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Encyclopédie anarchiste/Maternité - Matriarcat

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1469-1479).


MATERNITÉ n. f. rad. maternel (du latin maternus). Le fait d’être mère, de mettre au monde un ou plusieurs enfants.

L’instinct maternel n’est pas aussi universel qu’on le pourrait penser. Il est des femelles animales : chattes, rates, souris qui dévorent leurs petits dès qu’elles les ont mis au jour ; bien des poules mangeraient leurs œufs si les éleveurs ne prenaient la précaution de les leur enlever.

Néanmoins, ces infanticides animaux sont l’exception. L’instinct maternel est la sauvegarde de l’espèce, il est donc la loi générale. Tout le monde a pu admirer avec quel soin la mère chatte allaite ses petits, avec quel amour elle les lèche et avec quelle délicatesse elle les saisit par la peau du cou pour les transporter d’un lieu à un autre.

Chez les femmes l’instinct maternel n’est pas également développé ; il en est qui ne le possèdent pas. Chez presque toutes il faut, pour qu’il apparaisse, un certain temps. La nouvelle accouchée toute pantelante ne pense pas à son enfant. Ce n’est qu’au bout de quelques jours qu’elle commence à l’aimer.

L’allaitement au sein semble intensifier l’amour maternel. La mère éprouve, lorsque l’enfant tête, un plaisir sexuel et cela ne fait que resserrer le lien entre la mère et l’enfant.

La misère, les maternités trop nombreuses affaiblissent l’amour de la mère pour ses enfants ; à ce point de vue on peut dire que l’amour maternel est un luxe ; dans les familles pauvres l’enfant reçoit plus de coups que de caresses. Les noms de mépris que l’argot donne au bébé : le salé, le lardon, montrent que les pauvres gens considèrent comme un malheur la venue de l’enfant qui sera une lourde charge.

Chez les animaux, la mère ne choie ses petits que lorsqu’ils sont trop jeunes pour se subvenir à eux-mêmes. Dès qu’ils sont grands, elle les chasse et les mord. C’est en vain que Croc Blanc, le héros de Jack London, fait fête à sa mère la louve qu’il a retrouvée ; elle a d’autres petits et elle fait comprendre à son ancien fils qu’elle ne le connaît plus.

Dans l’humanité, la société prolonge l’amour maternel ; mais ici, encore, il faut considérer les classes. Seuls les parents riches ont le loisir de choyer longtemps leurs enfants. Chez les pauvres, dès que le fils est à peu près en âge de gagner sa vie, on le renvoie ; souvent même c’est lui qui veut partir, heureux d’échapper enfin à l’autorité parentale et de quitter un foyer où il n’a connu que la misère.

Presque toujours la maternité est imposée à la femme malgré elle. Jeune, les sens en éveil, elle cède à l’homme qui lui parle d’amour et souvent lui promet le mariage. Ignorante, la pauvre fille devient vite enceinte et celui qui est l’auteur de la grossesse l’abandonne avec des injures. Mariée, la maternité est aussi imposée la plupart du temps à l’épouse. Elevée dans les préjugés, la femme n’ose pas réfléchir aux choses de la reproduction, elle se contente de subir et croit qu’il n’y a rien à faire contre la nature.

Cette mentalité, il faut le dire, est en voie de disparition. Si la jeune fille se laisse encore prendre aux premiers rapports sexuels, la bêtise qu’elle a faite lui sert de leçon et elle apprend à se préserver.

Dans le mariage, l’homme, à moins qu’il ne soit une brute alcoolique, comprend qu’il n’a pas intérêt à accabler son épouse d’enfants qu’il lui faudra nourrir sur son travail.

L’interdiction de l’avortement est un des faits de la loi de l’homme ; c’est une contrainte odieuse qui viole la liberté la plus essentielle de l’individu : celle de son corps.

Imposée à la femme, la maternité est méprisée lorsqu’elle a lieu hors mariage. La famille jette à la porte la fille mère dont l’enfant viendra y apporter le déshonneur ; il est encore des pères qui se croient alors en droit de tuer la coupable et si le monde ne les approuve pas, il les excuse.

Cette idéologie barbare est l’expression du millénaire esclavage dans lequel la femme a été tenue. Seul l’homme compte dans l’humanité et la seule raison d’être de la. femme est de fabriquer l’homme ; on impose donc à la femme la maternité, comme le fermier l’impose aux femelles de ses troupeaux.

Individuelle dans son acte initial : l’enfantement, la maternité le devra-t-elle rester dans l’élevage et l’éducation des enfants ? Je ne le pense pas.

L’industrialisation doit s’étendre à la formation des générations futures, car là, comme ailleurs, l’individualisation fait contre beaucoup de peine de mauvais travail.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’évoquer la salle luisante de propreté de l’institut de puériculture et de lui comparer le taudis de la famille pauvre où le bébé croupit dans ses langes souillés.

C’est en vain que les gens qui s’évertuent à vouloir mettre sur les plaies sociales des cataplasmes inopérants, font enseigner la puériculture aux petites filles des écoles primaires. Pour faire de l’hygiène, il ne suffit pas d’en avoir appris jadis les rudiments ; il faut en avoir le courage, en avoir le temps, la place, et avoir de l’argent, toutes choses qui manquent nécessairement lorsque l’on doit travailler tout le jour pour un salaire insuffisant.

La société présente se substitue, par ses écoles, à la famille pour l’éducation des enfants ; celle de l’avenir fera un pas de plus et elle assumera tout entier l’entretien de l’enfance.

La maternité, comme l’industrie, cessera d’être individuelle pour devenir sociale. La femme sera ainsi libérée du plus lourd fardeau de sa vie.

Car si c’est un plaisir pour la femme riche d’embrasser, à certains moments de la journée, son bébé coquettement paré, l’élevage d’un nourrisson est un fardeau écrasant pour la femme pauvre. Plus de sommeil : le bébé crie la nuit, il faut se lever, le calmer, le changer, l’allaiter. Plus de jeunesse : les pauvres plaisirs de l’ouvrière sont proscrits, le bébé ne doit pas être quitté d’un instant. La morale sévère même blâme la jeune mère qui se détournerait de ses devoirs pour songer aux plaisirs. J’ai vu des mères susciter l’indignation parce qu’elles emmenaient leur bébé au cinéma.

Pour peu que la femme écoute les conseils des repopulateurs et qu’elle ait une demi-douzaine d’enfants, sa vie est finie. Lorsqu’ils seront élevés, elle sera vieille et les fatigues de la grossesse et de l’allaitement auront fait d’elle une loque.

La maternité éteint l’intelligence de la femme. Il lui faut se mettre au niveau du bébé qu’elle fait sauter sur ses genoux ; pour l’amuser elle ressasse pendant des heures des chansons puériles.

Comment lire, lorsque, d’une bout de la journée à l’autre il faut allaiter, débarbouiller, changer, bercer, laver les couches, etc. L’étudiante dont l’esprit éveillé s’intéressait à tout, n’est plus qu’une ménagère abrutie.

Ceci n’est pas une vue personnelle, je n’en prendrai pour exemple que la chanson poitevine :

Quand je vis tous ces drapiaux
Etalés sur la palisse
Cela me fit jurer, ma foi,
Que je resterais toujours fille.

Le sacrifies de la mère fait-il le bonheur de l’enfant ? Non, certes, et Freud nous a montré ce que le bourrage officiel nous empêchait de voir, c’est que l’enfant, loin d’aimer ses parents, les déteste ; leur autorité lui est odieuse.

La maternité, en effet, ne saurait donner ni l’intelligence, ni la science pédagogique. L’esprit de l’enfant se développe au petit bonheur. Pour bien des mères l’enfant n’est qu’une poupée dont elles s’amusent ; un incident heureux vient-il de leur advenir, elles couvrent l’enfant de baisers ; sont-elles de mauvaise humeur, elles rudoient, elles frappent même le pauvre petit qui n’y comprend rien.

De la culture intellectuelle de l’enfant, la plupart des parents ne s’occupent pas du tout ; sans la loi sur l’instruction obligatoire, beaucoup ne l’enverraient pas même à l’école.

On a dit que l’éducation sociale enlèverait aux enfants leur originalité. On oublie que l’originalité est une fleur rare qui ne pousse guère en terre inculte et que d’ailleurs une éducation bien comprise peut, loin de l’étouffer, la susciter au contraire.

L’essentiel est de donner à l’enfant la santé, le bien-être physique, la culture intellectuelle et morale ; les spécialistes de la maternité sociale le feront beaucoup mieux que les mères.

La maternité sociale donnera la vie rationnelle à l’enfant et, grâce à elle, la femme pourra enfin oser vivre pour elle-même. — Doctoresse Pelletier.

A Consulter. — L’amour libre : Ch. Albert. — Maternité consciente : Manuel Devaldès. — L’amour et la maternité : Doctoresse Pelletier. — Maternité (roman) : Brieux. — Libre amour, libre maternité, etc.

