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Encyclopédie anarchiste/Musique

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1715-1730).


MUSIQUE n. f. Le mot vient du grec mousiké qui a fait le latin musica. Ce qu’il désigne est bien antérieur, car il a été, dès le premier souffle de la vie, la voix du rythme universel. Movetur musica mundus, a dit Apulée : « Le monde se meut harmonieusement. »

Dès que l’on a donné un nom à la musique et que l’on en a fait un art particulier, on a restreint sa portée et on lui a appliqué des définitions plus ou moins arbitraires aussi nombreuses que celles de l’art en général et encore plus conventionnelles. Car la musique, de par sa nature et son caractère universel, est l’art le plus indépendant de la création humaine, le plus objectif par son existence propre, le plus subjectif par l’influence qu’il exerce et il échappe aux assujettissements de la représentation plastique comme à la fixité et à l’insuffisance des matérialisations. Le sens de l’œuvre musicale, son interprétation, sa compréhension, sont variables à l’infini, même pour ce qu’on appelle « la musique à programme », et l’imagination leur ouvre un champ illimité. Par contre, ceux de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, sont fixés dans la matière, les formes, les couleurs qui composent l’édifice, la statue, le tableau. L’imagination la plus libre ne peut faire que l’édifice soit en métal s’il est en pierre, que la statue ait les caractéristiques du corps de l’homme si elle représente une femme, et que, sur le tableau, le noir soit du blanc. C’est poétiquement — musicalement — que le nuage changeant d’Hamlet est une belette, une baleine, un chameau, et pourrait être mille autres choses encore, mais plastiquement il n’est rien, il n’existe pas.

Si l’art est la vie parce qu’il en est la matérialisation dans le faire universel, la musique est encore plus la vie parce qu’elle en est le principe animateur, qu’elle est l’âme universelle. Entendons-nous ici sur le mot âme qui reviendra souvent dans ce qui suit. L’âme, en dehors de toutes théories conventionnelles, est l’élément spirituel de la vie, le « moi » intime, la sensibilité particulière de chacun des êtres, quels qu’ils soient et quelle que soit leur place dans les classifications des règnes et des états de la nature tout entière. Nous admettons fort bien, dût l’insane vanité humaine s’en indigner, qu’un caillou, un brin d’herbe, une huître, le vent qui passe, peuvent posséder une âme plus complexe et plus sensible que celle de certains hommes. La musique est l’expression la plus intime, la plus profonde, la plus caractéristique de la vie parce qu’elle est le langage le plus intime, le plus profond, le plus caractéristique de cette âme, de toutes les âmes sensibles en qui elle crée et multiplie l’intensité et l’éloquence des sentiments. C’est pourquoi tout langage est musique et, lorsque l’homme, en particulier, ne trouve plus dans la parole articulée, écrite ou mimée, un exutoire suffisant à ses émotions, il chante, il ajoute le langage musical proprement dit à la poésie, à la pantomime, à la danse, ou il n’a recours qu’au chant, à la « musique pure », pour mieux exprimer l’intimité de son émotion. Le chant, la toute simple mélodie qui jaillit spontanément des profondeurs de l’être, dit plus pleinement, plus directement que n’importe quel mot ou geste, ce qui déborde de lui : douleur ou joie, agitation ou calme, inquiétude ou sérénité, colère ou paix.

On a méconnu la musique, on l’a diminuée et rabaissée on peut dire indignement lorsqu’on l’a définie ainsi : « l’art de combiner les sens pour le plaisir de l’oreille. » On en a fait une sorte de titillation auriculaire mettant en bonne humeur, comme d’autres, pratiquées sous le menton ou sur l’épigastre, provoquent le rire. C’est là une définition de dilettanti, de petits maîtres, de mondains qui « musiquent » pour se distraire, et il faut avoir la cervelle vide d’un snob, la sentimentalité éculée d’un satisfait installé dans la bauge sociale, il faut être impénétrable à toute véritable émotion pour s’en satisfaire. Voit-on un Beethoven, qui portait en lui toutes les douleurs, toutes les joies, toutes les révoltes et joutes les extases, qui saisissait « le destin à la gueule » lorsqu’il « frappait à la porte », qui révélait à l’humanité une étendue d’émotion et une puissance d’expression encore inconnues d’elle, qui possédait une idée si sublimement haute de sa mission de musicien qu’il disait : « Celui qui sentira pleinement ma musique, celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux » : voit-on ce Beethoven, dont l’ouïe était abolie, « combinant les sons pour le plaisir de l’oreille » ?… Mais cette définition a toujours été celle des académies, des dictionnaires, des manuels scolaires, des professeurs et de tous ceux qui, disent-ils, n’ont pas de temps à perdre à la « bagatelle » de la musique, ou qui en vivent. Elle a fait réduire, pour l’immense majorité des hommes, le plus admirable langage de l’âme à un objet futile, la plus vivante source d’activité humaine à une distraction inférieure bien moins intéressante, aujourd’hui, que la boxe et la belote. Elle en a fait un « art d’agrément » pour les personnes « distinguées », un amusement plus ou moins canaille pour la masse des hommes déshabitués de chercher en eux la flamme toujours vivante au sanctuaire de leur subconscient. « Est-ce donc un crime si grand d’écouter la voix de son âme ? » demande Wotan, dans la Walkyrie. Le crime est de ne pas écouter cette voix. Wotan cause la chute des dieux en restant sourd à la sienne. C’est le pire malheur pour les hommes de ne pas savoir entendre la leur ; ils y perdent la direction d’eux-mêmes et leur liberté.

Dans le domaine du sentiment, la musique est l’art optimiste par excellence. Combien d’abandonnés, de désespérés, n’a-t-elle pas sauvés, alors que plus rien ne les rattachait à une vie qui « ne méritait plus d’être vécue » ! Combien d’âmes elle a ressuscitées en leur apportant la révélation d’une intimité de l’être ignorée jusque là ! A combien de cœurs généreux, rendus insensibles et indifférents par l’acuité de la douleur, elle a ouvert les espaces illimités de ce panthéisme sublime où l’être meurtri et désespéré, n’attendant plus rien d’un particularisme grégaire et égoïste, se fond dans l’âme universelle pour un grand rêve d’amour ! « La musique et l’amour sont les deux ailes de l’âme. » a dit Berlioz. Et quand la douleur a épuisé les cris, les clameurs, toutes les violences du désespoir, n’a-t-elle pas le chant pour trouver son suprême apaisement ? Sombrées dans la folie, des mères qui, comme Rachel, « ne veulent pas être consolées », chantent sur le corps de leur enfant avec l’illusion qu’elles bercent son dernier sommeil. Ophélie chante en apportant des fleurs à celui qui a « à sa tête un tertre d’herbe verte et sur ses pieds une pierre ».

Berlioz voyait dans la musique « l’art d’émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés ». Il ajoutait : « Définir ainsi la musique, c’est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. » Il observait qu’ « un grand nombre d’individus ne pouvant ressentir ni comprendre sa puissance, ceux-là n’étaient pas faits pour elle et, par conséquent, elle n’était point faite pour eux. » Nous verrons mieux au mot Sens comment des individus ne ressentent et ne comprennent pas la musique ; disons seulement ici que lorsque Berlioz la définit l’art d’émouvoir « les hommes intelligents et doués d’organes spéciaux et exercés », lorsqu’il déclare qu’elle n’est pas « faite pour tout le monde », il ne la voit que dans ses rapports avec le groupe restreint d’hommes qui la cultivent comme un art et, compositeurs, exécutants ou amateurs, sont, sinon intelligents et doués d’organes spéciaux, du moins exercés dans la musique et en possèdent plus ou moins bien la technique. Il est certain qu’un grand nombre d’individus ne sont pas faits pour la musique, — ce sont souvent ceux qui s’en occupent le plus — ; il est inexact de dire qu’elle n’est pas faite pour tout le monde et qu’il est nécessaire d’être particulièrement intelligent et doué d’organes exercés pour être ému par elle. Comme l’a écrit M. Jean d’Udine : « La musique vit beaucoup plus de ses communications mystérieuses avec le cosmos, qu’elle rend, pour ainsi dire, perceptible à nos sens, que par les arrangements ingénieux des douze notes de la gamme chromatique. » Plus simplement nous dirons : la musique, comme tous les arts et encore plus que les autres arts, s’adresse à la sensibilité. Comme l’a dit Berlioz lui-même, elle est « à la fois un sentiment et une science », mais elle est, avant tout un sentiment, et c’est pourquoi des hommes, parmi les plus grossiers, les plus dépourvus de culture, et des animaux mêmes, la sentent avec une intensité parfois inconnue même à des maîtres de la science musicale.

La musique, voix de l’âme universelle, est dans toute la nature. Elle puise la variété de ses accents dans le rythme particulier aux éléments et aux êtres. (Voir Rythme). Elle est la parole secrète, tumultueuse ou caressante, de l’ouragan et du zéphyr, de la mer et de la source, de la forêt et du brin d’herbe, le rugissement du grand fauve et le murmure imperceptible de l’insecte, l’éruption du volcan et la respiration de la fleur. Le langage des animaux est musical ; il est donc incontestable qu’ils sont sensibles à la musique. Certains le sont tout particulièrement. On a cité de nombreux cas de leur hypersensibilité musicale. Berlioz a parlé d’une chienne qui hurlait de plaisir en entendant certaines tonalités sur le violon. « Le docteur Mead a raconté l’histoire d’un chien que l’on fit mourir au milieu de convulsions en prolongeant un air joué sur le violon, constamment dans la même tonalité. » (Dr Ph. Maréchal). Grétry, Paganini, ont observé des araignées que la musique attirait. Les exemples sont connus de prisonniers ayant apprivoisé des rats et des araignées par des chants. Des serpents se balancent sur leur queue au rythme de la musique. Des chats sont attentifs à des concerts plus que des personnes. Ils attendent quand le morceau de musique est terminé et leur regard semble demander qu’il recommence. Il en est qui grognent et se hérissent en entendant certains instruments, la mandoline en particulier, montrant ainsi bien plus de goût que tant de gens qui raclent lamentablement les cordes de ce pauvre instrument.

Comme les animaux, l’homme a trouvé la musique en lui, dans la circulation rythmée de son sang. Elle a été son premier langage lorsqu’il a eu besoin d’extérioriser son rythme intérieur, bien avant qu’il eût trouvé le langage articulé. Comme toute la nature, il s’est mis à chanter, non seulement par imitation de ce qu’il entendait autour de lui, mais surtout parce qu’il avait quelque chose de personnel à exprimer et sa partie à tenir dans le concert universel. Le sens musical est, chez l’homme primitif, comme les autres sens, beaucoup plus développé que chez les civilisés. M. Delafosse a raconté que chez les nègres, « quels que soient les chanteurs, hommes ou femmes, professionnels ou amateurs, les voix et les oreilles sont toujours remarquables par leur justesse ; il est extrêmement rare d’entendre une fausse note et, s’il s’en produisait une, elle est aussitôt couverte par les huées des autres chanteurs ou simplement des auditeurs. Que les chœurs soient exécutés à l’unisson ou en parties, l’harmonie est généralement impeccable ».

D’après Darwin, l’homme a appris à produire des sons musicaux comme moyen de séduction, pour répondre au besoin de l’amour aussi impérieux que ceux de manger, de boire et de dormir. Ainsi qu’aux animaux, ce besoin lui a fait découvrir le sens de la beauté. Il s’est ingénié à briller et à triompher dans les tournois d’amour par sa parure, l’expression passionnée de sa physionomie, de ses gestes et de sa voix. Mais tandis que la parure, la physionomie, les gestes, avaient des moyens limités, la voix pouvait multiplier à l’infini les nuances de ses sentiments. Lorsque l’homme eut trouvé le langage articulé qui devait lui permettre de donner un sens de plus en plus précis à l’expression de sa pensée, il conserva le son musical pour mettre son âme dans son langage. Ce son musical est dans les intonations de la prononciation. Les unes sont particulières à l’individu et variables suivant les états de son âme. Les autres, qui constituent l’accent, sont plus générales, communes aux habitants d’une région ; elles expriment l’âme collective transmise à l’individu par son hérédité. L’accent donne sa couleur au langage. Il en fait une mélodie gazouillante ou une morne mélopée ; il donne aux mots, qui ont grammaticalement, pour tous les hommes, un sens exactement déterminé, une variété de tons si grande que, « plaisir de l’oreille » pour les uns, il est insupportable aux autres, suivant les latitudes. Ainsi, l’accent donne au français une infinité de nuances musicales, sympathiques ou désagréables, suivant qu’il est parlé en Picardie ou en Provence, en Bretagne ou en Lorraine, en Angleterre, en Russie, en Chine ou dans le Centre Africain. Il en est de même pour la musique proprement dite et pour toutes les formes de la beauté ; elles ne sont pas également agréables et admirées dans toutes les contrées et chez tous les peuples (Voir Beauté).

