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Encyclopédie anarchiste/Obéir - Observation

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1813-1825).


OBÉIR (du latin obedire). — Obéir, dit le Larousse, c’est se soumettre à la volonté d’un autre et l’exécuter, se laisser gouverner. Pour nous, obéir c’est cesser de vivre durant l’instant où nous sommes soumis à une volonté étrangère ; c’est cesser d’être entièrement « nous-même » ; c’est nous diminuer dans la proportion où s’augmente la puissance de celui qui commande. C’est encore s’annihiler, s’absorber dans une personnalité étrangère, c’est n’être plus qu’une force mécanique, un outil, une chose passive au service d’un dominateur.

L’organisation de la société actuelle est toute entière basée sur l’obéissance. Nous obéissons au maître (voir ce mot) qui nous emploie ou à ses satellites ; la femme obéit a son mari ; l’enfant se soumet aux codes civils et religieux de son pays, il se courbe devant les usages, les coutumes du milieu dans lequel il vit ; le soldat obéit à ses chefs comme le bon citoyen se soumet aux lois de son pays.

Pourtant nulle obéissance matérielle, celle des lois comme celle des individus, n’a sa force et sa raison en elle. Toutes ont leur origine dans une conception mentale. Aucune ne s’exerce par elle-même, toutes se basent sur des idées. Et c’est parce que l’homme se courbe devant ces idées, que lui-même a créées, qu’il obéit servilement à toutes les puissances d’autorité.

L’obéissance a deux phases distinctes : 1° On obéit parce qu’il est matériellement, impossible de ne pas le faire ; 2° On obéit parce que l’on croit devoir obéir.

Le premier cas ne se rencontre plus que rarement. Il ne se produit que lorsque, quelqu’un se sentant assez vigoureux pour imposer sa volonté, contraint un autre à lui obéir, à se soumettre à ses volontés. Dans l’état de vie presque animale où vécurent les premiers humains, cette volonté du plus fort fut pendant longtemps la loi suprême. Elle ne se reproduit aujourd’hui, que lorsqu’une personne désavantagée au point de vue physique est obligée de se plier aux exigences de quelqu’un, plus vigoureux et mieux bâti. Lorsqu’elle se pratique, c’est parce que les usages, la sanction morale et légale, un état de chose anormal le permettent. C’est pourquoi nous voyons toujours des mères corriger leurs enfants, des maris battre leurs épouses, des homme » robustes abuser de leurs forces pour molester leurs semblables, moins avantagés au point de vue physique. Cette obéissance n’implique aucune sanction morale, elle n’est que passagère et uniquement matérielle. Celui qui obéit se soumet, par crainte de la violence, en gardant la volonté bien nette d’agir à sa guise aussitôt qu’il sera hors de portée des représailles de celui qui le domine présentement. Ce genre de contrainte, cette forme de l’obéissance a dû se présenter et perdurer longtemps durant les premiers âges de l’humanité.. Pour céder la place, au second genre d’obéissance que nous allons examiner.

Ce n’est que plus tard, lorsque les conditions de leurs milieux ont permis aux hommes de commencer à réfléchir, que certains d’entre eux, à mentalité plus développée, plus intelligents et plus rusés que leurs congénères, ont éprouvé le désir de se faire obéir des autres, soit pour satisfaire leur intérêt égoïste, soit afin d’imposer au groupement dont il font partie l’idéal de vie qui leur paraît convenir le mieux à leurs semblables. Mais il n’est plus question ici de soumettre les masses qui les entourent par la seule force physique qui, en l’occurrence, s’avoue inopérante. Il faut pouvoir courber la foule en lui fixant une ligne de conduite dont profit l’ignorance et la terreur des hommes inquiets en elle ne pourra, en aucun cas, se départir. Pour y parvenir il a suffi aux premiers dominateurs de mettre à face de la nature incompréhensible et terrible. Il a suffi d’imposer à l’imagination des humains la croyance en des entités mystérieuses chargées d’apporter elles-mêmes aux hommes des règles de conduite. La crainte, la terreur inspirée par l’inconnu, l’insaisissable à des cerveaux frustes, s’étendit ainsi à ceux qui parient en leur nom, à ceux qui expliquent la loi et exigent l’observation des ordres des premières divinités.

On obéira alors parce que l’on croira être obligé d’obéir.

L’homme acceptera par ignorance, cette obéissance basée sur des chimères, fondée par la ruse, comme, par ignorance aussi, il acceptera demain celles qui naîtront, lorsque la crainte qu’inspiraient les premiers invisibles commencera à disparaître. Par ces lois mystérieuses — tout entières issues du cerveau d’un égoïste intelligent et présentées comme l’expression d’une volonté extra-naturelle — les chefs vont, désormais, commander à l’homme en lui disant : « Tu dois obéir ». Le « Je veux » qui, auparavant, s’adressait au corps et auquel on pouvait toujours tenter de se soustraire, n’est plus ; l’homme a désormais, en lui une contrainte invisible, un fardeau pesant qui, en tous lieux et en tout temps, lui indiquera ce qu’il doit faire et ne pas faire : la voix des dieux — qui demain s’appellera Conscience — lui indiquera son devoir auquel il lui sera impossible, désormais, de se soustraire. Toujours depuis qu’il est sur la terre, l’homme a distingué dans l’amas des choses, celles qui lui procurent du plaisir et de la satisfaction et celles qui lui produisent de la douleur. Nul autre que lui-même ne lui a enseigné ce bien et ce mal naturels. Mais en s’appuyant sur la volonté exprimée par les dieux, volonté aussi indiscutable qu’incompréhensible, les maîtres s’efforcèrent de lui faire accepter comme l’expression même du bien, la résignation passive, la soumission aveugle, la douleur, le renoncement aux aspirations les plus naturelles, c’est-à-dire le Mal sous toutes ses formes. Par cette transformation, le mal officiel fut la vie elle-même, avec ses aspirations, ses désirs et ses joies, son besoin de liberté, sa curiosité des choses, ses nobles révoltes, son horreur de la souffrance, enfin tout ce qui est beau et vrai. Les premiers codes écrits ou non furent très différents suivant les milieux et les races où ils se formèrent ; ils subirent au cours des siècles, de nombreuses modifications, en rapport avec l’évolution des sociétés. Mais quelles que soient les lois et les puissances sociales auxquelles obéissent les hommes, il est hors de doute que leur force est subordonnée à l’acceptation d’un code moral, lequel code résulte, nous l’avons vu, des idées erronées que l’homme s’est fait du monde ambiant et de ses phénomènes. Les premiers législateurs, en imposant leurs codes au nom des dieux, n’eurent pas à en faire valoir la moralité ; les humains habitués à obéir à la force se soumirent par la crainte d’une force plus grande encore : celle résultant de la terreur panique qui assaillait nos ancêtres devant les manifestations des phénomènes naturels considérés comme le résultat de la volonté des puissances divines.

Aujourd’hui, l’obéissance ne s’appuie plus sur une divinité. Ce n’est plus un dieu mystérieux et puissant qui dicte aux foules les lois morales auxquelles elles se conforment. D’autres forces les ont remplacées. Ce sont les vertus laïques, l’ensemble des qualités exigées par les puissants pour réaliser ce qu’on est convenu d’appeler « un parfait honnête homme ». En cessant de croire aux dieux, l’homme devait logiquement cesser d’obéir à tout ce qui n’est pas en harmonie avec son intérêt. Il est loin d’en être ainsi. Une longue et lourde hérédité a créé en nous une prédisposition à répéter mécaniquement les actes de ceux qui nous ont précédés ; notre conformation physique, en rappelant celle de nos aïeux, crée en nous une tendance « à penser et à agir comme eux ». Ces prédispositions s’augmentent et se raffermissent par l’effet d’une fausse éducation dirigée dans le même sens. L’homme, ce créateur impénitent de personnalités fictives, a transformé cette habitude en un sens particulier : la Conscience.

Pour les croyants, la conscience (voir ce mot) est la voix du dieu parlant en nous ; pour les non-croyants, cette conscience est le résultat de dispositions particulières à chaque organisme et une fonction de la mémoire. Les dieux peuvent disparaître ; les hommes les ont remplacés déjà, pour leur propre asservissement, par le dieu laïque, nouveau tyran intime : la Conscience. Quand l’homme retrouve, par moments, l’irrésistible penchant vers la jouissance et qu’en dépit des entraves qu’il s’est lui-même forgées, il vit un instant l’acte de son choix, bientôt lui reviennent en mémoire, toutes les défenses qu’on lui a faites. Inhabitué à vivre libre, il s’épouvante d’avoir marché en dehors du chemin qui lui a été tracé. Cette mémoire des règles qu’on lui a enseignées, ce trouble d’avoir agi autrement que d’habitude, cette gêne qui accompagne son geste de liberté, lui semble être le reproche de sa Conscience indignée. Un sentiment factice : le remords, le fait souffrir sans cause ; il croit avoir commis une faute, un péché, une action mauvaise et sa joie est gâtée. Il a eu peur de désobéir. Et de suite maté par les reproches indignés de sa Conscience, il retourne à l’ornière où se traînent tous ceux qui obéissent et qui ne peuvent concevoir qu’il soit possible de ne plus le faire.

