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Encyclopédie anarchiste/Manuel - Martyr

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1406-1421).


MANUEL. adj. (Est la traduction du latin manualis qui vient de manus, main). Il s’applique à ce qui se fait avec les mains, au travail physique qui produit des choses matérielles et qui est généralement accompli avec les mains. Le travail manuel se distingue ainsi du travail intellectuel, ou travail de la pensée.

Ces deux formes de l’activité sont-elles, vis-à-vis l’une de l’autre, dans un état d’interdépendance ou sont-elles, au contraire, nettement séparées, au point même que leurs rapports sont hostiles ? Il n’est pas superflu de poser une telle question lorsqu’on considère l’usage que la phraséologie de notre époque a fait du mot manuel par opposition à intellectuel, en les employant tous deux comme substantifs. On s’est mis à dire : un manuel, pour « un travailleur manuel », un intellectuel (voir ce mot), pour « un travailleur intellectuel » et, ne se bornant pas à cette distinction entre les travailleurs, on est arrivé à les opposer les uns aux autres au point d’en faire deux classes ennemies !

Il convient d’observer que la période aiguë de cet état d’antagonisme s’est produite surtout avant 1914, lorsque le syndicalisme ouvrier présentait une certaine unité et constituait une force avec laquelle il semblait qu’on devait compter. Pour les uns, alors que le manuel était l’homme en qui s’incarnait le travail utile, bienfaisant, producteur de la richesse et du bonheur universelle, qui possédait toutes les qualités populaires et représentait toutes les vertus sociales ; l’intellectuel était le prototype du parasite, le frelon de la ruche, la mouche du coche, le lys qui ne travaille pas ou dont l’activité est inutile sinon malfaisante, et aussi le corrupteur, le traître, le complice de l’organisation bourgeoise et capitaliste qui asservit les prolétaires. Pour les autres, au contraire, le manuel, l’homme aux mains calleuses et au front baissé vers la terre demeurait la « canaille » de jadis, le croquant, le goujat grossier, brutal, illettré, sans éducation, « l’espèce inférieure » uniquement bonne à fournir de la main-d’œuvre en attendant que, le machinisme le remplaçant complètement, les mâles ne fussent plus utlisables qu’à la caserne et les femelles réservées à la reproduction et au lupanar ; l’intellectuel l’homme aux mains blanches et au front levé vers les étoiles était le dieu par qui se répandait toute science et toute sagesse, « l’élite » précieuse dont la pensée et la volonté éclairaient et dirigeaient le monde. Manuel était synonyme d’exploité, de prolétaire. Intellectuel était synonyme d’exploiteur, de bourgeois. Un ouvrier que des combinaisons d’affaires et de politique aurait fait patron, millionnaire, député, demeurerait un « prolétaire » aux yeux de ses anciens compagnons de misère. Un artiste, un écrivain, un médecin, un avocat, voire un de ces miteux « grapignans » de basoche qui sont au plus bas de l’échelle des « professions libérales », resterait marqué « bourgeois » jusqu’à la fin de ses jours, catalogué fainéant et jouisseur, même s’il mourrait de misère physiologique dans un chauffoir municipal. Si déplumé qu’il serait et si révolutionnaire qu’il se manifesterait, « l’intellectuel » n’appartiendrait pas moins à la classe bourgeoise, ennemie des « prolétaires ». Par contre, le « manuel », arrivé à la table des ministres, serait toujours un prolétaire ; en buvant leur cognac et en fumant leurs cigares, il vengerait les « camarades », les « frères de misère » qui continueraient à peiner dans l’enfer capitaliste. Des « résidus de bourgeoisie », disait dédaigneusement M. Clemenceau, quoique bourgeois lui-même, des fonctionnaires qui lui rappelaient qu’ils étaient des prolétaires.

Voilà à quelles aberrations la phraséologie d’avant-guerre avait abouti. Aujourd’hui que la classe ouvrière mutilée, divisée et devenue impuissante, a fait la dure expérience qu’il n’était pas nécessaire d’aller chercher parmi les « intellectuels » des « traîtres » qui la livreraient à ses ennemis, et que ceux de chez elle y suffiraient amplement, on paraît marcher vers une plus saine et plus exacte appréciation des choses. Nous verrons mieux, au mot ouvriérisme, ce qu’ont été la formation, le développement et les conséquences de la division des travailleurs en manuels et intellectuels opposés les uns aux autres.

Le travail manuel ne se sépare pas du travail intellectuel. Aucun homme, et même aucun animal, n’est une simple mécanique. Dans tout geste, même le moins réfléchi, dans tout travail, même le plus machinal et le plus grossier, il y a une part d’observation, d’initiative, d’intelligence qui fait que le geste, ou le travail, répond plus ou moins bien à ses fins. Le cantonnier ne lance pas ses cailloux à tort et à travers sur la route, le maçon observe l’indication du fil à plomb pour construire un mur, le haleur est attentif au rythme du refrain qui fait tendre à la même seconde ses muscles et ceux de ses compagnons pour un effort simultané. À tout travail musculaire correspond un travail du cerveau variable suivant qu’il est plus ou moins réfléchi. Plus le travail est individualisé, c’est-à-dire normalement distribué suivant la capacité de chacun, plus il demande de participation intellectuelle. C’est ainsi qu’il y a au moins autant d’invention intellectuelle que d’habileté manuelle dans la besogne de l’artisan. Si la sottise d’un prétendu aristocratisme fait refuser la qualité d’artiste à l’artisan (voir Beaux-Arts), il est aussi sot de classer « intellectuel » l’artiste qui peint, qui sculpte, qui grave, qui joue d’un instrument de musique, se servant incontestablement de ses mains dont l’habileté est indispensable pour traduire dans la matière et produire la forme physique, plastique ou auditive, conçue par sa pensée. Il n’y a pas plus d’hommes-machines que d’hommes-cerveaux ; tous ont besoin d’exercer leurs mains et leur intelligence. Même dans l’état social actuel où le machiavélisme capitaliste est arrivé, par le taylorisme, la rationalisation et autres procédés esclavagistes, à rendre le travail manuel de plus en plus impersonnel, dépourvu de toute intelligence ouvrière, la démarcation des travailleurs manuels et intellectuels constitue une calamité.

Lorsque les hommes seront parvenus à fonder une société où la concurrence féroce n’entretiendra plus entre-eux, entre les individus comme entre les groupes, l’état de guerre dans lequel ils vivent et où le travail ne sera plus un moyen d’exploitation, une source de douleur et de misère, mais sera au contraire producteur du bonheur de tous, les activités manuelles et intellectuelles seront normalement distribuées pour chaque individu selon ses dispositions et ses préférences. Il n’y aura plus de damnés manuels, le travail des mains étant devenu le complément harmonieux de celui du cerveau, c’est-à-dire de l’activité librement choisie. Il n’y aura plus de bienheureux intellectuels, chacun devant apporter sa part suivant ses facultés et ses forces à l’activité commune. Il n’y aura que des élus qui travailleront tous, de leur intelligence et de leurs mains, pour un heureux équilibre individuel et social.

Mais pour arriver à cela, il faut d’abord que les travailleurs, dans la lutte où ils sont engagés, ne fassent plus un choix empirique, et d’après des étiquettes stupides, de leurs amis et de leurs ennemis. Il faut qu’ils jugent les hommes d’après leur œuvre. Il faut qu’ils se débarrassent de cette phraséologie malsaine qui les divise en manuels et intellectuels. Car la preuve est faite aujourd’hui : c’est dans leurs propres rangs, plus que dans ceux des intellectuels, que les manuels ont rencontré les « traîtres » les plus dangereux et les plus malfaisants, depuis le simple flic qui les passe à tabac jusqu’aux représentants de l’ « Internationale Ouvrière » qui figurent dans les conseils des gouvernements et les inviteront, à l’occasion, à marcher encore pour la prochaine « dernière guerre ». ‒ Édouard Rothen.

On appelle aussi manuel un petit livre, commode à porter dans une poche ou à tenir à la main, qui donne le résumé d’une des connaissances humaines. On en a composé pour toutes ces connaissances, depuis les plus abstraites jusqu’aux plus pratiques. Il y a des manuels de philosophie, de théologie, de littérature, comme de gymnastique, de cuisine, de savoir-vivre. Il y en a pour toutes les classes et toutes les professions : Manuel des souverains, Manuel des nourrices, etc… La collection des Manuels Roret, qui compte environ 300 volumes, a embrassé tous les métiers qui se sont pratiqués entre 1825 et 1873. On a fait depuis et on doit faire encore beaucoup mieux en raison de l’extraordinaire développement scientifique et industriel qui s’est produit durant ces cinquante dernières années.

Les manuels ont généralement remplacé les abrégés dont l’objet est semblable. L’abrégé traite le plus souvent d’un sujet intellectuel. Le manuel a prévalu avec l’extension des sciences et des métiers.

MANUEL. Pour Doudchenko, le travail manuel doit être un devoir universel, moralement obligatoire pour tout le monde. Il a basé sa thèse d’une façon explicite et très claire sur plusieurs considérations (principalement d’ordre moral). En les acceptant on se sent obligé par sa conscience de partager avec tous ses semblables le travail dur, le travail monotone et si peu poétique, le travail désagréable, qui donne du pain quotidien à toute la famille humaine. Brièvement, pour Doudchenko la répartition universelle de cette nécessité ‒ parfois si peu souriante ‒ n’est qu’une manifestation et conséquence inévitable de l’acceptation sincère des principes de Liberté, d’Égalité, de Fraternité. C’est surtout le sentiment de fraternité qui poussa Doudchenko à s’inquiéter avant tout de la vie humaine, en renonçant aux conquêtes dites « scientifiques » et aux chefs-d’œuvres artistiques là où ils s’achètent au prix d’une existence lamentable, presque animale des masses et deviennent un privilège raffiné d’une « élite » infime…

Il semble à certains ‒ tel Romain Rolland ‒ que si le travail manuel était réparti entre tous les hommes, la vie humaine serait plongée dans des ténèbres bien tristes, que les « soleils » de la Beauté et de la Vérité seraient éteints, et que l’humanité ne connaîtrait plus de Michel-Ange, de Beethoven, de Spinoza, de Newton, etc. Ils considèrent l’appel au travail manuel comme un attentat « contre les Beaux-Arts, contre la Science, contre le Savoir, contre la Vérité », contre toutes les valeurs intellectuelles et spirituelles, comme enfin une tentative déplorable de retourner à une barbarie vulgaire…

Mais c’est là une interprétation et une appréciation inexactes de l’effort de ceux qui voudraient que les peines et les joies soient réparties d’une façon plus régulière, et qui font appel à tout le monde pour participer au travail physique… Je partage le point de vue de Doudchenko. Pour moi aussi la répartition de la dure, désagréable et monotone besogne entre tous les membres de la grande famille humaine serait un acte de justice, une application pratique des principes humanitaires.

Est-ce que cela témoigne de notre indifférence ou même de l’hostilité envers l’art ou le savoir ?… Mais pas du tout ! Au contraire : c’est parce que nous considérons les beaux-arts et la science comme le plus parfait ornement de la vie et aussi comme un des principaux moyens d’élever cette dernière au-dessus du niveau de la vie animale, que nous voudrions les rendre accessibles à tout le monde, en détruisant le vieux préjugé d’après lequel ils sont le privilège d’une caste. Si la production des biens matériels était bien organisée et équitablement répartie, personne ne devrait travailler (manuellement) plus de 3 1/2-4 heures par jour. Comptez maintenant combien d’heures il resterait journellement à la disposition de qui voudrait aussi s’occuper du travail intellectuel, artistique, spirituel !… Je ne crois pas que quelques heures de travail manuel pourraient affaiblir ni surtout tuer le talent d’un Beethoven ou d’un Spinoza ; au contraire je suis plus porté à croire qu’un tel travail ‒ un travail rationnel, bien organisé et équitablement partagé ‒ fortifierait leur corps (comme un sport quelconque) et les préserverait de cette dégénérescence rapide qui est aujourd’hui le fléau de ceux qui se sont imprudemment débarrassés du travail musculaire aussi bien que de ceux qui sont écrasés par un travail disproportionné.

Un partage juste du travail physique non seulement ne supprimerait pas les hommes de génie, mais, au contraire, il donnerait enfin la possibilité de se développer aux talents de tous ceux qui, quoique bien doués, commencent et finissent leur vie, aplatis contre la terre par de lourds préjugés et par de dures conditions matérielles et qui n’osent ‒ ou n’ont le loisir ! ‒ lever leur regard au ciel…

Ce n’est qu’un seul Beethoven, un seul Spinoza sur dix qui peut, qui ose, dans le milieu social actuel, développer son talent et devenir ce qu’il doit être, tandis que les neuf autres succombent sous le poids d’injustices et de préjugés sociaux… Mais une juste répartition du travail ouvrirait enfin la tombe et briserait enfin le cercueil, dans lequel sont enterrés vivants tant de talents, tant de possibilités !

À la houillère, où je travaille, parmi les hommes âgés qui m’environnent, il en est que j’ai remarqués jadis, les uns, pour leurs dispositions musicales, les autres pour leur esprit clair et puissant, en qui j’ai noté le germe des dons les plus différents. Mais la vie qui devait les ouvrir les a anéantis. Là, ce sont les circonstances de la détresse familiale, ici les longues et pénibles journées et la misère qui les ont pris pour un lourd labeur manuel et éloigné des études, qui ont brisé ou étouffé leur essor, qui ont refermé cette fleur de l’activité intellectuelle qui ne demandait qu’à s’épanouir…

Et pourtant, qui voudrait affirmer qu’il n’y avait pas parmi eux des Newton, des Spinoza, des Beethoven ? Et si, dans le temps de leur jeunesse, à l’âge où s’affirment les facultés, leur travail eût été partagé par ceux de ces jeunes bourgeois quelconques, qui, grâce à leurs privilèges sociaux, ne faisaient rien ou bien faisaient semblant (avec un air grave) de faire quelque chose ; et si, ainsi, ils eussent obtenu la possibilité de disposer librement d’une partie considérable de leur journée, qui sait de quelles valeurs (littéraires, philosophiques ou scientifiques) se serait encore enrichie notre vie…

De cette génération, qui déjà appartient davantage au passé, transportons maintenant le regard vers ses enfants. Si, en pensant à eux, je désire ardemment un tel changement dans les habitudes sociales, qui transférerait une partie de ces longues journées, par lesquelles était écrasée l’âme de leurs pères, sur les épaules de ceux qui dégénèrent à cause de leur oisiveté, est-ce que je suis un ennemi ou un ami de l’art et de la science ?