MATERNITÉ (consciente). Est-il une locution plus belle dans le vocabulaire ? On peut, forçant quelque peu le sens habituel de l’adjectif, la considérer dans les deux sens du mot « conscience » ; soit que le père et la mère, doués d’une haute conscience morale, ne donnent naissance au nouvel être formé de leurs deux chairs qu’avec le sentiment de la grande responsabilité que, ce faisant, ils assument à l’égard de l’enfant comme envers l’humanité : soit qu’ils le fassent consciemment, avec toute la connaissance que cette expression implique et que l’acte procréateur requiert pour des humains très civilisés.

Certes, il y a un abîme entre cet idéal et la réalité commune. Cet idéal n’est guère davantage, actuellement, que l’apanage d’un petit groupe de scientistes et de réformateurs moraux et sociaux, suivis par un petit nombre d’humains d’élite qui le traduit en fait.

Et il faut que la grande masse de l’humanité soit encore bien arriérée, tant au point de vue de l’intelligence qu’à celui de la moralité, pour qu’il soit encore nécessaire de militer, plus ou moins dangereusement, pour l’application du concept de maternité consciente.

Ce que, depuis longtemps, les éleveurs font pour les animaux de l’étable ou de la basse-cour, ce que les cultivateurs accomplissent pour les céréales, les légumes et les fruits, l’homme le refuse à son espèce et son enfant est le résultat du hasard et de l’inconscience, quand il n’est pas celui de bas calculs (voir naissance).

C’est qu’évidemment, dans le cas de l’homme, nous nous trouvons dans un domaine où ni la raison ni le grand amour ne sont maîtres. L’instinct le plus aveugle et le plus puissant, allié aux passions les plus obscures et les plus secrètes, d’une part ; les intérêts évidents de certains dominateurs et prédateurs, l’ignorance et la crédulité de leurs victimes, d’autre part, entrent en jeu dans le déterminisme de la reproduction de l’espèce humaine. Mais les facultés les plus intelligentes et les vertus les plus hautes, des vertus qui d’ailleurs, n’ont rien d’orthodoxe, sont nécessaires aux humains pour qu’ils procèdent à leur génération consciemment et avec conscience. Raison, maîtrise de soi, égo-altruisme, pitié envers les faibles, et les souffrants, respect de la personne d’autrui, justice, amour, grand amour : voilà quelques-unes des nécessités intellectuelles et morales de l’homme, et spécialement du masculin, pour que la maternité consciente soit la règle et non plus la très rare exception.

Tout être humain en qui vibre une sensibilité affinée éprouve une angoisse à la pensée des souffrances dont il peut être l’ouvrier sur autrui par le simple effet de la vie qui est en lui-même. Celui-là s’efforce de réduire au minimum les conséquences du pouvoir de malfaisance qu’il porte à l’égal de tout être vivant.

Autrui, c’est d’abord l’enfant qu’il faut introduire dans l’existence. Il le voudrait fort, en bonne santé, heureux. Si, par malheur, il est porteur de quelque tare héréditairement transmissible, il s’abstiendra de toute procréation, quelque amer regret que puisse lui laisser une telle résolution. Doter un enfant de, la faiblesse, de la maladie, de la pauvreté qui pourra en être la conséquence, de la douleur, cette pensée lui fait horreur.

Car si, dans un couple, un seul des associés sexuels est taré ou que l’un et l’autre le soient, l’homme et la femme sont criminels en transmettant la vie, ne fût-ce qu’une fois. S’ils ne le sentent pas d’eux-mêmes, on doit le leur apprendre, et si l’éducation sexuelle était donnée à l’école, comme elle devrait l’être, ce serait une des tâches les plus urgentes de cet enseignement que de faire naître chez les jeunes le sentiment d’une telle responsabilité. Les saboteurs de la vie doivent être considérés et traités comme des malfaiteurs par les humains affinés qui sentent en eux-mêmes la souffrance de tous les pauvres êtres ainsi engendrés. Et leurs enfants, à l’âge de raison, auront parfaitement le droit de les mépriser et de les haïr…



Il existe chez les individus sains, normalement constitués, une capacité de résistance à tous les maux, à tous les périls, qui leur confère une immunité relative, qui les rend moins aptes à contracter les maladies dont sont immédiatement atteints les individus physiquement plus faibles. Comme dit certain proverbe : « Bon sang ne peut mentir. » C’est ce type seul qui devrait se reproduire, qui devrait être produit. Ceux qui, malades, engendrent des malades sont des gens infâmes. Et ce fait n’est pas, comme on pourrait le croire, uniquement celui de l’inconscience. Il est parfois au service d’un calcul cynique, de considérations d’argent, d’héritage, etc. Ce qui n’empêche que ces scélérats manifestes sont, selon la morale courante, de dignes et estimables parents.

Plus on descend dans les classes de la société inférieures au point de vue économique, moins il y a de chances de créer des individus forts. « Il y a certainement, dit Niceforo, dans la foule des classes pauvres une sensible quantité d’individus qui sont redevables de leur infériorité économique et sociale à leur infériorité physique et mentale ; ils constituent le dernier échelon d’héritages successifs de maux physiques et moraux qui marquent l’individu de leur sceau et de leurs tares inguérissables. » Mais il y a aussi ceux qui sont victimes du milieu défectueux. Niceforo ne l’ignore pas et il ajoute : « Il n’est pas moins certain qu’une grande quantité de stigmates d’infériorité physique et mentale constatés chez les pauvres est le résultat — et non la cause — des conditions externes : milieu tellurique, économique, intellectuel et autres. » Ceux-là sont les victimes du milieu défectueux, pour autant qu’on puisse dissocier les deux agents de dégénérescence.

La victime de l’hérédité et la victime du milieu sont en effet assez souvent confondues dans le même individu. Souvent aussi, si l’intelligence avait gouverné et la sensibilité inspiré les actes de ses parents, il n’aurait pas vu le jour. Qu’un taré mette au monde des enfants qui hériteront de sa tare pour en souffrir, c’est un malfaiteur. Qu’un pauvre fasse de même pour des enfants qui sont voués à la pauvreté, c’en est un également.



Se soucier de l’individualité en germe de l’enfant n’implique nullement que celle de la femme qui lui donne la vie soit à dédaigner ou même à considérer comme l’objet d’un souci secondaire, comme une chose subordonnée à l’être futur. Laissons une fois de plus cette cruauté à l’Église qui, lorsqu’il faut choisir, sacrifie la mère à l’enfant, ce qui existe, sent et pense à ce qui existe à peine, sent confusément et ne pense pas. Le soin des deux individualités doit être harmonisé autant que possible.

Ce serait un singulier individualisme que celui qui, dans une sorte de religion de l’évolution, sacrifierait sans cesse le présent à l’avenir, l’être vivant et développé à celui qui n’est qu’en puissance ou à l’état rudimentaire. Notre conception de la maternité consciente est scientifique et rationnelle à tous égards. Certes, elle est aussi idéaliste, mais notre idéalisme n’est pas mystique ; il tient à faire bon ménage avec notre réalisme. L’idée de maternité consciente embrasse aussi bien le bonheur de la mère que celui de l’enfant d’aujourd’hui et de l’homme de demain.

Une femme a, cela va de soi, droit à l’individualité, à la personnalité même, autant que son compagnon et son enfant. A nous d’établir l’harmonie entre ces trois unités constituantes de la famille.

C’est elle qui supporte le fardeau des maternités et de l’élevage, qui souffre pour mettre l’enfant au monde, qui parfois meurt durant cette opération : il résulte des statistiques publiées par le ministère de la santé d’Angleterre qu’en ce pays 3.000 femmes, en moyenne, meurent chaque année en couches ou des conséquences de l’accouchement.

En dehors de ce que tout être vivant a droit à l’individualité du seul fait qu’il existe, droit plus ou moins nettement admis par les sociétés les plus civilisées et en. tout cas reconnu par l’élite humaine, ces lourdes charges constituent pour la femme un titre indiscutable au dit droit.

Mais la mère n’est pas seule dans la conception de l’enfant. Il est difficile de parler de maternité consciente sans s’occuper parallèlement de l’idée de paternité consciente. L’homme droit éduqué dans la morale traditionnelle, qui ne songe pas un instant qu’on puisse adhérer publiquement à cette morale et, hypocritement, faire le contraire de ce qu’elle prescrit, cet homme s’indigne de l’acte de quelque « fils de bonne famille » rendant mère une jeune fille grâce à son ignorance et l’abandonnant ensuite, elle… et son enfant.

La même répugnance est éprouvée par l’homme qui a fait sienne l’éthique nouvelle que nous préconisons ici, devant l’individu qui, fût-il marié légitimement avec elle, profite de l’ignorance, de l’inconscience ou de la faiblesse de sa compagne, pour lui imposer, par égoïsme ou pour toute autre raison, une maternité qu’elle ne désirait pas… L’homme noble a de l’individualité de sa compagne un souci égal à celui de la sienne propre. Il juge aussi criminel de rendre une femme mère contre sa volonté que de commettre un acte d’oppression ou un meurtre quelconques…

Outre la nécessité pour les humains d’acquérir la connaissance des diverses raisons d’ordre physique et moral qui commandent la maternité consciente, il est nécessaire, pour la pratique de cette dernière par le plus grand nombre possible d’individus, qu’une sensibilité nouvelle se manifeste en eux, principalement chez les hommes, mais aussi chez les femmes.