Seul l’homme qui, par une perversion du sens naturel, croit au bien souffrance et au mal agréable, comprend la nécessité d’une organisation sociale destinée à imposer le bien par la force et à réprimer par la violence, ceux qui se livrent au mal, afin d’en retirer une satisfaction. Dans la lutte produite par l’antagonisme existant entre l’intérêt véritable de l’individu et la règle de conduite auquel il croit devoir obéir, l’homme s’habitue à obéir et se soumet chaque fois qu’une autorité extérieure se manifeste à lui. On ne demande plus à l’homme de sauver son « âme », mais on le contraint à être un « honnête homme », c’est-à-dire d’agir dans tous les actes de sa vie, selon les volontés des législateurs, lesquelles volontés varient selon les décisions qu’ils prennent pour maintenir solide l’ordre social du moment.

Cessant de croire aux antiques divinités, l’homme moderne accorde l’existence à une foule de personnalités de convention dont il est le seul créateur et dont il s’est fait l’esclave servile. Le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, la patrie, l’État, etc, autant de conceptions divinisées qui imposent leur contrainte à l’homme aussi cruellement que les dieux de jadis, enserrant sa vie dans d’étroites barrières, exigeant une obéissance absolue. Toute une catégorie de sentiments factices encombrent le cerveau et restreignent la vie de ceux qui croient à ces fantômes. Les vertus laïques ont tué plus de gens que les dieux d’autrefois. La dernière guerre, faite au nom du Droit et de la Civilisation, a fait combien de victimes ? Combien de malheureux n’ont-ils pas payé un tribut excessif à ces chimères ? Qui dira le nombre de blessés, de mutilés, qui ont perdu la santé et le repos, en obéissant aux vertus morales qu’on leur a enseignées ? Regardons autour de nous et nous verrons partout, en haut comme au bas de l’échelle sociale, la somme énorme de souffrances morales, de peines et de soucis, qui sont amenés par l’obéissance aux ordres de la conscience qui ordonne toujours d’accomplir des actes auxquels nous n’obéirions pas si nous suivions l’aspiration de notre moi. De toutes parts s’élève un grand cri de douleur ; la société toute entière souffre moralement et physiquement de son obéissance aux vertus laïques, véritables fantômes qui ne lui laissent ni le temps, ni. le loisir de désobéir, de chercher son bonheur, de réaliser ses aspirations les plus naturelles, les plus belles, les plus saines. Il y a pis. Non contents de gâcher leur vie en adorant ces idoles, les hommes acceptent et légitiment les manifestations extérieures de l’Autorité, à cause du consentement extérieur, qu’ils puisent dans leurs croyances à la nécessité et à la légitimité de l’obéissance ; certains sont même convaincus que le maintien des institutions autoritaires leur est personnellement profitable et ils croient faire un marché avantageux et retirer plus de profit du maintien de l’Autorité qu’ils ne lui font de sacrifice. À ces gens se rattachent les employés de l’État ou ceux remplissant une fonction se rattachant au gouvernement ; tous ceux qui, par leur fonction, sont appelés à en commander d’autres et se plaisent à exercer cette domination. En dehors des préjugés qui les forcent à s’incliner devant l’autorité, ils défendent cette autorité parce qu’en elle ils trouvent la source d’où ils s’imaginent tirer de quoi vivre.

L’obéissance est la mort. La mort de la liberté et de la dignité humaine. Celui qui obéit se diminue. Il abdique une partie de son autonomie, partie d’autant plus grande que les ordres à exécuter sont contraires à son intérêt immédiat. En même temps qu’il aliénie une part de sa liberté, il commet un attentat envers lui-même. L’homme qui obéit à un ordre donné — que cet ordre émane directement d’un de ses semblables ou qu’il soit le résultat d’une autorité d’ordre abstrait, — commet envers sa nature d’homme qui est de rechercher le bonheur, un véritable attentat ; il s’ampute lui-même du seu1 bien qu’il ait de précieux : sa liberté ; il amoindrit sa personnalité pendant tous les instants où, cédant a là contrainte, il a agi où s’est abstenu contrairement a son impulsion propre ; il a alors, cessé de vivre sa vie, pour devenir un instrument passif entre les mains d’autrui.

Et cette diminution, non seulement contrarie la nature même de l’homme, mais elle lui apporte la douleur. Il ne vit plus qu’une demi-vie, ne connaît que des demi-joies, devient prompt au renoncement, à la résignation stupide. La loi unique des êtres, confirmée et démontrée par l’expérience et l’étude, est la recherche de la satisfaction de toutes leurs facultés comme moyen de vivre pleinement leur vie et de lutter efficacement contre la douleur, quelle qu’elle soit. Seule une incroyable perversion de son jugement a pu faire accepter à l’homme de vivre, jusqu’aujourd’hui, pauvre et souffreteux, ployé sous la contrainte, acceptant passivement la souffrance, ne sachant plus distinguer en lui la voix de ses besoins. Ayant même peur de la liberté, il attend, alors que la Nature lui crie de se réaliser pleinement, il attend pour agir que les contraintes qu’il porte en lui lui en accordent la permission. Il vit une vie misérable d’animal domestique que le maître tient en laisse, lui mesurant le boire, le manger, l’amour, l’air, le soleil, la lumière et le fouettant à la moindre incartade. Il réfrène ses désirs, mate ses vouloirs, brise ses impulsions pour obéir aux Autorités qu’il s’est données. Il diminue sa vie, l’enserre dans des barrières, la codifie, va à l’encontre du but qu’il devrait se proposer. La contrainte imposée à l’homme lui fait haïr la vie sociale et il ne se rend même pas compte de ses sentiments, mais ses actes en sont la fidèle manifestation et les besoins à l’expansion desquels il s’oppose, produisent, en se dénaturant, les perversions, les déviations de sentiments, toute cette foule d’actes anormaux et, néfastes que nous constatons au sein des sociétés ou il y a des gens qui commandent et d’autres qui obéissent. Pourtant, en naissant, l’homme n’a contracté aucune obligation ; il n’a acquiescé à aucune convention. Seule, la nécessité de recevoir l’aide d’autrui, l’a conduit à donner, au cours de sa, vie, quelque chose de lui en échange ; mais il y a loin de là à la prétention que s’arrogent les sociétés humaines de faire plier les individus sous des règles édictées par des gens morts, souvent, depuis des siècles..Seuls le savoir et la science sont capables d’indiquer à l’homme ce qui convient à sa nature, et l’absolu besoin que nous avons les uns des autres règle suffisamment les concessions mutuelles que nous devons faire pour notre plus grand bien à chacun en particulier. L’homme n’a pas de secours à attendre de l’extérieur, rien ne lui viendra que de lui-même. S’il veut réaliser son bonheur, s’exercer, à détruire tous les préjugés, toutes les entraves qui s’opposent à la liberté de ses actes, il est temps, grand temps, qu’il apprenne à désobéir. — Charles Alexandre.


OBJECTION (de conscience) et IDÉAL ANARCHISTE. S’il est une forme du « refus de servir » qui attire les sympathies d’une quantité d’humains, c’est bien celle de « l’Objection de Conscience ». Plusieurs raisons en sont la cause dont, a notre sens, les plus saillantes sont : la consonnance du qualificatif, l’esprit de paix qui s’en dégage, la valeur morale de ceux qui jusqu’alors s’en réclamèrent. Ces raisons amènent fatalement, autour de « l’idée », un assemblage hétéroclite de philosophes, de politiciens, de religieux, de libres-penseurs ; des adeptes de différentes formes politico-sociales, comme des négateurs de toute autorité, des évolutionnistes, des révolutionnaires, des libertaires, des anarchistes.

Les partisans de toutes ces tendances peuvent-ils dûment se poser en défenseurs de l’Objection de Conscience ? Pour pouvoir répondre impartialement à cette question, il est indispensable d’étudier les formes sous lesquelles se présente l’Objection de Conscience.

L’Objection de Conscience se présente sous trois formes bien distinctes, que nous qualifierons ainsi :

l’objection de Conscience à base légale ; l’objection de Conscience par système de remplacement ; l’objection de Conscience sans plus.

Idéologiquement et dans tous les cas, l’Objection de Conscience peut se manifester pour motif philosophique ou religieux ; mais si tous les objecteurs sont forcément antiguerriers, cela n’implique nullement qu’ils soient tous antimilitaristes. Aussi, si cette divergence permet d’apprécier leur geste différemment, elle crée, en même temps, un confusionnisme évidemment regrettable dont savent profiter maints politiciens.

L’Objection de Conscience à base légale est, comme son nom l’indique, un acte qui reçoit l’autorisation juridique et sociale d’accomplissement. Les auteurs s’en réclamant n’ont à subir nulle contrainte, nulle répression.

L’Objection de Conscience par système de remplacement permet à ses auteurs de refuser d’être soldats, tout en conditionnant leur refus à une acceptation de servir, pendant une durée égale ou supérieure, soit dans des camps ou entreprises spéciales pour des travaux déclarés d’utilité publique, soit en périodes épidémiques ou catastrophiques.

L’Objection de Conscience sans plus ne comporte aucune alternative, aucune redevance. Elle est l’expression d’un pur idéal qui se manifeste par le refus catégorique d’être complice d’un acte honni. Les auteurs de ce geste ne veulent avoir recours à aucune compromission et sont donc susceptibles de subir toutes les répressions qui s’appliquent à leur geste.

Et c’est ainsi que l’Objection de Conscience, se présentant sous les formes les plus opposables, se trouve posséder des défenseurs dans toutes les branches sociales, philosophiques et religieuses (voir Conscience).