Par son double caractère individuel et collectif, contradictoire en apparence, complémentaire en réalité, la musique est l’art social par excellence. Il n’est pas de circonstances de la vie des individus, et des sociétés où elle n’ait sa place ; il n’est pas de peuples qui ne soient ou n’aient été musiciens. Ceux qui ne le sont plus ont perdu leur âme, c’est-à-dire le véritable sens de la liberté et de la vie. Tous les peuples primitifs ont été musiciens et le sont demeurés. La musique continue à s’associer chez eux à la poésie et à la danse. C’est à eux qu’on doit le folklore, ces chants populaires dont la musique n’a pas changé, mais sur lesquels les siècles ont mis des paroles différentes. Chez tous les peuples, jadis, on chantait en travaillant, quelle que fut la besogne. Le chant rythmait et allégeait l’effort physique. La machine a tué le chant ouvrier ; la société moderne a tué le chant populaire avec la liberté. On chantait non seulement pour épancher sa joie, mais aussi pour calmer son mal pendant les opérations douloureuses : tatouage, circoncision, infibulation, accouchement, et durant les cérémonies funéraires. Depuis les récits d’anciens voyageurs jusqu’au roman contemporain de Jean Giono : Un de Baumuges, on a raconté l’influence profonde de la musique sur les natures primitives, ce qu’elle éveille en elles d’élan, de compréhension, d’affinités insoupçonnées, les entraînant avec une force invincible à une élévation et une pureté de sentiment, à un infini de miséricorde qu’aucune foi religieuse ne pourrait produire. C’est par des chants que les missionnaires artificieux obtenaient les conversions des populations américaines et non par leur hypocrite morale. C’est par le tam-tam et le marimba des noirs transportés comme esclaves en Amérique que se lièrent leurs sympathies et que se fit leur accord avec les indigènes exploités comme eux. Le poète allemand Seume, qui avait beaucoup voyagé, disait, dans un de ses poèmes :

« Arrête-toi sans peur où t’accueillent des chants,
A l’unisson des voix, il n’est point de méchants. »

Et la paysanne de la Douloire, qui ne sait pas trouver ses mots pour s’exprimer, dit au joueur d’harmonica dont la musique apporte le pardon et le bonheur dans la maison consternée : « Tu dois avoir le cœur bon et blanc. » (Jean Giono).

La musique des primitifs n’est pas seulement vocale. Ils ont des instruments différents suivant les régions. On en trouvera l’énumération et la description par Mr Zaborowski, dans la Grande Encyclopédie (article Musique). Les instruments des peuples civilisés ne sont que ceux, perfectionnés, des primitifs.

La musique fut donc la voix de l’homme comme de toute la nature avant de devenir l’art des sons. Elle ne se séparait pas alors, de la poésie et de la danse. Les premiers poètes furent des chanteurs dans tous les pays du monde, et les premières danses s’accompagnèrent partout de chansons. Le vers déclamé, la prose littéraire, la danse silencieuse et hallucinante, ne vinrent qu’après et sortirent d’un art de plus en plus conventionnel, de mœurs de plus en plus étrangères a la nature. De l’union intime de la poésie et de la danse avec la musique, de leur commune participation à l’expression des sentiments humains, naquit le théâtre (voir ce mot), représentation multipliée de ces sentiments dans le lyrisme collectif. Mais de bonne heure le théâtre ne traduisit plus la vie que dans des formes artificieuses où la poésie, la danse et la musique ne trouvèrent plus un libre épanouissement.

La musique devint un art quand l’homme voulut varier les moyens d’expression du langage musical par l’imitation esthétique des voix de la nature et des intonations du langage, notamment au moyen des inventions et des applications de la musique instrumentale. Elle arriva ainsi à être « dans nos sociétés raffinées quelque chose d’un peu monstrueux », comme l’a dit Mr Zaborowski, mais ce n’est pas à la musique elle-même qu’on doit attribuer cette monstruosité, pas plus que la démoralisation de l’humanité reprochée aux arts en général par J.-J. Rousseau et Tolstoï.

L’étroite relation qui lie la musique à la vraie civilisation fait comprendre pourquoi et comment on la dédaigne dans la civilisation à l’envers qui sévit actuellement. Le dédain serait toutefois moins grand sans la méconnaissance qu’on entretient chez ceux qui seraient susceptibles d’éprouver l’action de la musique. Mais on ignore la place immense qu’elle a occupée dans l’histoire de l’humanité et qu’elle occupe toujours, loin du bruit de la foule, dans la retraite méditative et enchantée des âmes.

Histoire de la musique. — « La musique commence à prendre dans l’histoire générale la place qui lui est due. » a écrit Romain Rolland, au début de son ouvrage : Musiciens d’autrefois. Il a ajouté : « Chose étrange qu’on ait pu prétendre à donner un aperçu de l’évolution de l’esprit humain, en négligeant une de ses plus profondes expressions. » Plus que tous les autres arts, la musique est indicatrice de la vie générale et mérite d’être connue dans l’influence qu’elle a exercée. Car si les arts ne fleurissent généralement que dans les temps de paix et de prospérité, lorsque les peuples goûtent un bien-être et des satisfactions relatifs, la musique ne cesse en aucun temps d’être l’exutoire des âmes, d’exprimer la sensibilité humaine. C’est souvent aux époques les plus calamiteuses qu’elle exerce sa plus grande action, qu’elle est avec le plus de pathétisme la glande voix de la Miséricorde, qu’elle sonne avec le plus d’éclat la fanfare de la nouvelle Espérance. R. Rolland, dont l’œuvre sur la musique est si hautement éclairée de science et si chaudement inspirée d’amour, a montré les rapports « constants » qui lient la musique aux formes de la société et les « relations étroites » de son histoire avec celle des autres arts. Loin d’être séparés par les limites où voudraient les enfermer les théoriciens, les arts « se pénètrent mutuellement », suivant le temps et les circonstances, l’un ou l’autre parle parfois pour tous. N’ont-ils pas tous la même source, celle du cœur et de l’esprit ? « La bonne peinture est une musique, une mélodie », disait Michel Ange. Plus que les autres arts, la musique nous livre « l’expression toute pure de l’âme, les secrets de la vie intérieure, tout un monde de passions qui longuement s’amassent et fermentent dans le cœur avant de surgir au grand jour. Souvent, grâce à sa profondeur et à sa spontanéité, la musique est le premier indice de tendances qui, plus tard, se traduisent en paroles, puis en faits ». Ainsi, « la Symphonie héroïque devance de plus de dix ans le réveil de la nation germanique ». Le geste de Beethoven déchirant sa dédicace de cette symphonie à Bonaparte lorsqu’il découvrit que celui-ci n’était « qu’un empereur », fut celui, dix ans après, de l’Allemagne levée contre le tyran.

Dans certains cas, « la musique est le seul témoin de toute une vie intérieure, dont rien ne se traduit au dehors ». Alors que l’histoire ne fait connaître que les sottises dirigeantes qui firent la déchéance de l’Italie et de l’Allemagne au xviie siècle, l’œuvre de leurs musiciens fait comprendre le relèvement de leurs peuples aux xviiie et xixe siècle. En Allemagne, cette œuvre accumulait en silence « les trésors de foi et d’énergie des caractères simples et héroïques… amassant lentement, opiniâtrement, des réserves de force et de santé morale », malgré toutes les misères apportées par la Guerre de Trente ans. En Italie, le génie qui avait donné tant d’éclat à la Renaissance et semblait épuisé, se continuait dans la musique et se répandait dans l’Europe entière, attestant « l’austère grandeur d’âme et la pureté de cœur qui pouvaient se conserver parmi la frivolité et le dévergondage des cours italiennes ». Dans les temps plus lointains appelés ceux de la « barbarie », au milieu des dévastations et des horreurs de toutes sortes qui firent la décomposition de l’Empire romain, « la passion de la musique rapproche les vainqueurs barbares et les vaincus gallo-romains ». C’est en pleine époque barbare que naquit, au ive siècle, le plain chant, « art aussi parfait, aussi pur, que les créations les plus accomplies des âges heureux » et qu’il donna, dans les deux siècles suivants, les chefs-d’œuvre du chant grégorien. Alors que le monde était bouleversé, « tout respire, dans ces chants, la paix et l’espoir en l’avenir. Une simplicité pastorale, une sérénité grave et lumineuse des lignes, comme dans un bas-relief grec ; une poésie libre, pénétrée de nature ; une suavité de cœur infiniment touchante : voilà cet art sorti de la barbarie et où rien n’est barbare ». Comment peut-on prétendre écrire l’histoire quand on ignore ce que fut cet élément si important de la psychologie humaine, la musique, et ce qu’elle produisit en entretenant « la continuité de la vie sous la mort apparente, l’éternel renouveau sous la ruine du monde ? » R. Rolland, à qui nous avons emprunté les citations qui précèdent, constate avec raison que la place de la musique est « infiniment plus considérable qu’on ne le dit d’ordinaire » dans la suite de l’histoire.

Les Grecs, chez qui toutes les formes de la vie étaient exaltées dans leurs expressions les plus pures, ne pouvaient manquer de faire une très grande place à la musique. Elle avait pour eux ce sens si magnifiquement large qu’ils donnaient à la grammaire et dont les limites, dans le domaine de l’esprit, n’étaient que celles de la nature. Elle englobait tout ce qui concourait au perfectionnement des rapports humains et à l’embellissement de la vie. En même temps que l’art des sons, elle comprenait la poésie, l’éloquence, la danse et toutes les sciences présidées par les Muses. Le mot muse venait d’un verbe dont le sens était : penser, exalter, désirer. Mousikè venait de muse et embrassait toute la pensée dans la multiplicité de ses activités. Tout était musique dans le vaste panthéisme qui faisait l’âme grecque fondue dans l’harmonie du ciel, de l’air, des couleurs, des formes et de l’esprit. Elles participaient à la politique par son influence sur les mœurs. Platon disait qu’on ne pouvait faire de changement dans la musique qui n’en fût un pour l’État, et prétendait que chez les Égyptiens on appelait musique le règlement des mœurs et des bonnes coutumes. Il faisait dans l’éducation deux parts, celle du corps (gymnastique), celle de l’âme (musique). Ignorer la musique était un défaut d’éducation. Son enseignement était très soigné en raison de son influence morale. On prétendait qu’elle guérissait de nombreuses maladies. Il n’est pas douteux que sur bien des malades elle exerce une influence bienfaisante, comme on l’a vérifié de nos jours, et il est encore moins douteux que beaucoup de choses sont à réapprendre aujourd’hui sur l’influence physiologique et psychologique de la musique, ce qu’on réapprendra lorsqu’on voudra bien voir en elle un art supérieur à celui de tirer le canon. La légende est demeurée que la musique adoucissait les mœurs rudes des Arcadiens. Les nourrices avaient des chants, les nœnia, dont elles berçaient les nourrissons. La musique présidait à toutes les circonstances de la vie antique : naissances, mariages, décès, fêtes particulières et publiques. Ces dernières étaient souvent des concours où musiciens et chanteurs étaient couronnés. Le travail, à la ville et à la campagne, s’effectuait avec des chants. Les nomes accompagnèrent d’abord la promulgation des lois avant de devenir des poèmes à la gloire d’Apollon. Des hymnes et péans célébrèrent les dieux. Les dithyrambes en l’honneur de Dionysos furent la première forme de la musique dramatique.

La musique ne tint pas une moins grande place chez les peuples orientaux. Chez les Égyptiens, et surtout les Assyriens, elle participa à la pompe des cérémonies. Les monuments de ces peuples ont fréquemment représenté des troupes d’instrumentistes et de chanteurs accompagnant les armées en marche ou les cortèges des prêtres et des rois. Leurs instruments de musique semblent avoir eu plus de puissance que chez les Grecs et les modernes. On commit celle attribuée aux trompettes des Hébreux qui firent tomber les murailles de Jéricho. Préférons à cette légende de la barbarie biblique qu’accompagne le récit du massacre de toute une population, celles grecques, autrement poétiques, d’Orphée, poète-philosophe-musicien, image du « bon berger », qui charmait de ses chants les animaux, les plantes et les rochers, et d’Amphion, qui faisait s’élever magiquement les murailles de Thèbes au son de sa lyre. En Chine, la musique parait avoir eu, jadis, un grand éclat et avoir été plus parfaite qu’aujourd’hui. Depuis les temps les plus anciens de sa civilisation, ce pays a eu dans son gouvernement une organisation officielle, véritable ministère, chargée des choses de la musique et que l’empereur Fou-Hi aurait fondée en 3.300 ans avant J-C.. Tous les peuples asiatiques ont été musiciens de bonne heure et paraissent avoir possédé un art musical aujourd’hui arrêté dans son développement par la décadence de leur civilisation. L’Indochine a des chanteuses professionnelles. Au Siam, les populations out conservé l’usage de se réunir pour former es chœurs et chanter en voyageant. Nous ne savons si, au Japon, l’adaptation aux mœurs européennes, poursuivie depuis un demi-siècle, a modifié les formes antiques de la musique qui étaient celles de la Chine. Les Arabes avaient une musique non moins caractéristique que leur art en général. Elle fut très brillante au temps des califes, mais elle fut diversement influencée par les différents peuples dont ils firent la conquête. Par contre, l’Espagne a gardé dans sa musique, comme dans sa langue, ses mœurs et ses autres arts, leur marque profonde. En Occident, les peuples avaient des traditions musicales non moins lointaines. Les bardes étaient les musiciens nordiques ; leurs chants entraînaient les guerriers, célébraient la victoire, la gloire des héros et animaient la joie populaire. La Gaule avait eu des écoles publiques de musique bien avant que Charlemagne et les rois Carolingiens fissent enseigner le chant d’église. Ce n’est pas l’Église qui a appris la musique au peuple, elle l’a reçue de lui.