Nous disons bien : une sensibilité nouvelle, car trop peu d’humains la connaissent aujourd’hui et pour la plus grande masse elle serait vraiment une nouveauté. Elle doit être suscitée, développée, cultivée pour que naisse en chaque être humain de l’un et l’autre sexe le sens de la responsabilité parentale et en chaque homme le respect de l’individualité féminine…

Tout homme doit apprendre que la femme n’est pas une esclave qu’un Dieu masculiniste aurait créée pour le plaisir de l’autre sexe, qu’elle a son individualité propre, qu’elle a droit à la culture, à la joie, au bonheur. Une femme qui est, par la force de violence ou de ruse, en vertu de quelque impulsion secrète du mâle, plongée contre son gré dans des maternités indésirées, voire abhorrées, cette femme est réduite à une sujétion aussi abjecte que celle de la femme orientale ou de la femelle du primitif, il faut bien le dire, c’est surtout dans le prolétariat que cette situation se rencontre…

Si l’amour de sa compagne existait chez l’homme, il ne la contraindrait pas à une maternité à laquelle elle répugne, à laquelle elle peut avoir des raisons de répugner, surtout si maintes autres l’ont précédée, comme c’est généralement le cas dans les classes pauvres. La maternité consciente implique la maternité consentie.

Non seulement le souci de sa compagne, mais la pensée de l’être à naître doit émouvoir cette sensibilité nouvelle que nous voudrions voir susciter chez le générateur. Chez la génératrice aussi, il va sans dire qu’on doit provoquer l’éclosion de cette sensibilité neuve à l’égard de l’enfant.



La morale sexuelle ancienne (voir sexe, morale sexuelle, etc.), qui survit à sa raison périmée, avec son actuelle louange aprioriste et barbare des familles nombreuses, de la fécondité illimitée des couples, cette morale a sa part de responsabilité dans le présent état de choses.

Mais l’éthique sexuelle nouvelle, une éthique qui s’ennoblit d’esthétique, se substitue peu à peu à elle. Elle s’opposera un jour, fermement, à la continuation des pratiques d’égoïsme inférieur et cruel des dégénérés, des imprévoyants et de ceux, intéressés ou stupides, qui les encouragent.

Victorieuse, elle nous délivrera de l’enfer génésique où la civilisation menace de sombrer, soit par la dégénérescence qu’entraîne la multiplication des tarés, soit par la guerre que la surpopulation ramène périodiquement. — Manuel Devaldès.


MATHÉMATIQUE n. f. (du latin mathematicus, grec mathématikos). La mathématique étudie les grandeurs soit discontinues ou numériques, soit continues ou géométriques ; c’est la science de la quantité. Elle vise tant à mesurer les grandeurs qu’à déterminer les rapports de variations corrélatives qui existent entre elles. La quantité discontinue fait l’objet de l’arithmétique ; le nombre dont traite cette branche des mathématiques provient essentiellement de l’addition de l’unité avec elle-même ; résultat de l’activité créatrice de l’esprit, il implique abstraction et généralisation préalables. Simplifiant davantage, l’algèbre remplace les chiffres déterminés par des lettres représentant n’importe quel chiffre ; elle fait par rapport aux nombres ce que fait le nombre par rapport aux objets. D’où le nom d’arithmétique universelle que lui donnait Newton. Un degré d’abstraction de plus et on obtient le calcul des fonctions qui recherche comment varie une quantité lorsqu’on en fait varier une autre. La géométrie, science de la quantité continue, établit les propriétés des figures tracées par l’esprit dans l’espace homogène à l’aide du point et du mouvement. Par l’invention de la géométrie analytique, Descartes a réconcilié les sciences, jusque là irréductibles, des grandeurs continues et des grandeurs discontinues ; à chaque figure il fit correspondre une équation et par l’étude des variations de la seconde il parvint à déterminer les variations de la première. Enfin le calcul infinitésimal, découvert par Leibnitz et Newton, permit la mesure des grandeurs continues, grâce à l’adoption, comme unité conventionnelle, de l’élément infiniment petit. Aujourd’hui la méthode des mathématiques est, avant tout, déductive ; non qu’elle descende du général au particulier comme dans le syllogisme verbal ; elle consiste dans une substitution de grandeurs équivalentes et se présente comme une suite d’égalités.

Loin de se borner à piétiner sur place, à tirer d’une proposition générale les propositions particulières qu’elle contient, la démonstration mathématique progresse vers des vérités nouvelles et généralise constamment. Elle fournit le vrai type de la déduction scientifique, bien différente de la déduction formelle dont les scolastiques abusèrent si fâcheusement. Et la rigueur des conclusions qu’elle permet d’établir a valu aux mathématiques le titre de sciences exactes. Mais il n’en fut pas de même dès l’origine ; longtemps elles utilisèrent la méthode expérimentale. Aucun procédé rationnel de démonstration géométrique chez les Babyloniens, les Hébreux, les Égyptiens ; c’est expérimentalement qu’ils estimèrent égal à 3 le rapport de la circonférence à son diamètre et que la surface d’un triangle leur apparut comme le produit de la moitié du plus grand côté par le, plus petit. En fait de mesure, ils s’en tenaient naturellement à des approximations grossières, Galilée évaluait encore expérimentalement le rapport de l’aire de la cycloïde à l’aire du cercle générateur, et Leibnitz nous parle d’une géométrie empirique qui démontrait les théorèmes relatifs à l’égalité des figures en découpant ces dernières et en rajustant les diverses parties de manière à former des figures nouvelles. La physique moderne continue de rendre des services nombreux aux sciences mathématiques ; elle leur impose des problèmes et en suggère parfois la solution. Si les premiers éléments d’une notion géométrique de l’espace se manifestent déjà dans les dessins préhistoriques de l’âge du renne, peut-être faut-il remonter encore plus loin quand il s’agit du nombre ; on démontre en effet qu’un chimpanzé parvient à compter jusqu’à 5. Toutefois, parce que plus abstraite, l’arithmétique ne se constitua comme science rationnelle qu’après la géométrie. Égyptiens, Chaldéens, Phéniciens, arrivaient difficilement à concevoir des nombres supérieurs à ceux que présente l’expérience ordinaire ; les Grecs eux-mêmes ne s’élevèrent pas jusqu’à la notion du nombre pur que ne soutient aucune intuition concrète ; et c’est d’une manière géométrique qu’ils résolvaient d’ordinaire les problèmes numériques.

L’invention par les Hindous, et l’adoption par les Arabes, du système de numération qui est devenu le nôtre permit à l’arithmétique de faire des progrès sérieux. Si nous devons la géométrie aux Grecs, c’est aux orientaux incontestablement que nous empruntâmes, au moyen-âge, les bases essentielles de la science des grandeurs discontinues. Viète, qui vivait au xvie siècle, peut être considéré comme le créateur de l’algèbre ; Stévin, vers la même époque, trouva la mécanique rationnelle. Dans son ensemble le développement des sciences exactes apparait donc lié à une progression sans cesse croissante du pouvoir d’abstraction. Aujourd’hui, l’expérience a complètement cédé la place à la déduction en mathématiques. Définitions, axiomes, postulats constituent les éléments essentiels de cette déduction. Génératrices des nombres et des figures, universelles, immuables, pleinement adéquates à leur objet, les définitions, d’après la thèse rationaliste, seraient essentiellement des créations de l’esprit ; quelques-uns même ont prétendu qu’elles existaient toutes faites en nous, et qu’il suffisait à la pensée de se replier sur elle-même pour les découvrir. D’après la thèse empiriste, au contraire, elles dérivent de l’expérience et restent entièrement tributaires des données sensibles. La notion de quantité numérique serait extraite, par abstraction, des multiplicités concrètes et qualitativement hétérogènes que nous percevons. De même les figures géométriques auraient une origine expérimentale ; en se superposant les figures sensibles neutraliseraient leurs irrégularités et l’abstraction achèverait de leur donner un caractère idéal. Associant rationalisme et empirisme, certains ont défini nombres et figures des créations de l’esprit suggérées par l’expérience. Pour Henri Poincaré, les définitions mathématiques sont des conventions commodes, sans aucun rapport avec l’expérience, mais qui peuvent varier selon les besoins scientifiques de l’esprit ; il les appelle des hypothèses, ce terme n’étant pas entendu dans son sens ordinaire mais signifient ce qu’on prend pour accordé, ce dont on part. Conditions primordiales de la démonstration, elles en constituent les principes immédiatement féconds. Le rôle des axiomes est moins apparent. Applications directes, dans le domaine de la quantité, des principes d’identité et de contradiction, les axiomes sont des propositions évidentes, indémontrables qui énoncent des rapports constants entre des grandeurs indéterminées. Ils n’interviennent pas visiblement dans la trame des déductions, mais c’est eux qui légitiment les enchaînements des propositions mathématiques et justifient la série des substitutions. Les postulats, propositions spéciales à la géométrie, énoncent des propriétés particulières de grandeurs déterminées ; ils sont indémontrables, mais leur évidence est moins immédiate que celle des axiomes ; leur rôle est à rapprocher de celui des définitions. Toutefois, pour Henri Poincaré, axiomes et postulats sont simplement des définitions déguisées ; entre eux il n’y aurait qu’une différence de complexité ; ce sont les définitions les plus générales, nécessaires à l’ensemble des sciences mathématiques. Certains géomètres, entre autres Lowatchewski, ont rejeté le postulat d’Euclide ; d’autres ont imaginé un espace à 1 ou 2 ou 4 ou n dimensions. Mais les espaces à moins de 3 dimensions ne sont que le résultat d’une abstraction, et les espaces à 4, 5, n dimensions d’artificielles créations de l’esprit.