Le mot « légal » qualifiant un geste venant de la « Conscience », entache le geste expressif dans son essence première, en le ramenant à un simple geste normal, toléré, accepté. Le terme « remplacement » diminue d’autant le geste que celui-ci n’est admis, autorisé, que s’il est compensé. Légalité et remplacement n’ont, en plus, leur réelle valeur pratique qu’en temps de paix. La possibilité de la suppression de la légalité comme d’un système de remplacement pouvant s’effectuer rapidement et, au moment, même où le geste d’Objection aurait vraiment utilité humaine, par une simple loi qui abrogerait les premières, réduit à néant la valeur utilitaire de ces procédés.

Mais, en temps de paix, du fait de ces modalités d’interprétation, de sa possibilité d’adaptation par nombre d’humains de classes et d’idées différentes et opposées, des personnalités diverses se réclament de cet « Idéal » pour pouvoir concourir à des honneurs titrés, à des gloires éphémères mais sans risques de conquête, se complaisant à de vagues discours sans portée effective, tout en se créant des relations… affinitaires et… utilitaires.

Deux forces internationales puissantes qui auraient pu effectivement faire obstacle à la guerre, toutes deux se réclamant, en théorie, d’un idéal fraternel et humain, ont prouvé surabondamment leur lamentable faillite au moment de l’application de la théorie à la pratique. Ces deux forces sont : l’Église et la Franc-Maçonnerie.

On se rappelle le « faux » de l’Église qui, changeant, en juillet 1914, le 5° commandement de son Dieu, fit d’un ordre divin de ne pas tuer, un commandement acceptant le meurtre et l’assassinat. On se rappelle également que la Franc-Maçonnerie qui proclamait et proclame encore à chaque occasion son horreur de la guerre, non seulement accepta sans murmure ni opposition l’horrible boucherie, mais, présentement, après une aussi terrible leçon, admet encore des réserves de défense nationale : « Toutefois, en ce qui concerne le problème de la défense nationale, beaucoup parmi nous considèrent qu’au-dessus des droits de l’individu, il peut y avoir des nécessités sociales primordiales qui commandent exceptionnellement de sacrifier ces libertés individuelles et ils affirment que le souci de maintenir et de conserver la vie d’une nation peut justifier la dérogation a certains de nos principes essentiels. » R. Valfort (L’Objection de Conscience et l’esprit maçonnique.)

Reste l’Objection de Conscience, sans plus, celle que nous acceptons, celle que nous défendons. L’Objection de Conscience alégale et sans remplacement peut se présenter aussi bien sous la forme philosophique que religieuse. Les objecteurs peuvent être des déïstes, des tolstoïens, des chrétiens, comme ils peuvent se réclamer de l’idéal libertaire, anarchiste, antimilitariste. De toutes façons, c’est d’un idéal humanitaire qu’ils s’inspirent. Que leur philosophie vienne d’un commandement de fraternité tel que le : « Tu ne tueras point », de Jésus, ou d’une fraternité toute mystique ou morale, leur geste n’en reste pas moins d’une pureté d’idéal que nous savons apprécier.

Il nous plaît certainement mieux de concevoir les « Objecteurs de Conscience » comme de véritables « réfractaires », c’est-à-dire non seulement antiguerriers, mais aussi nettement, farouchement antimilitaristes. Tout Objecteur de Conscience, sous cette forme, ne peut accepter l’idée d’un. militarisme quelconque. L’Armée étant, par son essence et sa composition, aux antipodes de la fraternité et de la paix et une des causes primordiales du meurtre collectif.

L’Objection de Conscience sans plus, est la manifestation réfléchie d’hommes qui se refusent à porter les armes, à s’en servir contre leur prochain, c’est la négation de toute autorité au service de l’assassinat. Le geste ainsi considéré entraîne fatalement la négation de l’Idée de Patrie et de défense nationale, puisque ces objecteurs, en se refusant à prendre les armes, se refusent à défendre la Patrie sous quelque forme que ce soit. L’Objection de Conscience, ainsi conçue et pratiquée, est une des manifestations de l’idéal anarchiste.

S’il en est qui nient cette façon de concevoir, nous les renvoyons simplement dans le domaine du réel, à l’exemple. Quels furent, en temps de guerre, les Objecteurs de Conscience connus que nous pouvons citer ? Barbé, Lecoin, Devaldès, Gaston Rolland, Henri Faure, Roux, les frères Berthalon. Depuis la guerre de 1914-1918 : Chevé, Abrial, Bauchet, Prugnat, Guillot, Bernamont, Odéon, tous anarchistes ou, pour le moins, anarchisants.

Nous pourrions encore citer quantité d’ « Objecteurs de Conscience » qui préférèrent franchir les frontières plutôt que de consentir à revêtir l’uniforme du soldat. Tous ces objecteurs sont de véritables « réfractaires », des antiguerriers, des antimilitaristes.

En conséquence, dire que l’Objection de Conscience n’est pas de source anarchiste serait nier la valeur morale des objecteurs ou se refuser de les considérer comme tels.

Le bel exemple de nos camarades n’aura pas été vain, nous en sommes convaincus. Ils furent les pionniers d’une ère de fraternité qui s’affirme chaque jour plus nettement, mais dont seul le temps consacrera, par sa réalisation, l’œuvre entreprise. Boutant les endormeurs des peuples et les soutiens des pouvoirs établis, les humains sauront alors, dans un geste de fraternité humaine, imposer leur volonté de paix aux puissants du jour, en transformant le geste individuel des « Objecteurs de Conscience » en un refus catégorique, de chacun et de tous, de prendre part à toute tentative de meurtre qui pourrait se produire, sans plus s’occuper des raisons et des causes qui la détermineraient. — M. Theureau.

OBJECTION (de conscience). Pas un homme de cœur n’oserait se déclarer hostile ou simplement indifférent à l’Objection de Conscience. J’ajoute : pas un homme doué de raison. La seule critique — la seule — que, sinon le cœur, du moins la raison puisse formuler contre le geste de l’Objecteur de Conscience, c’est que, ce geste, ne changeant rien à ce qui est, ne supprimant ni le militarisme, ni la guerre, il est stérile et vain.

On peut aisément écarter cette critique. Elle peut s’appliquer à tout effort : discours ou écrit dénonçant les méfaits de l’armée et les abominations de la guerre ; car un discours — si éloquent qu’il soit — et un écrit — si magnifique qu’il puisse être — n’abolissent ni le militarisme, ni la tuerie. Or, sont-ils, pour cela, stériles et vains ?… Il faut qu’il soit dit et qu’on sache que nul effort : parole, écrit ou action, ne reste infécond. Il se peut que le résultat n’en soit pas immédiat, ni perceptible ; il n’en existe pas moins. Et l’acte possède une valeur d’exemple, de démonstration, de « propagande par le fait » qui l’emporte, et de beaucoup, sur l’écrit et la parole.

Au surplus, l’Objecteur de Conscience n’a pas la naïveté de croire que son refus de prendre les armes et de se rendre à la caserne aura pour effet immédiat et certain de mettre fin aux armements et d’abattre les casernes. Mais, — le mot l’indique, — il écoute sa conscience qui lui interdit d’utiliser et même d’apprendre à manier des instruments de meurtre en cas de guerre ; et il n’est pas douteux que son refus de servir a toute la signification et, toute la portée d’une irréductible protestation contre l’obligation qu’on veut lui imposer, en temps de guerre, d’y prendre part.

Toutefois, l’Objection de Conscience s’inspire de motifs divers, vise des buts, variés et revêt des caractères différents, On a exposé, ci-dessus, les trois formes principales de l’Objection de Conscience. Voici, en quelques mots, ce que je pense de chacune de celles-ci ;

L’Objection de Conscience à base légale. Reconnue, autorisée par la loi, l’Objection de Conscience n’expose celui qui s’en réclame à aucune répression. Elle cesse ainsi, d’être un refus d’obéissance, un acte de révolte. Elle affaiblit, — que dis-je ? — elle annule la portée révolutionnaire du geste de l’objecteur qui, par ailleurs, peut être un partisan farouche de la légalité.

L’Objection de Conscience par système de remplacement : c’est déjà mieux que la précédente ; mais consentir à servir la patrie sous quelque forme que ce soit, c’est reconnaître l’obligation de se soumettre aux exigences de la collectivité nationale ; c’est s’arrêter à mi-chemin dans la voie de l’Objection de Conscience ; c’est payer en monnaie civile ce qu’on refuse de payer en monnaie militaire : c’est en fin de compte, reconnaître et acquitter une dette.

L’Objection de Conscience sans plus : celle-là seule a mon entière approbation, car, seule, elle constitue un geste précis et formel de révolte individuelle, s’accompagnant de tous les risques, de toutes les responsabilités et de toutes les sanctions que comporte ce geste. Seule, elle s’apparente à l’action révolutionnaire collective par la force de l’exemple et la puissance de la contagion. Seule, enfin, elle relève de l’Idéal anarchiste, qui répudie tout militarisme et repousse toute participation directe ou indirecte, matérielle ou morale, militaire ou civile à la guerre.

Ainsi conçue et pratiquée, l’Objection de Conscience est fondamentalement anarchiste.