On peut faire remonter le commencement de l’histoire de la musique dans le monde européen à celui des temps historiques. On ne possède aucun document musical de ce commencement, mais il est conté dans les légendes homériques, et il n’est pas plus audacieux de prétendre que certaines mélodies transmises par la voix populaire nous viennent du temps de ces légendes que d’affirmer la transmission de certaines de ses formes poétiques et de certaines danses. Orphée, représenté sous les traits d’un joueur de cithare, est la première personnification de ce fonds poétique et musical en même temps que philosophique et religieux. Plus ou moins mythiques furent aussi les musiciens Amphion, Arion, Linus, Musée, dont les noms nous sont parvenus. Avec Alcée, Sapho, Archiloque, Alcman, Coltinas, Tyrtée et les rapsodes Phémius, Thamyris, Terpandre, la musique reçut ses premiers perfectionnements techniques. Stésichore, Simonide, Pindare, Bacchylide, Anacréon, la firent briller d’un éclat aussi vif que celui des autres arts au siècle de Périclès. Épiménide aurait été l’introducteur du chant dans les cérémonies religieuses, Thalès de Milet, Solon, Platon, Empédocle, et l’on peut dire tous les philosophes et poètes, furent des musiciens en raison des principes dont nous avons parlé. On a retrouvé certains textes musicaux de l’antiquité, mais ils sont indéchiffrables pour notre temps qui n’en possède pas la clef et cette musique, malgré toutes les affinités que l’antiquité a transmises au monde moderne, lui est aussi étrangère que celle des Arabes des Chinois ou des Polynésiens.

Les moyens d’expression de la musique antique ne pouvaient être que des plus simples ; on en était réduit aux voix humaines et à quelques instruments dont le rôle ne pouvait guère dépasser l’accompagnement du récitatif ou mélopée. Cette mélopée, dont le genre est aujourd’hui perdu, était, d’après Aristote dans sa Poétique, une partie essentielle de la tragédie et consistait dans un chant uni et simple comme le chant grégorien. Au xvie siècle, lorsque les Italiens ressuscitèrent la tragédie, les acteurs chantèrent les vers comme une mélopée, et la tradition se transmit entre eux. Ce ne fut qu’après Corneille et Racine que l’on se mit à déclamer le vers à la façon actuelle. Voltaire a comparé la mélopée tragique au récitatif de Lulli.

Les théories musicales des Grecs se transmirent aux Romains avec les autres formes des arts. Le goût de la musique fut très grand à Rome. Les empereurs, Néron, Titus, Hadrien, Caracalla, Héliogabale, Sévère, etc…, furent des musiciens, compositeurs et virtuoses. Les théories gréco-romaines de la musique sont définies dans une vingtaine de traités allant d’Aristote à l’Institutio musica, de Boèce (vie siècle) en passant par De Architectura, de Vitruve, et le Dialogue sur la musique, de Plutarque. Ces théories sont restées obscures pour les temps modernes. Ce qui valut mieux, ce fut la musique elle-même qui se transmit de l’antiquité au moyen âge par le plain-chant pour donner aux aspirations populaires l’instrument qui les exprimerait avec tous les élans et les ferveurs de l’âme. Lorsque l’Église, centre intellectuel dominateur de l’époque, s’emparerait du plain-chant pour servir à ses pompes, il resterait au peuple la chanson (voir ce mot). C’est elle qui a été son âme. Cette âme a été morte quand elle n’a plus chanté ; elle a été pis que morte lorsqu’elle s’est laissé flétrir par ce qu’on appelle la « musique populaire », forme la plus captieuse de l’art populaire imaginé pour l’abrutissement des foules.

La chanson a été la grande expression lyrique du moyen âge par la réunion de la musique, de la poésie et de la danse. Ce lyrisme, alors collectif, exprimait toutes les espérances humaines ; l’individualisme des temps modernes ne l’avait pas encore étouffé. Le peuple entier avait gardé dans les premiers siècles chrétiens l’habitude des hymnes latines qui se chantaient aux fêtes religieuses et qui produisirent le plain-chant. Mais l’amour y tenait la plus grande place. La satire s’y mêla de bonne heure au point que dès le vie siècle, les conciles éprouvèrent le besoin de fulminer contre les licences dont les églises étaient le théâtre. Les chants satiriques étaient si audacieux que Charlemagne prit la décision de les interdire, même hors des églises. Les plus anciennes chansons françaises appartenaient, suivant leur origine ou leur forme, aux genres de la rotruenge (chanson à refrain, apparemment d’origine celtique), la serventois (venue du Midi et dont le caractère primitif s’est perdu), l’estrabot (ou strambotto italienne, estribote espagnole, d’esprit satirique). Plus ou moins sorties de ces trois genres, et de plus en plus influencées par l’esprit courtois, se formèrent les chansons d’histoire ou de toile qui furent les premières romances et, on peut dire, la première forme de la musique dramatique. Elles étaient chantées par les femmes cousant ou filant, telle Marguerite chantant la chanson du Roi de Thulé. De même les chansons à personnages ou chansons de mal mariée, dont le sujet était le mariage et les plaintes des femmes mécontentes de leurs maris ; l’aube, chant de séparation des amants avertis par l’alouette de l’arrivée du jour et dont le genre a été immortalisé par Shakespeare dans Roméo et Juliette ; la pastourelle ou pastorale, chanson villageoise disant généralement la rencontre d’une bergère et d’un galant, dont le développement avec d’autres personnages a produit le Jeu de Robin et de Marion, pastorale d’Adam de la Halle jouée en 1283 ou 1285 devant la cour de Naples, et qui est considérée comme le premier opéra-comique français ; le rondet ou refrain qui était la chanson de danse dont s’accompagnait la carole (voir danse). Toutes ces chansons avaient l’amour pour principal objet. D’un caractère parfois sérieux et tragique, elles devinrent de plus en plus vives, légères, satiriques, en même temps que les transformations du langage fournissaient des moyens d’expression plus variés. Les chansons de danse, en particulier, sortirent des « fêtes de mai ». Les reverdies chantaient le renouveau du printemps et les danses qui les accompagnaient ; elles conservèrent un caractère rituel hérité des anciennes fêtes de Vénus tant qu’elles ne furent dansées que par des femmes.

L’esprit courtois fut apporté dans la chanson par les troubadours qui furent les premiers musiciens et chanteurs professionnels. Le résultat de cet esprit courtois fut de faire perdre à la chanson la spontanéité et autres qualités naturelles de son inspiration, de corriger son insouciance légère, non que les mœurs fussent devenues d’une moralité plus haute, mais parce que l’esprit prenait la place du sentiment et que le cœur se mettait à raisonner. Élégance, raffinement des sentiments et du langage, la chanson gagna dans la forme ce qu’elle perdit de naturel sous cette influence. Elle devint, par les transformations des genres populaires : le nouveau rondet ou rondeau, l’estampie, la ballette, de l’italien balada, d’où sortit la balade, le lai, d’origine bretonne, le descort provençal, le motet, d’abord religieux puis de plus en plus profane. Dans les genres dialogués, ce furent la tenson provençale et le jeu-parti du Nord. Enfin, de la serventois naquirent plusieurs genres de pièces historiques, satiriques, morales et religieuses. Dans ces transformations de la chanson, la musique suivait, en même temps que la poésie et la danse, révolution de la société féodale et la montée des classes aristocratiques et bourgeoises qui se séparaient de plus en plus du peuple. L’art simple, jailli spontanément du génie populaire, fit place à un art de plus en plus savant que développèrent les premiers maîtres du contrepoint. L’esprit métaphysique s’y mêla avec toutes les inventions courtoises dans les œuvres de Gauthier d’Espinan, Blondel de Nesles, Conon de Béthune, Gace Brulé, Thibaut de Champagne, le châtelain de Coucy, Bernard de Ventadour, Pierre d’Auvergne et cent autres trouvères et troubadours maîtres de la ménestrandie, puis celles d’Adam de la Balle et surtout de Guillaume de Machaut, que J. Marnold a appelé « le plus grand musicien et le plus grand poète de son temps ». On était alors au milieu du xive siècle. Une révolution sociale profonde s’accomplissait qui atteindrait de plus en plus les libertés communales, la vie populaire, et dessécherait le lyrisme collectif. Des mœurs nouvelles feraient l’art plus cérébral, plus savant, plus individuel, et la musique, comme la poésie perdrait ses sources naturelles d’inspiration pour devenir un art de composition et de technique.

Le plain-chant fut la première musique savante ; il fut à la musique, ce que le latin était au langage et si, avec certains, il demeura pur, avec le plus grand nombre il devint macaronique comme ce « pauvre latin » que Rabelais défendait contre ses « écorcheurs ». D’abord exclusivement mélodique et monodique, comme la musique antique, le plain-chant s’enrichit de l’harmonie, c’est-à-dire, suivant la définition d’Isidore de Séville au vie siècle, d’ « une concordance de plusieurs sons et leur union simultanée », mais il se compliqua aussi d’une polyphonie plus ou moins barbare. L’invention de l’orgue au xe siècle, puis celle de la notation musicale qui fut appelée gamme par Gui d’Arezzo, au xie siècle, permirent de rapides progrès qui conduisirent d’abord au déchant, première forme du contrepoint. Les progrès de l’art musical furent dus en grande partie à des gens d’église.

Au moyen âge, la musique fut enseignée dans les écoles et pratiquée dans les couvents. Le monastère de Saint-Gall était le centre musical du monde au ixe siècle. Ses moines composaient de la musique en collaboration avec le roi Charles le Chauve. Chartres eut, du xie au xive siècle, une grande école de musique. Il en exista une chaire à l’Université de Toulouse au xiiie siècle. Celle de Paris compta parmi ses professeurs les théoriciens les plus fameux de la musique aux xiii et xive siècle. La musique était, avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, un des sciences supérieures du quadrivium qui formait, avec les sciences élémentaires du trivium, le programme scolastique. A côté des écoles religieuses qui établissaient les premières routines académiques, les écoles de ménestrandie ou Scholæ Mimorum enseignaient l’art plus libre des trouvères et des troubadours continuateurs des anciens rapsodes, des scaldes et des bardes. Musique religieuse et musique profane ne se distinguaient guère. De même que la première musique de la messe avait été des hymnes antiques consacrés à Vénus, les développements qu’elle prit avec le plain-chant furent de source populaire comme la vie qui se manifestait dans l’Église.

La musique participa d’une façon moins apparente mais non moins active que les autres arts au magnifique épanouissement de la période gothique des xiie et xiiie siècle. Il y a lieu d’insister sur ce que cet art était inséparable de la poésie et de la danse nu moyen âge. Le poète était à la fois bien disant et bien chantant. Alain Chartier disait adieu à la musique en même temps qu’à la poésie. Charles d’Orléans était aussi bon musicien que bon poète. Arnoul Gréban, le prolixe auteur d’un Mystère de la Passion, était organiste à Notre-Dame et il écrivit pour son mystère une œuvre musicale qui en faisait une sorte d’opéra et d’oratorio, tel que les Sacra Rappresentazione, drames sacrés italiens. La Renaissance, qui distinguerait le poète et le musicien, maintiendrait toutefois l’union des deux genres.