Dans la cité ouvrière où j’habite, j’observe beaucoup d’enfants appartenant aux familles ouvrières. Je les compare aux enfants de familles riches, que j’ai quelquefois l’occasion d’observer autre part, et je me demande toujours sur quoi sont fondées ces assertions étranges ou plutôt atroces, qui prétendent que les premiers sont faits pour passer leur vie au fond des mines, auprès des fours d’usines, dans les cités ouvrières couvertes de fumées, etc…, et les deuxièmes pour passer la leur dans les ateliers artistiques, dans les laboratoires, dans les rédactions, dans les bureaux (sinon au Monte-Carlo, à la Riviera, à Montmartre).

Si le talent, le génie méritent souvent, ont besoin quelquefois d’être placés dans des conditions spéciales, il faut tout de même commencer par une telle organisation et répartition du travail, qui permettrait à tous les germes ‒ faibles et tendres ‒ de dons, de talents différents de percer la croûte dure de la vie, de pousser et de prendre racine…

Et puis une juste répartition du travail manuel contribuerait beaucoup à purifier le « temps de l’Art », où une quantité considérable de « marchands » et de « prostitueurs » se réfugient rien que pour se sauver de la nécessité de gagner leur pain par un travail plus dur… Parmi les ouvriers aussi il se fait maintenant un grand effort pour quitter les usines, les ateliers, les mines et pour s’emparer d’une petite profession libérale, bourgeoise, qui éloignerait les rares « veinards » de ce terrible spectre qu’est pour eux le travail physique. Puisque on parle toujours d’une vie ‒ légale et « bonne », à ce qu’on dit ‒ qui permet toujours de rester bien propre, de ne pas avoir les mains calleuses, de ne pas courir mille risques et périls dans les mines et les fabriques, de ne pas arriver au désespoir à cause de la monotonie de leur besogne, etc…, etc… puisque on parle constamment de tout cela ils n’ont qu’un seul rêve : c’est de rompre le plus vite possible avec tout leur passé et de ne plus retomber dans ce milieu ouvrier, auquel ils ont eu le « malheur » d’appartenir…

Quand j’aspire à une organisation du travail manuel qui répartirait les exigences actuelles de la nécessité, assurerait la possibilité de se débarrasser de certaines peines en se réfugiant, les tâches dures achevées, dans le « temple » réconfortant de l’art et de la science, suis-je un ami ou un ennemi de ce temple ?

Enfin, je crois que l’acceptation du travail manuel par tout le monde établirait un contact entre les masses populaires et les intellectuels, duquel ne pourrait sortir qu’une quantité infinie de conséquences salutaires. D’un côté il y a dans la vie un tas de choses, que les intellectuels n’arriveront jamais à comprendre s’ils ne partagent jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême la vie des masses laborieuses. Les livres, les théories, les expériences de laboratoires et les petites excursions dans les quartiers populaires ne peuvent leur apporter que des lumières incomplètes et insuffisantes.

Il faut que l’intellectuel, tout en gardant ses facultés « internes », devienne en même temps, un travailleur, un « prolétaire » afin que sa vue devienne capable de pénétrer plus loin qu’elle ne pénètre, quand il reste toujours dans sa coquille bourgeoise, en se berçant par la pensée présomptueuse qu’ « il sait déjà tout »… Pour que ses propres facultés, ses propres forces intellectuelles atteignent un plus haut degré de développement il est indispensable qu’il commence à travailler avec une pioche, un marteau, un burin ou une pelle. La pioche qu’il prendra entre ses mains rafraîchira, rajeunira ses pensées, qui languissent dans le cercle vieux et vicieux de l’existence bourgeoise. Tout cela n’enlèvera pas de sa vie ancienne ce qu’il y avait en elle de bon, de vrai, mais seulement y ajoutera des valeurs nouvelles.

Et de l’autre côté plus que jamais les masses populaires ont besoin qu’un fort courant intellectuel et spirituel soit introduit dans leur vie, qui, par sa monotonie et par le manque total d’intérêts « intérieurs » les étouffe ou les livre aux excès de désespoir, de jalousie et de haine. Au lieu de répéter aux masses qu’elles doivent accepter leur vie actuelle, comme la plus naturelle, ou que les plus énergiques doivent tâcher (en piétinant sur le dos des plus faibles) d’ « arriver à quelque chose », au lieu de tout cela il faut leur démontrer la possibilité de faire deux choses à la fois : de rester ouvrier et de s’élever intellectuellement et spirituellement toujours plus haut et plus haut. Il faut éveiller chez eux l’effort vers le rehaussement de leur dignité humaine dans toute son ampleur. Il faut leur apprendre à utiliser rationnellement leurs loisirs, au lieu de s’empoisonner dans les cafés et dans les bistrots, au lieu de s’avilir dans les vulgaires cinémas et dancings.

Grâce à la journée de 8 heures l’ouvrier est devenu un peu plus libre, un peu maître d’une partie de sa journée ; mais il faut lui apprendre à profiter immédiatement de cette petite libération, sinon… il s’ensuivra un égarement et puis un recul, une réaction.

Donc si d’un côté il y a quantité de choses que les intellectuels doivent apprendre chez les travailleurs manuels, chez les « prolétaires », par contre dans la vie actuelle de ces derniers il y a beaucoup de lacunes, que seule une sincère et dévouée collaboration des intellectuels pourrait enfin combler…

Oui une collaboration sincère, étroite, poussée jusqu’au bout, est nécessaire, pour le bien de tout le monde. Et faut-il dire qu’une telle collaboration (par le partage de la même vie, de toutes les peines et de toutes les joies) serait utile non seulement pour améliorer le côté matériel de la vie, mais avant tout pour la rendre plus belle et plus noble. Si tous ceux qui trouvent la possibilité de développer leurs dons, leurs talents au lieu de déserter les mines et les fabriques (de quoi j’ai déjà parlé plus haut) y restaient et y exerçaient l’influence ennoblissante de leurs facultés, de leurs talents, pourrait-on prévoir toutes les bonnes conséquences qu’amènerait l’application constante d’une telle influence ?

J’observe quelquefois pendant le travail l’action d’une chanson chantée par un camarade ou l’animation que provoque un dessin accompli avec un morceau de craie sur une planche, ou enfin l’intérêt profond que suscite un entretien sur un sujet quelconque et ces observations me forcent chaque fois à penser, que c’est ici que doit être la place de ces écrivains, artistes, intellectuels, qui veulent être des serviteurs du beau et du vrai, mais qui se plaignent en même temps de la surdité du public et qui avouent même parfois leur propre impuissance. Ont-ils du moins le droit de se plaindre ? Je crois que non, car ce sont eux-mêmes, qui se sont placés dans cette situation « infructueuse », et si leurs plaintes sont sincères, tout ce qu’on pourrait leur conseiller est, il me semble, de quitter le cercle vicieux dans lequel leur pensée étouffe, et où personne n’a besoin d’eux, et d’aller dans les mines et dans les fabriques. Là, je suis sûr, ils seront mieux appréciés et mieux accueillis, à condition naturellement qu’ils ne viennent pas avec des prétentions démesurées et ridicules…

Malheureusement les serviteurs du beau, du savoir et de l’esprit en considérant leur propre vie comme une valeur suprême et tout à fait indépendante, comme une « valeur en soi », parlent non seulement du droit, mais même du « devoir », de s’éloigner de tout ce qui est « grossier » et « vulgaire », de tout ce qui pourrait troubler leurs pensées et leurs sentiments. Hélas, jusqu’à présent le talent, le beau, la poésie, le savoir quittent la vie des masses populaires, et pendant que cette dernière reste inanimée, comme un gigantesque squelette, dépourvu de chair et d’âme, ils vont se vendre dans les cafés-concerts, dans les cinémas, dans les théâtres, chez les éditeurs, chez les « patrons », qui ont une grosse bourse…

Pour finir, je dirai qu’il serait d’une grande importance, que les apôtres de la vérité, se déclarent sans réserve amis d’une collaboration entre tous les chercheurs sincères d’une vie nouvelle et juste ; mais est-ce qu’il n’est pas évident qu’on ne peut pas parler de collaboration là où les uns refusent de porter et de partager le fardeau des autres, et où chacun se retire dans son propre coin ?

On doit se rapprocher, on doit se connaître ; alors viendra la compréhension mutuelle, et tout cela portera beaucoup de fruit. ‒ A. Hilkoff, ouvrier de charbonnage.


MANUFACTURE. n. f. Couramment, ce mot a le même sens que celui d’usine. Ou plutôt c’est le terme d’usine qui a tendance à se substituer à celui de manufacture, beaucoup plus ancien. Étymologiquement, manufacture vient du latin manus (main) et facere (faire) ; fabriquer à la main. Avec l’introduction du machinisme, le mot a évidemment pris un autre sens, plus large. Le vocabulaire et le dictionnaire sont comme toutes choses : ils évoluent avec le temps et les événements. Une manufacture, c’est un endroit, un bâtiment, où sont rassemblés un certain nombre d’ouvriers pour la fabrication d’objets ou produits déterminés.

Les premières manufactures datent de quatre à cinq siècles. C’est surtout dans l’industrie textile qu’elles se formèrent : manufactures de toiles, de draps, de soieries, de tapis, et ensuite de cotonnades qui prirent naissance en Italie, et dont la pratique se propagea dans les Pays-Bas, l’Angleterre et la France.

On se rappelle que Colbert, ministre de Louis XIV, fonda ou fit revivre plusieurs manufactures importantes, dont la plupart subsistent encore à l’heure actuelle : Gobelins, Beauvais, etc. L’industrie de la tannerie et de la corroierie, puis celles de la verrerie, des glaces, de la porcelaine suivirent et, enfin, un peu plus tard, vers la fin du xviie siècle et au xviiie siècle, la métallurgie entra dans ce stade de l’évolution économique, par les premières manufactures pour la fabrication des tôles, qui demandait une mise de fonds assez importante et une certaine spécialisation du travail.

La manufacture a marqué un tournant de l’histoire économique et technique des nations. Au travail personnel, individuel et isolé, à l’ouvrier qui fabriquait seul et complètement un objet, l’ébauchait et le finissait, la manufacture substituait le travail en commun et en grandes quantités. Pour réussir, elle exigeait deux conditions principales : primo un capital assez important pour fonctionner : bâtiment, outils ou machines matières premières ; et secundo, des débouchés commerciaux à peu près réguliers. Le stade de la production manufacturière coïncide donc avec la naissance du capitalisme, de la finance, et avec la constitution d’organismes commerciaux d’une certaine envergure. Finance, commerce et industrie, ces trois formes du capitalisme ont nécessairement marché de pair ; l’un ne pouvant se développer sans l’appui des autres.

En même temps qu’elle marquait une phase de développement du capitalisme, la manufacture apportait dans la méthode du travail une profonde transformation : elle provoqua le développement du système du salariat et la pratique de la spécialisation du travail.

À l’ouvrier confectionnant un objet totalement on substitua une série d’ouvriers spécialisés dans les parties différentes de ce travail, et prenant les objets les uns après les autres pour leur faire subir une fraction du travail d’ensemble. On peut dire que le travail à la chaîne dont on parle tant aujourd’hui a son origine première à la fondation des manufactures tellement il est vrai qu’on trouve toujours dans un lointain passé les traces des institutions ou pratiques nouvelles.

De même, si la Rome antique a connu des prolétaires, si les artisans du moyen-âge avaient des compagnons salariés, si le salariat est vieux de plusieurs dizaines de siècles, il faut néanmoins en arriver à la période manufacturière pour voir le salariat devenir un système pratiqué sur une large échelle et les prolétaires constituer une caste sociale bien définie ; une caste vendant uniquement au maître sa force-travail, et qui, une fois le salaire touché, n’a plus aucun droit sur le produit de ses peines.

La fameuse Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française a été comme bien d’autres théories politiques, en retard de plusieurs siècles sur l’évolution économique, quand elle affirme le droit sacré à la propriété.

On pouvait comprendre, au moyen-âge, quand les seigneurs et les prêtres rançonnaient les travailleurs, que le paysan des villages et l’artisan des villes réclamassent le droit au produit de leur travail, tout entier sorti de leurs mains, ce qui n’eut été qu’une revendication basée sur le strict sentiment de la justice ; on le comprend moins avec le nouveau procédé de fabrication institué par la manufacture.

Il n’est plus possible, avec le travail spécialisé, divisé, nécessitant du matériel, de la matière première et des débouchés, de dire : « Ceci est le produit de mon travail, c’est ma propriété ». La manufacture, en transformant les méthodes économiques, dépassait les revendications politiques des révolutionnaires de 1789 et posait autrement la question sociale, ce que n’ont point su ou voulu apercevoir les rédacteurs de la fameuse « Déclaration » regardée pourtant comme symbolique.

La manufacture a eu une autre conséquence, également de première importance ; elle a permis l’extension indéfinie du machinisme. Le travail individuel ou familial n’était guère propice à l’introduction de la mécanique, laquelle exige, tant pour s’installer que pour fonctionner à plein rendement, un certain développement de l’entreprise qui l’utilise.

Nous avons examiné par ailleurs l’importance, l’influence et les conséquences du machinisme, tant actuelle que futures. Qu’il nous suffise de dire ici qu’il n’aurait pu se développer sans les manufactures, la fabrication à grand rendement.

Le passage des méthodes artisanales de travail à la production manufacturière n’a pas dû se faire sans heurts. Si l’histoire officielle nous enseigne les dates des batailles, traités, naissances et morts de rois, et autres détails sur la vie des grands, elle est par contre muette sur les conflits sociaux. Pour les maîtres, la vie et les souffrances des peuples ont moins d’importance que l’excursion d’un souverain ou le discours d’un tribun politique.

Les quelques renseignements que nous avons nous permettent de conclure qu’il a dû se produire une certaine résistance, et qu’en tout cas l’adaptation des artisans au régime du salariat s’est fait péniblement. Exemple ces ordonnances féroces de Colbert qui, pour redonner une nouvelle vie aux manufactures existantes qui végétaient, rédigea un Code cruel et tyrannique, avec des désignations pénales très sévères, comportant l’amende, la prison, l’exposition au pilori, etc. Naturellement, la grève était considérée comme un crime, et plus d’un gibet s’est orné par la pendaison de grévistes. C’est par la terreur qu’on a formé cette mentalité spéciale et presque héréditaire des salariés soumis. Plus d’une fois en lisant l’histoire, m’est apparue cette lueur de vérité que, dans les siècles passes, le peuple n’était peut-être pas aussi résigné et obéissant qu’on se le figure d’ordinaire et qu’il savait réagir. Malheureusement, ces réactions salutaires n’étaient ni organisées, ni cohérentes, ni continues, et les révoltes prolétariennes ont été brisées par la coalition des forces de la monarchie et la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie naissante.