Je me résume : l’Objection de Conscience que je considère comme indiscutablement révolutionnaire et anarchiste, c’est celle que l’objecteur formule à peu près ainsi : « J’ai acquis la conviction que la Guerre est une folie et un crime : folie de la part des Peuples qui consentent à la faire ; crime de la part des Gouvernants qui la préparent, l’organisent et, l’heure venue, l’imposent à leurs peuples. Je ne veux pas tomber dans cette folie ; je ne veux pas me faire le complice de ce crime.

« Ma vie m’appartient et je ne reconnais à personne le droit d’en disposer sans et a fortiori contre ma volonté. Respectueux de la vie de mes semblables, je ne consens pas à priver qui que ce soit de la sienne. Ma conscience m’interdit donc de m’exposer à devenir un assassin ou une victime.

« Je refuse de prendre les armes ; je me soustrais à l’obligation militaire, quelles que puissent être, pour moi, les conséquences d’un tel refus. Je le déclare catégoriquement : en temps de paix, je ne ferai partie à aucun titre de l’Armée ; car, ne voulant pas être soldat, je n’ai pas à faire l’apprentissage du métier de soldat ; en temps de guerre, je suis irréductiblement résolu à ne prendre à celle-ci aucune part, pas plus indirecte que directe, pas plus sur le front qu’à l’arrière, pas plus comme civil que comme combattant.

« Ne comptez sur moi d’aucune façon ni dans aucun cas.

« Entre ma conscience qui m’interdit d’obéir aux prescriptions de la Loi et les sanctions que ne manquera pas de faire peser sur moi le refus inébranlable et permanent de me soumettre, mon choix est fait : j’écoute ma conscience.

« J’ai le ferme espoir que mon exemple sera suivi. Un jour viendra — c’est pour moi une certitude — où le nombre de ceux qui, comme moi, refuseront de servir sera si élevé, où l’idée seule de la Guerre suscitera, chez tout homme sain de corps et d’esprit, une telle réprobation, que les gouvernements reculeront devant la crainte de provoquer, s’ils décrétaient la guerre, une révolte de la Conscience publique si violente et si générale, qu’elle se traduirait par un soulèvement populaire dont aucune répression ne saurait avoir raison.

« Ce jour-là, l’objection de conscience s’étendra à la masse des travailleurs de tous les pays, qui se rendront enfin compte que, quelle que soit l’origine de la Guerre et quel qu’en soit le résultat, ils n’ont rien à y gagner et tout à y perdre. Cette masse se refusera à la tuerie insensée et criminelle dont, par son sang et par son travail, elle supporte tous les frais et subit toutes les conséquences.

« Quand, travaillée par une propagande inlassable et une action persévérante, la conscience collective sera animée d’une inébranlable volonté de Paix, la Guerre aura vécu, car elle sera devenue impossible, aucun gouvernement n’osant, alors, prendre la responsabilité de se jeter dans une aventure à ce point périlleuse, qu’il y aurait neuf chances sur dix pour qu’elle aboutît à une série d’insurrections qui emporteraient le Régime que la Guerre se propose de sauver et de fortifier.

« Je suis l’adversaire déterminé de tout État social basé sur l’Autorité, la Propriété, le Patriotisme et la Religion. Contre tout milieu social qui consacre l’oppression politique des Peuples et l’Exploitation économique des classes laborieuses, je suis en état d’insurrection permanente. L’occasion m’est offerte de donner à cet état de révolte morale un caractère immédiat et concret ; je saisis cette occasion ; et, à l’ordre qui m’est enjoint de me soumettre à l’obligation militaire, je réponds, sans hésitation et sans peur : non Serviam, je ne me soumettrai pas. Je n’écoute que ma conscience ; celle-ci me prescrit de m’insurger et je me révolte. »

C’est ainsi que s’affirme l’objection de Conscience spécifiquement anarchiste. — Sébastien Faure.


OBJET, OBJECTIF, OBJECTIVITÉ, OBJECTIVISME. — Objet : Ce qui est distinct du moi et que nous percevons particulièrement.

Objectif : L’ensemble des perceptions que nous reconnaissons distinctes du souvenir et déterminées par les expériences sensorielles.

Objectivité : Caractère de ce qui n’est pas souvenir, ou imagination, mais réalité issue des faits.

Objectivisme : Comportement humain se référant à l’expérience comme moyen de connaissance et de détermination.

La distinction du moi et du non moi a été le sujet de nombreuses études philosophiques tendant à préciser ce qui peut différencier le sujet de l’objet et permettre une définition exacte de ces deux concepts.

Actuellement, l’accord entre quelques philosophes paraît s’être réalisé sur cette conception de l’objectif et du subjectif : est objective toute idée universellement valable pour tous ; est subjective toute idée valable seulement pour un individu (Poincaré, Lalande, etc.).

En examinant ces définitions, on remarque qu’elles ne donnent aucunement l’idée de l’objectif ou du subjectif, mais qu’elles font simplement un double classement des idées ; de telle sorte que, si tous les humains pensaient qu’il y a un pont entre la terre et la lune, cette pensée, ou représentation (quoique fausse) serait dite objective d’après cette définition. Les philosophes, auteurs de cette conception, diront que, précisément, pour qu’une telle pensée fût universelle, il faudrait qu’il y eût effectivement un pont entre la terre et la lune. Mais alors n’est-ce pas reconnaître que ce qui conditionne l’universalité d’une idée, c’est l’existence, hors du moi, de quelque chose non déterminé par ce moi, mais au contraire le déterminant ?

Or, cette façon de voir est rejetée par ces penseurs qui affirment que : « il n’y a pas de vérité possible pour le pur empirisme ». (J. Lachelier) et que toute vérité est une vérité de droit, non de fait.

On retrouve ici les éternelles erreurs de la vieille méthode introspective, appliquée par des hommes mûrs, chargés d’expériences vécues, et prenant pour de l’intuition ou de la raison pure, ce qui n’est que le fruit de l’empirisme même de leur vie passée.

Voici d’ailleurs ce raisonnement erroné : « Mais en quoi peut consister cette vérité de la chose ? Est-ce à être donnée, à être ? Mais d’abord c’est une grosse question (celle du rêve et de la veille, celle de l’idéalisme vulgaire) de savoir si la chose est réellement donnée, est réellement là. Mais supposons que la chose soit là, dans un espace ou réceptacle quelconque, hors de l’esprit, en sera-t-elle plus vraie pour cela ? Elle sera, si l’on veut, un fait ; mais une représentation qui est dans mon esprit et ne s’accorde pas avec cette chose est, elle aussi, un fait : lequel de ces deux faits a raison d’être ce qu’il est, et lequel a le tort de ne pas ressembler à l’autre ? Il faut donc bien en venir à l’idée d’une vérité intrinsèque, qui porte en elle-même sa raison d’être vraie, en un mot, à l’idée d’une représentation de droit. »

Nous voici ramené, avec cette absurde argumentation, à la raison pure de Kant, absolument inconditionnée et suspendue dans le vide par un miracle incompréhensible. Il appert pourtant immédiatement que le fait qui a incontestablement tort, c’est celui qui disparaît devant l’autre. Nos pensées ne changent point les faits ; ce sont eux, au contraire, qui changent nos pensées. Cette vérité, cette évidence, ce concept axiomatique échappe aux raisonneurs subtilement ténébreux, qui, perdus en leurs chaires philosophiques, remâchent d’éternelles vieilleries scolastiques sans regarder la vie et sans la vivre.

Ce qui fait l’universalité d’une idée, c’est le fait que chacune de celles qui ne sont point d’accord avec l’expérience sont détruites par elle. La vérité est de nature essentiellement empirique. Elle ne s’adjoint le caractère d’absoluité, chère aux philosophes, que par l’absence d’échecs ou d’exceptions : ce qui est encore du domaine de l’empirisme. Ce critérium est infiniment plus sûr que la recherche d’une même et unique pensée chez les divers peuples de la terre, chose très difficile à établir et, en fait, ne prouvant rien.

L’exemple classique de la mort est amplement suffisant pour démontrer l’origine exclusivement empirique de la vérité. On n’a jamais, de mémoire humaine, connu d’hommes immortels. D’autre part, le phénomène de l’accroissement et du vieillissement de tous les êtres vivants, s’impose sans aucune exception, comme un acheminement inévitable vers la mort.

Ainsi donc la pensée de Poincaré définit plutôt la cause que l’effet de l’objectivité. Toute pensée objective n’ayant, en effet, l’universalité pour elle que par l’action de quelque chose s’imposant à tous les humains.

A ceux qui prétendent que cette universalité pourrait très bien provenir de la nature même de l’esprit (raison pure, intuition), on peut répondre que s’il en était ainsi, toutes les intelligences devraient s’accorder en tout. Le fait que, en dehors de l’expérience et des raisonnements mathématiques (tirés de l’expérience), les hommes ne s’accordent point, détruit nettement le concept de la vérité intuitive, antérieure à toute expérience.

D’ailleurs, l’objection, irréfutable que l’on peut opposer à la conception Kantienne, c’est que, si nos idées correspondent à la réalité, il y a un rapport quelconque entre cette réalité et nous ; soit le parallélisme miraculeux de Leibniz (harmonie pré-établie ; soit que nos idées conditionnent la réalité (thèse de la folie et thèse folle ; soit enfin que la réalité détermine nos idées. Ce que l’expérience démontre aisément, détruisant ainsi le concept de la raison pure.