Lorsqu’au xive siècle Guillaume de Machaut inventa le mode de notation musicale qui est actuellement employé, l’art du contrepoint était arrivé à sa forme définitive. De nouveaux instruments multipliaient les moyens d’exécution. Mais cette époque fut surtout celle de la musique vocale qui devait apporter à la Renaissance un de ses plus beaux fleurons artistiques, peut-être le plus beau, en brisant toutes les résistances scolastiques pour répandre, même dans la musique d’église, le souffle de la vie et les plus pures émotions. On a été étonné, au xixe siècle, quand on a découvert cette merveilleuse polyphonie vocale que le classicisme avait ensevelie sous les pompes solennelles de son prétendu « bon goût », comme il avait rayé en quelques vers de Malherbe la littérature du moyen âge. L’histoire, même celle des arts, avait ignoré la musique, « art inférieur ». Elle avait jugé important d’enseigner au monde qu’Henri III jouait au bilboquet et à d’autres jeux moins innocents, que François Ier disait : « souvent femme varie », mais elle ne s’était nullement intéressée à la place occupée par la musique de la société de leur temps. Ce fut pourtant l’époque de l’école des musiciens français et flamands, incomparable par le nombre et la valeur de ses maîtres parmi lesquels furent Guillaume de Fay, Danstaple, Gilles Binchois, Jean Gekeghem, Obrecht, Joaquin de Prez, Clément Jannequin, Adrien Villaert, Michelet qui vit dans l’histoire autre chose que des joueurs de bilboquet et des rois galants, a célébré cet épanouissement dans le pays wallon du « vieux génie mélodique » qui était alors « la vraie voix de la France, la voix même de la liberté ». Le xvie siècle couronna cette admirable floraison musicale avec l’œuvre de Roland de Lassus. « Jamais la France ne fut aussi profondément musicienne ; la musique n’était pas l’apanage d’une classe, mais de toute la nation : noblesse, élite intellectuelle, bourgeoisie, peuple, église catholique, églises protestantes. La même surabondance de sève musicale se fit sentir dans l’Angleterre d’Henry VIII et d’Elisabeth, dans l’Allemagne de Luther, dans la Genève de Calvin, dans la Rome de Léon X. La musique fut le dernier rameau de la Renaissance, le plus large peut-être, il couvrit toute l’Europe (R. Rolland).

En France, les poètes de la Pléiade marièrent la musique et la poésie au point que Ronsard disait : « Sans la musique, la poésie est presque sans grâce, comme la musique sans la poésie des vers est inanimée et sans vie ». En Italie, où tous les autres pays avaient été devancés dans la musique comme dans les autres arts, tous les artistes étaient musiciens, les Giorgione, Tintoret, Sébastien del Piombo, Titien, Véronèse, Le Vinci, et de moins célèbres. Tous les arts étaient musique, pour eux comme pour Michel Ange, et les princes les entretenaient fastueusement ; Le Tasse fut pour la musique, en Italie, ce que Ronsard fut en France, ce que Shakespeare fut en Angleterre, ce que Goethe serait en Allemagne, quand il verrait dans la musique « l’âme de la poésie » et serait « le plus génial des musiciens » (R. Rolland). Pendant que les sonnets de Ronsard inspiraient les musiciens Pierre Certon, Claude Goudimel, Clément Jannequin, Pierre Cléreau, Muret, Cusiétey, Nicolas de la Grotte, Roland de Lassus, Philippe de Monte et François Regnard, Le Tasse donnait trente-six madrigaux à mettre en musique à Gesualdo, prince de Venosa, qui avait institué dans sa maison une Académie de musique.

Ce fut à cette époque que naquit la musique dramatique dont nous parlerons plus loin. Jusque là, il n’y avait eu que la musique de concert appelée « musique pure », parce qu’elle ne tire ses effets que d’elle-même. C’est à cette musique pure que la Renaissance eut « la gloire de donner sa forme définitive et parfaite ». C’est en cela qu’elle fut « l’âge d’or de la musique polyphonique » (H. Quittard). Palestrina en Italie, Roland de Lassus en Flandre, apportèrent à cette musque, avec le sentiment de la nature dans lequel ils furent dépassés par Joaquin de Prez, Vittoria, Jakobus Gallus, une perfection de style et une beauté de la forme que seuls, selon R. Rolland, Haendel et Mozart ont égalées dans certaines pages.

L’expression musicale état en puissance dans la chanson populaire transformée successivement en canzone, ballade villanelle, jeu-parti, madrigal, et avait trouvé une première forme dramatique dans l’œuvre d’Adam de la Halle. La Renaissance fit se rencontrer cette expression avec celle de la tragédie antique et il en sortit la tragédie musicale ou opéra. Tout d’abord on essaya d’accompagner de musique la déclamation dramatique. Les tentatives de Baïf, de Ducauroy, de Mauduit furent sans succès, la musique polyphonique du xvie siècle étant peu favorable à cet usage, et la mélopée des acteurs demeura la seule expression vraiment musicale de la tragédie. Les musiciens italiens trouvèrent la solution qui allait conduire la tragédie à l’opéra et au prodigieux succès qui en fit la forme la plus brillante, sinon la plus parfaite, de l’expression musicale aux époques du classicisme et surtout du romantisme, malgré les développements et les hauteurs qu’atteignit la musique de concert à partir du xviiie siècle. Les musiciens florentins qui créèrent l’opéra : Caccini, Peri, Emilio del Cavalieri, Vincenzo Galiéi, etc., recoururent à la mélodie et au chant à une voix seule suivie et soutenue par les instruments. Déjà, en 1474, le poète Politien et le musicien Germi avaient commencé en composant un Orfeo, dont le succès avait été éclatant à Mantoue. En 1486, une Dafné, de Gian Pietro della Viola, avait suivi. Ces auteurs s’étaient inspirés eux-mêmes des Sacra Rappresentazione, spectacles populaires religieux qui étaient des mystères avec musique. D’abord mimés, ces mystères avaient formé ensuite de véritables spectacles d’opéra avec paroles déclamées et chantées, soli, chœurs, orchestre, danses, costumes et mise en scène à laquelle les plus grands artistes du temps n’avaient pas dédaigné d’employer leur talent : Brunelleschi, Raphaël, Léonard de Vinci, et d’autres. Toutes les formes de la chanson et de la danse populaires participaient aux Sacra Rappresentazione et sont à l’origine de l’opéra, du ballet, et des deux réunis. Les premiers véritables opéras sont de la fin du xvie siècle et du commencement du xvii. Les musiciens, particulièrement Monteverde, étaient arrivés alors, par les progrès apportés dans l’harmonie, à atteindre une expression que la musique moderne n’a guère dépassée. L’œuvre du Tasse fournit à leur inspiration de nombreux poèmes.

La premier opéra, joué à Paris fut l’Orfeo, de Luigi Rossi, au théâtre du Palais Royal, le 2 mars 1647. Il fut interprété par là troupe italienne des Barberini, attirée en France par Mazarin et qui avait eu le plus grand succès dans de nombreux concerts. Une très vive opposition de l’Église s’étant manifestée contre les nouveaux spectacles apportés par les Italiens, l’opéra, malgré sa réussite, dut attendre pour commencer sa véritable carrière jusqu’en 1654. On joua alors le Triomphe de l’Amour, de Michel de la Guerre et de Charles de Beys, puis la Pastorale, de Perrin et Cambert (1659), le Serse, de Cavalli (1660). En 1671, la Pomone, de Cambert, inaugura l’Académie d’opéra. Le nouveau genre de spectacle, auquel le ballet ajouterait sa somptuosité quand il passerait du théâtre de la cour à celui de la ville, allait avoir en France un succès grandissant en même temps qu’il se perfectionnerait. Lulli, en particulier, en serait l’animateur sous le règne de Louis XIV. Il se dégagerait de l’influence italienne avec les musiciens français Cambert, Campra, et surtout Rameau qui a donné, avec Gluck et Mozart, ses chefs-d’œuvre définitifs à l’opéra du xviiie siècle. Mais avant que leur valeur fût reconnue, ils eurent longuement à lutter contre l’influence italienne des Paisiello, Sadi, Cimarosa, Sacchini, Salieri, Piccini. La querelle des gluckistes et des piccinistes passionna la cour de Versailles au temps de Marie Antoinette. Ils convient de ne pas oublier, parmi les musiciens qui s’illustrèrent dans l’opéra au xviiie siècle, un des compositeurs les plus grands et les plus féconds, Haendel. Allemand et peu connu alors en France, il composa une cinquantaine d’opéras, de caractère italien pour la plupart, qui furent joués surtout en Angleterre où il s’était établi. Mais la véritable gloire d’Haendel fut dans ses oratorios.

À côté de l’opéra proprement dit s’était formé l’opéra buffa, où la verve italienne excellait. Il se mêla en France aux différents genres exploités par le Théâtre de la Foire (voir Théâtre), vaudevilles à couplets, comédies à ariettes, parodies d’opéras, plus ou moins agrémentés de jongleries, de pantomimes et de danses. Tout cela donna naissance à l’opéra comique. Le genre fut appelé bien improprement « éminemment français », car ses chefs-d’œuvre, la Serva Padrone, les Noces de Figaro, le Barbier de Séville, le Mariage secret, sont de musiciens étrangers : Pergolèse, Mozart, Rossini et Cimarosa. L’opéra comique français n’a fourni que des comédies trop mauvaises pour être représentées sans musique, et sa musique est des plus médiocres, très souvent inférieure à celle de l’opérette dont le genre, moins prétentieux, a plus de verve et de gaieté. Mais l’opéra comique convenait remarquablement à la distraction des bons bourgeois qui ne demandaient à la musique que le « plaisir de l’oreille » ; aussi eut-il un succès considérable pendant plus de cent ans. Il eut même deux théâtres à Paris, à la fin du xviiie siècle, dans les salles Feydeau et Favart. Son répertoire était abondamment pourvu par une foule de musiciens dont les plus connus furent Duni, Philidor, Monsigny, Laruette, créateurs du genre, puis Grétry, Dalayrac, Nicolo, Méhul, Lesueur, Boieldieu, Hérold, Auber, Halévy, A. Adam, Maillart, Meyerbeer, Flotow, Massé, A. Thomas, et plusieurs parmi les contemporains.

Gluck, en renouvelant l’antiquité musicale par des moyens modernes où s’étaient essayés déjà Carissimi et Métastase, Mozart, en mettant dans les formes italiennes de son Don Giovani les accents les plus profonds des pulsions humaines, avaient ouvert la voie à l’opéra romantique. Beethoven en produisait le premier chef-d’œuvre, Fidelio, en 1822, et Weber en donnait le modèle définitif dans Freychutz, en 1823. Auber, Meyerbeer, Halévy suivirent à des degrés de valeur bien différents la voie de Weber. Ils furent continués par F. David, Gounod, Reyer, Saint Saëns, Massenet, qui s’adaptèrent avec plus ou moins de bonheur à la « musique de l’avenir » dont Berlioz et Wagner furent les deux protagonistes. En même temps, l’opéra italien continuait sa brillante carrière avec Spontini, Rossini, Bellini, Mercadante, Donizetti, Verdi, pour échouer, depuis trente ans, dans ce lamentable vérisme où il patauge toujours, encouragé par un succès de mauvais aloi.

Les Sacra Rappresentazione, ou mystères, qui avaient (donné naissance à l’opéra profane, se continuèrent durant un certain temps dans l’oratorio. Il fut à l’origine un opéra religieux avec chant, chœurs, orchestre, danse, et toutes les attractions du costume et du décor. Le nom de ce spectacle, « oratorio », lui vient de l’église de l’Oratoire où les Oratoriens l’organisèrent au xvie siècle, sous l’impulsion du fondateur de leur ordre, Philippe de Néri, pour attirer les fidèles. Le genre se développa au xviie siècle, en Italie, et son premier grand compositeur tut Carissimi, auteur de nombreux ouvrages dont les sujets furent puisés dans la Bible ; mais ce fut Haendel qui lui fit atteindre sa plus complète expression dans la grandeur de la pensée et la beauté de la forme. Haendel était physiquement un géant, il le fut aussi comme artiste. Il lui fallut une force et une Énergie extraordinaires pour triompher dans la lutte qu’il soutint en Angleterre où l’on fit de lui un dieu a près l’avoir abreuvé d’avanies. L’oratorio prit avec lui les proportions des grandes œuvres dramatiques et cessa d’être un spectacle ; il devint de la musique pure exécutée au concert. Son intérêt, dépouillé du mouvement et de la décoration scéniques, n’exista plus que dans la musique et l’interprétation des chanteurs et des instrumentistes. Haendel composa une vingtaine d’oratorios, véritables cathédrales de l’architecture musicale, tant par la majesté et l’harmonie de leurs proportions que par la beauté de leurs lignes et de leur expression. Israël en Égypte, le Messie, Samson, Joseph, Judas Macchabée sont les plus connus. Dans le même temps qu’Haendel, J. S. Bach composait la Passion selon Saint Mathieu, la Passion selon Saint Jean, une Nativité et l’Oratorio de Pâques. L’oratorio devint l’élément le plus important des grands concerts appelés « spirituels » donnés dans les églises ou les salles de concert plus ordinaires, et de nombreux musiciens en écrivirent. Haydn produisit sa Création ; Beethoven, le Christ au Mont des Oliviers. Le genre avait été continué en Italie par Jomelli, Scarlatti, Salieri, Sacchini, Cimarosa. Il fut traité en France par Mondonville, Rigal, Cambini, Gossec, Berton, Lesueur et, en Allemagne, par Mendelssohn, Spohr, Hiller, Himmel, Kiel. Berlioz composa l’Enfance du Christ, Félicien David, Moïse au Sinaï et l’Éden, Gounod, Rédemption et Mors et Vita ; César Franck, Ruth, Rédemption, les Béatitudes ; Paladhile, les Saintes Maries de la Mer ; G. Pierné, Saint François d’Assise. D’autres encore, jusqu’aux Œuvres récentes d’Honegger, le Roi David et Judith illustrèrent le genre.

