences, dans les arts, dans le passé et dans le présent un bagage de connaissances susceptibles d’assurer la vie harmonieuse de demain, se développer physiquement et intellectuellement, c’est la tâche à laquelle doit s’attacher le Révolutionnaire. Le développement de l’humanité sera toujours relatif au développement des individus qui la composent, et c’est parce qu’ils le savent que tous les partisans de l’autorité entravent le développement intellectuel du peuple, et c’est pourquoi aussi ils oppriment avec tant de férocité les Anarchistes qui savent et veulent faire comprendre aux hommes qu’une société libre doit être peuplée d’individus développés.


DEVENIR. n. m. et verbe. Il s’oppose à Être dans le sens de ce qui reste inchangé, et désigne le changement, la série de passages d’un état à l’autre. Le problème de la stabilité : « être » ou du changement : « devenir », fut posé et étudié par les premiers philosophes grecs. Selon Héraclite, la permanence d’Être est une pure illusion ; la réalité est comme un fleuve qui coule toujours. Selon Parménide et l’école éléatique, seulement Être est réel ; il est le substratum du changement, la substance qui reste, alors que les qualités changent. La controverse qui opposa les disciples de Parménide à ceux d’Héraclite persiste et plus près de nous, le représentant des premiers fut Herbart, et Hegel celui des seconds.

La célèbre formule d’Héraclite : « panta rêi » (tout passe) a été reprise par le mobilisme, terme proposé par Chide et accepté par la Société Française de Philosophie, pour indiquer la doctrine selon laquelle le fond des choses n’est pas seulement individuel et multiple (pluralisme), mais en mouvement continuel : en continuelle transformation et sans lois fixes ainsi que toute tentative d’organisation rationnelle reste inefficace. La doctrine Hégélienne, la Darwinienne et la Bergsonienne ont porté au mobilisme. (Chide, Le mobilisme moderne, 1908).


DÉVERGONDAGE. n. m. Libertinage, excès, dérèglement dans les mœurs. Être dévergondé : mener une vie licencieuse. Un jeune homme dévergondé ; une jeune fille dévergondée. Le dévergondage fait des ravages dans toutes les classes de la société et n’est malheureusement pas seulement le privilège des riches. Le peuple a, lui aussi, ses abcès et il en souffre. Ils sont hélas trop nombreux, les jeunes gens qui se perdent dans les bouges des grandes villes et quittent l’atelier pour vivre des produits de la prostitution ! L’oisiveté dans laquelle ils se vautrent les corrompt et ils sont bien vite entraînés à se livrer à la débauche et au dévergondage le plus scandaleux et le plus bas. Une fois sur la pente glissante, il est presque impossible de s’arrêter et les malheureux traînent leur misérable existence partagée entre la « noce » et la prison. Encore, eux, ont-ils cette ultime excuse, qu’ils ne voulaient pas se plier sous le joug d’une exploitation stupide et féroce, qu’ils n’étaient pas détenteurs d’une instruction ou d’une éducation solides ; mais que dire de cette bourgeoisie qui se dévergonde dans les boîtes de nuit, et s’en va chercher dans les bouges aristocratiques des sensations nouvelles pour leurs sens désabusés ! Que penser de cette jeunesse nourrie au lait de la morale bourgeoise, qui en une nuit dépense dans les cabarets louches de Montmartre ou d’ailleurs, le produit du travail de dizaines, de centaines d’ouvriers ! Est-ce que Paris, avec tous ses music-halls, ses établissements de nuit, ses bordels, n’offre pas le spectacle d’un dévergondage outrageant, et la vie licencieuse qui s’y mène n’est-elle pas le symbole d’une dégénérescence et d’une décadence désespérante ?

Mais si le peuple, un jour, ou plutôt un soir, le peuple qui travaille, qui peine et qui souffre, le peuple aux mains calleuses, le peuple en cotte et en bourgeron, le peuple que l’on exploite et auquel on accorde tout juste une pitance qui lui permet de ne pas crever de faim, descendait dans vos repaires, Messieurs les bourgeois, et venait vous demander des comptes ? S’il venait vous demander s’il est juste, logique, équitable, moral, que vous puissiez sabler le champagne à flots, cependant que lui n’a pas de lait à donner à ses petits, s’il venait vous montrer sa compagne flétrie par le travail, vieille de trente ans, cependant que vos maîtresses sont entretenues richement par le fruit de son travail, s’il venait là où vous vous amusez briser votre dévergondage, et vous crier que vous n’avez pas le droit de rire et de vous distraire, alors que lui a faim, croyez-vous qu’il se trouverait de par le monde, un homme ayant conservé un peu de sens moral, et au cœur un peu d’amour pour l’humanité, pour l’en blâmer ?

Réfléchissez ! Quelqu’un doit payer, quelqu’un payera. Louis XVI a payé de sa tête le dévergondage de ses aïeux. L’aristocratie française sait ce que lui a coûté son dévergondage. La bourgeoisie le saura bientôt. Le vieil adage « l’excès en tout est un défaut » n’est pas vain. Livrez-vous à vos excès de débauches ; lorsque le peuple en aura assez, d’un seul bloc il fera votre bilan, et vous réclamera le prix de ses souffrances et de ses misères.