On rétorquera : « Mais comment concevoir une réalité objective, puisque tout est pensée et subjectif ? Comment distinguer le subjectif de l’objectif, le moi du non moi, puisque nous ne pensons qu’avec des représentations qui sont toutes en nous et que nous ne pouvons être dans les choses extérieures a nous, sortir de notre sensibilité, sans cesser d’être nous-même ? »

Remarquons que, intuitivement, chacun de nous sait ce qui est, lui et ce qui n’est pas lui. Spontanément tout être sensé différencie clairement le moi du non moi. Tout raisonnement, cherchant à établir démonstrativement cette distinction nous apparaît infiniment plus obscur que cette intuition précise.

C’est, donc qu’il y a une différence organique entre les représentations emmagasinées par la mémoire et celles fournies présentement par les sens. Les premières se présentent à notre conscience (sous forme de souvenirs), sans participation motrice de notre organisme, tandis que les deuxièmes nécessitent un accommodement musculaire de nos organes sensitifs. L’écart, si faible soit-il, entre ces deux états, suffit amplement a les différencier subjectivement l’un de l’autre.

La discrimination originelle du moi et du non moi naît avec la vie, avec le mouvement, créateur de l’espace et de la durée. Il est probable que, primitivement, l’être ne distingue point ses sensations cœnesthésiques des sensations venues du dehors ; mais avec les mouvements, les déplacements, les efforts musculaires et l’adaptation des gestes à la conservation vitale, la notion de distance et d’espace se crée, contribuant lentement a former cette intuition si précise et si sûre, pour l’homme adulte. Ainsi, c’est l’effort musculaire qui crée l’espace et différencie le moi du non moi par la formation des deux représentations liées à des états organiques différents. Cet effort lui fait connaître des choses nouvelles, différentes de celles qu’il possédait antérieurement, qu’il ne peut extraire de lui-même, et qui, par conséquent, ne viennent point de lui.

Le présent est un contact perpétuel du moi avec le non moi. C’est le point de séparation du subjectif et de l’objectif. C’est le heurt, la rencontre des deux états de l’être conscient qui différencie ainsi le souvenir de la réalité.

À cette acquisition, infaillible pour l’être vivant, s’ajoute le spectacle des choses qui ne se confondent point entre elles et se différencient perpétuellement sous ses yeux. C’est ainsi que, par déduction logique, il peut, du spectacle des êtres distincts les uns des autres, conclure a l’existence des choses également distinctes de soi.

Nous comprenons maintenant pourquoi la notion d’objet est si précise, intuitivement, à notre conscience et pourquoi elle se présente spontanément à nous avant tout essai de démonstration logique. C’est qu’un raisonnement est le résultat d’un effort cérébral utilisant des mécanismes compliqués qu’il faut lier ensemble plus ou moins péniblement, tandis que la séparation du moi et du non moi, effectuée depuis notre naissance, par notre effort conquérant, et adaptatif, se présente immédiatement à notre conscience par le seul effet du contact de notre sensibilité avec la réalité présente. En un mot, nous ne pouvons penser le présent qu’en séparant nettement, et organiquement, le moi du non moi.

Cette étude analytique de la formation, sensorielle de nos pensées, nous montre l’inutilité des subtilités psychologiques embrouillant la question des réalités objectives et subjectives : est réalité objective toute sensation présente ; est réalité subjective toute sensation passée. L’homme ne vit pas dans le passé, mais dans le présent et tous les souvenirs passés ne peuvent devenir conscients qu’en redevenant du présent, autrement dit l’homme ne pense qu’au présent. La raison qui fait qu’un souvenir passé ne peut, présentement, se confondre avec la réalité vient, nous l’avons vu, de ce que, lors de la formation du souvenir, l’état d’adaptation de l’organisme a la réalité objective, créatrice de ce souvenir, était différent de ce qu’il est dans notre état de reviviscence actuel. Nous n’avons jamais deux états adaptatifs organiques, créateurs de présent, identiques, car toujours les moments présents se différencient les uns des autres par une modification du milieu.

Si ces moments étaient identiques nous n’aurions aucune notion du temps et probablement aucune conscience de notre existence.

Cette explication nous fait comprendre la supériorité de la méthode objective sur la méthode subjective. Celle-ci dans ses efforts pour définir rationnellement l’objectif, en ignorant les sensations, source première de toutes pensées, s’enferme dans des formules verbales variant au gré de l’imagination des philosophes sans parvenir à expliquer pourquoi l’homme distingue si nettement l’objectif du subjectif, tandis que la méthode objective y parvient aisément.

Cette méthode appliquée dans tous les domaines de l’activité humaine est l’unique moyen de connaître la réalité, car elle se base sur l’expérience, donc sur les faits, c’est-à-dire dans le temps présent, seul aspect véritable de la réalité.

L’objectivisme est, donc une manière de penser et d’agir, se référant toujours à des observations et des faits expérimentaux et non à des concepts établis soit sur de prétendues révélations divines, soit sur des préceptes moraux transcendants, arbitraires et malfaisants ; soit encore sur la mystérieuse et incompréhensible intuition des philosophes, variable d’un homme à l’autre ; le tout créateur de discordes et d’une infinité de maux.

Les faits s’imposant indiscutablement à tous les humains, il est évident que la seule harmonie possible entre eux, et la seule morale leur convenant, ne sera réalisée que par le rejet des inventions subjectives et l’adoption des connaissances biologiques particulières à l’espèce humaine, favorisant son évolution et sa durée. — Ixigrec.


OBSCÉNITÉ n. f. Il paraît que, de l’autre côté de l’Atlantique, on défend aux femmes, dans certains États, de porter des jupes qui mesurent moins d’une certaine longueur, des corsages dont le décolleté dépasse une certaine échancrure ; il ne faut montrer des mollets qu’un certain nombre de pouces en longueur et de la gorge un certain nombre de pouces en surface, sous peine de contravention et de poursuites judiciaires. Il y a aussi des prescriptions, je crois, concernant les costumes de bains trop collants. Ce n’est pas que, chez les descendants des émigrants de la Mayflower, que la vague de pudeur fait rage ; elle a déferlé encore tout récemment sur le sol de l’ancienne Attique. Si, en France et en Belgique, il nous importe peu qu’on ait tonné du haut des chaires contre l’immoralité du costume féminin, certaines poursuites légales ou extra-légales contre des écrivains ou des artistes méritent de retenir notre attention. Au pays des Boccace, des Arétin, le gouvernement est parti en guerre contre les ouvrages prétendus immoraux. Il semble qu’après une période de « relâchement », on se trouve en présence d’un effort concerté contre ce que les feuilles bourgeoises dénomment l’ « obscénité » : obscénité dans le livre, dans le journal, dans le costume, au théâtre, etc. Qu’est-ce que l’obscénité ? Le dictionnaire Larousse définit obscénité ce qui est contraire à la pudeur ; et pudeur : le sentiment de « crainte ou de timidité que font éprouver les choses relatives au sexe » ; (en latin obscena signifie ce qui est tenu hors de scène).

Il n’est pas dans mon intention de faire ici œuvre d’érudition, de rechercher les origines scientifiques de la pudeur ; je me contenterai de la définition du Larousse. Elle revient à dire que l’obscénité est d’ordre tout conventionnel et qu’un livre, un spectacle, une gravure, une conversation, perdent tout caractère d’obscénité lorsque la personne qui lit, regarde, perçoit ou entend n’éprouve, en accomplissant ces actions, ni sentiment de crainte, ni sentiment de timidité.

Cette déduction est très intéressante en ce sens qu’elle permet de nous rendre compte que l’obscénité ne réside pas dans l’objet qu’on regarde, dans l’écrit qu’on parcourt, dans les habits qu’on porte, dans les paroles qu’on écoute ou qu’on prononce. S’il y a obscénité, elle est en celui qui observe, examine, ouït. Dans le volume qui détaille l’acte d’amour, s’étend sur les raffinements dont il est susceptible, dans le vêtement qui découvre ou dessine certaines parties de l’anatomie humaine, dans l’image qui représente le corps d’un homme ou d’une femme dans certaines attitudes, il n’y a pas plus d’obscénité que dans le spectacle d’un paon qui fait la roue, d’un lys ou d’un pavot qui se dresse au cœur d’une corbeille de fleurs, que dans la lecture d’un manuel de sériciculture ou d’un. traité d’algèbre, que dans l’audition d’un morceau d’opérette.

Je n’ignore pas que la rencontre d’une femme que j’ai raison de supposer douée de « tempérament » ou d’une plastique agréable peut m’inspirer le désir de l’étreindre, que son accoutrement peut rendre ce désir plus violent, mais ce désir naîtra et croîtra, sans que j’éprouve — pour ma part — le moindre « sentiment de crainte ou de timidité ». Dans tous les domaines, l’expression ou le spectacle suscite le désir. Je me souviens que, très jeune, la lecture de la Retraite des dix Mille me fit imaginer de courir les aventures guerrières ; plus tard, certaines toiles de Géricault m’excitèrent à m’intéresser fortement à la peinture. Encore tout dernièrement, la lecture d’un ouvrage de vulgarisation des théories einsteiniennes me procura la passagère envie de me remettre à l’étude, entreprise jadis, du calcul différentiel. Il n’est pas plus obscène de désirer posséder une femme dont la jupe permet de découvrir une jambe bien faite, que de désirer absorber des confitures après avoir arrêté le regard sur des groseilliers chargés de fruits, ou d’installer une basse-cour après avoir médité sur une poule qui couve des œufs. Ce sont des associations d’idées tout à fait normales.