La musique de concert, développée depuis le xviiie siècle dans les formes instrumentales, fut longtemps de la musique vocale pure. Les gréco-latins de la dernière période avaient connu une musique de concert indépendante de la voix humaine, et jouée dans des salles appelées odéons par des instrumentistes plus ou moins nombreux. Mais c’est de la chanson que sortit le concert d’oreille. Les premiers furent en Italie ceux de la musica da samera ou musique d’ensemble uniquement vocale, sans accompagnement instrumental. La Renaissance fut la grande époque de cette musique avec les madrigaux des Palestrina, Marcuzio, Monteverde, Gesualdo. L’évolution du madrigal vers la musique dramatique produisit la cantate. Elle fut introduite en France à l’occasion des concerts de musica da camera que Mazarin y fit donner par la troupe de musiciens venue de Rome et dont la célèbre chanteuse, Léonore Baroni, était la grande virtuose. R. Rolland a le premier raconté les origines de la cantate qui sont du xviie siècle. Elle naquit de l’introduction dans le madrigal du chant solo et de son développement grandissant aux dépens du chant polyphonique. Elle suivit ainsi la même phase que l’opéra, ce qui explique la communauté de leur création par les mêmes musiciens, Manelli, Ferrari, les frères Mazzochi, Monteverde dont le Combat de Tancrède et de Clorinde, chanté dès 1624 à Venise, est une vraie cantate. Après 1649, ce genre pris un développement rapide, grâce surtout à Carissimi. L’un des premiers, il introduisit dans la cantate l’accompagnement du clavecin et l’alternance de cet instrument avec les voix. Mais l’intérêt musical n’était toujours que dans la voix qui conservait la prédominance. Il se déplacerait de plus en plus par la suite en suivant le progrès instrumental. Pergolèse ajouterait des violons à l’accompagnement du clavecin, puis la cantate de plus en plus développée avec de nombreux soli, chœurs et orchestre deviendrait à la musique profane ce que l’oratorio serait à la musique religieuse. Ils seraient même souvent confondus. C’est particulièrement dans la cantate que la musique mondaine, aristocratique, trouva sa forme. Réservée aux concerts de la musica da camera qui se donnaient dans les salons et dans l’intimité d’auditoires composés des princes et de leurs familiers, elle devait surtout refléter les conventions de cette société spéciale, les apparences brillantes et superficielles du « bon goût » et du « bel esprit ». Elle se perfectionna pour cela dans la technique musicale, mais elle perdit la vérité dramatique qu’elle avait d’abord exprimée et, dès Carissimi, si elle fut un chef-d’œuvre de construction et d’élégance musicale, elle s’égara de plus en plus dans la fadeur sentimentale. Elle trouva alors son plus brillant écrivain dans J.-B. Rousseau qui fut le poète le plus dépourvu de vérité dans les sentiments. Carissimi, Rossi, Cesti furent au classicisme musical ce que furent Voiture et Chapelain au classicisme littéraire. Monteverde et Cavalli, qui conservèrent à la musique le sentiment de la vie, en furent le Molière et le La Fontaine. Après Carissimi, les plus célèbres auteurs de cantates furent Stradella, dans le même siècle, puis, au xviiie, Scarlatti qui fit prendre au genre sa forme classique définitive, Pergolèse, Metastase, poète-musicien de la cour de Vienne. Les musiciens français de la fin du xviie siècle et ceux du xviiie : Campra, Colasse, Clérembault dont l’Orphée eut un succès considérable, Mouret, Bernier, Montéclair, Rameau, Colin de Blamont, donnèrent à la cantate toute sa majesté classique.

J.-S. Bach et Haendel firent sortir la cantate des salons ; ils en composèrent de religieuses et leur donnèrent les développements symphoniques qui les feraient confondre avec l’oratorio. La Fête d’Alexandre de Hændel, les Saisons, de Haydn, sont souvent considérées comme des oratorios. Mozart composa plusieurs cantates. Beethoven donna dans ce genre Adélaïde et Armide. L’inspiration abondante de Méhul trouva un plus heureux emploi dans la cantate que dans l’opéra. La Révolution favorisa le genre. Les hymnes dont elle fit le sujet furent de véritables cantates exécutées avec soli, chœurs et orchestre dans les théâtres et dans les fêtes publiques. Certains de ces hymnes étaient joués à chaque représentation théâtrale. Un arrêté du Directoire du 4 janvier 1796 prescrivait « à tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de Paris, sous leur responsabilité individuelle, de faire jouer chaque jour, par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs chéris des Républicains, tels que La Marseillaise, Ça ira, Veillons au salut de l’Empire, Le Chant du Départ ». Les principales cantates révolutionnaires furent : l’Hymne pour le 14 juillet, de Chénier et Gossec, l’Hymne à l’Être suprême, de Désorgues et Gossec, l’Hymne à la République pour le 1er vendémiaire, musique de Jadin, le Chant de victoire, de Méhul, l’Hymne pour la fête de la Jeunesse, de Cherubini, l’Hymne à la Fraternité, de Désorgues et Cherubini, le Chant du 10 août, de Catel, l’Hymne pour la fête de l’Agriculture, de Lesueur, l’Hymne pour la fête de la Vieillesse, de Lesueur, le Chant du 1er vendémiaire, de Chénier et Martini, l’Hymne du 20 prairial, de Gossec, l’Hymne à la Nature, de Gossec, l’Hymne du 18 fructidor, l’Hymne à la Raison, l’Hymne pour la fête des Époux, le Chant funèbre, tous quatre de Méhul, l’Hymne à la statue de la Liberté, de Gossec, l’Hymne funèbre du général Hoche, de Cherubini, l’Hymne à la Liberté, de Gossec, le Chant de vengeance, de Rouget de l’Isle, etc…

Depuis la Révolution, la cantate, complètement délaissée comme musique de chambre, est devenue un genre de plus en plus froid et ennuyeux. Réservé à des cérémonies officielles et aux concours du Prix de Rome.

En Allemagne, la chanson transmit son caractère populaire au choral. Il fut le chant de la Réforme et, autant que celui de la nouvelle religion, le chant de guerre des paysans révoltés. C’est dans la bouche de ces paysans qu’il prit toute son ampleur en s’élevant vers un Dieu libérateur au-dessus de toutes les églises. Le « rempart qu’est notre Dieu » du choral de Luther fut chanté par le peuple, autant contre ses persécuteurs protestants que catholiques. Luther avait compris la valeur éducative de la musique, sa puissance d’entraînement et d’enthousiasme sur les foules ; il savait qu’elle ferait plus pour la Réforme que toutes les prédications. Il la voyait « apparentée à la théologie ». Il avait constaté que dans la Bible « la vérité s’échappe en psaumes et en hymnes ». Il n’était pas comme les Anabaptistes anglais qui voulaient détruire tous les arts. Il disait de la musique : « Qui la connaît est de bonne race. Ceux qu’elle n’affecte pas, je les prise autant que cailloux, autant que billes de bois. » Il voulait qu’on y exerçât la jeunesse et repoussait le maître d’école qui ne saurait pas chanter, les ministres qui n’auraient pas appris à s’appliquer de leur mieux à la musique (Elie Reclus, La doctrine de Luther). Les premiers chorals furent des airs populaires adaptés à des paroles religieuses, comme il s’était produit pour les chants d’église ; mais alors que ceux-ci, composés sur des paroles latines incompréhensibles au peuple et de plus en plus enveloppés de formules rituelles, avaient été peu à peu réservés au culte, le choral, chanté dans le langage vulgaire fut le chant populaire par excellence. Il le demeura tant qu’il exprima les espoirs révolutionnaires et soutint la lutte pour la liberté. Quand le peuple fut vaincu et la liberté jugulée une nouvelle fois, le choral privé de l’enthousiasme populaire se momifia dans les temples avec les formules d’un protestantisme qui ne protestait plus et faisait de Dieu le rempart des riches.

En France, le choral ne fut qu’aristocratiquement représenté par les Psaumes, traduits par Clément Marot, Th. de Bèze, et mis en musique par Claude Goudimel. Mais, en Allemagne, il exprima le caractère et l’âme du peuple tout entier. Après l’échec révolutionnaire, il prit des formes nouvelles. De la première, uniquement mélodique et qui resta dans l’église comme le plain-chant, il passa à toutes celles de l’harmonie. L’activité des musiciens allemands et leurs recherches d’une expression incessamment renouvelée, ouvrirent le champ du plus grand progrès musical qui se fît dans les xviie et xviiie siècle et qui est la plus belle gloire de l’Allemagne. Il semblait que les ultimes hauteurs avaient été atteintes avec les chefs-d’œuvre, d’ailleurs toujours indépassés, de la polyphonie vocale souveraine jusque là. La musique instrumentale allait s’élever aussi haut en même temps qu’elle multiplierait l’infini les moyens d’expression au point qu’elle ne cesserait pas d’en découvrir de nouveaux encore aujourd’hui.

Si l’homme a inventé depuis très longtemps des instruments de musique, il y a à peine trois siècles qu’il existe une musique instrumentale ayant une vie propre, indépendante de la musique vocale. Les instruments sonores avaient été cherchés par l’homme pour imiter les voix de la nature et donner plus de puissance à la sienne. Ils servirent ensuite à accompagner le chant humain pour multiplier et varier ses effets, mais tout en restant étroitement sous sa dépendance. La forme antique de cet accompagnement était la mélopée, du nom que les Grecs donnaient aux règles générales de l’harmonie, du chant et de la déclamation. Dans les temps modernes, la mélopée fut la notation de la déclamation, puis la première forme du récitatif tant qu’il ne fut pas accompagné d’un véritable orchestre et qu’il conserva le caractère régulier de la déclamation. Les récitatifs des œuvres d’Haendel, Mozart, Gluck, Méhul, Bellini, sont les formes les plus parfaites de la mélopée moderne. Elle disparut, ou ne fut plus qu’un archaïsme, lorsque le drame lyrique donna à l’orchestre une vie mélodique parallèle à celle du chant vocal, ou dominante, en faisant passer le drame dans l’orchestre et en ne considérant plus la voix que comme une partie fondue dans l’ensemble orchestral. Ce furent Haendel et Bach qui apportèrent à la musique instrumentale une vie propre, indépendante de la musique vocale.

Les organistes de la fin du xvie siècle et du commencement du xviie s’étaient inspirés des progrès de la polyphonie vocale de leur temps. Quand la musique instrumentale voulut chanter elle-même sans le concours de la voix ou parallèlement à elle, la mélodie lui en fournit les moyens en lui donnant une expression indépendante. Le chant fut à l’orchestre comme chez les chanteurs ; la musique n’avait plus besoin de la voix humaine pour chanter. Les premiers progrès dans cette direction furent dus à l’italien Fuscobaldi, aux français Chambonnières et Couperin, aux allemands Froberger et Buxtehude. Ce fut l’œuvre du xviie siècle de préparer la musique instrumentale, tant dans son expression que dans sa technique ; la révolution de Haendel et de Bach l’élèverait aux hauteurs atteintes par la musique vocale et lui ouvrirait un champ illimité.

Hændel et Bach furent les véritables initiateurs de la musique moderne. Le plus merveilleux de la révolution qu’ils déterminèrent fut dans l’incroyable multiplication des genres de la musique purement instrumentale, au point que l’imposant ensemble des chefs-d’œuvre de Bach contient toute la musique ; « son évolution moderne était terminée dès 1750 » (H. Quittard).

Devenue capable de vivre sur son propre fonds, d’avoir son existence et son expression propres, la musique instrumentale eut devant elle les perspectives sans limites de la musique de chambre, succédant à la musica da camera, puis celles de la fugue à laquelle Bach apporta une étonnante virtuosité, enfin, celles de la symphonie. La fugue permettrait de varier les thèmes ; la symphonie introduirait une variété encore plus grande de développement et d’expression en même temps que d’utilisation des instruments.