DÉVIATION. n. f. Action de dévier. Changement dans la direction naturelle. La déviation d’un corps, la déviation d’un boulet. Écart moral. Une déviation de principes. Les déviations socialistes, communistes, anarchistes.

Y a-t-il des déviations anarchistes et l’Anarchisme peut-il dévier ? Il faudrait, pour établir un critérium, établir auparavant ce qu’est l’anarchisme et nous poser cette question : qui est anarchiste ? Dans « The Road of Freedom », revue américaine, Théo Mill commençait ainsi un article : « Si vous rencontrez dans la rue un passant qui vous déclare être Shakespeare ou Napoléon, sans aucune hésitation vous affirmerez que cet homme est un fou ; mais s’il vous déclare qu’il est socialiste ou anarchiste, vous enregistrerez simplement sa déclaration et lui ouvrirez votre cœur, car il n’y a aucune possibilité de juger de sa sincérité. »

En effet si nous laissons de côté les petits actes secondaires de la vie, nous sommes obligés de reconnaître qu’il est difficile à un anarchiste de donner une preuve absolue de sa loyauté et que sa sincérité et son abnégation ne peuvent se manifester que lorsque, à l’évolution lente et méthodique fait suite, à la faveur des événements, l’action révolutionnaire.

Il en est ainsi dans tous les domaines de l’action politique et sociale, et ce qui est vrai pour les anarchistes l’est également pour les socialistes ou les communistes. Chez les uns et chez les autres l’héroïsme est subordonné aux événements.

Nous avons dit par ailleurs, que tous les partis politiques avaient fait faillite et que le communisme qui fut un moment l’espérance du monde du travail s’était à son tour discrédité. L’Anarchisme est donc à nos yeux la seule conception philosophique et sociale qui puisse assurer le bonheur de l’humanité puisqu’il est de toute évidence que le socialisme qui a tenté une expérience en Angleterre, en Allemagne et même en France, n’a apporté que des résultats négatifs et que le communisme autoritaire n’a pas été plus heureux en Russie.

D’où viennent alors la faiblesse numérique des Anarchistes et le peu de crédit qu’ils rencontrent auprès des profanes ? D’où viennent les difficultés qu’ils ont à attirer l’attention du peuple et à s’attacher ses sympathies ? Les campagnes de calomnies menées contre eux ne sont pas suffisantes à expliquer ce phénomène ; il y a d’autres causes, d’autres facteurs qu’il nous faut rechercher, si nous voulons sincèrement étudier le problème et le résoudre.

La guerre de 1914 ne semble pas avoir été un enseignement pour les individus et les anarchistes peu nombreux déjà avant la tuerie se sont disséminés durant le massacre. Rien d’étonnant par conséquent à ce qu’ils traversent, après la guerre, une période de crise. Du reste, cette crise n’est pas particulière à l’Anarchisme. Tous les partis politiques la subissent et se trouvent dans un état d’amoralité regrettable. Mais ce qui est concevable pour toute organisation politique ne l’est pas pour l’Anarchisme. Il est évident que l’Anarchiste subit les mêmes influences, est soumis aux mêmes variations, aux mêmes courants que les autres individus, et qu’étant Anarchiste on n’en est pas moins homme ; pourtant il nous semble que ces influences devraient produire sur l’Anarchiste des effets contraires et qu’ils devraient, dans une large mesure, bénéficier du chaos dans lequel se débattent les puissances d’autorité. Il faut donc, puisque la réalité est tout autre, découvrir le diagnostic et, ce qui est plus complexe, lui trouver un remède.

S’il nous fallait faire l’historique du mouvement anarchiste, nous nous apercevrions bien vite que « l’individualisme » fut une des causes primordiales de toutes les déviations anarchistes. Certes, au point de vue philosophique, nous sommes, anarchistes communistes, aussi individualistes que quiconque, et nous le sommes, non pas parce que nous le voulons, mais parce que l’égoïsme est à la base de toute vie individuelle et sociale et qu’il est impossible de concevoir un être qui ne serait pas animé par un sentiment d’égoïsme. Il apparaît cependant à l’analyse que tout cela n’est qu’une spéculation intellectuelle, non pas utile en soi, mais qui embrouille et compromet tout l’avenir social.

C’est précisément parce que certains ont abandonné le domaine social, le terrain populaire, pour se cantonner sur le terrain philosophique, que l’Anarchisme a dévié, qu’il s’est divisé en sectes, en clans, en écoles et que, si cette pratique se poursuivait, il y aurait bientôt autant d’Anarchismes que d’Anarchistes. Toute idée philosophique mal interprétée est néfaste, et celles du déterminisme et de l’égoïsme ont été incomprises par quantité d’individus pénétrant notre milieu, et cette incompréhension a concouru à faire dévier l’Anarchisme de sa ligne.

Nous voyons tel bandit, tel criminel, ignorant absolument tout de nos idées, de nos conceptions, de nos aspirations et condamné pour un meurtre odieux à la peine de mort monter à l’échafaud au cri de « Vive l’Anarchie ! », et tel autre bourgeois à la Follin prétendre également être Anarchiste ; et les adversaires de l’anarchisme en profitent pour affirmer que « Anarchie » est synonyme de désordre.