Il faudrait, si nous avions l’espace nécessaire, étudier la misère et les révoltes des tisserands, des « canuts » lyonnais, avant et après la révolution de 1789, à l’époque de l’introduction de la manufacture. Il faudrait aussi retracer le douloureux calvaire du prolétariat anglais, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, et dans la première moitié du xixe, lorsque les manufactures se développèrent en Angleterre ; les conditions misérables des travailleurs, les femmes jetées à l’usine, les enfants de 10, 9, 8 et même 6 ans employés dans les manufactures.

L’histoire de la manufacture, c’est celle du prolétariat et du capitalisme. La lutte des classes, l’opposition des exploiteurs et des exploités en deux camps distincts, antagonistes par la force des choses, a surtout pris sa naissance, et revêtu sa forme actuelle, concrète et précise, et toujours plus ample et plus aiguë, avec l’instauration du système de travail dans les grands ateliers, ou usines, ou manufactures : le patron à la tête, les sous ordres au milieu et les travailleurs tout en bas.

Ce n’est pas qu’il faille désirer le retour aux méthodes anciennes de production artisanale, individuelle, manuelle. Les besoins ont crû avec les procédés rationalisés de travail. On ne saurait raisonnablement demander à l’humanité de revenir à plusieurs siècles en arrière. Elle a pris des goûts nouveaux, et un intense besoin de jouissances nécessite, pour être satisfait, que la pratique du travail collectif se continue, se perfectionne même.

Ce qui est à déplorer, c’est que l’évolution morale et sociale n’ait pas marché du même pas que l’évolution technique et économique c’est que la manufacture ait permis à la seule classe bourgeoise d’en retirer des profits, et que le peuple ouvrier n’ait ramassé que les miettes du festin du progrès technique.

Pour ramener les situations à une normale équitable, ce qui est à désirer, il faut que l’expropriation du capitalisme s’opère, et qu’au patronat, exploiteur et rapace, se substitue l’association des travailleurs, du personnel groupé librement et œuvrant en harmonie, que la manufacture devienne une sorte de petite république ouvrière, ayant son administration autonome. ‒ Georges Bastien.


MARCHANDAGE. n. m. (du bas-latin mercatans, mercadare, marchand). Action de marchander. Forme de contrat de travail, qui consiste dans la convention, passée entre un sous-entrepreneur dit « marchandeur » ou « tâcheron », et les ouvriers qu’il emploie, à l’heure ou à la journée, pour l’exécution des travaux qu’il a sous-entrepris ; le marchandage a pour conséquence l’abaissement des salaires de l’ouvrier.

Encycl. — « Le marchandage est libre ou licite lorsqu’il intervient dans des conditions d’équité et procure à l’ouvrier un gain suffisant ; il devient au contraire délictueux lorsqu’il donne lieu à une exploitation dolosive des travailleurs par l’abaissement abusif du taux des salaires. Toute exploitation de l’ouvrier par voie de marchandage est punie de peines correctionnelles. » (Larousse). Il ne faut jamais perdre de vue qu’en un temps de domination capitaliste les dictionnaires ne peuvent guère être que le reflet de la mentalité officielle et des conceptions de l’État. S’il est vrai que le marchandage avilit les salaires de l’ouvrier, et que ceux-ci doivent s’organiser pour être eux-mêmes leurs propres entrepreneurs, il n’est pas vrai que l’État punisse de peines correctionnelles « toute exploitation de l’ouvrier par voie de marchandage » ; et punirait-il ce cas d’exploitation, l’ouvrier n’en serait pas moins exploité par le premier entrepreneur, qui ferait travailler avec des contremaîtres, et surveiller de très près leur travail. Le nombre des exploiteurs du seul producteur réel, l’ouvrier n’en serait pas diminué. Chaque fois que l’on examine une question sociale, économique ou non, il faut bien prendre garde à ne pas la séparer des autres questions, auxquelles elle est intimement liée, et avec lesquelles elle forme « la question sociale ». Les salaires (V. ce mot), sont basés davantage sur le coût de ce que l’on considère comme indispensable à la conservation relative de la force de travail de l’ouvrier, que sur le bénéfice que le patron retire de son exploitation.

L’existence du tâcheronat ou marchandage, prouve surtout quels bénéfices scandaleux tout entrepreneur prélève sur le travail de ses ouvriers, puisque un sous-traitant peut s’enrichir également. Au fond, tâcheron ou entrepreneur, sont, au même titre que l’intermédiaire commercial, des parasites. Avec un peu de bonne volonté, une éducation sérieuse et un esprit de camaraderie effectif, les ouvriers, sans attendre une Révolution dont on ne sait quand elle viendra, pourraient remplir à leur profit, le rôle d’entrepreneur et d’ouvrier, en formant des associations de production.

Mais quand la majorité des ouvriers se sentira capable d’œuvrer dans ce sens tant dans le domaine de la production que dans celui de la consommation, la Révolution sociale sera réalisée. ‒ A. Lapeyre.


MARCHANDISE. n. f. (rad. marchand). Tout objet, tout produit qui donne ou peut donner lieu à négoce entre individus est considéré comme marchandise. L’utilité des marchandises consiste à satisfaire les besoins des consommateurs et à leur procurer le plus de satisfactions possibles.

Dans notre société, s’il y a des marchandises au delà des besoins des riches, la consommation générale, qui comprend riches et pauvres non satisfaits, les repousse et ne peut les utiliser. Dès lors, les marchandises se détériorent, s’anéantissent sans que la collectivité générale en ait profité. La production des marchandises est chaotique et indifférente aux nécessités.

Les marchandises se consomment en raison des ressources que l’homme possède et non en raison des besoins que tout producteur ressent, ce qui est illogique. (Voir production, besoin, consommation, travail, société, etc.).

Par extension, on peut d’une manière générale, appliquer la loi qui règle la consommation des marchandises, à l’utilisation des prolétaires par les classes possédantes. Si les prolétaires se présentent en surnombre pour les besoins des riches ceux-ci font des travailleurs ce qu’ils font des marchandises qu’ils ne peuvent consommer après avoir satisfait leurs besoins, c’est-à-dire qu’ils ne les emploient pas ou mal, par suite les renvoient et dès lors les prolétaires dépérissent rapidement.

D’une manière ou d’une autre, le capitalisme hâte toujours la fin des prolétaires. Quand on réfléchit à une pareille situation, on se demande comment il est possible qu’un état social où les masses laborieuses ne figurent que comme marchandise-travail de quelques privilégiés, puisse perdurer et même se fortifier, alors qu’il serait possible et même facile aux prolétaires de faire cesser cet esclavage économique.

Pour arriver à ce résultat, il faudrait que d’une part la portion la plus éclairée de l’humanité, se préoccupant un peu moins d’elle-même et s’intéressant à la libération du travail de l’emprise du capital, activât une régénération sociale de liberté, de bien-être et de justice. Et que d’autre part, une concertation avisée et vigoureuse des intéressés, pénétrés de leur dignité humaine et résolus à briser le faisceau d’iniquités que leur passivité consacre, permît l’édification de modalités sociales enfin rationnelles.

Pour si lent que soit le progrès, il faudra bien que la marchandise humaine disparaisse un jour du contrat social : la justice l’exige. ‒ E. S.


MARCHÉ. n. m. (latin mercatus). On appelle marché toute convention faite pour l’achat ou la vente d’un ou plusieurs produits. La location ou la vente d’une propriété constitue également un marché. Le terrain, le local public, où l’on vend et achète toutes sortes de choses qui vont parfois directement chez le consommateur ou n’arrivent à la consommation que par de nouvelles transactions.

Au figuré, l’expression « être quitte à bon marché » signifie éprouver moins de perte qu’on avait pu craindre. ‒ Une opération de bourse relative à l’achat ou à la vente d’un titre constitue un marché ‒ Dans le langage commercial on dira quelquefois « par dessus le marché », ce qui signifie : en plus, en outre ‒ De même quand on fait des provisions l’on dit qu’on fait le marché ‒ Témoigner qu’on est prêt à rompre un engagement se traduit par l’expression : mettre le marché en mains.

Dans un sens plus général l’Univers apparaît comme marché suprême où l’on traite, dans les conciles de l’Empire de l’Or, non seulement des marchandises destinées à l’approvisionnement de l’Humanité, mais aussi les conditions d’existence des individus et des peuples qui créent les produits. C’est au Temple de la Bourse, au marché financier, que se décide l’attribution des produits du travail aux individus. Sous cet aspect le marché financier est le marché qui détermine et conditionne l’existence des sociétés par la valeur attribuée aux choses. Le prix vénal des objets et produits traités aux marchés se compose de deux éléments : 1° la part abandonnée aux ouvriers, aux travailleurs prolétaires qui ont contribué à la production des richesses ; 2° la part prélevée par le bailleur de fonds ou du capital utile à la production et à la transformation des richesses. De l’attribution de ces parts dépend le bon marché ou la cherté des produits (voir main-d’œuvre, valeur, etc.). Dans la détermination d’un marché il faut d’abord savoir lequel des deux éléments désigné dans la fixation d’un prix a influencé sur la hausse ou sur la baisse du produit.

Quand le capital domine, comme actuellement, les prix sont élevés, au maximum, pour les déshérités et à bon marché pour les capitalistes. Si le travail dominait le capital, les produits hausseraient nécessairement de prix sous le rapport salaire, mais ils baisseraient sous le rapport capital. Les conditions du marché seraient interverties et la consommation générale, qui n’est faite aujourd’hui que par les riches, augmenterait avec le nombre de ceux qui pourraient satisfaire les besoins ressentis. N’oublions pas que les besoins croissant, augmentant avec la facilité de les satisfaire, il y aurait ainsi action et réaction parce que le travailleur jouirait des fruits de son travail proportionnellement aux efforts qu’il aurait du faire pour les produire. Pendant ce temps la consommation se généraliserait et la production multiplierait les richesses pour l’avantage général.

À notre époque, malgré la standardisation des gros capitalistes et la rationalisation des capitaines d’Industrie, les objets ne sont relativement à bon compte ‒ pour une minorité ‒ que parce que l’ouvrier a été pressuré autant qu’il était possible de le faire. Dans le produit net le capitaliste se réservant tout le bénéfice pour lui, l’attribution des richesses aux individus se fait à son avantage et au maximum des circonstances.

Les divers marchés de l’Univers nous fournissent la preuve que la spéculation et l’agio fleurissent sous la domination du capital. Relativement au développement général des intelligences qui fait naître chaque jour de nouveaux besoins, plus l’ouvrier déshérité travaille, plus il devient misérable.

Les marchés de notre époque ne favorisent que le capital. L’ouvrier, le travailleur fournit, par la spoliation dont il est victime dans la production générale, la possibilité de consommer les marchandises et produits à ses maîtres. Le marché qu’il a contracté est un marché d’esclave et s’il n’est pas consommé directement il ne meurt pas moins de privations de toutes sortes. Au banquet de la vie il n’y a pas de couvert à la disposition des prolétaires qui doivent se contenter des miettes tombées de la table de l’opulence.

Les conditions des marchés, dans une société rationnellement organisée, seraient interverties par l’apport à la société actuelle. ‒ Élie Soubeyran.


MARÉE. n. f. (se rattache étymologiquement à la forme barbare marcare, mariare, qui vient de mare, mer). La marée se produit deux fois par jour sur les côtés de l’Océan à l’exclusion des mers de moindre étendue et qui revêtent la forme de lacs tels la Méditerranée, la Baltique, la Caspienne, etc.

La marée consiste dans un relèvement (flux) et un abaissement (reflux) des eaux : cette oscillation régulière est en tous points analogues à une respiration de la mer.

L’intervalle entre une marée et la suivante est de 12 heures 25’14’’en moyenne, c’est-à-dire de la moitié du temps qui existe entre deux passages de la lune au méridien.

Les marées sont produites par l’attraction lunaire, qui est de 2/3 et l’attraction solaire qui est de 1/3 combinées avec la rotation terrestre. Elles sont particulièrement fortes lorsque la lune est plus près de la terre et des époques de nouvelles et pleines lunes, lorsque le Soleil et la Lune sont en conjonction et opposition parce qu’alors l’effet simultané de leur attraction se fait sentir davantage.

Lorsque les eaux ont atteint leur plus grande élévation elles restent stationnaires quelque temps, c’est la haute mer. Quand le reflux arrive à sa plus basse dépression elles demeurent aussi quelque temps en repos, c’est la basse mer.

Les plus grandes marées ont lieu à l’équinoxe du printemps et de l’automne et ne se font sentir nulle part d’une façon aussi saisissante que sur les côtes de la Bretagne et de la Normandie.

Notons encore que les marées des Océans propagent aussi leurs ondes à travers les masses gazeuses de l’atmosphère où les masses aériennes atteignent également leurs maxima vers le 21 mars et le 23 septembre et sont presque toujours marquées par des tempêtes et des ouragans qui prennent par leurs tourbillons des proportions de véritables catastrophes, comme au 20 septembre 1926, à Miami (Floride), où 1.500 personnes furent tuées, le 22 septembre de la même année, à Encarnacion, au Paraguay, et le 25 du même mois à Itamble, au Brésil (200 morts), et le 28 à Vera-Cruz, au Mexique. ‒ Frédéric Stackelberg.


MARIAGE. n. m. (bas latin maritaticum, de maritare, marier). Le mariage, qui est l’union des sexes sanctionnée par la loi, ou consacrée par la coutume, a été en honneur chez tous les peuples, à toutes les époques de leur histoire, mais avec un cérémonial et des obligations très différents. La polygamie, pratiquée en Asie et en Afrique depuis un temps immémorial, permet à l’homme d’avoir plusieurs épouses. La polyandrie, qui en est une forme reconnue seulement dans quelques régions au nord de l’Inde, autorise la femme à prendre pour maris, en même temps que l’aîné d’une famille, tous ses frères cadets. Quand ils sont six ou sept, l’épouse de cette fraternelle coopérative ne chôme pas, et c’est, pour l’association, à défaut de mieux, une excellente mesure contre le cocuage.