L’évasement d’un corsage, le retroussis d’une jupe, le plaquage d’un maillot, la nudité d’un corps humain n’ont donc rien d’obscène, rien de répréhensif in se. Non seulement, je ne sens, en nourrissant les pensées qu’ils peuvent susciter, se développer en moi, aucun sentiment de répréhension, de crainte ou de timidité, mais je n’ai encore jamais trouvé trace de ce sentiment chez les personnes de santé et d’intelligence normales que j’ai interrogées à ce sujet. J’ai rencontré de mes semblables auxquels peut déplaire l’absence de pudeur dans le spectacle ou l’expression ; je n’en ai jamais découvert qui puisse me démontrer qu’un spectacle ou une expression soit obscène en soi. Si certaines des pièces d’Aristophane nous semblent scabreuses, elles ne suscitaient aucune émotion chez les Grecs. Pas plus que la lecture de l’Arétin ou de Boccace n’éveillait de pensées « impures » chez les Italiens cultivés du temps de la Renaissance. Ils considéraient, comme naturel tout ce qui à trait au fait sexuel.

L’obscénité est donc un sentiment purement relatif à l’individu qu’elle est censée blesser ou choquer. Elle n’existe pas hors de lui, objectivement, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’existence du tout, pas plus que la pudeur d’ailleurs. Le sein de Dorine n’est pas impudique, c’est Tartufe qui prétend y voir de l’impudicité.

Or, Tartufe est un hypocrite. Étant donné la mentalité jésuitique des milieux sociaux contemporains, il y a gros à, parier que les 999 millièmes de ceux qui flétrissent ou dénoncent, avec le plus de véhémence, les lectures, les spectacles, les gestes impudiques, n’éprouvent guère de sentiment de crainte ou de timidité à l’égard des pensées qu’ils leur peuvent suggérer. Ce sont des hypocrites tout comme Tartufe, leur modèle.

Mais est-ce seulement pour protéger l’hypocrisie de Tartufe que les gouvernements interdisent aux seins de se laisser voir en public et déclenchent de temps à autre des vagues de pudeur ? Est-ce uniquement pour garantir les puritains des atteintes de l’indécence que la loi réprime l’obscénité, réagit contre les mœurs faciles, réglemente même les conditions du port des costumes ? L’intervention étatiste, légale, policière, a des raisons plus profondes. Lorsque les mauvaises mœurs demeurent le privilège des classes dirigeantes, il n’y a pas grand mal : c’est un privilège ajouté a tous ceux dont elles jouissent déjà. Tant qu’il n’y a pas scandale trop flagrant, trop public, les gouvernants ferment les yeux, la loi reste ignorée. C’est quand le « relâchement » des mœurs envahit les classes non dirigeantes que la situation devient menaçante, dangereuse pour l’ordre de choses bourgeois. La chasteté pré-nuptiale, le mariage, la fidélité conjugale, la monogamie, la monoandrie, la progéniture légitime sont des institutions de la société bourgeoise au même titre que le militarisme, le patriotisme, le civisme, etc., etc… Or, l’extension de la pratique des « mauvaises mœurs » amène à considérer ces « institutions » comme des préjugés, des résidus d’une morale d’esclaves, inutiles au développement individuel, à la vie personnelle. Et la chute d’un seul pilier suffit à faire vaciller tout l’édifice.

C’est pourquoi les partis traditionalistes sont d’autant plus disposés à réprimer les « mauvaises mœurs », qu’ils veulent davantage conserver les monopoleurs en possession de l’assiette au beurre. C’est pourquoi les souteneurs des « bonnes mœurs », les membres des ligues contre la licence des rues, etc., n’ont rien de plus pressé que de jouer aux mouchards bénévoles. On ne les voit pas discuter contradictoirement avec leurs adversaires où leurs antagonistes immoraux ou amoraux, s’efforcer de les persuader, de les amener, par le raisonnement, à leur point de vue, à leur conception des mœurs individuelles et sociales. Leur propagande s’étale.sur la dénonciation : la mise en mouvement des agents de répression, du mécanisme des sanctions pénales. Ils en appellent encore et toujours à la méthode de compression, au système d’autorité. D’où il appert que « bonnes mœurs » et « recours à l’autorité » s’accordent comme larrons en foire. En se plaçant à un autre point de vue, celui du dommage que les publications ou images dites obscènes peuvent porter à autrui, c’est-à-dire au côté juridique de la question de l’obscénité, citons quelques remarques de l’éthicien anglais Bertrand Russel, dans son livre Le Mariage et la Morale. « Le mot obscène… n’a pas de signification légale précise. En pratique, une publication est obscène, d’après la loi, si le magistrat là considère comme telle, et il n’est pas tenu d’écouter le témoignage d’experts tendant à prouver que cette publication pouvait servir un but utile. Cela revient à dire que l’auteur d’un roman ou d’un traité de sociologie, ou celui qui propose une réforme légale des questions sexuelles, voient leur œuvre exposée à la destruction si, d’aventure, elle choque quelque vieux barbon ignorant…

» Je ne crois pas qu’il soit possible de fabriquer une loi contre les publications obscènes, qui ne comporte pas de fâcheuses conséquences. Je suis d’avis qu’il ne faut pas de loi en cette matière. Et cela pour deux raisons. En premier lieu, il n’y a pas de loi capable d’empêcher le mal dans ce domaine sans gêner aussi le bien et, en second lieu, les publications incontestablement pornographiques feraient bien peu de mal si l’éducation sexuelle était plus rationnelle. Il y a encore une autre raison de combattre la censure : la pornographie elle-même, publiquement proclamée et chantée, eût fait moins de mal qu’avec cet attrait du mystère qu’on lui prête. Malgré la loi, presque tous les hommes d’un certain rang social ont vu dans leur adolescence des photographies obscènes et ont été fiers de les posséder parce qu’elles étaient rares. Les gens aux opinions toutes faites vous disent que ces images font un tort considérable à autrui, quoique pas un seul parmi eux ne veuille reconnaître qu’elles lui aient fait du tort à lui-même. Sans doute, ces photographies provoquent une excitation lubrique, mais ces émotions naissent d’une façon ou de l’autre chez tout mâle robuste ou viril. La fréquence des désirs dépend de la condition physique de l’individu, tandis que les occasions de ces désirs dépendent des conventions sociales auxquelles il est habitué. A un Anglais des premières années victoriennes, la cheville d’une femme suffisait, tandis que nos contemporains restent impassibles a tout ce qu’elle ne montre pas plus haut que la cuisse. C’est pure question de mode. Si le nu était à la mode, il cesserait bien vite de nous exciter, et les femmes se verraient obligées, comme dans certaines tribus sauvages, de mettre des vêtements pour augmenter leur attrait sexuel. Des considérations identiques s’appliquent à la littérature et aux images : ce qui était un excitant pour le contemporain de la reine Victoria laisse tout à fait froid l’homme d’une époque plus affranchie. Plus la pruderie réduit le degré autorisé d’appel sexuel, moins cet appel a besoin de conditions pour être efficace. Les neuf-dixièmes des séductions de la pornographie viennent du sentiment d’inconvenance que les moralistes inculquent aux jeunes. L’autre dixième est physiologique et se reproduit de toute manière, quelle que soit la législation du moment. C’est pourquoi je suis fermement convaincu qu’il ne faut pas de loi sur les publications obscènes. » Je partage entièrement cette opinion. — E. Armand.


OBSCURANTISME n. m. L’Obscurantisme est le meilleur moyen de gouvernement qui ait jamais été imaginé. Il consiste à plonger le cerveau humain dans un état spécial, dans une sorte de stupeur ou d’atrophie.

L’Obscurantisme est plus néfaste encore que l’Ignorance. L’ignorant est un homme qui ne sait pas, qui manque de connaissances. L’obscurantisme ne se borne pas à laisser en friche l’intelligence humaine, il cherche à l’asservir et à l’émasculer. L’Obscurantisme est la doctrine qui prétend que le peuple n’a pas besoin d’éducation et qu’il n’est pas nécessaire de s’instruire pour faire son salut.

Lorsque Joseph de Maistre lançait sa fameuse boutade : « L’ignorance est supérieure à la science, parce que la science vient des hommes, tandis que l’ignorance vient de Dieu », il parlait en obscurantiste. Cette manière de voir fut longtemps dominante dans l’Église et dans la société. Les premiers Pères de l’Église l’avaient adoptée avec enthousiasme, à l’instar de Tertullien, lorsqu’il écrivait : « Nous n’avons besoin d’aucune science après ce Christ, ni d’aucune preuve après l’Évangile ; celui qui croît ne désire rien de plus ; l’ignorance est bonne, en général, afin que l’on n’apprenne pas à connaître ce qui est inconvenant. » Ce qui est « inconvenant » c’est, évidemment, tout ce qui est susceptible d’ouvrir les yeux à l’individu, tout ce qui lui permettrait de revendiquer son droit à l’existence. L’obscurantisme est la base même et le fondement de la résignation.

La raison est la grande libératrice.

Les prêtres, les rois, les riches, en abêtissant les peuples, cherchent, avant tout, à consolider leurs privilèges. L’esclave qui croit à la nécessité et à la bienfaisance de l’esclavage ne songera certainement pas à briser ses chaînes et sera plus facile à gouverner que l’asservi qui ronge impatiemment son frein, qui hait l’iniquité et la tyrannie et qui est prêt à se révolter dans toutes les occasions favorables.