Les équations entre 3 variables correspondant à notre espace euclidien, on a supposé qu’aux équations entre 4, 5, n variables correspondaient des espaces à 4, 5, n dimensions. En mathématiques, la démonstration sera synthétique ou analytique selon qu’elle partira d’un principe évident pour redescendre à un problème posé ou que d’un problème posé elle remontera à un principe évident. Euclide nous a donné un merveilleux exemple de la démonstration synthétique dans ses Éléments ; c’est à Hippocrate de Chios que nous devons, semble-t-il, la première idée de la démonstration analytique. La démonstration par l’absurde est un cas particulier de l’analyse des anciens ; elle consiste à prouver une proposition par l’absurdité des conséquences qui s’en suivraient si on ne l’admettait pas. Plusieurs savants contemporains ont insisté sur le rôle de l’induction ; elle interviendrait lorsqu’on généralise les résultats obtenus par démonstration, ainsi que dans les raisonnements par récurrence, fréquents en arithmétique, en algèbre et en analyse infinitésimale. Une propriété étant vérifiée pour le premier terme d’une série, l’esprit suppose cette vérification valable pour le terme suivant et, par récurrence, pour n’importe quel terme de la série. Mais, remarque Poincaré, alors que l’induction ordinaire se fonde sur la croyance à un ordre existant hors de nous, dans la nature, l’induction mathématique « n’est que l’affirmation de la puissance de l’esprit qui se sait capable de concevoir la répétition indéfinie d’un même acte, dès que cet acte est une fois possible ». Ces deux formes d’induction apparaissent donc irréductibles l’une à l’autre et sans autre lien que celui de la communauté du terme qui sert à les désigner.

Depuis toujours, les mathématiques passent pour les sciences par excellence. Il est certain que leur valeur est grande, du point de vue pédagogique, pour la formation de l’esprit ; elles développent le besoin d’évidence, le goût des démonstrations rigoureuses, des raisonnements clairs. En nous plongeant dans un monde abstrait, peut-être engendrent-elles aussi un dédain injustifié pour l’observation, une méconnaissance dangereuse des mille contingences du monde concret. D’autre part, c’est aux mathématiques que les sciences expérimentales demandent les formules nettes, précises, distinctes qui remplacent, dans l’énoncé des lois, les déterminations qualificatives toujours vagues dont on eut tort de se contenter trop longtemps. Bacon insistait de préférence sur l’aspect expérimental des sciences de la nature ; Descartes, par contre, voyait dans les mathématiques une sorte de plan général du monde. Arithmétique et algèbre, écrivait-il, « règlent et renferment toutes les sciences particulières. Elles sont le fondement de toutes les autres ». Il rêvait de construire avec elles, une science universelle capable de résoudre même les problèmes d’ordre concret. Le point de vue de Bacon a triomphé un moment, aujourd’hui, c’est celui de Descartes qui l’emporte ; délaissant la qualité, les sciences positives s’intéressent surtout à la quantité. Elles utilisent des instruments de précision, exigent des mesures, et finalement traduisent en langage mathématique les résultats obtenus. Dans ses parties les plus avancées, la physique aboutit à des séries de formules qui facilitent les applications techniques et permettent de suivre aisément la marche des phénomènes ; la chimie, elle aussi, fait appel de plus en plus à la mesure et au calcul. Biologie, sociologie ne sont pas encore parvenues au stade du mathématisme, mais elles s’en rapprochent lentement, la première surtout qui fait de fréquents emprunts à la physique et à la chimie. Contre ce triomphe des mathématiques, Boutroux, Bergson et d’autres philosophes se sont insurgés vainement. Applicables avec rigueur ou presque dans le monde inorganique, les formules mathématiques cessent de l’être dans le domaine de la vie et plus encore dans celui de la pensée, d’après Boutroux. Les lois scientifiques nous renseignent sur la marche ordinaire des phénomènes ; mais, dans la nature, il y a de la contingence, de l’indétermination ; il arrive que les faits sortent des limites que nos formules leur assignaient, comme les eaux d’un fleuve débordent quelquefois hors du lit qui les contient habituellement. Bergson prétend de son côté, que l’évolution est créatrice et qu’il y a dans la nature incessante apparition de nouveauté. Comme la raison qui les engendre, les mathématiques visent des buts pratiques ; très utiles pour l’action, elles sont incapables de nous donner une connaissance vraie du réel ; ne saisissant des choses que la surface, le dehors, solidifiant ce qui est devenir ininterrompu, elles déforment absolument les faits vitaux et psychologiques auxquels on prétend les appliquer. Comme de juste, les belles phrases de Boutroux et de Bergson n’ont pas arrêté les savants ; chaque jour des découvertes nouvelles prouvent que, dans la nature, rien n’échappe au déterminisme. Il faut la mauvaise foi ou l’ignorance d’un évêque pour déclarer, comme celui de Plymouth, Masterman : « L’atome paraît se comporter de manières aussi différentes qu’inexplicables et une sorte de liberté rudimentaire semble appartenir à la structure du monde physique. » Il n’y a place dans la nature que pour un enchaînement rigoureux de causes et d’effets. ‒ L. Barbedette.


MATIÈRE (n. f. du latin materia). Suffit-il d’ouvrir les yeux, d’étendre la main, d’user des sens en général pour percevoir la substance des objets qui nous entourent ? L’immense majorité des ignorants, plus quelques pseudo-philosophes, singes d’Aristote, le supposent volontiers. Pour eux, l’esprit est un miroir fidèle du monde extérieur : les choses sont bien telles que nous les voyons, telles que nous les palpons ; pourtant, nous savons aujourd’hui, de science certaine, qu’il n’en est rien ; les couleurs, déclare la physique, se réduisent à de simples vibrations dans la réalité objective, et les sensations tactiles proviennent de modifications mécaniques ou chimiques des terminaisons nerveuses. Les sons résultent d’ondulations acoustiques parfaitement étudiées ; l’odorat, le goût présentent un caractère subjectif indiscutable. Or la couleur, le son ressemblent si peu à des vibrations, qu’il a fallu des siècles de recherche avant d’aboutir aux connaissances actuelles ; nous ignorons encore le mécanisme secret des sensations tactiles dans leur rapport avec l’excitant externe. Notre esprit n’est point un miroir fidèle ; en lui l’univers observable ne se reflète pas sans modification ; tel une glace déformante, il impose aux données sensibles un enchaînement et des aspects qui résultent de la nature intime des organismes récepteurs. Le daltonien perçoit vert ce que l’œil normal perçoit rouge ; de nombreux troubles nerveux prouvent à l’évidence qu’un excitant demeuré identique provoque des sensations différentes lorsqu’une modification survient dans les organes périphériques ou dans le cerveau.

Résultat d’un compromis entre les vibrations extérieures et l’appareil nerveux impressionné, la sensation nous révèle l’existence d’une cause excitatrice, elle reste muette sur la nature profonde de cette cause. Un objet particulier n’est pour nous que la somme des sensations diverses qu’il provoque ; l’orange, par exemple, se réduit à un ensemble d’impressions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives coexistantes. Mais quel substratum se cache sous la couleur, détermine goût et parfum, se révèle sphérique à la palpation des doigts ? Et ce que je dis de l’orange je puis le dire, avec quelques variantes concernant surtout les sensations gustatives et olfactives, d’un meuble, d’une pierre, d’un morceau de fer, de n’importe quel objet. Ainsi se trouve posé le problème de l’existence de la matière ; problème insoluble pour le métaphysicien mais que le savant arrive déjà à rendre moins obscur.