Les nations chrétiennes n’admettent que la monogamie, c’est-à-dire l’union d’un seul homme et d’une seule femme, qui se doivent réciproquement fidélité, mais peuvent être néanmoins séparés, en certains cas, par le divorce ou l’annulation des épousailles. Il est vrai que le recours des femmes aux hommages des bons amis, et celui des hommes aux services des prostituées, y permettent, avec fréquence, de rétablir l’équilibre avec les autres parties du monde.

La célébration des noces comporte ordinairement des réjouissances, auxquelles participent l’entourage, les parents des conjoints, et qui ont lieu en conformité de rites traditionnels, à caractère plus ou moins symbolique, souvent pittoresques et empreints de poésie, parfois cyniques et ridicules. Quant à la cérémonie, elle n’est pas forcément très compliquée. Ce peut être, comme chez les premiers chrétiens, la simple bénédiction du patriarche. Il en va différemment, à l’époque actuelle, dans la plupart des grandes nations civilisées, où le mariage comporte la fourniture d’une paperasserie nombreuse et, à lui seul, tout un code de règlements et de lois, tant civiles que pénales. On s’y marie, non seulement à l’hôtel-de-ville et à l’église, ou au temple, sous des torrents de musique sacrée, mais encore chez le notaire. C’est même, pour la classe riche, ce dernier mariage qui compte le plus. Par exception, aux États-Unis d’Amérique, où le temps est apprécié à sa juste valeur, les fiancés peuvent, dans divers États, faire « bénir leurs nœuds », par un pasteur, en une durée moindre que pour un massage facial. Quand on arrive en automobile chez cet augure, ce n’est pas une prodigalité que de laisser en marche le moteur.

Voici quelques usages curieux qui persistent en plein xxe siècle, ou dont on trouve encore trace dans des campagnes reculées : Chez les Arabes, les jeunes filles, dès la puberté, ont le visage presque entièrement voilé, et il leur est défendu d’avoir des relations, même de pure courtoisie, avec des hommes étrangers à la famille. Le prétendant ne connaît donc — ou n’est censé connaître — celle dont il désire faire son épouse que par les louanges qui lui sont faites de ses qualités. Lorsque le jeune homme est agréé par le père, c’est-à-dire lorsqu’il a convenu avec lui de combien de moutons et présents divers serait payée sa future compagne, la mariée est, à jour fixé, conduite au bain. On parfume sa chevelure ; elle prend place sous une sorte de tente fermée que porte un chameau, et elle est amenée, au son des flûtes et des tambourins, jusqu’au domicile de l’époux, qui traite et divertit ses amis, la nuit durant, avant de se rendre auprès de sa femme. Quelques heures plus tard, on expose en public le drap sur lequel fut consommé le mariage, et qui doit être taché de sang, pour démontrer que l’épouse était vierge… et, sans doute, le mari valeureux.

Dans l’Inde, chez les Parsis, les enfants sont fiancés dès un âge fort tendre : quatre ou cinq ans. Pour cela, on place les futurs sur une estrade ; les prêtres leur lancent à poignées du sucre et du riz ; puis, après un festin, on les promène en public, au son des instruments, et suivis d’une foule d’autres enfants recouverts, comme pour un carnaval, des oripeaux les plus bizarres. Dans certaines parties de la Russie, chez les paysans, le lit nuptial devait être préparé par la fiancée elle-même, sur des gerbes de seigle et de blé. Et, pour marquer la transmission des pouvoirs, le père, après en avoir légèrement frappé sa fille, remettait à son gendre un fouet, emblème de l’autorité, et garantie d’apprivoisement.

Il est des villages, en Finlande, où, lorsqu’une jeune fille désire se marier, elle se promène avec une gaine vide attachée à sa ceinture. On sait ce que cela veut dire. Si un garçon est séduit par cette offre allégorique, il n’a qu’à enfoncer un couteau dans la gaine. Si l’arme ne lui est pas rendue, c’est que les sentiments sont partagés. En Géorgie la future est fardée, couverte de bijoux et de riches atours. Mais, à l’église, le prêtre, pour éprouver leur continence, passe autour de la poitrine de chacun des époux un cordon de soie blanche, qui est cacheté à la cire, avec un sceau représentant la croix. Ils ne doivent rompre le sceau, pour se débarrasser du cordon, qu’après le troisième jour, et c’est seulement alors qu’ils peuvent se témoigner leur ardeur.

En France, il existe encore, paraît-il, dans le Poitou, une coutume que l’on nomme le « maraichinage » et qui constitue une épreuve d’un tout autre genre. Considérant que le mariage ne doit pas être conclu à la légère, mais accepté en toute connaissance de cause, les futurs prennent ensemble les plus grandes libertés, de façon à se rendre compte de ce que pourra être l’existence à deux. Ils ne s’unissent définitivement que si cet essai leur a donné satisfaction. Il est encore des campagnes françaises où l’on soumet les nouveaux mariés, non à des épreuves, mais à des brimades. Lorsque l’heure est tardive, et que le bal qui a suivi le banquet touche à sa fin, on les surveille sans en rien laisser paraître ; on invente mille farces pour les empêcher de faire ce qu’ils ont à faire. Quand ils se croient bien seuls, on simule un incendie pour les contraindre à déguerpir à demi vêtus, ou bien leur extase est troublée, à l’instant le meilleur, par l’arrivée d’un flot de convives en ribote, venus pour leur apporter au lit de la soupe et du vin chaud. Quels préparatifs, quel décor pour une première nuit d’amour ! Il est vrai que, chez les Hottentots, le sorcier bénit les conjoints en les arrosant de son urine.

Les premiers contacts gagneraient certainement à plus d’intimité et de réserve. Ne pourrait-on se décider à laisser en paix les nouveaux époux ? Aucun cérémonial ne remplace ni n’embellit l’amour, qui ne trouve sa plus haute expression que dans la liberté entière du don réciproque, et dont la meilleure fête est celle de la mutuelle possession.

La Russie Soviétique a réduit à leur plus simple expression les exigences du mariage. Il n’est plus qu’une formalité d’état-civil ; encore est-elle dénuée de complications vaines. Le jeune homme à partir de l’âge de dix-huit ans, la jeune fille qui a seize révolus, n’ont, s’ils veulent s’unir, qu’à se présenter, munis de quelques pièces d’identité, devant le scribe désigné pour cet office. Sans qu’aucune autorisation familiale soit requise, leur déclaration d’union est enregistrée. Et c’est tout !

Les nouveaux mariés peuvent prendre pour nom, indifféremment, celui de l’épouse ou celui de l’époux, ou bien les deux noms de famille associés par un trait. Leurs droits sont identiques. Chacun d’eux conserve la libre disposition de son avoir personnel. S’ils veulent divorcer, libre à eux. Nulle nécessité de l’approbation d’un juge, ni d’enquêtes de police vexatoires et inconvenantes, pour qu’ils soient dégagés de tout lien. Il n’est pas même exigé qu’ils soient d’accord pour cette séparation. Il suffit que l’un des deux se rende au bureau de l’état-civil et déclare qu’il renonce à l’union pour que ce soit chose accomplie. Le conjoint absent est informé par lettre. L’enregistrement du mariage soviétique ne répond qu’à deux objets : l’obligation d’entr’aide des époux, qui se doivent assistance en cas de dénuement ou maladie ; la responsabilité de ces derniers à l’égard d’une partie des frais d’entretien et d’éducation des enfants nés de leurs amours, même lorsque celles-ci n’ont été que temporaires.

Quelles que soient les formes politiques et religieuses, ou les pratiques rituelles d’un pays, le mariage, du point de vue de l’utilité sociale, ne correspond pas à autre chose quant au fond, qu’à ces deux ordres de préoccupation, de nature strictement économique. La femme étant appelée à être mère, c’est-à-dire placée avec régularité, pour un temps plus ou moins long, dans l’impossibilité de travailler pour gagner sa vie, alors que les enfants déjà nés constituent pour elle une très lourde charge, force lui est bien, en dehors de tout esprit de lucre, de rechercher auprès de l’homme de son choix des garanties matérielles que ni sa famille ni la société ne sont disposés à lui assurer. Cependant l’homme ne les accorde, ces garanties, qu’autant que la femme réserve pour lui seul ses faveurs, et s’engage à ne pas lui faire supporter l’entretien de rejetons qui ne seraient point issus de ses œuvres. C’est pourquoi, dans notre organisation sociale, la femme ne peut être vraiment indépendante que lorsque ses ressources personnelles lui permettent de se suffire constamment à elle-même et d’élever, par surcroît, des enfants, si elle ne se voue à la stérilité volontaire. C’est pourquoi l’émancipation féminine ne pourra être totale que lorsque les femmes pourront trouver, dans le mutuellisme d’une société plus rationnelle et plus humaine, les avantages indispensables qui ne leur sont actuellement conférés, par leurs époux et par leurs proches, qu’au prix d’un servage souvent douloureux, toujours humiliant. — Jean Marestan.

MARIAGE. — Outre l’union sexuelle, le mariage est aussi une communauté d’intérêts, et c’est cette communauté qui maintient l’union malgré les traverses des amours illégitimes. Dans la classe bourgeoise ces intérêts forment souvent un bloc inébranlable. Mais même lorsque la religion renforçait encore les liens sacrés du mariage, le cocuage était et est encore un dérivatif fréquent à cette union forcée.

L’habitude à son tour maintient les époux dans la vie en commun. Les époux se trouvent liés inconsciemment par leurs manies, la certitude de retrouver au foyer les choses familières et le déroulement mécanique de la vie matérielle, sans que l’esprit ait à faire un nouvel effort d’adaptation. La plupart des humains ont horreur du changement, et il leur faudrait une énergie révolutionnaire pour rompre les liens de l’habitude.

Même si l’on fait abstraction de l’opinion publique, des lois civiles et religieuses, même si l’on suppose une société où l’homme et la femme seraient affranchis des questions d’intérêt matériel et pourraient vivre d’une vie indépendante, il semble bien que les unions resteraient stables dans la grande majorité des cas. D’autant qu’on peut imaginer que les questions d’argent ne viendraient plus fausser les ententes matrimoniales et que la sympathie et l’amour présideraient aux rapprochements sexuels. Fondés sur l’affection mutuelle et sur l’amour des enfants, cimentés par les habitudes de vie commune, les mariages ont toujours tendance à se stabiliser. On le voit bien dans les pays où le divorce est accordé avec la plus grande facilité, par exemple aux États-Unis. Et même en Russie, où, d’après les calomnies des gens bien pensants, la promiscuité et le dévergondage sexuels devraient être la règle, c’est au contraire les unions permanentes qui sont l’immense majorité.

Ce qui fait de l’effet, ce sont les divorces répétés des instables et des déséquilibrés de l’un ou de l’autre sexe. Mais c’est une délivrance pour l’autre conjoint, d’être débarrassé d’un individu volage ou inadapté à la vie en commun. Le divorce est nécessaire aussi pour libérer des époux mal assortis par le caractère ou pour toute autre cause, et leur permet de trouver ensuite, avec ou sans. tâtonnements, une association sexuelle convenable et mieux choisie.

Ajoutons aussi, comme cause importante de la stabilité des mariages, le progrès moral lui-même. L’opinion publique a été pendant longtemps le, frein moral principal réagissant sur les actions des individus et se traduisant par des lois de coercition civiles et religieuses. Certes l’opinion publique s’exerce et s’exercera toujours sur les actes humains, mais avec moins de tyrannie ; et de plus en plus les individus trouvent en eux-mêmes le contrôle de leurs actions. Le contrôle de soi accompagne l’adoucissement des mœurs et l’évolution morale vers la liberté. Cette liberté consiste à refréner spontanément caprices ou impulsions sans y être obligé par le gendarme. Si donc il arrive qu’un époux ait perdu son amour, mais s’il a conservé quelque estime et quelque affection pour son conjoint, il s’abstient de rompre le lien pour ne pas lui causer de douleur. Ne pas créer de souffrance, tel est l’axiome qui se dégage des tâtonnements des hommes à travers tous les systèmes moraux qu’ils ont successivement élaborés.

Un tel contrôle de soi ne va pas jusqu’au sacrifice. Seuls des chrétiens ou des stoïciens peuvent envisager l’union avec une femme acariâtre ou avec un mari autoritaire et ennuyeux par exemple, comme un devoir comportant un impératif absolu. La crainte religieuse a pu imposer de tels devoirs. Mais la société humaine se dépouille peu à peu des vieilles morales religieuses, et il est improbable qu’elle adopte une morale absolue, incompatible avec la variété de la vie sociale. La famille ne ressemble plus à la maison d’Albanie entourée de murs que couronnent des fagots d’épine. Dès aujourd’hui la femme ne dépend pas toujours de son mari, elle n’est pas obligée de s’attacher à lui comme à un protecteur légal, elle peut déjà vivre indépendante, et, de plus en plus, les deux sexes seront sur un pied d’égalité.

« Ménagère ou courtisane », a dit Proudhon. Aujourd’hui bien des femmes menant une vie conjugale régulière ne s’occupent plus du ménage. Les soins ménagers sont simplifiés par le progrès de la technique et seront, de plus en plus, faits par des spécialistes. En tout cas on peut dire que la femme pourra choisir ses occupations et ne sera plus a priori astreinte par le mariage à la besogne domestique.

Il est probable aussi que les familles n’auront pas des enfants très nombreux, que ceux-ci jouiront d’une éducation plus indépendante, et que, sans être sevrés de la tendresse et du contrôle des parents, ils ne seront plus couvés par leur mère jusqu’à leur majorité. Les parents seront plus libres et au point de vue familial et au point de vue économique. Il y aura probablement plus de divorces par consentement mutuel, parce que les jeunes gens, aussi bien garçons que filles, se mariant plus librement, feront quelquefois des mariages précoces mal assortis à cause de l’aveuglement même de l’amour, mais d’où il sera possible de s’évader plus facilement pour trouver enfin une union stable avec un conjoint mieux choisi. La vie éduque les caractères. Le fille-mère ne sera plus une malheureuse paria chargée de la réprobation publique. Le mariage de l’avenir, c’est-à-dire l’union sexuelle pour la famille, cessera de reposer, tout au moins exclusivement, sur la protection jalouse de l’homme et sur la reconnaissance et l’obéissance de la femme envers son mari. Notre mariage actuel ne ressemble déjà plus du tout au mariage antique.