Nous savons qu’étymologiquement « Anarchie » signifie « sans autorité » et qu’en conséquence nous n’avons aucun droit de contester à quiconque le droit de se réclamer de l’Anarchie ; du reste, le voudrions-nous, nous ne pouvons imposer aucune sanction à l’Anarchiste « d’opéra-comique », et pourtant la liberté n’est qu’une chose relative dans une société où tout repose sur l’autorité. Où commence-t-elle et où s’arrête-t-elle ? M. Victor Serge, ex-individualiste notoire, et à présent agent du Gouvernement bolcheviste, se prétend toujours Anarchiste, et Ernest Girault également. Si à nouveau nous nous placions sur le terrain de la philosophie pure, ils ont raison, ils ont le droit et la liberté de se dire Anarchistes, mais alors, peuvent également se déclarer Anarchistes : le policier qui nous arrête, le magistrat qui nous juge, et le bourreau qui nous exécute.

C’est, à nos yeux, sur le terrain social, et sur le terrain social seul, que nous devons considérer les possibilités Anarchistes. Les mots n’ont que la valeur qu’on veut bien leur prêter, et il n’est de critérium possible, qu’en recherchant les origines de l’Anarchisme pour en arrêter les déviations.



C’est en 1865, à la suite de certains voyages de Français à Londres, que se fonda l’Association Internationale des Travailleurs. A ses débuts, cette organisation ne poursuivait aucun but politique et s’était assigné comme travail, d’étudier toutes les questions économiques intéressant la classe ouvrière. À cette même époque, le Marxisme commençait déjà à avoir ses adeptes, principalement en Allemagne, et Karl Marx, fin politicien, envisagea les moyens propres à accaparer la nouvelle puissance ouvrière.

Avec un doigté remarquable, Karl Marx évita de se mettre en évidence dans la jeune association, et n’assista même pas aux premiers Congrès ; mais, suivant une coutume qui s’est maintenue dans les milieux socialistes et qui fut adoptée plus tard par les communistes, il usa de pratiques sournoises en faisant travailler ses lieutenants. Lui restait dans l’ombre. La première internationale fut ainsi « noyautée » par les éléments politiques du marxisme, mais une opposition sérieuse ne tarda pas à se manifester, et deux ans plus tard, en 1867, lorsque Marx eut découvert ses batteries, Bakounine opposait à l’idéal marxiste « d’une société autoritaire » un système qu’il appela le fédéralisme antiautoritaire.

Ce ne fut pourtant que bien plus tard, exactement en 1871, qu’une majorité anti-marxiste s’affirma au sein de l’Internationale et ce n’est véritablement qu’en 1873, au sixième Congrès International de Genève, que, à la suite des manœuvres de Marx, qui ne pouvait accepter de se trouver dans la minorité, la scission, devenue inévitable, divisa les forces ouvrières.

Bakounine et ses amis n’hésitèrent pas après avoir fédéré les éléments anti-autoritaires de l’Association Internationale des Travailleurs, à fonder la Fédération Jurassienne, qui fut en vérité, la première organisation anarchiste.

C’est donc à cette époque que l’on doit placer la naissance du mouvement Anarchiste, en tant que mouvement autonome, détaché de toute autre organisation politique ou sociale ; car si, antérieurement, les partisans d’une société anti-autoritaire, avaient travaillé en collaboration avec les autres éléments révolutionnaires, ils entendaient en quittant l’Association Internationale des Travailleurs, créer un mouvement bien défini et, en évitant toute confusion possible, se désolidariser entièrement des défenseurs du principe d’autorité.

La résolution qui fut présentée au Congrès de Berne en 1876 et qui fut acceptée par l’unanimité des délégués situe nettement les adversaires de l’autorité et signalent les buts que poursuivent les Anarchistes.

Voici cette résolution :

1° Plus de propriété, guerre au capital, aux Privilèges de toutes sortes et à l’exploitation de l’homme par l’homme ;

2° Plus de Patrie, plus de frontières ni de lutte de peuple à peuple ;

3° Plus d’État, guerre à toute autorité dynastique ou temporaire et au parlementarisme ;

4° La révolution sociale doit avoir pour but de créer un milieu dans lequel, désormais, l’individu ne relèvera que de lui-même, sa volonté régnant sans limite et n’étant pas entravée par celle du voisin.

C’était bien là un programme social, non pas individuel, mais collectif et, pour préciser l’esprit qui animait les Anarchistes, et rechercher sincèrement ce que fut l’Anarchisme à ses débuts, il n’y a qu’à reprendre la résolution d’Élisée Reclus, présentée au 3e Congrès Anarchiste de Fribourg et adoptée à l’unanimité des délégués présents :

« Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice… Jamais un progrès ne s’est accompli par simple évolution pacifiste et il s’est toujours fait par une évolution soudaine. Si le travail de préparation se fait avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées se fait brusquement. Nous sommes des Anarchistes qui n’ont personne pour maîtres et ne sont les maîtres de personne… Il n’y a de morale que dans la liberté. Mais nous sommes aussi collectivistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. »

Enfin, en 1880, un Congrès, tenu également en Suisse, décide d’abandonner le terme « Collectivisme » et d’adopter celui de « Communisme ».