L’existence de la matière fut niée par certains idéalistes ; Berkeley, évêque anglican de Cloyne mérite de retenir particulièrement l’attention. Ému de l’impiété grandissante au xviii, il voulut extirper la croyance en la réalité d’un substratum matériel des qualités sensibles. Les choses, à son avis, n’ont pas d’existence hors des esprits qui les perçoivent ; elles sont seulement en tant que connues. « Pour une idée, exister en une chose non percevante, c’est une contradiction manifeste, car, avoir une idée et la percevoir, c’est tout un ; cela donc en quoi la couleur, les figures, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu’il ne peut y avoir de substrat non pensant de ces idées ». Et Berkeley rend sa doctrine plus compréhensible par l’exemple suivant : « Je vois cette cerise, je la sens, je la goûte : or je suis sûr que rien ne peut être vu, ni goûté, ni touché ; donc elle est réelle. Supprimez les sensations de douceur, d’humidité, de rougeur, d’acidité, et vous supprimez la cerise. Puisqu’elle n’a pas une existence distincte des sensations, je dis qu’une cerise n’est rien de plus qu’un agrégat d’impressions sensibles, ou d’idées perçues par des sens différents : idées qui sont unifiées en une seule chose par l’intelligence ; et cela, parce qu’on a observé qu’elles s’accompagnent l’une l’autre. Quand j’ai certaines impressions déterminées de la vue, du tact, du goût, je suis sûr que la cerise existe ou qu’elle est réelle ; sa réalité, d’après moi, n’étant rien si on l’abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous entendez une matière inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, je l’avoue ni vous, ni moi, ni personne au monde ne peut être assuré qu’elle existe ». Et le philosophe accumule les arguments pour démontrer que les qualités premières comme les qualités secondes restent subjectives et que la notion de matière est contradictoire. Mais tous ses raisonnements échouent devant une double constatation ; celle de la simultanéité constante et invariable des diverses impressions visuelles, tactiles, etc., se rapportant au même objet, et celle de l’accord de tous les hommes normaux sur les sensations perçues dans un même endroit de l’espace, au même moment du temps. Rougeur, humidité, douceur de la cerise sont toujours données ensemble ; et ce fruit n’est point perçu par un individu seulement, il l’est par tous les individus présents. En manière d’explication Berkeley invoque l’action de Dieu, ce pantin métaphysique qui permet aux philosophes de concilier en apparence les plus évidentes contradictions. Cette carence est la meilleure preuve de l’existence, hors de nous, d’une substance productrice des sensations.

Mais, sur la nature de ce substrat, les opinions ont varié extrêmement. Pour les premiers penseurs grecs, matière inanimée, matière vivante, principe spirituel résultent d’un élément unique ou de plusieurs éléments qui engendrent toutes les formes animées. Avec les Eléastes l’être s’oppose au devenir, l’un au multiple ; ce qui change n’a pas d’existence propre, ce qui demeure identique à soi constitue la vraie substance. Peut-être Anaxagore distingua-t-il le premier la matière, force inerte et passive, de l’esprit, principe organisateur et actif. Leur séparation est nette dans la philosophie socratique. De l’Idée provient toute existence, d’après Platon ; la matière en dérive mais ne la manifeste qu’à l’état de reflet confus. Selon Aristote, les corps se ressemblent par la matière, principe commun, indéterminé, source de l’étendue, mais ils diffèrent par la forme, principe simple, actif, déterminé et déterminant ; la matière explique la différence individuelle, la forme rend compte de la différence essentielle. Les stoïciens adopteront une conception qui n’est pas sans parenté avec celle d’Aristote ; alors que les Alexandrins s’inspireront de celle de Platon. La théorie atomique de Démocrite, acceptée par Épicure, se rapproche singulièrement des idées scientifiques modernes sur la constitution de la matière. Au xvii, Descartes préconisa le mécanisme géométrique ; il n’y aurait point d’atomes, point de vide, l’essence des corps serait l’étendue et l’étendue deviendrait ainsi identique à la matière. Le mouvement rectiligne, qui suppose le vide, serait impossible, tout mouvement serait circulaire ; d’où la théorie cartésienne des tourbillons. À Leibnitz, par contre, la matière apparaît comme un aspect inférieur de l’esprit. Le monde est réductible à un ensemble de forces que nous devons concevoir sur le modèle de celle que nous connaissons le mieux, la pensée. Dans chaque centre de force ou monade il faut voir une conscience inétendue, douée de perceptions plus ou moins claires, d’appétitions plus ou moins développées. La matière n’est que le système de perceptions obscures qui se déroulent dans les monades ; et un accord préalable fait subsister entre ces dernières une harmonie parfaite.

Les savants du xix ont accepté la théorie atomistique de Démocrite et d’Épicure : théorie transformée et précisée à la suite des nombreuses expériences qu’ils effectuèrent. Aujourd’hui physiciens et chimistes considèrent l’atome lui-même comme décomposable en un système d’électrons : un électron positif servirait de noyau central et des électrons négatifs, animés d’une prodigieuse vitesse, tourneraient autour à la manière de planètes. Convenons qu’il s’agit là d’hypothèses dont la démonstration reste à faire. Indiquons néanmoins, quelques-uns des faits qui leur donnèrent naissance. À la suite des expériences de Crookes en 1886, reprises et continuées par d’autres physiciens, on admit le transport d’électricité négative, rayonnant de la cathode, dans un tube où le vide était poussé jusqu’au millionième d’atmosphère et que traversait un courant. Et l’on déclara, après d’autres recherches, qu’il ne s’agissait pas d’ondulations, mais de véritables corpuscules arrachés aux atomes des corps matériels, les électrons négatifs, vrais constituants matériels de diamètre infime. L’ampoule de Crookes montre d’ailleurs, dans une direction opposée au rayonnement cathodique, un autre rayonnement beaucoup plus lent : les rayons-canaux de Goldstein, formés d’ions positifs. Dépassant les données expérimentales, certains savants concluent de ces faits à l’origine électromagnétique de toute matière pondérable. Les atomes différeraient entre eux, tant par leur complexité que par le nombre de leurs éléments : celui d’hydrogène étant le plus simple, ceux du radium, du thorium, de l’uranium étant les plus lourds. Mais tous seraient réductibles, dans leurs éléments infimes, à des charges électriques positives et négatives qui se neutraliseraient dans l’atome complet. Au dire des mêmes, les découvertes radio-actives confirmeraient cette théorie, puisqu’elles révèlent une véritable désintégration de la matière, une décomposition de l’atome chimique en éléments moins complexes : électrons et noyaux d’hélium. Aussi la transmutation des corps simples, entendue il est vrai d’une manière qui n’était pas celle des alchimistes, apparaît-elle passible. L’explication des raies du spectre semble également facilitée par la croyance aux électrons, qui rempliraient le rôle de vibrateurs et, par leurs mouvements, produiraient les couleurs caractéristiques des corps.

Bien franchement nous reconnaissons que la théorie électromagnétique de la matière soulève de très grosses difficultés. Qu’en penseront physiciens et chimistes, d’ici un demi-siècle ? N’en préjugeons pas. Mais constatons que, contrairement aux affirmations des positivistes d’accord en cela avec les métaphysiciens, il est possible à la science expérimentale de nous renseigner sur la substance constitutive de l’univers. Remarquons encore que le peu connu, jusqu’à présent, suffit à condamner, sans rémission, le dualisme chrétien qui oppose la matière inerte à l’esprit actif. Dualisme que les scolastiques, infidèles à la pensée d’Aristote, mais soucieux de rendre service à la religion, avaient déjà poussé très loin et que Descartes exagérera encore, dans le dessein de maintenir l’existence de l’âme hors de toute contestation. La matière est passive, répétait-on sous mille formes, seul l’esprit est animé ; donc impossibilité absolue de les confondre. Nous savons aujourd’hui combien relative l’inertie prétendue de la matière, et que rien ne permet de la distinguer substantiellement de l’esprit. Entre la matière inorganique, la matière vivante et la pensée, le savant constate qu’il n’existe aucun saut brusque, aucune coupure véritable.

Point de fait vital spécifique ; tous les phénomènes qui s’accomplissent dans l’organisme sont d’ordre physique, chimique ou mécanique. Le protoplasma, base de la vie, est infiniment plus complexe que la matière inorganique mais il reste de la matière ; nous pouvons déjà en faire l’analyse, nos descendants en obtiendront la synthèse. Substance gélatineuse de la nature des colloïdes, il doit ses propriétés spéciales à l’incessante mobilité de granulations, caractéristiques de l’état colloïdal. Celles que l’on dénomme zymases, et qui rentrent dans la catégorie des agents catalytiques, semblent l’ultime refuge des propriétés vitales. Or, ces zymases sont isolées sans cesser d’être actives ; on peut les remplacer par des agents artificiels ; et les réactions digestives, respiratoires, etc., obtenues par les granulations zymasiques, isolées de la substance vivante, sont également obtenues avec les colloïdes du platine, de l’or, etc., résultat de la fixation d’eau sur ces métaux par l’électricité. Le cristal, d’apparence inerte, provient de granulations, véritables cellules munies de noyau, qui présentent les caractères de la vie ; et sans aboutir encore à la synthèse d’une cellule vivante, de courageux chercheurs en font entrevoir la possibilité. Donc aucun abîme entre la matière organique et la matière brute ; de nombreux contemporains l’admettent d’ailleurs. Mais il faut pousser plus loin et reconnaître qu’il n’y a pas davantage coupure entre la matière et l’esprit. S’il est un fait essentiel à la pensée vivante, c’est le souvenir. Or, la matière se souvient. Un fil d’acier, traversé par un courant et mis en rapport avec un microphone, enregistrera les vibrations acoustiques. Le son, en modifiant la structure moléculaire, sera incorporé au métal, et non plus seulement inscrit comme sur un disque de phonographe. Et le fil impressionné reproduira le son, si on le déroule devant un appareil construit à cet effet. Attraction et répulsion des atomes ou des électrons ne sont-elles pas l’équivalent des désirs et des répugnances manifestées par tout vivant ? Entre la matière et l’esprit les savants découvrent, chaque jour, des analogies qui rendent leur parenté de plus en plus certaine.