Sans que je m’en aperçoive, le terme de mariage a fini par se confondre sous ma plume avec l’union familiale à caractère stable, mais dépourvu du caractère sacré que lui attribuent jusqu’à présent, du moins jusqu’à la révolution russe, les lois divines et humaines.

C’est pour cela que « le mariage, se marier » ne sont pas employés, dans cette étude, uniquement pour désigner la cohabitation légalisée, mais d’une façon générale, toute union ou recherche d’union, durable, au moins dans son principe ou ses desseins.

Cette union familiale s’oppose à l’amour libre. A l’époque actuelle l’amour libre n’est trop souvent que la liberté du lâchage, qui ne profite qu’à l’égoïsme du mâle et abuse de l’infériorité de la femme. Mais dans une société où la femme aurait conquis son indépendance économique, où l’enfant aurait droit à la protection sociale en pleine égalité avec les autres enfants, le divorce, même par la volonté d’un seul, ne serait pas toujours un drame et serait souvent une délivrance. Il ne s’agit pas seulement des cas où le divorce unilatéral délivre d’une femme insupportable ou d’un mari tyrannique ou vice-versa. Mais le conjoint, abandonné par un être égoïste ou instable, n’est-il pas au fond plus à féliciter qu’à, plaindre, une fois les premiers déchirements passés, soit d’amour déçu, soit d’amour-propre égratigné ?

La théorie de l’union libre (voir ce mot), repose sur une équivoque. On peut comprendre sous ce vocable l’union familiale établie en dehors des formes religieuses ou légales, mais garantie par l’affection et la confiance mutuelles et aussi par l’amour des enfants.

C’est ainsi qu’Elisée Reclus, dans une allocution prononcée au mariage libre de ses filles, a exposé le caractère de leur union. Avec l’émancipation économique de la femme, cette forme du mariage deviendra sans doute plus fréquente. Mais on confond souvent l’union libre avec l’amour libre, ou plus exactement avec la passade, conséquence du simple attrait physique et sans affection durable. En réalité, il existe deux morales sexuelles bien distinctes, celles qui ne va pas plus loin que le goût physique, l’autre qui est fondée sur le besoin d’une liaison où l’amitié et l’estime s’associent au désir charnel.

Je ne crois pas qu’on puisse opposer l’amour-passion à l’union familiale. Certes on peut faire cette opposition, si l’on s’en tient à l’observation des mœurs de la classe bourgeoise où assez souvent l’amour n’a aucune part à la formation du mariage. Mais cette monstruosité morale disparaîtra avec la société mercantile. Quand il y a passion, les deux êtres ne veulent plus vivre que l’un pour l’autre, ils rompent toute relation, toute amitié extérieure, ils s’enferment dans leur amour exclusif. Et quand la passion s’est dissipée, l’union persiste si les caractères sont en harmonie, si les deux partenaires ont appris-à s’estimer. Leur amour s’adoucit en une affection de confiance qui s’étend à leurs enfants. Si au contraire les caractères sont en désharmonie, le divorce ou la séparation intervient. Mais l’amour véritable n’a jamais pour point de départ la prévision de cette séparation, il espère l’union éternelle et ne voit d’autre bonheur-que la vie en commun.

Il y a très peu d’hommes qui vivent en célibataires. L’homme répugne à vivre dans la solitude. Il a besoin d’une compagnie affectueuse. La plupart des jeunes gens qui professent la morale de l’amour libre finissent par se marier eux aussi. On objectera que c’est parce que leurs amis sont mariés et qu’ils restent seuls et désemparés. Mais il semble que le mariage devienne un besoin quand on arrive à un certain âge, quand le bruit, l’agitation, la danse ont cessé d’être le plaisir dominant. Où peut-on trouver amitié plus vraie, plus désintéressée que dans l’union amoureuse ? Les amis du même sexe sont pris par leur famille et leurs intérêts particuliers. L’amour crée la communauté des sentiments, la confiance et la solidarité.

Beaucoup de célibataires mâles ont en réalité une liaison. Ils ont une bien-aimée qu’ils vont voir à peu près chaque jour, peut-être plus pour la douceur de sa compagnie et la sûreté de son affection que pour le commerce charnel. Cette liaison est pour eux une habitude, un refuge et ne se distingue du mariage légal que par l’absence de cohabitation.

Il n’y a le plus souvent de véritables célibataires que chez les femmes. Ce n’est pas par parti pris. Si elles ne sont pas mariées, si elles n’ont pas de liaison, c’est parce que dans l’état actuel des mœurs elles n’ont pas pu faire autrement. Elles ne demandaient pas mieux d’aimer et de fonder une famille. Elles en ont été empêchées par leur infériorité économique et par l’infériorité morale où la société repousse encore la fille-mère. Enfin le scrupule empêche quelques hommes de se mettre en ménage, parce qu’ils sont malades ou qu’ils n’ont pas le sou. Ajoutons encore ceux ou celles, rares à la vérité, qui, fidèles à un amour malheureux, ou ne pouvant pas se marier avec l’être de leur choix, restent toute leur vie dans l’impasse du célibat.

En général, les femmes réfléchissent un peu plus que les hommes, quand ce sont elles-mêmes qui font leur mariage, soit que chez elles le besoin physiologique, ait un caractère moins impérieux, soit qu’elles aient conscience de leur faiblesse dans la vie sociale, soit surtout qu’elles éprouvent davantage le besoin d’une vie affective. Elles considèrent le mariage comme un refuge ; elles doivent pouvoir compter sur le mari et s’accorder avec lui. La moins coquette fait faire un stage à son soupirant, afin de se rendre compte s’il s’agit d’amour véritable ou d’un simple désir charnel, et aussi pour juger de son caractère.

Malgré la difficulté du choix, malgré la puissance de l’impulsion sexuelle ou des calculs d’intérêt, les hommes choisissent aussi. La plupart voient plus loin que la simple satisfaction charnelle ou que la conquête d’une dot. Ils ont le goût du foyer et l’ambition d’être heureux en ménage. Ils ont assez de maîtrise de soi pour refréner l’imagination avant qu’elle se soit transformée en hallucination passionnelle. Ils sentent plus ou moins confusément que pour une union stable, pour le mariage, il faut élire celle dont on voudrait avoir des enfants. La règle est la même pour l’autre sexe. Par conséquent, l’attrait sexuel ne suffit pas, il faut aussi qu’on puisse avoir pour l’être vers lequel on se sent attiré une certaine confiance, une certaine estime, due au caractère d’abord, à l’intelligence et à la culture quelquefois, et non à des qualités toutes superficielles de séduction.

D’ordinaire, les adultes ne se contentent pas de rechercher la beauté et l’élégance. La coquetterie et. la légèreté repoussent plus qu’elles ne séduisent beaucoup d’aspirants au mariage. Ils préfèrent celui ou celle qui a du sérieux. L’égoïsme est plus difficile à juger, puisque l’amour est la suppression de l’égoïsme et devient un égoïsme à deux. L’effet ordinaire du mariage légal ou illégal est de transformer l’égoïsme personnel en égoïsme familial. Le plus souvent, la bonté féminine ne s’étend pas au-delà du mari et des enfants. Pour la plupart des femmes, le meilleur des maris est celui dont l’activité, la générosité, les préoccupations sont limitées à la famille. Périsse l’humanité, pourvu que la famille prospère ! On est parfois étonné de rencontrer des hommes durs, autoritaires, farouchement égoïstes, exigeant dans leur propre maison la soumission de l’épouse et des enfants, se montrer pointilleux pour le moindre affront, le moindre tort fait à quelqu’un de leur entourage. Ils en ressentent vivement un sentiment d’infériorité. Leur amour-propre se révolte contre toute offense faite à l’un des leurs, et ils poursuivent avec vigueur, en dehors même du bon droit, une réparation qu’ils estiment nécessaire à leur propre dignité.

Tel était autrefois le tableau de la famille. Elle ressemblait, comme je l’ai déjà dit, à la maison d’Albanie, entourée de murs élevés que recouvrent des fagots d’épine. Les femmes acceptaient la soumission à l’autorité du mari, qui leur donnait la sécurité. Avec une indépendance plus grande de la femme, cette morale est encore en vigueur. Pendant la période actuelle de mercantilisme, la morale d’égoïsme familial est la suprême vertu.

On comprend que dans le cas où la famille subit des vicissitudes, sa solidité en est renforcée. Le mari et la femme s’appuient l’un sur l’autre pour résister aux coups du sort, qu’il s’agisse des maladies des enfants ou de difficultés économiques ou de dangers d’autre nature. L’affection s’en trouve accrue. Trop de facilité tend au contraire à desserrer les liens du ménage. Richesse et oisiveté sont les causes les plus importantes du dévergondage sexuel.

Notons que si l’union s’est faite sans affection, ou si l’indifférence et la mésentente sont survenues, la mauvaise fortune peut être le prétexte de la rupture. La mort de l’enfant ou des enfants sera le prélude du divorce. Ou bien les mauvaises spéculations du mari inciteront la femme à réclamer sa dot. D’autre part, la communauté seule des intérêts en péril peut au contraire rapprocher des époux sans mansuétude l’un pour l’autre. C’est peut-être l’association des intérêts qui fait, au moins en partie, que le mariage dans la classe moyenne est plus solide que dans les autres classes.

En général, aujourd’hui, les conditions familiales sont moins serrées. Le mari et la femme sont davantage sur un pied d’égalité. Le mari ne peut plus compter sur son autorité exclusive. La vie en bon accord n’est plus fondée sur la soumission de la femme. A vrai dire, l’harmonie des caractères a toujours été utile. Elle est encore plus nécessaire à l’époque actuelle. Dans certaines unions, c’est l’attrait sexuel qui entre le premier en jeu, quitte à être contrôlé par l’accord moral. Dans d’autres, surtout quand on cherche celui ou celle dont on voudrait avoir des enfants, c’est l’inclination morale qui est le point de départ. Cette inclination réunit ceux dont les caractères concordent et qui ont sur les choses et les gens les mêmes appréciations. Ils se plaisent ; l’attrait moral fixe l’attrait sexuel et le transforme en amour.

Dans le mariage, l’important est l’accord des caractères bien plus que la recherche de la vertu. Les gens vertueux sans indulgence, ou sans énergie, ou bien sans gaieté, ou sans intelligence, ne sont jamais de bonne compagnie. Ils ne sont même pas bons à faire des pédagogues. La vertu — par maîtrise de soi — en vue du choix du plaisir n’a pas les mêmes inconvénients que la vertu fondée sur le Devoir. La pratique du devoir donne parfois un résultat paradoxal. A force de refouler, on arrive à supprimer toute spontanéité, à dessécher les sentiments, à créer une nouvelle forme d’égoïsme, l’égoïsme puritain, à se donner à. soi-même la conviction d’une supériorité morale, à se rendre en somme insupportable aux autres, à devenir en quelque sorte un être antisocial. Tandis qu’on, voit d’autres, êtres antisociaux par suite d’égoïsme impulsif, de ceux qu’on classe dans la catégorie des indésirables, fonder parfois des amitiés solides, mais exclusives.

L’accord des caractères est donc la condition nécessaire d’une union stable. Voici deux êtres autoritaires : ils ne pourront pas se supporter, il leur faut choisir un conjoint dont la douceur confine à la soumission. On pourrait multiplier les exemples. Remarquons que certaines dissemblances s’atténuent par la vie en commun. Bien des femmes, par exemple, font l’éducation de leur époux, l’affinent, réussissent à adoucir sa grossièreté et ses tendances impulsives. Les maris s’occupent beaucoup moins, en général, de l’éducation de leur femme.

Dans le rapprochement des sexes, la communauté des goûts et des caractères est le facteur principal de la confiance dans l’attachement. Ainsi peut s’expliquer la solidité de certaines unions qu’on aurait pu croire destinées à l’instabilité à cause de la disparité de l’âge. Si le conjoint plus jeune a des goûts sérieux, si le plus âgé a gardé un caractère enjoué, et si entre les deux existe une estime mutuelle, il y a des chances pour que l’union soit aussi solide que toute autre. Mais, dans la plupart des cas, la différence d’âge implique une différence tranchée et même une opposition des habitudes, des goûts, des plaisirs, des jugements et des comportements. Cette différence peut s’observer parfois entre deux conjoints du même âge, mais elle est pour ainsi dire de règle et elle est plus nette entre personnes appartenant.à des générations éloignées. Je ne parle pas seulement de l’esprit différent des générations. Chacune, en effet, a sa morale, ses habitudes, ses modes, ses préjugés, ses goûts, ses jugements qu’elle porte avec elle pendant toute son existence. Mais le heurt des conjoints ou des amants tient surtout à la différence de mentalité et de goûts qui dépend de l’âge lui-même. Les jeunes ont besoin de mouvement, d’activité, d’agitation. Ils sont curieux, ils ne sont pas encore blasés. La danse, les sorties nocturnes ou le sport les attirent. Mille enthousiasmes les soulèvent, souvent puérils ou qui paraissent tels aux gens plus âgés. Peu de pondération : des jugements absolus, et, d’autre part, des impulsions qui ressemblent à des caprices ou à des enfantillages.

Sans doute, les exemples abondent, surtout autrefois, où une jeune fille, mariée à un vieil homme, doit refouler sa gaieté et ses rires et s’adapter tristement à la vie monotone et renfrognée d’un foyer sans joie. Mais aujourd’hui les jeunes sont moins résignés et souvent plus indépendants. Dans les mariages légaux, on s’ingénie à sauver la face. Dans les unions illégales, l’indépendance apparaît mieux. La femme âgée fermera les yeux sur les escapades ou les incartades de son jeune amant. Le vieux protecteur, au lieu de se rendre ridicule à faire le jeune fou dans les lieux de plaisir pour satisfaire aux caprices du tendron, se résigne à laisser ce rôle à un gigolo, à celui que Sacha Guitry appelle dans une de ses pièces le veilleur de nuit.

Ni les ouvriers, ni les paysans, ni les petits bourgeois, c’est-à-dire la grande masse de la population et celle qui travaille, n’ont d’attirance pour la « petite oie blanche ». Leur amour va vers celle qu’ils sentent leur égale et qui sera leur compagne et leur associée.

Ceux qui ont le dessein d’épouser une petite oie blanche entendent la pétrir et la modeler à leur usage, en somme en faire une esclave docile. Ils ont le désir. de dominer, et, n’étant pas sûrs, au fond de l’âme, de leur propre valeur, ils veulent tout de suite imposer leur prestige à une vierge innocente et ignorante, dont ils pourront abuser des sentiments et des jugements à leur profit.