La musique de chambre avait commencé sa carrière dans l’accompagnement du madrigal et de la cantate ; elle se libéra complètement de la voix avec la sonate, le concerto, le trio, le quatuor et autres pièces uniquement instrumentales. La sonate, composition pour piano seul ou pour deux instruments, était, en Italie, d’église ou de chambre. Celle de chambre était une suite de morceaux de danses. Elle prit un autre caractère en Allemagne où Ph.-Emmanuel Bach lui donna la division en trois parties qu’elle a gardée. Le caractère de la sonate se retrouve avec plus de variété dans le trio, le quatuor, le quintette et autres œuvres pour instruments plus ou moins nombreux, arrivant à former de petites symphonies, tels le Septuor, de Beethoven, la Sérénade nocturne pour huit instruments, de Mozart, la Rhapsodie pour six instruments, d’Honegger, l’Aubade pour piano accompagné de dix-huit instruments, de Francis Poulenc. Le concerto était d’abord la symphonie de trois instruments prépondérants que d’autres accompagnaient : il est devenu la symphonie de tout un orchestre joint à un instrument solo. Hændel et J.-S. Bach furent grands dans tous les genres de la musique de chambre, puis Haydn et Mozart ; mais Beethoven l’éleva aux hauteurs les plus sublimes de la musique, dans ces régions où « elle se tient si haut qu’aucune raison ne peut siéger à ses côtés, où elle produit des effets qui dominent tout et dont personne n’est en état de rendre compte » (Gœthe).

La symphonie occupa au concert une place prépondérante à partir de Haydn qui en fut appelé « le père » et en donna, dans la forme, les plus parfaits modèles. Il en a composé un grand nombre dont on ne joue plus, à grand tort, que quelques-unes, toujours les mêmes. La symphonie de Haydn est le type classique du genre par la science du développement des idées et de la richesse des effets. Au point de vue des sentiments, elle a la sécheresse de la période classique. Mozart mit dans la symphonie une émotion bien supérieure, mais sa technique est peut-être moins impeccable. Il possédait la puissance et le sentiment dramatiques qui manquaient à Haydn et qui rendent son théâtre si émouvant. Il annonça cette humanité qui remplit l’œuvre de Beethoven dont la sincérité, le don fougueux de soi, l’amour de la nature et des hommes, rompirent avec les conventions du classicisme. Beethoven fut un novateur, tant dans l’esprit que dans la forme, un hérétique et un révolté que le monde musical officiel mit un siècle à comprendre et à adopter. Aujourd’hui, on le dit dépassé ! Ceux qui émettent cette opinion sont de la même école que ceux qui lui reprochaient ses audaces. Comme Rousseau en sociologie, Beethoven demeure l’éternel précurseur dont la pensée est toujours jeune parce qu’elle est l’éternelle expression de l’âme humaine délivrée des conventions fausses et hypocrites. En France, on ne commença à découvrir Beethoven que vers 1830, grâce au mouvement romantique qui recherchait ses affinités dans toutes les branches de l’art. Le romantisme de Beethoven rejoignait un Michel Ange et un Shakespeare par-delà toutes les formules, et il n’y eut guère alors qu’un Berlioz pour le comprendre et le sentir profondément. Un faux esprit, celui d’un romantisme de façade et de parade qui faisait la vogue de l’opéra, entretenait cette incompréhension dont subirent les effets Weber lui-même, malgré ses succès, et davantage encore Schumann et Schubert, puis, malgré leur caractère plus français, Berlioz, César Franck et tous ceux dont l’art a été de sensibilité profonde plus que d’éclat superficiel. Car le romantisme français ne fut pas musical. La musique pure, c’est à dire la musique de chambre et la symphonie qui n’étaient pas de caractère dramatique, n’existèrent pas en France jusqu’au moment où la musique instrumentale s’imposa à côté du bel canto, c’est-à-dire jusqu’à l’avènement de ce qu’on a appelé « la musique de l’avenir ». On commença alors à comprendre Beethoven, et avec lui Schuman, Schubert et toute l’œuvre symphonique ; mais aujourd’hui encore, auprès du « grand public », un « air de bravoure » couronné d’un ut de poitrine, des vocalises apprises à ce que Berlioz appelait « l’école du petit chien », ou un concerto avec des acrobaties sur la chanterelle ou le clavier, l’emportent toujours sur la plus émouvante pensée exprimée par une sonate ou une symphonie. Il est des gens qui ont eu besoin de passer par Wagner, de subir sa discipline les obligeant à écouter l’orchestre, pour écouter et comprendre Beethoven.

Haydn et Mozart ont créé l’orchestre moderne, donnant ainsi à la musique son moyen d’expression le plus étendu. Beethoven lui a apporté la liberté sans rivages, celle de la pensée et celle de l’art. Les énormes masses orchestrales qui ont été réunies après eux, les variétés infinies des rythmes et des timbres inventées depuis, n’ont le plus souvent servi qu’à masquer le vide d’une véritable pensée musicale, à créer un « dynamisme » factice ; elles ont pu multiplier les moyens et la puissance de l’expression, elles ne l’ont pas rendue plus parfaite que l’orchestre réduit d’Haydn et de Mozart, plus émouvante et plus humaine qu’une sonate de Beethoven.

Musique religieuse. — Avant de parler de la musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu’on a appelé, il y a quatre-vingts ans, la « musique de l’avenir », jusqu’à ses plus récentes manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse.

L’influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop universelle pour que, de tout temps, les religions n’eussent pas cherché à en tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les âmes. Avec elle, il n’était besoin d’aucun appareil technique, d’aucune sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est susceptible d’inspirer et d’entretenir un mysticisme vague et indéfini par son action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même et, lorsqu’elle n’est pas l’appoint d’une mise en scène spectaculeuse, elle est l’art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux religions pour atteindre les foules d’une façon durable. La peinture, la sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des formes, des lignes, les conventions de l’idée qui les a inspirées, mais la musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l’imagination, et celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que la musique est « l’art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de la sublimité des sentiments qu’elle peut inspirer. On n’a pas tenu compte qu’étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s’évade de toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d’autre que celle que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est l’esprit en qui tous les hommes, où qu’ils soient et quels qu’ils soient, retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque, mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. » disait Beethoven.

Il a fallu échafauder une métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le christianisme a élevé la musique au plus haut point qu’elle pouvait atteindre, parce qu’elle était devenue avec lui l’expression de la plus parfaite des religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c’est qu’il n’est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s’était jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles, résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique qui serait l’expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes, elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu’on ne parvient à calmer les enfants qui pleurent qu’en leur en chantant. » — Non, les nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd’hui : « J’ai du bon tabac », ou « Viens Poupoule ! » Les cantiques et les hymnes n’étaient pas autre chose que les chansons de l’époque. Qu’était cette hymne la plus ancienne, dont il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu’après la Cène Jésus chanta avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers ? — On n’en sait rien, pas plus qu’on ne sait si Jésus exista. Ce qui n’est pas douteux, c’est que les premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour les païens qui demeuraient ?…

Non seulement la théorie de la musique dite « chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non seulement il n’y a pas d’art chrétien, mais il est impossible qu’il y en ait un car, comme l’a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C’est ainsi que l’entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu’à Zwingle et les Réformateurs. Mais, s’il n’y a pas d’art chrétien, il y a un art catholique. L’art catholique n’est pas autre chose que l’art du paganisme, et comme lui, il n’est de l’art que dans la mesure où il est vivant et humain, c’est-à-dire aussi peu catholique que possible.

En 1563, le pape Pie IV entreprit de réformer la musique religieuse, à l’instigation des conciles de Bâle et de Trente. À cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances… chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l’Homme armé ou l’Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette réforme, il est curieux de lire l’opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p. 231-236), lorsqu’il fut à Rome en 1831 et lorsqu’il vit comment la musique y était traitée, même à Saint-Pierre et dans la chapelle Sixtine. Il s’interrogea sur la qualité supérieure, religieuse, divine de cette musique, et voici ce qu’il dit entre autre : « Nous accordons que les trente-deux chanteurs du Pape, incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église du monde, suffisent à l’exécution des œuvres de Palestrina dans l’enceinte bornée de la chapelle pontificale ; nous dirons que cette harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n’est pas sans charme. Mais ce charme est le propre de l’harmonie elle-même et le prétendu génie des compositeurs n’en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d’accord… Dans ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rythme ne sont point employés, et dont l’harmonie se borne à l’emploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie ! allons donc, c’est une plaisanterie. En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par l’intention d’approcher le plus possible d’une pieuse idéalité, s’abusent étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il fait chanter par exemple : Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l’effet général et le style harmonique ne différent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d’autre musique, voilà la vérité ; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, qu’on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes que les contrepointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et dont il passe pour avoir été l’antagoniste inspiré. Sa missa ad fugam en est la preuve. »

Après Palestrina, les Nanini, Cifra, Allegri, Marcello, Pergolèse, et surtout Haendel et J.-S. Bach, enrichirent la musique d’église de nombreuses œuvres nouvelles, mais qui ne furent pas plus religieuses. La fugue, par exemple, à laquelle Bach donna un souverain essor, était plus brillante qu’émouvante ; elle atteignait intelligence de l’artiste plus que le cœur du fidèle, et Bach ne pensait pas plus au Dieu du pape qu’à celui de Luther, quand il composait les siennes, ou ses trois cents cantates, ses Messes, ses Sanctus, ses Magnificats, ses Passions. Aucune église ne peut s’annexer l’anglican Haendel pas plus que le protestant J.-S. Bach, tous deux allemands, nourris de l’esprit de la Réforme encore palpitant de ses luttes et humilié de la domestication de son clergé. D’ailleurs leurs œuvres valent par la perfection de l’art plus que par l’expression. Hændel et surtout Bach furent les plus parfaits des contrepointistes mais ils furent d’une solennité glaciale. On trouve difficilement chez eux l’émotion et on comprend, en somme, que leur perfection s’accorde avec les religions, catholique ou protestantes, mais inhumaines. Un concert à la Schola de M. Vincent d’Indy, qui est le Conservatoire de la musique religieuse, une audition du Messie de Hændel ou d’une Passion de Bach, sont des fêtes musicales incomparables pour l’esprit, mais le cœur est étonné de n’y avoir aucun tressaillement.

La Création, de Haydn, a apporté un premier air romantique dans la musique dite religieuse. Elle est d’une effusion panthéiste qui donne sur les premiers temps du monde une idée autrement vivante que la niaise élucubration biblique. La Messe en ré et le Christ au Mont des Oliviers, de Beethoven, ont des sanglots humains qui font penser à Prométhée plus qu’au Christ résigné à une prétendue mission divine. Parlera-t-on de la religiosité qui anima Berlioz écrivant l’Enfance du Christ dans les formes archaïques de la musique ancienne ? Son Requiem n’est pas plus religieux. Composé comme une œuvre de circonstance, à la demande du ministre de Gasparin qui voulait mettre à la mode la musique religieuse, il n’est nullement une manifestation de foi. Berlioz ne croyait à rien sauf à la musique. Le Requiem n’est pas d’une autre inspiration que celle de la « marche au supplice » et de la « nuit de sabbat » de la Symphonie fantastique, que celle aussi da cœur fugué, sur le mot : « Amen », de la Damnation de Faust. Quant à Wagner, qui fut peut-être le plus religieux de tous les compositeurs de musique et dont les tendances chrétiennes soulevèrent Nietzsche contre lui, il fut dans toute son œuvre le musicien dramatique de la Tétralogie, même lorsqu’il s’inspira d’idées religieuses, celle entre autres de la rédemption par le sacrifice. Cette idée du sacrifice rédempteur, qui est dans plusieurs œuvres de Wagner : le Vaisseau fantôme (Senta), Tannhäuser (Elisabeth), les Maîtres Chanteurs (Hans Sachs), Parsifal (Kundry), n’a rien d’ailleurs de spécialement chrétien. Elle est dans toutes les religions et, en particulier, dans la mythologie scandinave dont Wagner était imprégné plus que de catholicisme. Il s’est retrouvé avec Ibsen dans cette hérédité nordique. Dans ce terrible drame, Tristan et Yseult, où la passion n’atteint son entier assouvissement que dans le « retour au divin néant originel » et qu’on peut appeler le drame de la malédiction de l’amour, il y a, a écrit R. Rolland, « une conviction quasi religieuse, plus religieuse encore peut-être, par sa sincérité, que celle de Parsifal ». Par contre, dans ce Parsifal, dont Wagner a voulu faire une œuvre mystique avec l’intention de servir le catholicisme, la scène du Graal n’est que du théâtre dans la cathédrale, — elle choque même certains esprits religieux par son paganisme —, et l’Enchantement de Vendredi-Saint fait penser à Joachim de Flore sortant de l’église avec les fidèles pour célébrer la messe dans l’épanouissement de la nature. Si, enfin, nous descendons de Wagner à Massenet, nous constatons que les personnes de ses drames sacrés : Ève, la Vierge, Marie-Madeleine, sont non moins païennement troublantes que Thaïs, Esclarmonde et Hérodiade. La musique religieuse n’est grande que dans la mesure où elle est humaine.