Si l’on veut polémiquer en toute sincérité, on reconnaîtra aisément que les thèses soutenues par les « Anarchistes individualistes » sont loin, bien loin, de ces résolutions et si l’on accepte comme étant le but de l’Anarchisme et des Anarchistes de réaliser une société sans autorité, au moyen de la Révolution sociale, on constatera que bon nombre de nos amis se sont sensiblement éloignés des bases fondamentales sur lesquelles reposait l’organisation primitive des Anarchistes.

La question que nous voudrions ici éclaircir, n’est pas de savoir qui est dans la logique et dans la raison ; si ce sont nos camarades qui se réclament de l’individualisme ou ceux qui se réclament du communisme libertaire. Ces questions sont l’objet d’un examen spécial et d’une étude à part. Nous voulons rechercher, s’il y eut des déviations anarchistes et qui, idéologiquement à l’heure actuelle, peut se réclamer de l’Anarchie.

Un mouvement se crée, il établit une ligne de conduite, il se trace un chemin, il détermine son but ; ce mouvement, pour se caractériser des autres mouvements, pour se signaler de ceux qui prennent une route qui, à première vue, semble parallèle, choisit un terme, une appellation inusitée antérieurement. Au bout d’un certain temps, débordant des cadres de ce mouvement, un certain nombre d’individus, à tort ou à raison, le considérant comme n’étant pas conforme à leurs aspirations, s’en séparent et forment à côté un autre groupement, une autre association. Ils sont peut-être dans le vrai, la raison et la logique peuvent être de leur côté, mais s’ils emploient, pour signifier leur mouvement, la même terminologie que celui qu’ils viennent d’abandonner, immédiatement se manifeste une confusion, et leur mouvement n’est qu’une variation, qu’une déviation du mouvement d’origine.

C’est ce qui s’est produit pour l’Anarchisme, et sincèrement ne devraient se réclamer de l’Anarchisme que ceux qui sont restés dans les grandes lignes de la tradition.

Nous n’avons pas l’intention, nous l’avons dit, de faire l’historique de tout le mouvement anarchiste. Nous ne nous arrêterons donc pas à tous les actes d’héroïsme qui illustrèrent le mouvement Anarchiste de 1877 à 1896. En Italie, c’est Cafiero et Malatesta qui, à la tête d’une poignées d’hommes brûlent les archives de Letina et de San Gallo, prennent armes et argent et les distribuent au peuple ; en Allemagne ce sont les attentats contre Guillaume Ier ; en Espagne, en Russie, c’est l’action révolutionnaire qui reprend avec vigueur ; en France c’est la période tragique qui fait trembler la bourgeoisie ; mais c’est aussi la chasse à l’homme, la répression brutale et terrible du capital qui a peur et qui se défend. Oui, certes, on blâme « l’anarchisme » qui éveille chez l’individu une telle vigueur, on blâme l’idée qui fait jaillir une telle source d’énergie désintéressée, mais les adversaires les plus irréductibles, sont obligés de reconnaître néanmoins la sincérité des hommes qui se sacrifient pour une cause qui est juste, et si l’on qualifie de rêveurs ceux en qui a germé l’idée de rénover le monde, on se courbe tout de même devant la beauté du but, devant la grandeur de l’idéal poursuivi.

Mais hélas, toute médaille a son envers, et à côté de cette noblesse, évoluent les spéculateurs de l’idée anarchiste, qui vont se charger de la discréditer. Tous ceux dont l’égoïsme particulier n’est pas satisfait, tous ceux qui, traînant comme un boulet leurs tares physiques et morales, cherchent dans ce monde imparfait à assouvir leur soif de jouissance, vont se couvrir du manteau de l’Anarchisme pour légitimer leur méfaits.

Et l’Anarchie crédule et confiante ouvre ses portes ; elle accueille, loyalement et sans arrière-pensée, ces aventuriers qui, petit à petit, s’implantent, s’imposent, envahissent le mouvement, à la grande joie de la bourgeoisie qui les présente à la masse ignorante comme les anarchistes, les vrais.

Et cependant que, fatiguée par une intense période de lutte et de coercition, l’Anarchie se repose, cependant qu’à la violence des premières heures a succédé la période d’instruction de la classe ouvrière, qui, émotionnée par les événements, cherche à savoir, pénètrent chez nous les faux savants, les faux philosophes, colporteurs ignares de lectures qu’ils n’ont pas digérées, et dont tout l’anarchisme se réduit à considérer leur petite personne, planant au-dessus « des humains trop humains ».

Alors, c’est la discussion lassante et stérile, c’est l’œuvre ébauchée par les aînés qui se désagrège, c’est l’anarchie sectionnée, amputée qui se défend contre les attaques de l’extérieur et de l’intérieur. Toutes les tentatives d’unifier le mouvement sont vouées à un échec. On ne marie pas de l’huile et de l’eau, et les divergences qui séparent les différentes écoles creusent un fossé entre les différents éléments qui se réclament de l’anarchie. En 1900, les étudiants socialistes internationalistes de Paris lancent le cri d’alarme et, dans un manifeste, demandent aux anarchistes de s’entendre. Peine perdue, leur appel reste sans écho, et l’anarchisme continue à se perdre en discussions stériles.