A quoi bon s’instruire ? La science ne sert à rien (l’excellent Jean Jacques lui-même n’a-t-il pas adopté ces sophismes, dans son discours sur le rôle des sciences et des arts dans le progrès de l’humanité ?) On peut être un parfait cultivateur sans connaître un mot d’histoire ou de géographie. Pour être tapissier, métallurgiste ou maçon, l’étude de la littérature et des sciences naturelles est loin d’être indispensable, etc., etc. C’est avec de tels arguments que, pendant des siècles, les hommes étaient parqués dans leur médiocrité, sans pouvoir s’éclairer ni s’affranchir. Qui pourrait dire l’étendue de ce gaspillage de forces intellectuelles, sacrifiées férocement, à l’intérêt mal compris de quelques parasites ? Si la science avait été favorisée et largement répandue dans les classes inférieures de la société, nous serions en avance de plusieurs siècles sur la situation présente et sans doute libérés depuis longtemps de l’affreuse barbarie qui déshonore encore l’humanité d’aujourd’hui.

Que la science soit parfois néfaste, lorsqu’on l’utilise aux œuvres de mort et d’extermination, nul ne le conteste. Mais chacun sait que la science n’est pas responsable du mauvais usage qu’on en peut faire. Il suffit que les hommes deviennent assez sages pour tirer le meilleur parti des ressources, naturelles ou scientifiques, qu’ils possèdent.

Aussi longtemps que cela fut possible, l’Église a barré la route au progrès des idées. Elle assurait que le seul souci honorable pour les parents était de donner à leurs enfants une instruction religieuse. Le Ciel d’abord, la Terre ensuite. L’Éternité avant tout, car la vie terrestre était chose si éphémère ! Les intelligences étaient ainsi empoisonnées par des dogmes absurdes et fantaisistes. Aujourd’hui, il n’est plus possible de barrer la route au Progrès et l’Église a dû s’adapter au nouvel état de choses.

De même qu’après avoir condamné l’Imprimerie, elle sut l’accaparer au service de sa cause néfaste ; de même qu’après avoir grillé Jeanne d’Arc, elle en fait une « Sainte », aujourd’hui elle répudie l’obscurantisme et elle invoque constamment les noms des « grands savants catholiques », tels que Pasteur ou Branly. Ne pouvant fermer toutes les écoles, l’Église s’en empare, comme elle s’est emparée de la presse, du cinéma, de la T. S. F., etc. Par tous les moyens, elle s’attache à fausser les esprits, à répandre l’erreur. Elle prend l’enfant tout jeune, afin de lui infuser plus facilement le virus du mysticisme et de la superstition.

Le seul remède de l’obscurantisme religieux, c’est le Libre Examen. Les cléricaux le sentent si bien qu’ils refusent systématiquement de laisser toucher à leurs mythes et à leurs dogmes. « Les croyances doivent être respectées », répètent-ils à l’envi. Par conséquent pas de discussion, pas de recherche, pas de critique. Excellent moyen pour maintenir sous la tutelle de l’Église quantité de cerveaux paresseux et rebelles à l’effort, qui continuent de croire et de pratiquer par habitude, par tradition (et souvent aussi par calcul ou par hypocrisie). Pour sortir de l’obscurantisme, il suffit d’avoir la volonté de voir clair et de s’émanciper. — André Lorulot.



OBSERVATION n. f. (du latin observatio). Avec raison, la science moderne proscrit tout ce qui est invérifiable expérimentalement. De prime abord, elle élimine les vaines suppositions religieuses ou métaphysiques, qui font appel à d’insaisissables entités pour expliquer le monde observable et tangible. Elle n’accorde qu’un droit de cité provisoire aux hypothèses, même positives ; et le savant digne de ce nom rejette toute théorie que contredisent les faits expérimentaux. Fruit d’un travail collectif, auquel peuvent collaborer les chercheurs les plus humbles, notre science a cessé d’être le champ clos qu’elle fut longtemps, où luttaient des hypothèses imaginaires, d’ingénieux systèmes fabriqués de toutes pièces et sans autre garantie de vérité que le génie de leurs créateurs. Aussi est-elle devenue objective : ses conclusions s’imposent à tous parce qu’elles sont vérifiables par quiconque s’astreint à les étudier. L’expérience s’avère le suprême critérium qui permet de distinguer, de façon certaine, les explications vraies des suppositions mal fondées. Mais l’expérience chère à la science actuelle n’a qu’une lointaine parenté avec celle qu’admettaient les anciens. Vague, dépourvue de contrôle et de précaution, cette dernière aboutissait à des résultats d’une fantaisie incroyable. Les modernes exigent, au contraire, que des mesures précises interviennent ; ils veulent des instruments qui enregistrent impartialement les résultats, un contrôle qui ne néglige aucun détail.

Si l’observation apparaît d’une importance capitale, c’est justement parce que nos sciences positives ont pour point de départ des faits réels, non des abstractions. De l’observation il convient de rapprocher l’expérimentation qui consiste, moins à provoquer artificiellement des faits nouveaux, comme on le dit parfois, qu’à susciter des observations nouvelles dans le but de vérifier une conception de l’esprit, une hypothèse. N’étant qu’une « observation provoquée », selon le mot de Claude Bernard, l’expérimentation devra présenter, comme elle, des qualités d’objectivité, de rigueur, de précision. Or c’est chose malaisée souvent d’observer les phénomènes qui méritent de retenir l’attention : « Les faits de la nature ont mille tenants et mille aboutissants, mille rapports accidentels d’où il importe de les dégager pour que la récherche de leurs déterminants ne s’égare pas et que l’explication ne porte pas à faux. Le plus souvent, la nature offre d’elle-même à l’observation les phénomènes à expliquer ; l’attention suffit alors à les bien discerner d’avec d’autres. Mais, parfois, nous n’en avons qu’une vue incomplète et trop rapide. Sans parler de ces phénomènes qu’une petitesse excessive ou un extrême éloignement auraient toujours dérobés à nos sens, sans le secours d’instruments tels que la loupe, le microscope, le télescope, il en est qui, bien que visibles, ne se laissent pas facilement observer et déterminer. Tels sont les phénomènes électriques : on ne peut fixer l’éclair qui jaillit de la nue. Aussi, avant de songer à expliquer les phénomènes électriques, a-t-il fallu les produire artificiellement dans des conditions où ils fussent observables. » Ajoutons que des erreurs, parfois inévitables, proviennent de l’observateur. Vitesse de l’infiux nerveux, durée de l’impression sensible varient selon les individus, lors même que l’excitant extérieur serait absolument identique. Parmi ceux qui firent des expériences sur la vitesse du son en 1822, quelques-uns trouvèrent qu’il mettait 54 secondes 6, d’autres 54 secondes 4 seulement pour franchir les 18.613 mètres qui séparaient Montlhéry de Villejuif. La différence, 2/10 de seconde, résultait de conditions organiques qui dépendent de l’appareil humain. Cette erreur individuelle, que l’on dénomme équation personnelle, et qui reste toujours la même pour un sujet donné, était déjà connue des astronomes. Observée par Maskelyne, de Greenwich, en 1795, elle fit l’objet de recherches spéciales de la part de Bessel en 1820 ; depuis 1898 surtout, elle a été soigneusement étudiée dans les principaux observatoires. Pour noter le passage d’une étoile au méridien, représenté par un fil très ténu dans la lunette du télescope, les astronomes comptaient les battements d’un pendule qui donnait les secondes. Ils remarquèrent combien il était difficile de faire coïncider les positions apparentes de l’étoile et les battements entendus. Outre l’erreur d’appréciation qu’engendre la simultanéité de deux impressions hétérogènes, une autre erreur, c’est l’équation décimale, provient des préférences individuelles pour certains chiffres. Des dispositifs nouveaux permirent de diminuer l’importance de l’équation personnelle ; mais une erreur subsistait qui correspondait au temps de réaction et impliquait d’ordinaire un retard d’un cinquième de seconde environ. On l’élimine aujourd’hui grâce à des enregistrements automatiques. Plus importants encore et plus nombreux sont les éléments psychologiques qui vicient nos observations. Il est très rare que plusieurs personnes racontent un fait de la même façon. « Tel, par inattention, écrit Stuart Mill, laisse passer la moitié de ce qu’il voit ; tel autre distingue plus de chose qu’il n’en voit en réalité, confondant ce qu’il aperçoit avec ce qu’il imagine ou ce qu’il infère. Un autre encore prend note du genre de toutes les circonstances, mais ne sachant pas évaluer leurs degrés, il laisse dans le vague leurs qualités. Un quatrième voit bien le tout, mais il en fait une mauvaise division, rassemblant les choses qui doivent être séparées, et en séparant d’autres dont il aurait été plus à propos de faire un tout, de sorte que le résultat de son opération est ce qu’il aurait été, ou même pire, s’il n’avait pas fait d’analyse. » Dans les dépositions judiciaires, il est très rare que deux témoins, même de bonne foi, concordent sur l’ensemble des détails que leur récit contient. Et c’est bien autre chose lorsqu’interviennent les passions politiques ou religieuses ; les déformations, devenues systématiques, prennent alors des proportions extraordinaires. Lisez, dans des journaux d’opinions opposées, le compte rendu d’une séance parlementaire, l’histoire d’une crise ministérielle ; non seulement les faits sont arrangés à une sauce différente, bleue, blanche ou rouge, mais on les dénature, on les tronque, on les amplifie, de façon conforme aux goûts de la clientèle. Combien d’observations biologiques furent viciées par la croyance en l’âme ou en un dieu créateur. Astronomie, paléontologie ne purent faire de progrès sérieux tant que la cosmogonie biblique s’imposa aux esprits avec une autorité souveraine. L’impartialité, voilà la qualité la plus essentielle pour l’observateur ; lorsqu’il pénètre dans son laboratoire, le savant doit laisser à la porte ses idées métaphysiques, religieuses, scientifiques même, selon la juste remarque de Claude Bernard. « La seule chose dont nous soyons certains, c’est que toutes nos théories ne sont que partielles et provisoires » ; le bon investigateur est « toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu’elles ne représentent plus la réalité ». D’autres qualités, la curiosité, la patience, une certaine pénétration d’esprit, le courage quelquefois, sont encore requis pour aboutir à de bons résultats. Ajoutons que nos meilleures observations resteraient fort imparfaites, sans le secours d’instruments qui augmentent la portée de nos sens ou précisent leurs données. Le télescope nous permet d’étudier des corps placés à d’énormes distances ; avec le microscope, nous pénétrons dans le monde des infiniment petits. Thermomètre, balance, photomètre, etc., fournissent des renseignements fixes et impersonnels, dans des domaines où la diversité des impressions individuelles s’avère particulièrement considérable. A quelles erreurs ne s’exposerait-on pas si l’on appréciait la température d’un liquide avec le toucher seulement, le poids d’un corps en le soupesant avec la main, la différence de plusieurs éclairements d’après des sensations lumineuses dépourvues de précision. Baromètres, hygromètres, manomètres, galvanomètres, etc., nous avertissent de phénomènes, dont les variations, d’ordinaire, ne sont pas perçues par nous directement. Enfin, des appareils enregistreurs, sur lesquels les faits s’inscrivent d’eux-mêmes, permettent de supprimer l’observateur : pneumographe, sphygmographe, myographe, thermomètres à maxima et à minima, météorographe rentrent dans cette catégorie. Avec eux se trouvent éliminées les causes d’erreurs provenant et de l’organisme et de la mentalité de l’investigateur. Ils enregistrent parfois simultanément un grand nombre de faits, renseignent avec une exactitude minutieuse sur leur moment et leur durée, révèlent des phénomènes que nos sens ne pouvaient constater. Les variations de qualité sont ainsi traduites par des variations quantitatives correspondantes ; l’élément personnel et subjectif disparaît ; mesure et précision numérique deviennent l’âme de la science expérimentale. Parti des données sensibles, l’observateur aboutit à des chiffres qui rendent possible la traduction des lois du monde réel en formules mathématiques. La complexité des phénomènes rend la tâche particulièrement difficile en biologie, en psychologie, en sociologie ; mais les preuves abondent qui démontrent que, dans ce domaine, le déterminisme règne avec autant de rigueur qu’en physique ou en chimie. Et la systématisation mathématique gagne, aujourd’hui, les cantons du savoir qui semblaient lui être à jamais interdits.