La « musique de l’avenir » . — Jean-Jacques Rousseau, qui faisait de la musique à la façon des oiseaux et eut le tort de vouloir être un théoricien musical, disait : « La mélodie seule peut peindre les passions, la mélodie seule est la musique des cœurs sensibles ; l’harmonie n’est qu’un bruit, plaisir de Welches et de barbares. » Les Welches et les barbares ont montré, trop tard pour Rousseau, combien l’harmonie était musique en ouvrant sa voie à la mélodie égarée dans les champs de cette sensibilité artificielle que l’auteur du Devin du village condamnait d’autre part quand il ne parlait pas de musique. Un siècle après Rousseau, en un temps où Vitet déclarait qu’on ne pouvait, « physiquement », dépasser Rossini dans la « progression harmonique », se produisait une révolution démontrant qu’au contraire, même physiquement, il n’était pas de limite à cette progression. Cette révolution, dont les « pompiers » rossinistes puis gounodistes se gaussèrent en raillant la « musique de l’avenir », fut l’œuvre, d’une part de Berlioz, d’autre part de Wagner. Leurs voies ne furent pas les mêmes, elles furent différentes et même opposées ; toutes deux ne dirigèrent pas moins la musique vers un monde si nouveau, et surtout si étendu, qu’on ne l’a pas encore, aujourd’hui, entièrement exploré. Si le voyage est à peu près terminé avec Wagner, il y a encore à marcher avec Berlioz. Ainsi se vérifie sa prédiction qu’il sera connu et compris vers 1940. On reconnaîtra alors en lui le génie le plus incontestable de la période romantique française où il passa inaperçu dans le tapage des « Jeune France ».

C’est vers 1830 que parut Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer, apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven.

C’est dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait ! Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique, impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit d’écrire sur la musique ! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs « qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur métier à ceux qu’il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l’ignorance et la malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une sottise qui est de tous les temps. De même qu’il avait révélé Beethoven à la France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux les éléments d’une révolution qui les dépassait, étant dans l’air, depuis Gluck pour l’opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L’esprit de cette révolution venait incontestablement d’Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares » étaient plus musiciens que les Français, et c’est chez eux que Berlioz voyait le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F. Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait pas vécu. » (Cité par R. Rolland).

La France n’a pas encore reconnu une telle place à Berlioz, et ce n’est qu’en passant par Liszt que certains musiciens français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence.

A la « musique de l’avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu’on en pouvait attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se dissipera le confusionnisme où l’on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à Berlioz l’autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l’art aussi profonde, chez l’un que chez l’autre, mais tandis que Berlioz s’abandonnait à elles, Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne montra comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et de l’effort. R. Rolland a dépeint admirablement l’opposition de ces deux caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point que, dit R. Rolland : « Qu’on l’aime, ou qu’on ne l’aime pas, une seule de ses œuvres, une seule partie d’une seule de ses œuvres, un morceau de la Fantastique ; l’ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la musique française de son siècle. » Et R. Rolland ajoute : « Quand j’ai nommé Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l’art musical, pas un supérieur, et même pas un égal. » Mais s’il fut « un des génies les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le « grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César Franck, quoique inférieurs en génie.

Berlioz était plus qu’un musicien, il était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne ne fut plus révolutionnaire, même aujourd’hui où l’on croit l’être tant mais où on l’est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu’on ne puisse blesser à cause de plus de beauté. » Berlioz les blessa toutes et s’attaqua à toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la fille obéissante de la musique ». Il s’insurgea contre Gluck qui avait cherché à réduire la musique à ce qu’il appelait « sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer l’action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de Berlioz et le drame lyrique de Wagner.

Pour rendre la musique libre, Berlioz voulait l’émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme n’est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole n’est pas de la musique. Par contre, le geste, c’est-à-dire l’action, se sépare difficilement autant de la musique que de la poésie, et c’est lui qui entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans l’opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste les réunit.

Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l’a réalisée au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que le constater aujourd’hui. Si Wagner a prolongé l’existence de l’opéra et lui a donné un siècle de plus d’existence en en faisant le drame lyrique, ce n’est nullement à ses théories qu’on le doit, c’est uniquement à son génie musical,

Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable. Elles sont d’une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans l’art. C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est le seul créateur de l’œuvre d’art, créateur inconscient dont l’artiste saisit et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c’est l’ensemble de tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c’est tout homme qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut ou au plus bas de l’échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force à sortir d’un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société et notre État, ou de l’obtuse soumission d’esprit à cet ordre de choses ; une aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout… Le Peuple est l’ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse… » C’est par l’Art que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des Grecs l’Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art véritable, l’Art du Peuple. Depuis, il ne l’est plus, il est devenu l’expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés, l’apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu’éclairée et généreuse. Il faut que l’Art redevienne populaire, qu’il soit de nouveau l’expression de la conscience publique et, pour cela, qu’il soit révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d’art, basée sur ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et Révolution (1849), l’Œuvre d’Art de l’Avenir (1850), Opéra et Drame (1851), Lettre à M. Frédéric Villot sur la Musique (1860). Le théâtre était le moyen par lequel il voulait accomplir l’œuvre d’art révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type des relations idéales de l’art et de la vie publique », car il voyait dans le drame tragique grec « l’œuvre d’art noble, parfaite, réunissant toutes les différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l’art aujourd’hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, « fin véritable de l’expression d’art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait exprimer l’action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que soit le développement qu’elle a pris depuis l’antiquité où elle n’était que l’accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n’est que « l’idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame wagnérien, complément de la théorie d’art social. Elle n’est qu’une belle théorie d’un « quarante-huitard » de l’art sur la musique et le théâtre. En pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de celles de l’antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore plus grandes que celles de l’ordinaire opéra.

Heureusement, la musique de Wagner dépasse ses théories, et l’on peut dire qu’elle s’en évade malgré lui, pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz. C’est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore, comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l’amour, la force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans Siegfried ». N’est-ce pas un véritable malaise qu’on éprouve lorsque la voix humaine, fût-ce celle d’une Litvinne, vient se mêler à l’inexprimable symphonie de la mort d’Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n’a-t-on pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka, insupportables bavards qui brisent l’action dramatique autrement claire et compréhensible à l’orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de coupures !… Combien, pour peu qu’on soit familiarisé avec les leitmotiv wagnériens et qu’on puisse suivre la marche du drame dans ses développements harmoniques, le bonheur est plus complet d’écouter Wagner dans quelque coin obscur d’une galerie ou d’une loge dite « d’aveugle », à l’écart des élégances qui s’ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.)

Dans un monde d’artistes et de littérateurs indifférents à la musique, Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu’elle était, comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l’Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à cette fin de les essuyer sur le dos d’un grand homme qui passe » (Baudelaire : l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement sur le monde musical. Il n’est pas de musiciens, considérés connue plus ou moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d’Indy, Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre d’autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer purement français. Il n’en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique.

Le wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de multiplier l’activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui. D’abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu’elle eut trouvé en César Franck l’appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre remarquable dans une quasi-solitude remplie par l’art, avec une conscience et une grandeur d’âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et l’hostilité de son temps. S’il n’avait pas le génie de Berlioz, il avait une connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais (1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l’École Supérieure de Musique, dirigée par V. d’Indy.

Les musiciens continuateurs de l’œuvre de C. Franck furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la réaction antiwagnérienne ; elle rompit d’autant mieux le charme wagnérien qu’elle s’accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit. Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules antérieures, de ne pouvoir se passer de la scène ; elle est par-dessus tout du théâtre. Elle a ouvert cependant des voies nouvelles nécessaires.

Plus que dans le drame lyrique, le théâtre musical s’est renouvelé dans la danse. Autant la collaboration de la poésie et de la musique est arbitraire et contradictoire, autant celle de la danse et de la musique est complémentaire et nécessaire. Le rythme commun scelle leur union. Il n’est pas une danse sans musique, il n’est pas une musique qui ne puisse être dansée, même la plus grave, la plus solennelle. La musique est l’âme de la danse ; la danse est la réalisation plastique de la musique. La révélation que furent les ballets russes détermina un bouleversement complet dans les conceptions de la mise en scène et de l’interprétation dramatique musicale. Celle-ci prit alors sa véritable expression et toute son importance.

Commencée pur Debussy, et on peut dire en marge du monde musical par Erik Satie, vrai novateur toujours incompréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit compréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit mort, l’œuvre de renouvellement musical est continuée pur les Dukas, Ravel, Florent Schmitt, Roussel,. Honegger, Darius Milhaud, Poulenc, les russes Stravinsky et Prokofiev, l’espagnol De Falla, qui sont les plus notoires parmi les vivants actuels, et d’autres plus jeunes. Elle s’étend à toute la musique dramatique et symphonique et à tous les genres, depuis le drame lyrique (opéra), le ballet, l’oratorio, jusqu’à la symphonie et la musique de chambre. Mentionnons, en regrettant de ne pouvoir nous y arrêter davantage, les musiciens russes dont l’œuvre a eu une part si considérable d’influence dans la nouveauté du mouvement musical actuel, les Glinka, Dargomisky, Tchaïkovski, Balakireff, Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski. C’est dans le folklore russe dans son inépuisable source populaire d’inspiration, que la musique russe a pris l’originalité et l’intensité de vie qui la caractérisent. En Allemagne, formant la transition entre Liszt-Wagner et les jeunes musiciens actuels, Brahms, le plus opposé aux novateurs, Bruckner, le plus hardi parmi ceux-ci et son disciple Hugo Wolf, véritable génie musical mort trop jeune, à qui R. Rolland a consacré un article plein d’émotion, Richard Strauss, Mahler, Humperdinck.

La musique art social. — R. Rolland a écrit, en parlant de la portée sociale des œuvres de Berlioz : « Comment de pareilles œuvres sont-elles négligées par notre démocratie, comment n’ont-elles pas leur place dans notre vie publique, comment ne sont-elles pas associées à nos grandes cérémonies ? — C’est ce qu’on se demanderait avec stupéfaction, si l’on n’était habitué, depuis un siècle, à l’indifférence de l’État à l’égard de l’art. Que n’aurait pu faire Berlioz, si les moyens lui en avaient été offerts, ou si une telle force avait trouvé son emploi dans les fêtes de la Révolution ! » L’indifférence de l’État à l’égard de l’art est celle de la démocratie qu’il représente. Pour qu’il réalisât cette œuvre populaire que R. Rolland voudrait lui voir accomplir, il faudrait d’abord qu’une véritable démocratie ne continuât pas « la sale et stupide République » que Berlioz voyait déjà dans celle de 1848. Berlioz ne se dressait pas contre la révolution et la démocratie, mais lorsqu’il invectivait « l’infâme racaille humaine », il avait, comme Renan, comme Flaubert, l’intuition de ce qu’elle ferait de cette révolution et de cette démocratie (voir Muflisme).

L’État suivant la platitude de son élite gouvernante, « ne peut permettre qu’un certain degré d’art » (M. Leygues, ministre des Beaux-arts). Le fait qu’un Berlioz peut faire partie de l’Institut ne change rien à ce principe pas plus que celui d’un César Franck égaré dans le professorat du Conservatoire où il scandalisait les Massé les Reber les Bazin, producteurs de rogatons musicaux, parce qu’il avait « l’audace de voir dans l’art autre chose qu’un métier lucratif » (R. Rolland). Depuis un siècle et demi que l’Académie des Beaux Arts a fait une place à la musique dans l’aréopage en y admettant six musiciens, on se demande quelle espèce de services elle lui a rendus.

Si, en Chine, depuis des milliers d’années, il y a au gouvernement un ministère de la musique, en France on n’a jamais eu un ministre que la musique ait intéressé, sauf en dilettante et comme protecteur de certaines de ses vestales. Malgré l’importance de la musique, la pédagogie officielle l’ignore ou ne s’en occupe que suivant des méthodes absolument incohérentes. L’organisation de son enseignement est d’une lamentable pauvreté, abandonnée à des initiatives parfois généreuses, trop souvent fantaisistes, sans programme sérieux qui la mettrait à sa vraie place dans la culture générale. L’enseignement démocratique, de plus en plus préoccupé de préparation guerrière et patriotique, aurait probablement banni la musique des écoles primaires si elle ne servait à apprendre aux enfants les exercices militaires en chantant :

« Petits enfants, petits soldats,
Qui marchez comme de vieux braves… »

On a vu, dans les premiers jours de la guerre de 1914 ces défilés d’écoliers, conduits dans les rues par leurs instituteurs en « service commandé », piaillant une Marseillaise qu’ils n’avaient jamais appris à chanter ensemble et en mesure. L’éducation musicale populaire est le dernier souci de la démocratie. Elle estime faire tout son devoir quand elle subventionne quelque orphéon ou quelque musique de pompiers, et encore ne le fait-elle pas pour la musique. Quand l’orphéon a bien chanté, quand les pompiers ont bien soufflé dans leurs embouchures, ils ont soif et ils vont boire ; cela fait marcher le commerce des bistrots, « remparts de la dignité nationale ».