En 1907, a lieu le Congrès Anarchiste d’Amsterdam où notre cher camarade Malatesta fait l’impossible pour jeter les bases d’une organisation internationale. On souscrit à sa proposition, il sort victorieux de la discussion mais hélas, les engagements pris de part et d’autre ne sont pas suivis d’effets et les espérances sont déçues. Le mouvement reste ce qu’il était : chaotique, personnel, toujours.

Et c’est la grande guerre, qui vient à son tour jeter le trouble dans le mouvement Anarchiste. Des hommes, et non des moindres, prennent parti pour la France « du droit et de la liberté ». Les Kropotkine, les Jean Grave, les Malato, les Pierrot, découvrent un Anarchisme patriotique et publient le trop fameux manifeste des seize, dont s’empare toute la bourgeoisie « alliée » comme tremplin, pour entraîner à la boucherie des millions de travailleurs. La guerre se termine et à la déviation patriotique succède la déviation syndicale. On confond anarchisme et syndicalisme et comme si cela n’était pas encore suffisant pour tuer l’Anarchisme, le Communisme autoritaire, profitant de la désorientation des Anarchistes absorbe une partie de ses éléments.

Le plus brièvement possible nous avons exposé ce que nous entendons par déviations Anarchistes. L’Anarchie souffre de ces déviations, et il faudrait, pour la relever, revenir à une plus saine compréhension de la doctrine.

Les camarades, les compagnons anarchistes, reliraient utilement et avec profit le bref discours que fit sur l’organisation, en 1907, notre ami Malatesta.

« On s’écrie avec Ibsen, que l’homme le plus puissant du monde, est celui qui est le plus seul et cela est un non-sens énorme », dit notre camarade. « L’homme « seul » est dans l’impossibilité d’accomplir la plus petite tâche utile, productive ; et si quelqu’un a besoin d’un maître au-dessus de lui, c’est bien l’homme qui vit isolé. Ce qui libère l’individu, ce qui lui permet de développer toutes ses facultés, ce n’est pas la solitude, c’est l’association. » (E. Malatesta)

Mais pour s’associer faut-il encore avoir, dans ses grandes lignes un programme commun. « Les mots divisent et l’action unit », il serait donc utile pour mettre fin au flottement dont souffre l’anarchisme depuis tant d’années de mettre fin à la discussion stérile.

Un certain nombre de camarades anarchistes communistes ont compris le danger et, en 1926, au Congrès d’Orléans, ils ont tenté de remettre sur pied un programme, susceptible, non seulement de rencontrer la sympathie de presque tous les anarchistes révolutionnaires, mais aussi d’intéresser le peuple. Espérons que leurs travaux ne seront pas vains et que l’avenir leur apportera une récolte abondante.

Jetons un coup d’œil dans le passé, et profitons des erreurs de ceux qui nous ont précédé pour ne pas commettre les mêmes. Nous avons accompli un formidable travail de destruction. Rien n’a résisté à la critique et à la logique des Anarchistes ; toutes les branches, tous les rouages des sociétés autoritaires ont été idéologiquement détruits ; le militarisme, le nationalisme, le patriotisme, le capital et la bourgeoisie, toute l’autorité en un mot, a vu ses principes s’écrouler sur les coups répétés de l’Anarchie. Il nous faut construire à présent. Évitons donc de nouvelles déviations. Regardons autour de nous, et constatons la faiblesse des autres organisations malgré la force numérique de leurs membres. Le syndicalisme s’est piteusement écroulé, parce qu’il n’a pas su rester dans la ligne droite qu’il s’était tracée ; il est déchiré maintenant par les divers partis politiques qui se disputent sa direction, comprenant que le syndicalisme représente un intérêt tout particulier sur le terrain électoral.

Le socialisme, qui n’a pas su rester dans la tradition, qui s’est corrompu dans un parlementarisme étroit, qui s’est discrédité en abandonnant toute idée révolutionnaire, est menacé de ruine, et ne conservera pas longtemps l’autorité dont il dispose encore auprès des masses populaires ; quant au communisme, il se perdra bientôt dans le démocratisme bourgeois.

Il y a une place à prendre dans le mouvement social et cette place revient à l’Anarchisme. Remontons le courant, revenons à l’origine et, en évitant toutes déviations dans le futur, l’anarchie, comprise et aimée, en sortira régénérée et grandie. — J. C.


DEVISE. n. f. La devise est une courte sentence qui exprime d’une façon vive et saillante une pensée ou un sentiment. Pour celui qui l’adopte ou qui la compose, elle signale un but ou une résolution.

La devise est souvent précédée d’une figure emblématique. Cette figure est le corps de la devise ; la sentence en est l’âme.

La devise est une invention de la chevalerie ; et à une certaine époque, tracée sur les armures, elle servait de marque distinctive aux chevaliers. C’est ce qui explique que chaque membre de la haute noblesse avait une devise particulière.

Il est des devises qui sont historiques et qui resteront comme une image reflétant l’esprit, le caractère, d’une époque ou d’un individu.