Est-ce un idéal d’avoir une compagne incapable de se conduire elle-même, et toujours attentive à l’autorité du maître et seigneur ? D’ailleurs, est-il bien sûr que le seigneur et maître puisse compter sur l’adhésion et la soumission éternelle de l’épousée ? Même s’il a la simple prétention de lui suggérer ses idées et ses goûts personnels, il a bien des chances de se leurrer. Car sous sa réserve et sa timidité, l’adolescente a déjà sa personnalité toute formée et des tendances fortement enracinées. Enfin, nous ne sommes pas dans une société où la femme reste enfermée au harem ou même dans l’ancienne famille, strictement isolée. Derrière le front de la petite niaise, il serait bien vain de dire à l’avance quelles pensées vont se développer. On ne peut pas savoir non plus quelle conduite va tenir une personne à qui on n’a jamais laissé prendre de décision. Qu’arrive-t-il le plus souvent à l’usage ? C’est que la petite oie blanche se transforme rapidement en virago aigre et revendicatrice, ou bien que, sous le masque de la candeur et de l’obéissance, elle cocufie sournoisement son mari prétentieux et sur de sa domination, ou bien encore qu’elle reste une oie sans cervelle, soumise mais ennuyeuse, molle et douée mais incapable de donner un bon conseil ou un simple encouragement.

Le sport, l’automobile, l’instruction ont fait peu à peu disparaître presque complètement ce modèle de jeune fille bourgeoise bien élevée. La guerre, les révolutions ont précipité la transformation du type féminin.

Il n’en reste pas moins que beaucoup d’hommes sont encore séduits par la fragilité (souvent artificielle) d’une jeune femme, soit parce que cette apparence flatte leur instinct de réduire au servage sexuel l’objet de leurs désirs, soit qu’elle satisfait leur sentiment de protection.

De leur côté, beaucoup de personnes du sexe faible, se rendant compte que leur faiblesse est un moyen de séduction, en usent comme instrument de coquetterie.

Je ne veux pas dire que le type féminin de l’avenir sera la virago. Entre celle-ci et la fille soumise, il y a place pour la femme évoluée moralement et intellectuellement, ayant développé le charme de son sourire, la grâce de ses mouvements, la douceur de ses propos, la patience et la persévérance dans l’action en même temps que la culture des idées et la sûreté du jugement. On peut espérer que le mariage de l’avenir, fondé sur l’amour, ne sera plus entaché de servitude, comme il l’a été trop souvent dans les anciens temps, et qu’il sera de plus en plus une association libre.

Parmi les causes, de l’instabilité du mariage j’ai mentionné la difficulté du choix. Cependant, même avec un choix qui peut paraître excellent, la fidélité conjugale n’est pas assurée.

Dans toutes les sociétés, les exemples d’infidélité abondent, surtout de la part du mari. Pour le mâle, l’infidélité est péché véniel ; ses conquêtes lui sont un titre de gloire. Pour la femme, c’est le déshonneur. Le mâle, maître de la famille, punit par la mort le faux pas de l’épouse. La femme est obligé de fermer les yeux sur les frasques de son mari.

Du moins autrefois. Aujourd’hui, les femmes manient le revolver avec maestria. Il n’en reste pas moins que l’opinion publique, maîtresse de la morale, est indulgente aux époux et sévère aux femmes. Les femmes elles-mêmes ne sont pas les moins féroces pour les personnes de leur sexe.

En dehors des conditions sociales consacrant la suprématie masculine, les mœurs ont certainement-tenu compte, du moins inconsciemment, du fait que les mâles, sont davantage poussés par le besoin physiologique et les femmes tenues, pour la plupart, parle sentiment affectif.

Le désaccord conjugal aboutit à l’adultère ou au divorce. Mais beaucoup de maris pratiquent l’adultère sans qu’il y ait désaccord conjugal. Les religions et l’opinion publique réprouvent à la fois l’adultère et le divorce. Mais, jusqu’aux temps modernes, la religion et l’opinion publique étaient beaucoup plus sévères pour la rupture du mariage que pour le manque de fidélité. Cette différence peut sans doute s’expliquer en remontant dans la nuit des temps. L’abandon de la femme et des enfants, ordinairement assez nombreux, était un crime social, puisque les conséquences en retombaient-sur la tribu. La répudiation fut admise peu à peu en faveur du mari, surtout et d’abord de l’homme riche et puissant, mais sous certaines conditions, d’ordinaire en cas de stérilité. L’adultère n’est qu’un crime familial, qui entraînait seulement la vengeance de l’époux trompé, c’est-à-dire du mari. Car la femme n’avait que des droits assez limités. Si les pauvres gens ont toujours pratiqué une morale d’association et de confiance, fondée sur la monogamie, la polygamie était le privilège des mâles riches. La fidélité conjugale du mâle était donc toute relative, puisqu’en s’enrichissant il pouvait acheter d’autres épouses. Le sentiment de fidélité ne correspondait pas du tout à ce qu’il est devenu pour la conscience moderne. La confiance s’entend entre égaux, la fidélité est le devoir du vassal envers le maître. Le mari polygame devait simplement protection à ses femmes, et celles-ci lui devaient fidélité.

Les religions et les morales ont depuis longtemps oublié ce point de départ. Elles ne doutent point de détenir la Vérité morale, révélée, la Loi suprême absolue. Comment donc se fait-il, si la Loi morale vient de la divinité, ou de la conscience, considérée comme le reflet de la divinité, qu’elle ne condamne pas le mensonge adultérin plus fortement que la rupture du lien conjugal ? Les mœurs modernes acceptent peu à peu le divorce légal et égal, et bientôt par consentement mutuel. Il semble tout à fait légitime de se séparer d’un conjoint indésirable et antipathique, avec qui la vie commune est un enfer ; tandis que la conscience moderne considère l’adultère comme un mensonge, c’est-à-dire comme une atteinte à la confiance, en tout cas comme une diminution morale de l’individu.

La conscience moderne est en contradiction sur ce point, comme sur d’autres, avec les morales anciennes. Je mets à part le stoïcisme, qui est d’ailleurs le prototype de la morale moderne et qui est une morale moderne par comparaison avec les morales religieuses, ce qui ne veut pas dire qu’il soit une morale définitive. Les religions ont presque toujours empêché le divorce ; elles n’ont jamais empêché l’adultère, quoiqu’on les invoque comme les instruments les plus efficaces de la moralisation. En fait, la religion, comme la morale, est le reflet de l’opinion publique. Maintenant que la femme peut être libre et indépendante, la notion d’émancipation conjugale arrive peu à peu à s’imposer, le divorce devient possible, légal, moral.

En définitive, et j’y reviendrai, quand j’étudierai le progrès moral, c’est l’opinion publique, et non pas l’intérêt individuel, ou le plaisir individuel, ou la religion, qui a créé la morale. Dans la pratique, opinion publique et religion se confondent, puisque la religion est l’armature même. de la coutume, armature rigide qui se modifie moins facilement que les mœurs. Mais religion et coutume maintiennent longtemps l’opinion et les mœurs dans la forme traditionnelle. L’amour lui-même est le plus souvent incapable de briser leurs entraves. Les religions se sont toujours opposées aux mariages mixtes. L’amour pendant longtemps n’a rien pu ou rien osé contre cette opposition. Aujourd’hui encore, les coutumes et les mœurs primitives ont conservé toute leur force parmi les Juifs de l’Europe orientale. Quel est le jeune homme ou la jeune fille de ce milieu qui se décidera à prendre un conjoint n’appartenant pas à sa religion ? Ils n’oseront pas entrer en révolte contre la réprobation familiale et surtout contre la réprobation publique, ce qui ne veut pas dire que des relations charnelles ne puissent avoir lieu, mais sans caractère officiel.

Cette explication vaut aussi pour l’adultère en général. On se sent libre de le pratiquer, à condition de le tenir secret, d’abord pour ne pas « avoir d’ennuis » avec le conjoint légitime, mais aussi pour garder une réputation honorable devant l’opinion. Il est impossible, par contre, de cacher un concubinage ; il était donc impossible d’échapper à la réprobation publique, quand le mariage était considéré comme un lien sacramentel indissoluble. Aujourd’hui encore, on ne recevra pas officiellement dans le monde un faux ménage, de conduite irréprochable, tandis qu’on accueillera un couple légitime, de conduite douteuse, pourvu qu’elle ne fasse pas scandale. Eviter le scandale, tout est là ; et l’opinion publique est beaucoup plus indulgente pour l’épouse libertine, à condition qu’elle masque ses aventures extra-conjugales, que pour la fille qui se donne librement à l’amant de son choix.

La morale change aussi avec les milieux. Elle est souvent fonction des conditions sociales. Le décorum et le respect de l’opinion publique, ont, par exemple, moins de prise sur les ouvriers que les préoccupations alimentaires, et laissent plus. de liberté à la morale sexuelle. Mais chez eux l’union. conjugale, légitime ou habituelle, est renforcée par l’association ; et les caprices sexuels sont écartés par les préoccupations économiques elles-mêmes et par la nécessité de donner tout leur temps et leurs forces au travail. Quelques brèves passades viennent parfois rompre la monotonie sexuelle, mais elles sont sans lendemain.

Dans la petite bourgeoisie, le décorum et le respect de l’opinion règnent en maîtres. L’association conjugale est encore renforcée par la nécessité de sauvegarder le bien de famille ou l’entreprise, et se manifeste par un solide égoïsme familial. C’est la classe où la morale sexuelle est observée avec la plus stricte rigueur. Le travail, là aussi, laisse peu de loisirs. Gagner de l’argent est pour le bourgeois, petit ou moyen, d’ordre aussi impératif que gagner sa vie l’est pour l’ouvrier. Mais le dépenser en fantaisies amoureuses apparaît comme un scandale..Tout au plus laisse-t-on le jeune homme jeter sa gourme et ferme-t-on les yeux s’il met à mal quelque fille de la classe pauvre. Son établissement matrimonial n’en souffrira pas.

Dans la classe riche, les gens sont libérés de toute préoccupation alimentaire et de toute préoccupation économique en général. La préoccupation sexuelle passe au premier plan. Les loisirs et l’argent leur donnent toute facilité pour courir l’aventure charnelle. L’adultère devient un sport. Il est l’apanage des héros de roman et de théâtre. L’affaire importante de la vie est de conquérir des femmes et de n’être pas trompé soi-même.

Le choix, le meilleur choix avant le mariage ne met pas une union à l’abri de l’adultère. Celui qui commet cette infraction à la règle n’est pas toujours le coupable. Une jeune fille, quand elle a accroché un mari à l’hameçon, ne doit pas s’imaginer qu’elle est garantie contre l’infidélité ou l’abandon ; elle ne doit pas prétendre être servie à pieds baisés. Le mari, de son côté, aurait tort de croire qu’il n’a plus besoin de se gêner devant sa femme et qu’il peut se dispenser des petites attentions qu’il prodiguerait à une maîtresse.

C’est qu’une maîtresse il n’est pas sûr de la conserver, tandis que le mariage le libère du sentiment d’insécurité. Comme amant il s’efforce de plaire, comme mari il y renonce aisément.

Mais le lien légal du mariage tend à perdre sa force coercitive. Il ne sera bientôt plus qu’un statut pour la sauvegarde des enfants. Le concubinat n’existe pour ainsi dire plus dans certains États de l’Union américaine du Nord et en Norvège (si l’on en croit Bedel), puisque la facilité dans les formalités d’union et de divorce font du mariage une sorte d’union libre. Si l’on veut conserver l’affection et la fidélité du conjoint, il ne faut pas trop compter sur l’effet de la. séduction première, il faut s’efforcer de continuer à lui plaire tant au point de vue physique qu’au point de vue moral. Autrement dit, le mariage futur ne sera jamais une garantie définitive et ne saura dispenser les conjoints d’être toujours attentifs l’un à l’autre.

L’épouse d’autrefois sentait que son sort dépendait de la protection du mari. Elle avait une ribambelle d’enfants. C’est pourquoi, prise toute entière par son rôle de mère et de ménagère, elle ne pouvait guère songer à l’indépendance sexuelle. Toute sa vertu était dans la fidélité et dans la défense du foyer.

La femme moderne a moins d’enfants. Aux États-Unis, tout au moins dans les États de l’Est, la natalité est. encore moindre qu’en France. Dans un stade avancé de civilisation, les femmes se dérobent aux maternités répétées, soit pour avoir une vie plus libre, soit pour assurer mieux l’éducation et l’établissement de leur progéniture. Ces ambitions n’ont pas de raison d’être dans les populations misérables ou de civilisation primitive. La liberté de la femme n’y existe guère, et le problème de l’éducation et de l’établissement des enfants ne se pose pas.

Dans une humanité future, où les enfants seront protégés et leur éducation assurée, la femme sera tout à fait libre vis-à-vis du mari. La vie sentimentale prendra un plus grand développement. Au lieu du devoir imposé, l’attrait sexuel et l’attrait affectif seront seuls facteurs de la stabilité du mariage. C’est surtout le sentiment affectif qui, en l’absence du sentiment religieux servira de frein au dévergondage. — M. Pierrot.

MARIAGE. On connaît la thèse individualiste concernant le mariage. Résumons-la rapidement. Affectives, sentimentales, sensuelles, les relations sexuelles sont actuellement empreintes d’une très grande duplicité. La société capitaliste affecte de ne connaître qu’une sorte d’amour : l’amour légal, c’est-à-dire l’union pour toute une vie à un être qu’avant « le mariage » on ne connaît souvent pas, qui dissimule son véritable caractère et dont, malgré le divorce, on, ne saurait, dans bien des cas, se séparer sans graves inconvénients économiques ou sociaux. L’union libre se différencie très peu du mariage, entrée qu’elle est de plus en plus dans nos mœurs. Qu’il s’agisse donc du mariage légal ou non légal, par respect des convenances, nombre d’individus « papillonnants » de nature doivent paraître « constants ». De là des cohabitations qui sont de véritables tortures et des repaires d’hypocrisie domestique. De là un raffinement de bassesse de la part des conjoints s’efforçant de se dissimuler l’un à l’autre leur véritable tempérament, nouant des intrigues qui, pour être menées à bien, exigent le mensonge à l’état permanent. Par suite : abaissement du niveau du caractère, amoindrissement général de la personnalité.