Si le matérialisme d’un Büchner est dépassé, on peut dire du spiritualisme chrétien qu’il est mort définitivement. Le corps brut contient en puissance la vie et la pensée ; de l’inorganique sortent par évolution la plante et l’animal ; quant à l’esprit qui aime et connaît, il est encore le résultat de millénaires transformations. Rien ne permet de supposer le monde organisé du dehors par un artisan divin ; pas davantage nous ne pouvons l’imaginer, à l’instar de certains modernes, comme un vivant supérieur, doué d’une conscience et d’une personnalité. C’est en lui-même que l’univers détient ses propres lois ; le germe de son devenir éternel n’eut besoin d’être déposé par personne, il a sa source dernière dans l’impérissable substance dont matière, vie et pensée sont les aspects successifs. ‒ L. Barbedette.

Bibliographie. ‒ Büchner : Force et Matière ; Science et Nature ‒ Dauriac : Matière et Force ‒ Stallo : la Matière et la Physique moderne ‒ Lord Kelvin : Constitution de la Matière ‒Hannequin : Essai critique sur l’hypothèse des atomes dans la science contemporaine ‒ Dastre : la Vie et la Mort ‒ Le Bon : l’Évolution de la Matière ; l’Évolution des Forces ‒ Lodge : la Matière et la Vie ‒ G. Kharitonov : la Synthanalyse ‒ Stormer : De l’Espace à l’Atome ‒ Perrin : Les Atomes ‒ D. F. Strauss : Der Alte und Neue Glaube ‒ J. Moleschott : Lettres sur la circulation de la vie ‒ Ch. Vogt : Leçons sur l’homme ‒ Lamettrie : L’homme-machine ; Histoire naturelle de l’âme ‒ D’Holbach : Système de la nature ‒ Dr C. Doljan : Architecture de la Matière ‒ Lossky : La Matière, l’Intuition et la Vie ‒ Le Dantec : La Matière vivante ; la Science de la vie, etc. ; ainsi que les ouvrages mentionnés à Matérialisme.

(Voir aussi les études sur Amour, Avortement, Malthusianisme, Mère, Naissance, Procréation, Sexe, etc.).

MATIÈRE (Point de vue du socialisme rationnel). Ce qui est divisible, ce qui tombe sous les sens, ce qui est susceptible de toute forme et de toute dimension constitue la matière. Toute chose physique, corporelle ou non, prend le nom de matière. La matière représente toujours un phénomène et se rapporte à l’ordre physique, à l’ordre naturel. Au figuré, le sujet d’un écrit, d’un discours, d’une thèse, enfin une cause, un prétexte sont autant de matières à discuter.

À côté des considérations qui précèdent, il est un point à développer relatif à la matière qui se rattache tout particulièrement à la vie sociale, à la vie de l’humanité. Alors même qu’elle nous apparaît comme inerte la matière est essentiellement mobile. Le mouvement est la caractéristique de la matière devenant force modificatrice. Dès lors partout où il y a matière il y a force. Disons mieux : la matière est le mouvement même, le changement, la modification sans distinction possible de bien ou de mal, et conséquemment sans direction réelle possible vers l’un ou vers l’autre.

Ce mouvement, ce changement, cette modification, n’est perçu réellement que par l’homme qui, sous l’impulsion de la force, jointe à la sensibilité exclusive à l’humanité, perçoit le sentiment de son existence, s’intéresse à ce qui l’environne et s’oriente en vue d’utilisation pratique des faits, non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir. À notre époque, outrancièrement matérialiste et despotique, certains se demandent si la matière et d’autres êtres ne pensent pas au même titre que l’homme, en se basant sur certains mouvements, sur certains gestes qui paraissent plaider en ce sens pour l’emploi de la force dans la vie sociale.

Ignorant l’impasse où ces personnes aboutissent par une acceptation trop rigoureuse de la thèse matérialiste, elles en arrivent, tout en attribuant la pensée relative à tous les êtres, à l’admettre en puissance dans la matière générale, d’où elle sort mécaniquement au moment opportun pour se métamorphoser en pensée réelle que la volonté dirige.

Pour être en accord avec la loi d’évolution, appliquée à la vie sociale, on attribuera à la matière une sensibilité métaphysique comme le fait M. J. de Gaultier, représentant pour l’homme ‒ comme pour les autres êtres et à un degré moindre ‒ une réalité ‒ illusoire ‒ supposée suffisante, qui a la propriété singulière de s’éloigner du but, à mesure qu’on approche pour l’atteindre. L’œuvre de servage économique qui s’édifie sous le pavillon de l’évolution reçoit ainsi une consécration… d’apparence… scientifique.

La matière peut paraître penser, apparaître comme pensante à ceux qui observent superficiellement, qui prennent pour critérium de leur raisonnement l’analogie.

On est matérialiste ou on ne l’est pas, et, quand on l’est, on raisonne ainsi, ne pouvant raisonner autrement.

Il n’est pas douteux que l’homme, comme les autres êtres est matière, mais est-il exclusivement matière ? Telle est la question majeure.

Du fait d’être matière, rien ne s’oppose à ce qu’il perçoive réellement le sentiment de son existence, alors que les autres êtres n’en ont qu’un sentiment instinctif et illusoire. Nul ne peut nier que l’homme perçoit dans le temps, qu’il se rend compte qu’il existe, qu’il vit, non, seulement en vue du présent mais de l’avenir. Il sent, en réalité et non en apparence, il jouit et souffre, connue il s’efforce d’éloigner la souffrance pour se rapprocher de la jouissance. Tout cela prouve qu’il pense et raisonne d’une manière plus qu’illusoire, plus qu’automatique : c’est-à-dire réellement.

Si nous observons, si nous analysons l’ordre de la matière, l’ordre physique, nous verrons que tout y est fatal, en quelque sorte nécessaire, et que dans cet ordre il n’y a pas de choix. Il est ce qu’il est, sans plus. Du reste, comment pourrait-il y avoir liberté, là où il ne peut y avoir que fatalité, intelligence réelle, là où il n’y a que mouvements ? Théorie et pratique aboutissent logiquement à reconnaître l’impossibilité de faire naître la liberté de la fatalité, aussi bien que la qualité de la quantité.

Ainsi, de la question de la matière sort la question de la liberté et de l’indépendance. Ces facultés appartiennent à l’ordre moral et non à l’ordre physique, et comportent une coordination de faits en vue d’une amélioration générale. Le sentiment que nous avons en chacun de nous de la matière, du mouvement qui nous modifie, du phénomène qui nous intéresse, nous prouve, par la coordination de la pensée et de l’action, que nous sommes sensibles réellement et non illusoirement.

Un fait, pour si intéressant qu’il puisse être, n’a aucune valeur par lui-même ; il ne vaut que par l’utilité, ou la nécessité, dont l’homme ressent le besoin et en fait usage.

Les valeurs sont toutes déterminées par le besoin que l’homme ressent ; elles appartiennent au monde social ; à l’ordre rationnel et non à l’ordre naturel.

Réfléchissons que si l’homme est tout matière, comme celle-ci est tous les autres êtres et corps, notre vie apparaît comme une série de modifications sans spontanéité, sans réalité, sans volonté, qu’elle subit tout mouvement sans en avoir conscience et sans s’y intéresser réellement. L’homme agirait comme une girouette tourne, c’est-à-dire qu’il fonctionnerait tout simplement.

« Pour qu’il y ait ordre de volonté, ordre moral, dit Colins, pour qu’on puisse admettre la liberté de l’action véritable, et par suite des droits et des devoirs, il faut qu’il y ait autre chose que du matériel ; il faut qu’il y ait de l’immatériel. Cet immatériel doit être non seulement cru, mais prouvé et prouvé incontestablement. »

Si cette preuve ne peut s’établir, rien ne serait plus facile que de mettre au-dessus de toute contestation qu’il n’y a point de droit, pas de devoir, et de ce fait, pas de justice.

En pareil cas, la force fait le droit, et mieux, elle est le seul droit possible. Que le mal triomphe du bien, que le juste mais faible soit écrasé par le fort, rien qui ne cadre pas avec la loi d’évolution physique. C’est bien, du reste, sous cette influence, sous cette direction, si on peut dire, que les diverses sociétés se sont constituées empiriquement à travers les âges. La société actuelle n’est que la continuation des sociétés précédentes sous une autre forme.

La force, qui est l’essence de la matière, qui lui est inhérente, contribue à expliquer, par le raisonnement qui est l’essence de l’Humanité, l’apparition successive sur la terre des êtres inorganisés et organisés ; elle explique enfin l’apparition du globe terrestre.

Cependant, malgré sa puissance naturelle, la force ne règne que par à-coup et, sous divers signes, l’intelligence, qui n’est que la raison, la ronge constamment. Elle finira par la miner et la renverser en faisant d’elle sa servante, son aide et non sa directrice, parce que la vie des sociétés est à ce prix.