En 1927, dans les nouveaux programmes de l’enseignement secondaire, on oublia tout simplement d’inscrire la musique. On ne l’ignore pas moins dans les ouvrages en usage dans cet enseignement. Après avoir longuement raconté des niaiseries sur les faits et gestes des rois et de leur séquelle, exalté leurs victoires, dissimulé leurs crimes, « plutarquisé » effrontément l’histoire, on fait une petite place à la science, aux lettres, aux arts. On cite quelques noms de ces savants, de ces poètes, de ces artistes qui purifient le passé de toutes ses infamies, mais on ne fait aucune mention des musiciens. L’histoire officielle n’a jamais connu que le tambour, et elle met une sorte de pudeur à dire que les vainqueurs de Valmy chantaient la Marseillaise. Dans les lycées, les cours de musique sont le plus souvent des séances d’épouvantable « chahut » où le malheureux professeur, qui n’a rien d’un Orphée, est impuissant à charmer les jeunes fauves déchaînés contre lui. La musique, « art d’agrément », n’est pas une matière du baccalauréat, et la jeunesse qui se prépare dans des voies « réalistes » n’a pas à s’embarrasser la cervelle de cette « futilité ». Dans un état social où la civilisation ne serait pas le triomphe de la flibusterie financière et de la barbarie guerrière, on ne comprendrait pas que dans les établissements d’enseignement il n’existât pas des chœurs capables d’apporter leur concours à des fêtes musicales, et que ces chœurs n’existassent pas au moins dans les conservatoires, avec obligation pour tous les élèves de chant d’en faire partie. Mais les conservatoires ne sont que des écoles de vanité cabotine où tous professeurs et élèves, sauf quelques honorables exceptions qui n’influencent aucunement l’ensemble, ne cherchent qu’à se faire une situation personnelle aux dépens de leurs camarades et surtout de la musique. Quelle autre besogne pourrait-on demander à ces conservatoires lorsqu’on voit les conditions matérielles de leur existence ? Il y en avait trente-six en 1914, il y en a actuellement quarante-quatre appelés pompeusement « nationaux ». En 1914 la subvention que l’État leur accordait était de 121.675 francs ; elle n’est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en plus et le franc à quatre sous !… Certains de ces conservatoires, qui comptent plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs ! Aucun crédit n’est prévu pour le l’emplacement du matériel, l’achat de partitions, celui de pianos qui coûtent aujourd’hui 10 à 18.000 francs, etc… Des professeurs ont des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet, président de l’Association des directeurs des conservatoires nationaux).

L’enseignement supérieur n’est pas mieux partagé que le primaire et le secondaire. Nous avons vu qu’au moyen âge il y avait des chaires d’enseignement musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il y en a une seconde, héritée de l’Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue une ville française. En Allemagne, il n’est pas une Université où la musique ne soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l’Université de Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la Sorbonne ! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme disait ironiquement Daumier.

On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur séparation d’avec les prolétaires, à la faveur d’Aristote tripatouillé par Thomas d’Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu’elle inspire et qui serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme elle le fut du communisme de Platon et de l’Utopie de Thomas More.

Le seul et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts. Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y brûle encore. Ce n’est pas à l’État, c’est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait des résultats remarquables, qu’on dut, en 1836, la fondation du premier orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux efforts d’un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C’est ainsi qu’une œuvre d’éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses et si ardentes qu’elles soient, ne peuvent suffire à l’élever au niveau qui devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm :

« Les cœurs sont bien près de s’entendre
Quand les voix ont fraternisé ! »

Mais les pouvoirs publics ont autre chose à faire qu’à encourager la fraternisation des voix et l’entente des cœurs.

C’est toujours par les seules initiatives privées que des groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d’Unieux (Loire), et interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner. L’initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles primaires de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la musique. D’autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens, restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement distancée par l’étranger, l’Allemagne, en particulier, et même la « barbare » Russie où la musique populaire est d’une extraordinaire vitalité.

Tout l’effort de l’État, pour l’art musical, se concentre sur l’Opéra et l’Opéra-comique. Le premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend de moins en moins de services à l’art musical. Mais il continue à faire partie du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s’intéresse plus à lui-même qu’au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si, depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu’il y soit fort maltraité, ne l’avait pas soutenu. Il chemine cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des chefs-d’œuvre du passé : Armide, Don Juan, Freychutz, etc., et de ne pas étouffer sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une nouvelliste écrivait : « J’ai trouvé l’Opéra en assez mauvais état, à la danse près qui est plus parfaite que jamais. » Seule encore aujourd’hui, la danse réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux,

Le véritable théâtre musical est, à Paris, l’Opéra-comique, depuis qu’il a rompu avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet, Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpentier, Pelléas et Mélisande, de Debussy, Ariane et Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d’A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse, de S. Lazzari, l’Heure Espagnole, de Ravel, etc… Il est fâcheux que l’art inférieur du vérisme, des Cavalleria Rusticana, des Tosca, des Navarraise, des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre, les chefs-d’œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu’à l’Opéra. Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme Caron, d’Orphée, avec Mme Delna, de Fidelio, avec Mme Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter que l’orchestre et les chanteurs de l’Opéra-comique, pas plus que ceux de l’Opéra, n’arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n’est pas dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à leur aise, sans doute parce qu’il s’y fait généralement plus de bruit que de musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province ? Sauf de très rares exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public.

Il n’y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien souvent que des « affaires » où la musique à plus à perdre qu’à gagner, livrée qu’elle est à tous les procédés du banquisme.

Les premiers grands concerts furent ceux de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, fondée en 1828, sous la direction d’Habeneck. Bien que souvent retenue par la routine académique, cette société fit beaucoup pour le progrès musical. Elle commença la vulgarisation des symphonies de Beethoven dont le lumineux sillon ouvrit la voie à la musique symphonique quasi-ignorée en France. Elle admit Berlioz à ses programmes avant qu’il fût membre de l’Institut. Ce ne fut que vingt ans après, en 1848, qu’on vit le premier essai d’une entreprise de concerts indépendante. Seghers la créa sous le titre de Société de Sainte-Cécile. Elle dura jusqu’en 1854. En 1861, Pasdeloup fonda les premiers concerts populaires de musique classique. L’intention était remarquable et, si les résultats artistiques furent assez médiocres, l’entreprise n’en favorisa pas moins le goût musical qui s’éveillait dans les milieux intellectuels. L’intérêt soulevé par ces concerts provoqua la formation de la Société Nationale, en 1871, puis des Concerts Colonne, en 1871, et des Concerts Lamoureux en 1882. La Société Nationale répandit véritablement la connaissance de la musique symphonique et celle surtout des nouveaux musiciens français. Colonne s’appliqua à faire connaître Berlioz ; Lamoureux se voua à Wagner. Le vrai concert populaire où la musique, consciencieusement interprétée fut offerte au peuple, fut chez Colonne. Ses concerts ont fait une œuvre admirable pour la jeunesse studieuse et laborieuse que « l’ouvriérisme » ne détournait pas de la recherche intellectuelle et de la joie spirituelle. Les concerts Lamoureux avaient une clientèle plus aristocratique, mais pas plus intelligente ni plus vibrante d’un pur enthousiasme. Depuis, diverses sociétés de concerts se sont formées, se faisant une concurrence souvent plus boutiquière qu’artistique et dont les destinées n’ont pas toujours été heureuses. C’est que la musique ne trouve, parmi l’immense population parisienne, qu’un public assez restreint ; il serait insuffisant à faire vivre les entreprises musicales sans l’appoint important des étrangers de passage. En province se fondèrent aussi des sociétés de concerts qui plus ou moins prospérèrent et suivirent généralement les programmes des concerts parisiens.

Le public populaire qui ne s’abandonne pas aux basses productions de la musique théâtrale, du café-concert et du cinéma plus ou moins « sonorisé », fréquente quelque peu ces concerts, lorsqu’ils ne lui sont pas fermés par le snobisme. Il y met même une bonne volonté qui mériterait les encouragements sérieux d’un état social moins appliqué à l’abrutir. Mais tout se tient. On ne peut vouloir embellir l’existence intellectuelle et morale d’hommes qu’on veut tenir économiquement dans l’esclavage ; au travail-machine correspond la distraction-machine, au travail qui épuise le corps correspond le plaisir qui stérilise l’esprit. Plutôt que d’embellir la vie du travailleur, ses maîtres et leurs domestiques trouvent toujours que sont assez bons pour lui les ersatz, des sous-produits que des entrepreneurs d’ignominies fabriquent à son usage, estimant que la bonne musique n’est pas plus faite pour lui qu’une nourriture saine ou un bon pardessus. Si, « démocratiquement », on lui fait la faveur de lui offrir de la bonne musique, il ne faut pas qu’il soit trop difficile sur la qualité. C’est ainsi qu’on lit dans des journaux même socialistes, des opinions de ce genre : « Pour attirer le public au concert, il n’est pas indispensable de lui donner des exécutions parfaites, mais simplement de lui présenter des œuvres dont il comprend la valeur et dont il goûte la beauté, même à travers les imperfections qui résultent surtout d’une trop hâtive préparation. » Eh bien, nous disons énergiquement : Non !… Pas d’art du tout, plutôt qu’un art « socialisé » de cette façon. C’est là une manière de faire « l’éducation musicale » du peuple, aussi pernicieuse que celle dont on fait son « éducation politique » ; la première lui fait perdre le sens du beau comme la seconde lui enlève toute vertu civique. Les démocrates-éducateurs suivent ainsi le courant général qui fait la contusion des classes dans le marais intellectuel du muflisme où il n’est plus rien que de bas. On s’habitue à des approximations, en musique comme en toutes choses, parce que l’utilitarisme tue le goût et que la mécanisation asservit l’intelligence et détruit le sentiment.

Il faudrait que les travailleurs comprissent bien toute la puissance éducative et émancipatrice de la musique. Elle rend l’individu plus fort, elle enrichit sa valeur collective, elle élargit sa puissance d’association et d’action. L’exemple le plus caractéristique de ce que peut faire la volonté populaire associée à une noble idée nous est donné aujourd’hui par les Fêtes du Peuple qui offrent aux travailleurs parisiens les plus magnifiques concerts qu’ils aient jamais eus. Ces fêtes sont nées de l’effort d’Albert Doyen, grand musicien et véritable artiste pour qui l’art n’a de signification que s’il est social. Après avoir commencé, il y a douze ans, en groupant pour chanter une centaine de travailleurs de toutes les professions, il a peu à peu élargi son œuvre, adjoint à son chœur un orchestre, et il est arrivé à offrir au public populaire qu’il convie dans les faubourgs, des fêtes musicales et poétiques qu’aucun grand concert ne lui offre. Aucun snobisme ne se mêle à l’élan spontané des prolétaires qui y participent, exécutants et auditeurs. Ils réalisent ainsi la grande pensée que Wagner a fait exprimer à Hans Sachs dans ses Maîtres Chanteurs de Nuremberg : « Le Peuple et l’Art sont solidaires ; ensemble ils fleurissent et prospèrent ». Ils poursuivent ainsi le but non moins magnifique de Berlioz qui voulait la liberté de la musique par la liberté humaine. Ils montrent la voie de la véritable émancipation au prolétariat tout entier, lorsqu’ils chantent l’hymne sublime de Beethoven :

« Que la liberté descende
De son radieux palais,
Que sur nous elle répande
La concorde avec la paix…
…Plus de haines, plus de guerres,
Grâce à son pouvoir vainqueur :
Tous les hommes sont des frères
Et n’ont plus qu’un même cœur. »

Edouard Rothen.

NOTA. — Nous nous sommes tenus, dans cet article, pour ne pas lu i donner des développements hors de proportion avec le cadre de l’E.A. à parler de l’histoire de la musique, de ses transformations et de son importance sociale. Nous n’avons pu parler que superficiellement de l’usage qui en est fait, d’abord par les trafiquants qui l’exploitent en faisant servir habilement les instincts et les sentiments humains au négoce qui est le leur, ensuite comme moyen d’abrutissement social et de démoralisation humaine. Tout cela se tient avec le système de médiocratie avilissante auquel est tombée la société actuelle et que nous avons dénoncé dans différents articles, notamment dans Art, Beauté, Lettres, Littérature, Muflisme. — E. R.