À l’amour esclave, on le sait, les individualistes anarchistes opposent la liberté de l’amour, c’est-à-dire la possibilité, pour chaque être humain, de se déterminer, femme ou homme, individuellement, au point de vue sentimental, sexuel, génital, sans imposer à qui que ce soit son propre déterminisme personnel. C’est l’entière possibilité pour l’unité humaine d’en aimer une ou plusieurs autres (synchroniquement) conformément à son déterminisme particulier. C’est l’absolue faculté de s’associer temporairement ou à titre plus ou moins durable avec un, quelques-uns ou un certain nombre d’êtres humains pour constituer des associations amoureuses volontaires.

En réponse aux critiques ou aux observations des protagonistes du mariage légal ou non légal ; les individualistes ne disent pas que l’association-couple est moralement supérieure ou inférieure à une autre forme d’union sexuelle, la camaraderie amoureuse au communisme sexuel, etc., ils veulent que toutes les formes de relations amoureuses puissent s’expérimenter ou se réaliser, du couple jusqu’à la promiscuité sexuelle, en passant par toute la gamme d’associations amoureuses intermédiaires, la propagande ou le recrutement en faveur de l’une ou l’autre forme d’association ne rencontrant aucun obstacle. Et cela dans tous les lieux et dans tous les temps.

Mais nos thèses sont trop connues pour m’y étendre. Je voudrais effleurer un sujet qui n’est que rarement traité. Outre les concessions qu’ils font au milieu social, les anarchistes militants se marient. Qu’en penser ? Ma réponse est que nous ne pouvons porter de jugements trop sommaires (à condition d’admettre qu’un « anarchiste » puisse porter « jugement » sur les faits et gestes d’un camarade, alors qu’il n’implique pas acceptation par lui d’une fonction d’autorité) sur telles concessions dont nous ne connaissons pas les motifs ultimes et profonds. Il y a des camarades qui condescendent à la formalité du mariage pour ne pas handicaper les enfants pour.le reste de leur vie, par exemple J’ai connu un compagnon qui s’est marié légalement avec une étrangère pour lui éviter d’être expulsée, alors que son existence dépendait peut-être de son séjour en France ; j’en connais un autre qui n’avait aucune famille et qui résidait souvent en prison : le mariage légal seul pouvait le laisser en relations avec le monde extérieur durant ses villégiatures pénitentiaires. J’en ai connu un troisième qui ne pouvait pratiquer la pluralité amoureuse qu’en acceptant l’union légale avec sa compagne habituelle, faute de quoi elle eût immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s’agit n’était pas en état de lui en procurer une autre. Je pourrais multiplier les exemples.

Et alors ? La ou le camarade qui font cette concession restent, selon moi, des camarades dès lors qu’ils ne la nous présentent pas comme une réalisation d’ordre anarchiste et qu’ils ne la prennent pas au sérieux. C’est ainsi que je m’attends à trouver les anarchistes se trouvant dans ce cas de bien plus énergiques exposants et pratiquants de la liberté de l’amour que les autres. Mon choix est fait : entre un union-libriste jaloux et exclusif et un camarade marié qui n’est ni l’un ni l’autre, c’est ce dernier qui m’apparaît le plus individualiste anarchiste des deux, puisqu’il n’admet pas que sa compagne soit sa propriété. Et vice versa, bien entendu. — E. Armand.


MARINE. n. f. (du lat. mare, mer). Art. de la navigation sur mer. Ensemble des bâtiments grands et petits d’une nation.

Les premiers essais de navigation semblent avoir été faits par les Atlantes 3.000 ans environ avant J.-C., ils remontèrent tout le long des côtes et parvinrent, même jusqu’en Asie. Certains prétendent même, se basant sur les écrits d’historiens grecs, que chez eux, dans les ports, de petits bateaux se dirigeaient sans pilote comme sans rameurs, c’est ce qui donne corps à la croyance que les Atlantes connaissaient l’électricité et savaient employer les ondes.

Les Grecs ne commencèrent à s’aventurer sur mer que vers l’an 2700 avant J, —C. mais, ce n’est en réalité que vers l’an 600 avant J.-C. que la marine prit de l’importance par l’apparition des galères, lesquelles étaient actionnées par des équipes de rameurs, qui s’aventuraient sur mer, pour aller faire du commerce avec les autres continents et se battre à l’occasion ; c’est de cette façon que les Phéniciens fondèrent Carthage.

Le premier bateau qui surpassa toutes les galères établies jusqu’à ce jour fut construit 215 ans avant J.-C. sur l’ordre de Hérion II, roi de Syracuse, qui le destinait au transport des blés. Archius de Corinthe, en dressa les plans et Archimède lui-même assura la direction supérieure des travaux. Un certain Maschien, historien, raconte que ce bateau absorba plus de sapins qu’il n’en eût fallu pour construire une flotte de 60 galères, trois cents charpentiers travaillèrent sans cesse à la construction de ce monstrueux édifice qui fût nommé Alexandrin.

L’Alexandrin était un navire à voiles, mais surtout à rames, on lui donna trois ponts étagés l’un au-dessus de l’autre. Le pont supérieur restait libre ; l’on y fit asseoir les rameurs : le navire d’Archius était un navire à vingt rangs de rames.

Comme tous les bateaux de cette époque qui servirent en même temps pour le commerce et pour la guerre, la défense de l’Alexandrin était assurée par des tours dans lesquelles étaient placées des lithoboles qui lançaient à la distance de près d’une encablure des pierres du poids d’environ cent kilos. En cas de voie d’eau, la vis sans fin, inventée par Archimède, intervenait sur l’heure pour élever l’eau introduite dans la cale. Le navire était muni de quatre ancres en bois et de huit en fer ; son premier voyage eut lieu de Syracuse à Alexandrie.

Peu de temps après, Ptolémée Philopala enchérissait encore sur la tentative hardie d’Archimède et d’Archius en faisant mettre en chantier un navire dont le mouvement était imprimé par quatre mille rameurs. Les dimensions du navire sont les suivantes : longueur du pont 130 mètres ; largeur 18 mètres ; 26 hommes tirent sur chaque aviron, lequel dépasse 17 mètres de long. L’équipage se compose de 400 matelots qui manœuvrent les voiles et les ancres et de deux mille huit cent cinquante épibates qui n’auront qu’à se préoccuper du combat, plus une troupe considérable occupée à tirer les vivres de la cale pour les distribuer aux rameurs, soit en tout un équipage de plus de huit mille hommes.

C’est à cette époque que les Égyptiens construisirent les premiers bassins de radoub.

Soixante ans plus tard, les Romains et les Gaulois se livraient un combat à Vannes qui s’appelait Vénète, sur des galères primitives.

Pendant des siècles, les moyens d’attaque et de défense des bateaux à distance ne se composèrent que de lithobole et des feux grégeois (ces feux inventés par des moines byzantins au vie siècle avaient un effet terrible et l’eau n’avait comme pouvoir que d’en augmenter l’activité). Ce n’est que vers l’an 1515 que les navires furent armés de canons de bronze et de fer lançant des boulets.

Vers 1800, toutes les marines marchaient à la voile, ce n’est que vers 1844 que la vapeur fût appliquée à la marine militaire sur une grande échelle : bateaux à roues d’abord, comme l’on peut encore en voir quelques-uns dans le port de Malte ; puis la roue fut abandonnée pour faire place à l’hélice.

En 1860, Dupuy de Lôme construisit le premier bateau cuirassé blindé. Ce navire était terminé à lavant par un très fort éperon qui devait, à l’abordage, couper en deux les bateaux en bois existant à l’époque.

Peu à peu les ingénieurs modifièrent la forme et la puissance pour arriver au type Liberté, cuirassé d’escadre de 14.868 tonnes ; ce dernier fut détruit en rade de Toulon par une explosion qui se produisit le 25 septembre 1911, ensevelissant avec le navire environ 400 victimes.

Enfin, pendant la guerre 1914-1918 une nouvelle série dite « cuirassé d’escadre dreadnought » fut mise en service. Les unités du type Paris mesurent 165 mètres de long, 27 de large, jaugent 23.500 tonnes ; la puissance motrice de 26.200 chevaux est donnée par deux turbines ; la vitesse est de 20 nœuds, l’armement de 12 canons de 305 millim., 22 canons de 140 millim. et 4 tubes lance-torpilles sous-marins.

L’équipage se compose de 1.200 hommes ; le service du bord, affecte l’activité d’une petite ville, avec ateliers, boulangeries, prisons, etc. La vie y est extrêmement pénible, la discipline stupide et rigoureuse ; ajoutez à cela la mauvaise nourriture, et vous saurez pourquoi presque toujours une révolution commence par la révolte des marins.

Ces formidables forteresses, sur lesquelles comptaient les militaristes jusqu’au-boutistes pour écraser l’ennemi, firent preuve d’une impuissance totale, étant à la merci des torpilleurs, petits bâtiments légers, dont les plus grands atteignent environ 100 mètres, et principalement des sous-marins dont la dimension varie entre 30 et 100 mètres et l’équipage entre 12 et 80 hommes. Ces petits bâtiments naviguent en surface et plongent pour attaquer l’adversaire ; ils se dirigent en plongée au moyen du périscope ; une seule torpille lancée au bon endroit suffit pour anéantir un cuirassé moderne et les millions qu’il représente et engloutir tout l’équipage.

Certains affectent de voir dans les progrès réalisés tant dans la construction des bateaux, que dans leur vitesse et armement, le triomphe de la science domptant les éléments. Quoique ce raisonnement soit exact dans une certaine mesure, ce qu’il faut surtout retenir, c’est, comme toujours, le fait que les découvertes de la science sont utilisées ici au seul service de la malfaisance et de la destruction, la marine de guerre n’ayant d’autre rôle que de porter au loin l’asservissement, la misère et la mort aux peuples faibles, qui ne demandent qu’à conserver leur indépendance. La colonisation, en attendant les guerres d’envergure, est le champ « pacifique » d’activité des ruineux monstres marins.

La marine marchande est ainsi dénommée parce qu’elle sert au transport des marchandises en même temps que des passagers. Elle englobe tous les bâtiments, petits et grands, se livrant au commerce, depuis les petits voiliers caboteurs (ne s’éloignant guère des côtes) jusqu’à leurs grands frères : les voiliers, à 5 mâts qui se font de plus en plus rares.

Une autre catégorie désignée à part sous le nom de bateaux de pêche, comprend les petits voiliers avec trois ou quatre hommes et aussi les Terre-Neuvas, beaucoup plus importante, qui partent chaque année pêcher la morue à Terre-Neuve, et les chalutiers à vapeur se livrant à différentes pêches.

Enfin les bateaux à vapeur qui sillonnent les mers en tous sens, depuis le cargo-boat de 100 mètres environ affecté au transport du charbon et du pétrole jusqu’aux grands bâtiments mixtes qui transportent marchandises et passagers, et dont certains, comme Le Foucault, atteignent 150 mètres de long, 18 mètres de large, déplacent 14.624 tonneaux, comportent 195 hommes d’équipage, et possèdent une force motrice de 6.900 chevaux et deux hélices actionnées par deux machines à triple expansion.

Nous arrivons enfin aux supertransatlantiques, genre Lutetia, qui effectuent les grandes traversées. Un tel bâtiment mesure 217 m. 50 de long sur 28 mètres de large. Le tonnage est de 39.900 tonnes. La force motrice propulsée au moyen de turbines à vapeur atteint 52.400 chevaux et permet une vitesse de 23 nœuds. On vient de lancer le super-paquebot Atlantique, destiné au service Bordeaux-Buenos-Aires, qui mesure 225 mètres de long.

Le luxe réalisé à bord pour l’agrément des riches passagers est inouï. L’on y trouve des jardins d’hivers, des salles de jeux, concerts, dancings, des courts de tennis, des appartements et des salons d’un confort aussi élégant que les plus opulents hôtels particuliers.

En nous reportant au premier bateau construit par Archimède, 215 ans avant J.-C., nous voyons que les dimensions sont restées sensiblement les mêmes ; par contre la vapeur a remplacé la voile, décuplant ainsi la vitesse et rapprochant de ce fait les continents.

Si nous envisageons la peine des hommes, nous constatons que peu de chose a été fait pour diminuer leurs souffrances. Autrefois, ils tiraient sur l’aviron, pendant que les maîtres se prélassaient sur le pont dans la contemplation des étoiles ou recevaient les baisers des femmes. Aujourd’hui, pendant qu’au son du jazz, les épidermes se frôlent et que les lèvres s’humectent dans l’étreinte et la possession, tout au fond de cette ville flottante, les soutiers enfouis dans les cales étouffantes et armés d’une pelle amènent sans trêve le charbon que les chauffeurs précipitent sans arrêt, dans la gueule des immenses chaudières qui produisent la vapeur pour actionner machines et turbines. Ces hommes sont nus, couverts de sueur ; la poussière de charbon vient se coller sur leur corps ; ils sont plus noirs que des Africains. Ce travail si pénible et malsain est, selon la coutume, mal rétribué et ceux qui l’accomplissent méritent bien le nom de modernes forçats de la mer. ‒ Georges Chéron.


MARQUE. s. f. (de l’allemand mark). Empreinte, signe qui sert à faire reconnaître une personne ou une chose. C’est ainsi qu’on dit : la marque d’une vaisselle, la marque du linge, la marque de fabrique, etc. L’instrument avec lequel on établit l’empreinte ou le signe porte aussi le nom de marque. L’impression qui se faisait au fer chaud sur l’épaule d’un condamné constituait une marque. La trace que laisse sur un corps une blessure, une éruption, une lésion est une marque. Le morceau de bois dont se sert le boulanger et sur lequel il fait une coche quand il livre du pain à crédit à un client s’appelle marque. Le jeton, la fiche dont on se sert au jeu, prend aussi le nom de marque. Au figuré, l’indice, le présage, de même la preuve, le témoignage sont autant de marques différentes. ‒ E. S.


MARTYR. n. m. (mot latin, formé du grec martus, témoin). Martyrs, frères d’idéal, et vous pauvres esclaves qui, en Jésus, aviez salué le libérateur d’outre-tombe, et vous, nobles esprits qu’une Église sanguinaire mura dans des cachots ou étouffa sur des bûchers, et vous, leurs héritiers, semeurs de vérité, apôtres de l’amour, que la justice moderne condamne au bagne ou à la chaise d’électrocution, vous qui, à toute époque et dans toute région, avez souffert dans votre corps pour témoigner de votre foi, soyez bénis pour la sublime leçon que vous donnez aux hommes ! Devant la phalange des éternels crucifiés, des victimes innombrables, des anonymes comme de celles dont l’histoire a retenu le nom, combien mesquines nos vanités et fades nos plaisirs ! Comme s’effacent aussi les divergences d’idées, pour laisser place à une suprême admiration ! Irrécusable preuve de la fragilité de tous les programmes, mais qui démontre qu’à travers des doctrines éphémères, des formes transitoires circule un même souffle de vie, une sève génératrice de fleurs et de fruits sans cesse renouvelés.