La devise de Louis XI représentait un fagot d’épines, et était suivie de cette sentence : « Qui s’y frotte s’y pique. » Dans ces quelques mots apparaît tout le caractère de ce roi cruel et méchant. La devise de Louis XIV est pleine de prétentions ; elle est représentée par un soleil : Nec pluribus impar « Je suffirais à plusieurs mondes » Et les Rohan, qui se font une gloire, de nos jours encore, d’être la plus vieille famille de noblesse française : « Roi ne puis ; prince ne daigne ; Rohan suis. »

Aujourd’hui, l’individu ne compose plus de devises, mais les institutions ont chacune la leur. Personne n’ignore quelle valeur on peut leur accorder. La devise de la République française est « Liberté-Egalité-Fraternité » à laquelle on peut ajouter celle du drapeau : « Honneur et Patrie. »

Les hommes se sont fait tuer et peut-être se feront-ils tuer encore pour des mots. Ce qui ne peut faire l’ombre d’un doute, c’est que la République a manqué à sa devise. De liberté, nous n’en avons pas plus que sous les régimes qui ont précédé le nôtre ; la fraternité se manifeste par une lutte constante où les plus faibles sont écrasés sous la botte du plus fort, et l’égalité n’existe que sur le papier.

Personne ne peut être adversaire de la devise républicaine : chacun aspire à la liberté, à la fraternité et à l’égalité entre tous les hommes ; mais il ne suffit pas d’adopter une devise, il faut la respecter, il faut travailler pour qu’elle ne reste pas une idée abstraite, pour qu’elle se réalise, se matérialise.

Les Anarchistes ont compris que la devise républicaine était incomplète et ne reflétait pas suffisamment leur soif de libération universelle, et que la liberté, l’égalité et la fraternité ne pouvaient voir le jour que lorsque les bases économiques des sociétés auront été transformées. C’est pourquoi leur devise est : « À chacun selon ses forces, et à chacun selon ses besoins. »


DEVOIR. verbe (du latin debere ; autrefois on écrivait debvoir). Avoir des dettes ; il me doit cent francs et je me dois de les lui réclamer ! Être obligé à quelque chose ; je dois rendre visite à cette personne ; nous devons des égards à toute personne sincère et respectable ; les jeunes gens doivent s’instruire et s’éduquer s’ils veulent se rendre utiles dans la vie ! Proverbe : « Fais ce que tu dois, advienne que pourras. Va où tu peux, meurs où tu dois. »

Accompagné d’un autre verbe, devoir présente différents sens. Intention, projet : je dois aller demain faire ce travail. Probabilité : Le capitalisme doit disparaître, si les hommes veulent vivre fraternellement. Certitude : Quoi que l’on puise faire, chaque être humain doit mourir !

S’emploie substantivement à la troisième personne de l’indicatif en comptabilité : tenir ses comptes par doit et avoir !  !  !

Être obligé envers soi-même : « Si je dois tant d’égards à tout ce qui m’environne, ne m’en dois-je point aussi quelques-uns à moi-même ? » (J.-J. Rousseau)


DEVOIR. n. m. « Ce à quoi l’on est obligé ». Telle est la définition que le Larousse nous donne du devoir. En termes clairs, cela veut dire que le devoir est une contrainte.

S’il est vrai que le devoir est la limite du droit, que c’est le respect du droit d’autrui, il faudrait donc pour bien définir le devoir, déterminer ce qu’est le droit. Or, à nos yeux il n’y a qu’un droit, un droit inné : c’est celui de vivre ; et il en découle que tous ceux qui s’opposent à la vie de l’individu, que tous ceux qui empiètent sur le patrimoine moral, intellectuel, économique et social de son semblable, nuisent ou s’opposent à son évolution et à son épanouissement manquent à leurs devoirs.

Le « devoir », au sens bourgeois du mot, ne se présente pas sous cet aspect, et c’est pourquoi, nous le considérons comme une abstraction qui divise l’humanité en deux parties, la première étant composée des dupes courbés sous le joug des fripons qui composent la seconde. Il est de fait que les fripons, par la naïveté et la bêtise humaines, sont les plus forts, et ce sont eux qui, depuis les temps les plus reculés, perpétuent la servitude des esclaves, des pauvres et des opprimés. Ce sont eux qui créent, qui inventent des devoirs auxquels sont astreints des millions d’individus. Obéir à la loi est un devoir. Mourir pour la patrie est un autre devoir, et ce qu’il y a de terrifiant, c’est qu’à travers les âges il s’est toujours trouvé des savants et des poètes pour chanter le devoir.

En un mot, devoir est synonyme d’obéir ; et, comme obéir suppose un maître, le devoir tel que le conçoivent les moralistes n’est pas un facteur d’évolution et de liberté, mais bel et bien un facteur d’asservissement et de recul.

Le devoir de l’écolier est d’écouter son maître, son professeur, qui sait tout, qui dit tout et qui ne se trompe jamais. Je connais un enfant à qui l’on donna un jour, dans une école supérieure, comme sujet de composition : « Vous vous arrêtez devant un magasin et en voyant la diversité des marchandises, vous pensez à l’utilité du commerce et au bien-être qu’il procure à l’humanité. Exprimez vos sensations et vos pensées. » L’enfant vint me trouver pour l’aider dans son travail, et je restai embarrassé. Que pouvais-je lui dire, sinon une chose qui lui eût valu une sévère réprimande de son professeur ? J’évoquai en moi-même tous les méfaits du commerce, tout le mal qu’il fait, toutes les bassesses de ceux qui s’y livrent, tous les crimes monstrueux dont il fut la cause, et toutes les guerres qu’il engendre encore en notre siècle de soi-disant civilisation. Je pensai que si, selon Raynal, le devoir « peut être défini, l’obligation rigoureuse de faire ce qui convient à la Société », alors le commerce était contraire à tous les devoirs puisqu’il était une source de richesse et d’opulence pour les uns et de souffrances et de misères pour les autres.