La force, la matière doit, socialement, servir l’Individu et non l’asservir si nous voulons que la liberté ne soit pas un mythe. La liberté est d’une essence autre que celle de la force. Le pouvoir d’agir ou de ne pas agir constitue la liberté psychologique.

En définitive, quand elle se manifeste comme cause la Matière est force ; comme effet elle est mouvement ; comme objet elle est modification.

Le but de conservation et d’amélioration que certains déterministes avaient découvert dans la matière, n’a rien de réel, de conscient. Il y a illusion et confusion de l’apparence avec la réalité. Un fait est ce qu’il est et n’a pas à le savoir ; c’est au raisonnement à le déterminer. Qu’un fait soit le contraire de ce qu’il est, la nature, la matière n’en sera pas affectée pour cela ; le monde social peut l’être et l’est fort souvent. La différence est due à la liberté psychologique.

Du moment que la matière a pour propriété le changement, la modification, il apparaît que la constance, la conservation, le repos sont la négation de la matière.

Ces constatations nous amènent à comprendre qu’il faut situer les moyens de rénovation et de réalisation sociale équitable en dehors de la matière et du matérialisme déterministe.

C’est ainsi que l’idée généralement admise, qu’on se fait de la matière conduit la Société à la domination de la force et de l’arbitraire et non à celle de la raison et de la justice qui sont nécessaires à la vie sociale et à la manifestation de la liberté. ‒ Élie Soubeyran.


MATRIARCAT. n. m. (du latin mater, tris, mère et du grec arkhê, commandement). Le témoignage de la Bible fit croire longtemps que le patriarcat était le seul régime familial connu des anciens. Et des philologues, désireux de confirmer les dires des livres saints, faisaient remarquer avec complaisance que le mot pater est employé dans toutes les langues européennes pour désigner le chef de famille ; preuve, assuraient-ils, de l’existence de la famille patriarcale dans la race indo-européenne primitive, antérieurement aux migrations. Des économistes ultra-réactionnaires renchérissaient, affirmant, comme le font encore les conférenciers des ligues pour la repopulation, que c’est la famille, non l’individu, qui constitue la cellule sociale originelle. Avec Le Play, certains, n’osant demander pour le père le droit de vie et de mort sur sa femme et ses enfants, réclamaient du moins une famille souche « où l’union se perpétuerait après la mort du père, où la communauté d’existence continuerait sous la direction d’un de ses enfants, seul héritier ; cet héritier grouperait autour de lui ses frères ou sœurs que le père de famille, de son vivant, n’a pas établis dans une condition indépendante et perpétuerait au foyer paternel les habitudes de travail, les moyens d’influence et l’ensemble des traditions utiles créés par les aïeux. » Droit d’aînesse, esclavage déguisé de la femme et des enfants, voilà ce que voulaient ces bons apôtres, soutenus par des romanciers à la Paul Bourget et par le clergé catholique qui se montrait alors fort hostile aux revendications du féminisme en progrès. Et, ce faisant, l’on prétendait ramener la famille au type primitif, depuis toujours existant, que Dieu même prit la peine d’établir lorsque, fabriquant le père Adam et la mère Ève, il leur enjoignit de procréer des rejetons.

Mais les recherches sociologiques ont réduit à néant ces prétentions : notre mariage actuel n’a rien de primitif ; au cours des âges, les institutions familiales ont subi de prodigieuses transformations ; et les rapports de parenté, la filiation même n’eurent pas la fixité que les bien-pensants supposent. La promiscuité sexuelle totale, tel fut l’état des premiers hommes, probablement. On l’a contesté parce que polygamie ou monogamie se rencontrent déjà chez un grand nombre d’animaux et qu’elles constituent la règle générale chez les singes anthropoïdes. L’argument n’est pas sans valeur ; toutefois les exemples sont empruntés à des espèces dont les individus vivent, non par bandes, mais isolément. Lorsqu’ils s’associent en groupes, et ce fut sans doute le cas des hommes primitifs, les animaux s’en tiennent à la promiscuité sexuelle. Les auteurs anciens, Hérodote en particulier, signalent de nombreux peuples, ainsi les Agathyrses et les Massagètes, où tous les hommes et toutes les femmes pouvaient s’unir librement ; Strabon dit la même chose des Celtes d’Irlande et Pline des Garantes. Plus près de nous, on aurait découvert des mœurs analogues aux îles Andaman, chez les Haïdahs, chez les Indiens de la Vieille Californie, en Syrie chez les Ansariehs et les Yazidiés, etc. Mais beaucoup pensent que l’on a confondu la promiscuité avec le mariage par groupes, premier essai de réglementation sexuelle. Dans ce cas, les mariages sont interdits entre personnes d’un même clan et les hommes d’un clan doivent s’unir aux femmes d’un autre clan de la même tribu. C’est chez les Australiens et chez certaines peuplades de l’Inde que le mariage par groupes se trouve sous sa forme la plus accentuée. Ainsi chaque tribu de Kamilaroï comprend deux clans et les hommes d’un clan traitent en épouses toutes les femmes de l’autre clan, sans avoir le droit d’entretenir des relations sexuelles à l’intérieur de leur propre clan. C’est à Hovvitt et Fison, qu’est due l’expression de « mariage par groupes » ; ces sociologues ont recueilli une documentation abondante sur la mise en pratique et les modalités de ce genre d’union. Chez les Australiens Wotjoballuk du Nord-Ouest de Victoria, dont la tribu est divisée en Gamutch et en Krokitch, les hommes du clan Gamutch sont naturellement les maris des femmes du clan Krokitch et réciproquement. « Mais ce n’est qu’un droit virtuel. En pratique, pendant les grandes fêtes de l’initiation, les vieux de la tribu, réunis en conseil, distribuent entre les garçons d’un clan les filles disponibles de l’autre clan. Le mariage, appelé « Pirauru » chez les Dieri et connu des colons sous le nom de « Paramour custon », donne le droit à l’homme du clan Gamutch, par exemple, de faire acte de mariage avec les femmes ainsi désignée du clan Krokitch, quand l’occasion s’en présentera. Cependant, comme la même femme peut être « allouée » dans la succession des fêtes à plusieurs hommes, il y a certaines règles de préséance à observer dans l’accomplissement des devoirs conjugaux, si le hasard met deux hommes en présence de leur femme commune ; le frère aîné a alors le pas devant le cadet, l’homme âgé devant le jeune, etc. » L’idée d’exogamie, c’est-à-dire d’union en dehors du clan, est intimement associée, on le voit, à celle du mariage par groupe. Elle aurait eu pour but d’éviter les conséquences désastreuses que provoquent les relations sexuelles entre parents trop proches. « L’avantage des croisements si bien connu des éleveurs de bestiaux, écrit Lubbock, devait donner bientôt aux races qui pratiquaient l’exogamie une prépondérance marquée sur les autres races : nous n’avons donc pas lieu d’être surpris que l’exogamie soit devenue si générale parmi les sauvages. Quand cet état de chose eût duré quelque temps, l’usage, comme le fait si bien observer Mac Lennan, a dû produire un préjugé chez les tribus qui observaient cette coutume, ‒ préjugé aussi fort qu’un principe religieux, comme est apte à le devenir tout ce qui a trait au mariage ‒ contre l’idée d’épouser une femme de sa tribu. » Du point de vue biologique, ce qu’affirme Lubbock est discutable ; par contre il faut reconnaître que la pratique de l’exogamie fut presque générale, et qu’elle a laisse des traces chez un très grand nombre de peuples.

De la communauté primitive des femmes ou du mariage par groupes devait sortir la polyandrie, caractérisée par l’union d’une femme et de plusieurs maris. Elle fut pratiquée chez les anciens arabes, d’après Strabon : « La communauté des biens existe entre tous les membres d’une même famille, écrivait cet auteur, mais il n’y a qu’un maître, qui est toujours le plus ancien de la famille. Ils n’ont aussi qu’une femme pour eux tous. Celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, en use après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l’usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu’avec le plus âgé, avec le chef de la famille ; une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu’ils ont commerce avec leur propre mère. En revanche, l’adultère, c’est-à-dire le commerce avec un amant qui n’est pas de la famille est impitoyablement puni de mort. » Mac Lennan signale l’existence de la polyandrie aux îles Marquises, en Nouvelle-Zélande, aux îles Canaries, chez quelques Iroquois, etc. ; mais c’est l’Inde et surtout le Tibet qui constituent par excellence ses pays d’élection. Sauf chez les Cosaques Zaporogues, où elle se rapprocherait singulièrement de la communauté des femmes et chez quelques autres peuplades dont les habitudes sexuelles sont difficiles à rattacher à un type bien défini, la polyandrie revêt la forme fraternelle, c’est-à-dire que les maris d’une même femme sont frères. Au Tibet, elle se combine avec le droit d’aînesse et le patriarcat ; l’aîné est l’héritier unique, mais ses frères plus jeunes participent à sa femme comme à ses biens.