Un besoin d’évasion, un élan vers l’idéal supérieur à la réalité présente, la nostalgie d’un futur qui demande à naître, voilà l’onde jaillissante dont boiront les héros de l’avenir comme y burent leurs frères du passé. Et son enivrante douceur toujours captivera les insatisfaits, cœurs ou cerveaux de flamme, que la société tue avant de les adorer, généralement. Ne sont-ils pas les trouble-fête, les contempteurs-nés de l’ordre établi ; et les princes, de ce monde, de Néron à Hoover ou Poincaré, sont restés les mêmes : ils aiment et défendent un présent qui leur vaut de commander. Mais un obscur frisson, une secrète angoisse saisissent souvent les foules devant l’homme enchaîné pour sa foi ; si, en tuant les corps, on tue parfois les idées, il arrive que la terre fécondée par le sang des martyrs porte des moissons inattendues. Aux dieux souffrants, à l’Orphée des grecs, à l’Osiris des bords du Nil, l’affection des âmes ne manqua jamais ; et c’est l’universelle douleur qui devait assurer le triomphe du crucifié du Golgotha. Un Socrate, un Mani, un Jean Huss, une Jeanne D’arc furent grandis infiniment par le supplice ; bientôt les rejoindront dans la région des surhumains ces douces victimes : les Ferrer, les Vanzetti et les Sacco. Parmi les simples, étrangers à l’art du gouvernement, quel cœur resterait insensible, quels yeux ne deviendraient humides devant ces témoins du sang ; et ne surpassaient-ils pas la commune mesure ceux dont la volonté ne fléchit point au milieu des tourments, les couronnés d’épines, les flagellés de tous les temps ! Si nouvelle, si bafouée soit-elle une doctrine est quasi invincible lorsqu’elle rend fort, même devant le bourreau. Le christianisme, aujourd’hui persécuteur, fut tel au début. Aux humbles, aux pauvres, aux misérables à qui le monde antique était si dur, il parlait de fraternité ici-bas et d’éternelles béatitudes pour le lendemain de la mort. À l’esclave, brutalisé par un maître cruel, il donnait l’espérance et une échappée sur un coin du ciel. Sans doute de bonne heure il gagna quelques esprits cultivés et quelques patriciens au cœur généreux, témoin la condamnation du consul Flavius Clemens et de sa femme, sous Domitien, « pour athéisme et mœurs juives », mais ils furent l’exception ; petites gens, esclaves, captifs, hommes et femmes de mauvaise vie, déclassés, visionnaires constituèrent pendant les premiers siècles sa clientèle de prédilection. Ajoutons qu’en matière religieuse les Romains étaient d’une tolérance extrême. Les divinités des pays conquis furent accueillies dans leur panthéon ; elles s’installèrent à côté des dieux et des déesses italiotes sans que personne s’en choquât, plus nombreuses à mesure que la domination romaine s’étendait plus loin. Et les étrangers, qui vivaient sur les rives du Tibre conservaient le culte en usage dans leur pays d’origine ; s’ils s’acquittaient de leurs devoirs envers les dieux nationaux, les citoyens eux-mêmes pouvaient embrasser librement les pratiques rituelles des autres peuples. Sous l’empire, Isis, Mithra et d’autres divinités orientales obtiendront, à Rome, une vogue extraordinaire. Les juifs, avec qui l’opinion confondit longtemps les chrétiens, jouissaient d’une large tolérance ; c’est à l’ombre de la synagogue que grandit l’église son ennemie, et Domitien unira les deux dans une commune réprobation.

Mais le principe fondamental du christianisme s’opposait aux principes fondamentaux de l’État romain. Héritier fidèle, en cela, du vieux Jahvé des hébreux, Christ s’affirmait jaloux, n’admettant point de partage. La religion nouvelle émancipait les consciences de l’autorité impériale ; alors que la conception romaine postulait l’asservissement total de l’individu. On n’était bon citoyen que si l’on adorait Rome elle-même divinisée et sa vivante incarnation, l’empereur, dont temples et statues se dressaient dans toutes les contrées soumises à la puissance romaine. Seules furent persécutées les religions qui refusèrent une place à l’Empereur dans leur Olympe ; le druidisme sera du nombre, aussi le christianisme dont le prosélytisme ardent, fort étranger à l’ancienne synagogue, inquiètera de bonne heure les autorités impériales. D’où les martyrs, ainsi appelés d’un mot grec signifiant témoin ; car le christianisme se recrutait surtout parmi les hommes de condition servile et, pour un esclave, témoigner en justice, ou souffrir c’était tout un, la loi romaine n’admettant son témoignage qu’obtenu par la torture. Les historiens ecclésiastiques ont dressé une liste de dix persécutions : celles de Néron, de Donatien, de Trajan, d’Antoine, de Marc-Aurèle, de Septime-Sévère, de Maximin, de Decius, de Valérien, de Dioclétien. Liste fantaisiste ; le gouvernement central de l’avis des auteurs impartiaux, ne chercha point, par dix fois, à supprimer la religion nouvelle sur l’ensemble du territoire, en recourant à la violence, Néron et Domitien ne sévirent contre les disciples de Jésus, associés aux Juifs, que dans des cas très spéciaux. Trajan, le premier, introduisit dans la loi le crime d’être chrétien. « Il ne faut pas rechercher les chrétiens, écrivait il à Pline le jeune en 112, mais si on les dénonce et qu’ils soient convaincus, il faut les punir. Si toutefois quelqu’un nie être chrétien et le prouve en suppliant nos dieux, qu’il obtienne son pardon. » Jusqu’à Décius les directives données par Trajan serviront de règle aux fonctionnaires romains. Les persécutions furent locales et intermittentes, occasionnées par l’intransigeance des chrétiens ou par la haine des populations païennes qui multipliaient les dénonciations.

Faites au hasard des circonstances, elles comportaient des moments d’accalmie et d’autres de violence ; très modérées dans certaines provinces, elles pouvaient, à la même époque, s’avérer fort sanglantes ailleurs. C’est en 250 seulement, sous Décius, que la lutte devint générale contre la nouvelle religion ; le peuple, persuadé que les calamités publiques provenaient de l’impiété des chrétiens, réclamaient leur mort ; les lettrés et les patriciens déploraient l’abandon des antiques traditions nationales. On infligea des tortures effroyables aux contempteurs de la divinité impériale. Après avoir subi le supplice du chevalet et des plaques rougies au feu, un malheureux fut oint de miel et dévoré par les mouches ; sous Dioclétien tous les habitants d’une ville de Phrygie furent brûlés. « Les chrétiens, écrit l’apologiste Lactance, sans distinction d’âge ni de sexe, étaient condamnés aux flammes ; et comme ils étaient en grand nombre, on ne les livrait plus isolément au supplice, mais on les entassait sur les bûchers. Les esclaves étaient jetés à la mer avec des pierres au cou ; la persécution n’épargnait personne. » Mais l’inutilité de cette lutte tardive apparut bientôt ; et l’ambitieux Constantin s’appuiera peu après, sur l’Église pour obtenir le pouvoir souverain. Les auteurs ecclésiastiques ont d’ailleurs singulièrement exagéré le nombre des martyrs ; beaucoup de ceux qu’on inscrivit au catalogue des saints n’ont jamais existé ; et les plus belles légendes concernant les confesseurs de la foi furent inventées de toute pièce par des dévots peu scrupuleux. Afin de multiplier les reliques, dont les fidèles étaient friands, certains papes baptisèrent corps de martyrs tous les squelettes extraits des catacombes ou même des vieux cimetières romains. On poussa l’impudeur jusqu’à garnir les châsses de rondelles d’os de chiens. Des prêtres modernes Duchesne, Ulysse Chevalier, etc., ont eu le courage de reconnaître combien l’Église s’était fourvoyée en matière de reliques, de légendes pieuses, de canonisation, d’apostolicité des églises, etc. ; naturellement, les évêques contraignirent au silence ceux dont le courage n’était pas à la hauteur de l’esprit. Mais Houtin et quelques autres, amoureux surtout de vérité, refusèrent de pactiser avec les profitables mensonges chers à leurs confrères du clergé.

Rappelons aussi qu’au dire des apologistes, une preuve de la divinité du catholicisme résulte de la rapidité de sa diffusion. Or au troisième siècle de notre ère le paganisme était plein de vigueur ; beaucoup plus miraculeuse, puisque beaucoup plus rapide, devrait nous apparaître la diffusion de la religion musulmane ou du protestantisme. En réalité les progrès du christianisme furent d’une lenteur étonnante, explicable seulement par la résistance des patriotes romains, persuadés que la prospérité de l’empire dépendait du maintien des rites ancestraux. Si la palme du martyre fut cueillie par de nombreux chrétiens, beaucoup d’autres apostasièrent. Ils obtenaient leur pardon à des conditions diverses : « Que celui qui a succombé après de longues souffrances, disait Pierre, évêque d’Alexandrie, passe quarante jours en un jeûne rigoureux et en œuvres pieuses, puis qu’il soit admis à la communion ; une année de pénitence pour ceux qui ne souffrirent en rien et prirent la fuite par frayeur. Que celui qui a trompé les persécuteurs par des artifices, soit en achetant des attestations libellées, soit en se substituant des païens, fasse pénitence six mois ; un an s’il s’est substitué des esclaves chrétiens qui sont au pouvoir du Seigneur ; trois ans de pénitence pour les maîtres qui ont permis ou commandé à leurs esclaves de sacrifier. Qu’il soit pardonné à ceux qui, après avoir succombé une première fois, retourneront au combat et souffriront avec constance. » Des évêques apostats, en assez grand nombre, livrèrent l’Écriture Sainte aux païens pour être brûlée. Un schisme éclata à leur sujet dans l’église d’Afrique à la fin des persécutions, Donatus de Carthage et ses partisans déclaraient nuls et sans effet les sacrements administrés par eux. Saint Augustin combattit les donatistes et, secondé par les édits impériaux, fit admettre que l’efficacité du ministère sacerdotal ne dépendait pas du caractère personnel du ministre.

À peine l’Église cessa-t-elle d’être persécutée qu’elle devint persécutrice à son tour ; le sang de ses martyrs était encore chaud qu’elle commença de répandre celui de ses adversaires. Et sa cruauté, croissant avec sa puissance, finit par dépasser de beaucoup celle des empereurs romains. Si Constantin ménagea au début la vieille religion nationale, il jeta le masque après la mort de son collègue Licinius qui régnait en Orient. Lui-même ne reçut le baptême que sur son lit de mort, mais il manifesta ouvertement son mépris pour les anciens dieux, encouragea les conversions, écarta les païens des fonctions publiques et se déclara partout le protecteur de l’Église. « Moi aussi, disait-il aux Pères du concile de Nicée, je suis évêque ; vous êtes évêques pour les choses qui se font au-dedans de l’Église ; et moi, Dieu m’a institué comme un évêque pour les choses du dehors. » Ses successeurs iront plus loin : deux lois de Théodose, quatre d’Honorius fermeront les temples, supprimeront leurs revenus, interdiront les sacrifices, édictant la peine de mort pour fait de religion. En 385, l’évêque espagnol Priscillien sera exécuté, pour crime d’hérésie, avec six de ses principaux partisans.

Saint Jérôme, saint Augustin feront appel au bras séculier ; et le pape Léon Ier proclamera en 447, qu’il est juste et bon d’ôter la vie aux hérésiarques. Doctrine abominable que l’Église ne répudiera jamais et qui fit des milliers et des milliers de martyrs surtout au moyen-âge. La violence entrera si bien dans les mœurs chrétiennes qu’un Charlemagne contraindra les Saxons à choisir entre la mort et le baptême, en massacrant d’un coup plus de 4.000. Les ducs de Pologne procèderont de même à l’égard des Vendes, les Chevaliers Teutoniques à l’égard des Prussiens, les Chevaliers Porte-glaive à l’égard des païens de Lituanie, de Livonie et de Courlande. Toujours et partout, dès qu’elle fut maîtresse, l’Église se montra implacable contre ses adversaires. On sait à quelles horreurs aboutit la croisade prêchée par Innocent III, en 1208, contre les Albigeois. Durant une vingtaine d’années, de pieux catholiques, encouragés par les légats pontificaux, pillèrent des villes florissantes, tuèrent par le glaive ou la flamme des multitudes d’innocents ; sans parler des malheureux que l’Inquisition laissa pourrir dans ses geôles, jusqu’à leur mort. Les Vaudois, coupables de lire l’Écriture Sainte malgré la défense du Pape et de mettre en pratique les conseils évangéliques, furent également brûlés par centaines. En 1663 et 1687 le très chrétien Louis XIV ranimera contre eux les anciennes persécutions : ils s’indignaient de voir l’Église si riche alors que Jésus fut si pauvre, crime de tous le plus impardonnable aux yeux du clergé. Jean Huss et Savonarole, pour avoir dénoncé des abus criants subirent aussi le supplice du feu. Que dire des innombrables martyrs faits par l’Inquisition et des raffinements de torture qu’elle infligea à ses victimes ! (voir inquisition, massacres, tortures, etc.). Heureusement, pour le protestantisme, cette sinistre institution avait perdu de sa force au xvie siècle, dans les pays germaniques. La Saint-Barthélémy en France, les massacres du duc d’Albe dans les Pays-Bas, les atrocités de l’Inquisition Espagnole attestent pourtant que l’Église catholique affectionnait toujours la violence. Luther, de son côté, poussa au meurtre des paysans anabaptistes qui proclamaient les hommes égaux ; et le supplice de Servet donne une piètre idée de la tolérance de Calvin.

Entre protestants et catholiques la lutte continua pendant les xviie siècle et xviiie siècle ; depuis, la réconciliation s’est faite sur le dos des incroyants, leurs communs ennemis. Contre les penseurs libres, contre les hommes irréligieux ils sont d’accord aujourd’hui. Si les moines espagnols furent les meurtriers de Ferrer les Puritains d’Amérique ont conduit à la mort Sacco et Vanzetti. C’est parmi les adversaires des religions et des lois que se recrutent, à notre époque, les vrais successeurs des premiers martyrs chrétiens. ‒ L. Barbedette.