Le petit écolier n’a pas fait, en ce sens, sa composition. Moi aussi j’ai manqué à mon « devoir ». Je n’ai pas eu le courage de l’exposer aux foudres de son maître et aux risées de ses petits camarades qui ont du devoir une conception commune, générale et qui n’en auraient pas comprise une autre. Il est bon de se souvenir et de se répéter cette pensée profonde de Guyau : « Si un tigre croyait, en sauvant la vie d’un de ses semblables, travailler à l’avènement du bien universel, il se tromperait peut-être. » Comme le tigre du philosophe, le maître d’école s’imagine peut-être travailler pour le bien-être de l’humanité en enseignant aux enfants une erreur qui est la base de tout le vice social et qui entrave la marche en avant de la civilisation. Il croit remplir son « devoir », et il le remplit en vérité, mais, hélas ! Ce n’est qu’un lent travail de corruption intellectuelle, qui consiste à préparer la jeunesse à l’accomplissement d’un nombre incalculable de « devoirs » qui leur feront oublier leur droit le plus élémentaire : le droit à la vie.

« L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir », a dit Corneille, et l’honneur militaire est l’un des plus sacrés. Mourir sur un champ de bataille c’est mourir sur un champ d’honneur, et le devoir de l’homme est de se faire tuer lorsque la « Patrie » est en danger. La Patrie ? Le Devoir ? Deux abstractions qui se confondent, qui se soutiennent, qui sont les piliers sur lesquels repose tout l’organisme social et qui sont aussi malfaisantes l’une que l’autre.

Comment peut-il se trouver des êtres assez naïfs, assez aveugles, pour croire au « devoir » militaire ? Car, enfin, que les riches, que les puissants, que les heureux de ce monde défendent, fût-ce au prix de leur vie, les privilèges malhonnêtement acquis par eux ou par leurs ancêtres, rien de plus normal ; mais que de pauvres bougres soient assez inconscients assez déraisonnables, assez dépourvus de la plus petite parcelle de logique pour considérer comme un « devoir » de servir pour soutenir une Patrie où ils n’ont aucun droit, au sein de laquelle ils sont les éternels volés, cela dépasse toute compréhension. Et cependant on peut dire que la grande majorité des hommes sont imprégnés de ce préjugé du devoir militaire. Le peuple ne comprend pas que le devoir militaire, n’est en réalité que le « droit de mort sur les peuples » ; droit que détiennent les oppresseurs et dont ils usent chaque fois que leurs intérêts sont menacés.

Si le militarisme est une plaie sociale, s’il n’est pas indispensable à la vie des sociétés, si au contraire il est nuisible à l’existence harmonique des hommes, comment peut-on être assez stupide pour considérer comme moral le devoir militaire.

Le devoir militaire « c’est la guerre !… se battre !… égorger !… massacrer des hommes… ».

« Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, l’ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants, usent leur existence à travailler à ce qui peut aider, à ce qui peut secourir, à ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l’esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l’intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à la patrie du bien-être, de l’aisance, de la force.

« La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans d’efforts, de patience et de génie…

« Qu’ont-ils fait pour prouver même un peu d’intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu’ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.

« L’inventeur de la brouette n’a-t-il pas plus fait pour l’homme par cette simple et pratique idée d’ajuster une roue à deux bâtons que l’inventeur des fortifications modernes ?

« Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres. Est-elle grande parce qu’elle a vaincu ou parce qu’elle a produit ?

« Est-ce l’invasion des Perses qui l’a empêchée de tomber dans le plus hideux matérialisme ?

« Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l’ont régénérée ?

« Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel commencé par les philosophes à la fin du siècle dernier ?

« Eh bien, oui, puisque les gouvernants prennent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n’y a rien d’étonnant à ce que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernants.

« Ils se défendent, ils ont raison. » (Guy de Maupassant)

« Ils se défendent, ils ont raison. » Ne serait-ce pas là le vrai devoir des peuples, si toutefois les peuples ont des devoirs, au lieu de se déchirer entre eux pour des causes qu’ils ignorent et qu’ils ignoreront toujours ? Hélas ! Les sages paroles de Maupassant et de tant d’autres ne sont pas entendues et l’on écoute plutôt d’une oreille attentive cette stupidité :

« Mourir pour la Patrie,
C’est le plus beau, le plus digne d’envie. »

Tout devoir légal est une absurdité, une contrainte, qui abaisse, avilit l’individu, et Stirner a raison lorsque, s’adressant aux hommes, il leur dit : « Vous répétez mécaniquement la question qu’on vous a soufflée : « A quoi suis-je appelé ? Quel est mon devoir ? » et il suffit que vous vous posiez la question, pour qu’aussitôt la réponse s’impose à vous : vous vous ordonnez ce que vous devez faire, vous vous tracez une vocation où vous vous donnez les ordres et vous vous imposez la vocation que l’Esprit a d’avance prescrit. Par rapport à la volonté, cela peut s’énoncer ainsi : « Je veux ce que je dois ». » (Max Stirner, « L’Unique et sa Propriété » )