La recherche de la paternité étant en règle générale impossible, tant que duraient et la promiscuité sexuelle et la communauté des femmes et le mariage par groupe et la polyandrie, au moins dans quelques-unes de ses formes peu évoluées, c’était par les femmes qu’on établissait filiation et parenté. Sur l’enfant, le père n’avait aucun droit, il appartenait à la mère qui l’élevait et lui donnait son nom ; ce nom se perpétuait par les filles, non par les garçons. À ce système, que découvrirent Bachofen et Mac Lennan, on a donné le nom de matriarcat. Très opposé à nos habitudes actuelles, il a laissé des traces, même chez les peuples occidentaux et n’a pas encore totalement disparu du globe. « Dans la trente-troisième année de Ptolémée Philadelphe, écrit Giddings, la matronymie était encore la loi de l’Égypte. Les parties comparaissaient dans les actes publics comme les fils de leur mère, sans que le nom du père fut mentionné. Les parentés Se comptaient d’abord par les mères chez les Germains et probablement chez les Grecs. » De son côté Letournean déclare : « Le clan peau-rouge, d’après Giraud-Teulon, est une petite république ayant droit au service de toutes les femmes pour cultiver le sol, à celui de tous les hommes pour la chasse, la guerre, la vendetta. C’est à la femme qu’appartient le wigwam ou la loge familiale, ainsi que tous les objets possédés par la famille, et le tout se transmet par héritage, non au fils, mais à la fille aînée ou à la plus proche parente maternelle, parfois au frère de la morte. Pourtant cet héritage doit s’entendre dans le sens d’un simple usufruit. En réalité, c’est le clan maternel qui était propriétaire et aucun des membres de la communauté ne pouvait aliéner sérieusement le fonds social. Seulement, dans la plupart des tribus, le mari n’avait aucun droit sur les biens et sur les enfants ; tout cela restait dans le clan maternel ; c’était la filiation maternelle qui réglait le nom, le rang, les droits successoraux. » Chez les Australiens Wotjoballuk, dont nous avons déjà parlé, les enfants d’un homme Gamutch marié à une femme Krokitch et les enfants d’un homme Krokitch, marié à une femme Gamutch, sont la propriété du clan maternel. Cette filiation utérine a pour effet d’empêcher les mariages entre parents très proches. Sans doute, théoriquement, un père Krokitch pourrait épouser sa fille Gamutch ; mais ces cas sont évités en pratique par l’existence de classes dans la tribu et la prohibition de l’accouplement entre les membres de certaines classes. Morgan, qui étudia soigneusement la parenté, a dressé un remarquable tableau des liens de famille, chez cent trente neuf peuples ou tribus. Tous ces systèmes de parenté sont ramenés par lui à deux grandes classes : la parenté par description, celle des races aryennes, ouraliennes et sémitiques, qui n’admet la classification des parents que lorsqu’elle concorde avec le système numéral et qui désigne d’ordinaire les consanguins collatéraux par modification ou combinaison des termes fondamentaux de parenté ; et la parenté par classification, celle des races américaines, malaises, touraniennes, qui, confondant des parentés distinctes dans le système précédent, réduit la consanguinité à de grandes classes, coupées dans la série des générations. Ainsi dans sa forme la plus simple, chez les Maoris et les Micronésiens, on distinguera cinq groupes : le premier formé de l’individu, de ses frères, sœurs et cousins ; le second formé de son père, de sa mère, ainsi que de leurs frères, sœurs et cousins ; le troisième qui réunit ses grands-parents avec leurs frères, sœurs, cousins ; le quatrième composé des cousins de ses enfants qu’il considère comme ses fils et filles ; le cinquième groupant les petits-enfants de ses frères et sœurs qu’il considère comme ses petits-enfants. Naturellement, chez les peuples où règne ce système de parenté et qui pratiquent le mariage par groupes et l’exogamie, les craintes relatives à l’inceste ne sont pas les mêmes que chez nous. Si les rapports sexuels avec les personnes d’un clan prohibé sont généralement punis de mort en Australie, ce n’est pas semble-t-il à cause de la consanguinité, mais en vertu d’un des nombreux tabous qui défendent de toucher aux personnes de même espèce totémique. Le totémisme dut jouer un grand rôle dans l’établissement de l’exogamie, car, chez les primitifs, le lien totémique est plus fort que le lien du sang dans nos sociétés modernes. C’est avec lenteur probablement que la filiation paternelle se substitua au matriarcat. La coutume du rachat des fils par le père, chez les Limbous de l’Inde, alors que les filles restent propriété de la mère, constitue peut-être une forme de passage.

Dans les sociétés à filiation utérine, la femme jouait certainement un rôle important ; chez les peaux-rouges, elle avait la première place dans la vie domestique et disposait des provisions ; d’après Wright, malheur au mari, mauvais chasseur, qui revenait sans venaison suffisante. Mais, sauf de rares exceptions, l’influence des femmes n’était pas prépondérante dans le gouvernement de la cité. Chargées de tout le travail industriel et agricole, elles avaient un sort peu enviable dans les tribus américaines ; toutefois, elles intervenaient dans la vie politique chez les Iroquois et c’était un conseil composé de quatre femmes qui, chez les Wyandots, élisait le chef du clan. Chez les Natchez, au début du xviiie siècle, la plus proche parente du chef ou soleil, mère de l’héritier présomptif de ce dernier, s’appelait femme-chef ou femme-soleil et avait droit de vie et de mort sur les membres de la tribu. En Afrique la filiation utérine s’allie à l’omnipotence du mari qui traite sa conjointe en véritable esclave. La femme n’ayant pas la force physique suffisante pour diriger le groupe, c’est à son frère que revenait souvent l’autorité principale. Tacite remarquait que le parent le plus proche d’un enfant, chez les Germains, c’était l’oncle maternel ; Lubbeek fait la même remarque touchant les peaux-rouges : « Bien que le frère de la mère d’un individu, écrit-il, s’appelle son oncle, il a en réalité plus de pouvoir et de responsabilité que le père. Le père se trouve classé au même rang que le frère du père et la sœur de la mère ; l’autorité paternelle est exercée par le frère de la mère. En résumé, quoique les termes expriment la parenté suivant la coutume du mariage, les idées reposent sur l’organisation de la tribu. »

Au matriarcat succédera le patriarcat, fondamental dans la législation romaine ; Il n’admettait que la parenté par les mâles. De même qu’on ne peut avoir aujourd’hui qu’une nationalité, de même, à Rome, on ne devait appartenir qu’à une famille, celle du père. Le droit moderne reconnaît la parenté aussi bien dans la ligne maternelle que dans la ligne paternelle ; néanmoins, influencé par la tradition judéo-chrétienne et par les écrits des légistes romains, il favorise singulièrement le père au détriment de la mère ; c’est le premier qui donne son nom à l’enfant et qui exerce l’autorité dans la famille ; la femme, éternelle mineure, reste constamment sous la tutelle de son mari. Pourtant la filiation maternelle est facilement constatable, alors que la filiation paternelle ne saurait être démontrée scientifiquement dans l’état de nos connaissances biologiques. De plus, dans la reproduction, c’est à la femme qu’incombent les charges pénibles ; alors que l’homme se borne à jouir, la mère a les ennuis de la grossesse, les douleurs de l’accouchement ; et c’est d’elle encore, de son lait et de ses soins, que le tout jeune enfant a besoin. Aussi, révisant les idées consacrées par les codes modernes, plusieurs revendiquent présentement pour elle le privilège de donner son nom à ses enfants, et d’être chargée de leur éducation, du moins tant qu’ils demeurent privés de la raison. Une réforme de ce genre aurait l’avantage de supprimer l’abominable distinction, établie par nos lois bourgeoises, entre l’enfant issu de relations libres et celui qui est né du mariage ; entre les unions dites légitimes parce que les conjoints passent à l’église ainsi qu’à la mairie, et celles que les bien-pensants réprouvent comme contraires aux règles édictées par le pape et les parlements. De cette vue d’ensemble sur les relations familiales dans l’humanité primitive, retenons encore que les rapports sexuels entre maris et femmes ont singulièrement changé au cours de l’évolution. Et suivons avec sympathie les efforts de ceux qui veulent innover dans ce domaine particulièrement difficile et dangereux. L’insuffisance de l’éthique actuelle éclate aux yeux des moins prévenus ; éclipsé à notre époque par les préoccupations d’ordre économique, le problème sexuel s’imposera avec une acuité particulière après l’effondrement définitif de la morale religieuse. Aucune expérience ne doit donc être dédaignée ; toute tentative intéressante mérite d’être accueillie sans prévention. Mais lorsque certaines féministes prônent le matriarcat, dans le but avoué d’assurer la prépondérance politique aux femmes, je reste sceptique. Non que je refuse aux épouses des droits égaux à ceux des maris ; seulement, nantis de l’autorité, elles prendront les défauts des tyrans masculins. ‒ L. Barbedette.

Ouvrages a consulter. ‒ Summer Maine, Les Institutions primitives. ‒ Engels, Les Origines de la Famille. ‒ Le Play, Réforme sociale. ‒ Letourneau, L’Évolution du Mariage et de la Famille. ‒ Starcke, La Famille primitive. ‒ Lubbock, Les Origines de la Civilisation ; L’Homme préhistorique. ‒ Frazer, Le Totémisme, etc.