L’homme s’est tracé des devoirs ou plutôt on les lui a tracés et il les accomplit, le plus souvent sans protester, par crainte, par paresse ou par lâcheté. Il est imprégné d’une conception incohérente du bien et du mal et il ne s’est jamais étonné que, ce qu’il appelle le bien est justement ce qui est favorable aux riches et aux puissants, et que ce qu’il appelle le mal est ce qui peut leur être nuisible. Le devoir, pour l’homme du peuple, c’est le respect des lois, aussi instables soient-elles, c’est l’attachement à un régime qu’on lui impose, aussi arbitraire soit-il ; le devoir c’est la justice, c’est la propriété, c’est le respect de la hiérarchie, enfin c’est tout ce qui l’empêche d’être libre, et qu’il croit cependant être obligé de subir. Le fait même que le devoir est sanctionné par la justice, cette justice qui depuis des siècles s’est livrée à tous les abus imaginables, devrait ouvrir les yeux aux plus aveugles ; mais non : le peuple ne veut pas voir.

Voici des siècles et des siècles qu’il peine et qu’il souffre, voici des années et des années qu’on lui répète « qu’un homme n’est appelé » à rien ; qu’il n’a pas plus de « devoir » et de « vocation » que n’en ont une plante et un animal. « La fleur qui s’épanouit n’obéit pas à une « vocation » mais elle s’efforce de jouir du monde et de le consommer tant qu’elle peut, c’est-à-dire qu’elle puise autant de sucs de la terre, autant d’air de l’éther, et autant de lumière du soleil qu’elle en peut absorber et contenir. » (M. Stirner)

Malgré tout cela, le peuple reste dans son ignorance, et se maintient comme à plaisir dans la passivité et dans l’erreur.

Pour le conduire dans la vie, l’animal a l’instinct ; l’homme a l’intelligence. On prétend que la supériorité de l’homme sur la bête est la conséquence de cette intelligence qui lui permet de s’élever, de quitter le terrain purement matériel pour atteindre le sommet des joies et des plaisirs intellectuels. Si l’existence de l’homme du peuple ne doit être faite que du manger, du boire et du dormir, alors celle de l’animal lui est préférable. Autant que nous pouvons en juger, la bête n’a pas la conception du grand et du beau ; ses goûts sont primitifs, purement matériels, et elle ne souffre pas des mille choses qui frappent chaque jour notre sensibilité. Pourtant l’animal ne s’embarrasse pas de « devoirs ».

L’instinct de conservation porte tout individu à vivre, et si l’on met en face d’un chien affamé un appétissant rôti, méconnaissant les « droits » de la propriété, il s’élancera sur l’objet de sa convoitise. En cette circonstance, l’instinct du chien, l’aura poussé à un acte beaucoup plus raisonnable et plus logique que ne l’eût fait l’intelligence humaine. Une multitude d’humains croupissent dans des taudis, alors qu’il existe des palais ; une multitude de pauvres bougres crèvent littéralement de faim, alors que la terre regorge de vivres, parce que le « devoir » interdit à l’individu « intelligent » de se nourrir, de se vêtir et de se loger, sans en avoir auparavant obtenu l’autorisation de ceux qui se sont déclarés les maîtres du monde.

Ce sont tous les « devoirs » accumulés depuis des siècles d’asservissement et d’esclavage qui entravent l’évolution de l’humanité ; ce sont eux qui maintiennent les peuples dans un état d’infériorité économique et morale ; ce sont eux qui perpétuent un état de choses néfaste, à tous les points de vue, au bien-être des collectivités.

« Remplir ses devoirs » ; « manquer à ses devoirs » sont des formules que l’on prononce à tout bout de champ et en toute occasion, mais jamais ces devoirs ne sont compensés par des droits. Or, où il n’y a pas de « droits » il ne peut y avoir de « devoirs ». Nous l’avons dit plus haut, l’homme, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve, a un droit inné : le droit à la vie, il n’a donc qu’un « devoir » c’est celui de faire cette vie pleine de jouissance, de beauté et d’harmonie.

Il n’est pas de devoir social proprement dit. Le devoir social, collectif, disparaît devant la liberté individuelle, et la liberté n’est pas ainsi que l’affirment les adversaires de l’évolutionnisme un facteur de désordre. L’autorité, la contrainte, le « devoir », là sont les sources de tous les maux et il suffit de regarder un peu le chaos dans lequel nous nous débattons pour être fixés sur les bienfaits de la morale moderne.

Vivre et se respecter soi-même, c’est respecter autrui. Aimer la liberté pour soi, c’est l’aimer pour les autres. Refuser d’obéir et refuser de commander, c’est tout le secret du bonheur ; c’est l’unique route qui peut conduire l’homme à un peu plus de bien-être ; c’est l’unique moyen qui peut mettre fin à la tyrannie et au despotisme.

Que les opprimés se lèvent, qu’ils brisent les tables de la loi, qu’ils effacent tous les devoirs qui, depuis toujours, les maintiennent dans une sinistre infériorité et ils auront conquis ce « droit à la vie » pour lequel ils luttent depuis si longtemps.