Contre ces procédés de l’observation scientifique, Bergson et ses disciples, Edouard Le Roy en particulier, ont protesté bruyamment. Pour eux, la science positive résulte seulement de conventions ; lois et faits ne sont que d’artificielles créations de l’intelligence. « Ce qu’on appelle ordinairement un fait, écrit Bergson, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaît à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts de la pratique et aux exigences de la vie sociale. » Ce sont nos besoins pratiques qui, braqués sur la réalité sensible comme autant de faisceaux lumineux, y dessinent des corps distincts : « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, déclare le philosophe, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace : c’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et, par conséquent, les grandes routes qu’elle se fraye d’avance par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » En d’autres termes : « Les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait. » De plus, nos perceptions sont exprimées en langage intelligible, afin d’être transmises aux autres hommes, socialisées en quelque sorte ; et, sur les méfaits du langage, Bergson est intarissable. Ses procédés d’analyse véhiculent sourdement tous les postulats de l’action pratique ; il trahit paraît-il plus qu’il ne traduit. Les flux réels, les profondeurs dynamiques ne l’arrêtent pas, il s’intéresse uniquement aux affleurements superficiels, qu’il solidifie grâce à des termes comparables à des pieux enfoncés dans un terrain mouvant. Fidèle à la pensée de son maître, Edouard Le Roy ira jusqu’à dire que le savant crée de toutes pièces, sinon le fait brut, du moins le fait scientifique. Qu’il s’agisse d’une éclipse par exemple, le fait brut se réduit à un jeu d’ombre et de lumière, mais l’astronome suppose l’existence et d’une horloge et de la loi de Newton. Alors que l’ignorant déclare seulement : « il fait noir », l’astronome affirme : « l’éclipse a lieu à telle heure », et encore « l’éclipse a lieu à l’heure que l’on déduit des tables construites d’après les lois de Newton ». Il expliquera enfin que l’éclipse résulte de la rotation de la terre autour du soleil, etc. Or, ce faisant, dit Le Roy, l’astronome trahit le réel et crée le fait scientifique de façon arbitraire. Ce qui ne saurait surprendre car la science « ne cherche que ce qui se répète, ce qu’on peut compter. Partout, quand elle théorise, elle tend à l’établissement de relations statiques entre unités composantes formant une multiplicité homogène et discontinue. Son outillage même l’y incline. Les appareils de laboratoire ne saisissent, en effet, que des alignements, des coïncidences, en un mot des états, non des passages : même dans le cas d’apparence contraire, par exemple quand on détermine un poids en observant les oscillations d’une balance et non plus son repos, c’est à une périodicité, à une symétrie qu’on s’intéresse, donc à quelque chose qui est de la nature d’un équilibre encore, d’une immobilité. La raison en est que la science, comme le sens commun, bien que d’une manière un peu différente, ne vise en définitive qu’à obtenir des résultats achevés et maniables. » Mais, a-t-on répondu, parce que les faits de la vie quotidienne sont exprimés en langage ordinaire, s’ensuit-il que ce dernier les crée véritablement ? Personne n’oserait le prétendre ; les faits de la vie courante sont exprimés dans une langue plus ou moins claire, ils ne sont pas l’œuvre des grammairiens. Le savant crée un langage commode pour la traduction des données sensibles, voilà le seul reproche, si c’en est un, que Le Roy puisse lui adresser. De ce que le concept, l’idée exprimée par le terme, s’avère moins riche en détails que la réalité correspondante, il semble singulièrement exagéré de conclure qu’il est dépourvu de toute valeur. Nul peintre ne saurait faire un portrait tout à fait ressemblant ; il n’en résulte pas qu’une belle peinture ne puisse jamais fournir de renseignements sur le modèle. En disséquant un animal, le zoologiste l’altère et se condamne à n’en pas tout connaître. « Mais, remarque Henri Poincaré, en ne le disséquant pas, il se condamne à n’en jamais rien connaître et, par conséquent, à n’en jamais rien dire. » Quant à l’anti-intellectualisme de Bergson, à ses critiques du raisonnement discursif et à l’intuition spéciale qu’il prône, nous avons déjà dit ce que nous en pensons (voir Intuition). Si le bergsonisme a connu la grande vogue, c’est que beaucoup comptaient sur lui pour renouveler l’apologétique chrétienne et maintenir les croyances religieuses, si favorables aux prétentions des possédants. Par contre, ces beaux discours n’obtinrent des chercheurs consciencieux que le sourire qu’ils méritaient. Des remarques piquantes, très peu de vérités, voilà ce qui reste aujourd’hui de l’effort déployé par l’anti-intellectualisme pour ruiner le crédit de la science et de la raison. Sur la base inébranlable de l’observation précise, contrôlée, impersonnelle, et grâce à des mesures de plus en plus rigoureuses, l’édifice de nos connaissances positives s’élève méthodiquement. Mais, comme il est normal, les procédés d’investigation varient selon la nature particulière des phénomènes étudiés. L’astronome et le microbiologiste n’usent pas des mêmes instruments ; le sociologue n’a pas besoin de cornues, et l’introspection, indispensable au psychologue, est sans utilité pour le physicien. Méthodes ou appareils, employés par l’observateur dans les diverses branches du savoir, font d’ailleurs l’objet de progressives améliorations. — L. Barbedette.

OBSERVATION. I. — Pourquoi il faut faire observer les enfants. — Rousseau dit : « Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner ; c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui, c’est nous apprendre à beaucoup croire et à ne jamais rien savoir. » Sans observation, on peut acquérir des mots, on ne peut pas acquérir des idées. « Qu’est-ce que transmettre une idée à quelqu’un ? demandait Delon. C’est faire en sorte qu’il arrive à se former une idée semblable à celle qui est dans l’esprit du parleur… Vous voulez donner à votre voisin la notion d’un objet qui lui est inconnu ; vous énoncez successivement les divers attributs, rapports, caractères essentiels de l’objet. À mesure que vous les appelez par les mots qui les désignent, les idées correspondantes se présentent à la pensée de votre auditeur. Avec ces traits rassemblés, il se construit, lui, dans son esprit, une image conforme à son modèle, celle qui est dans le vôtre. » Mais imaginons que ce voisin soit aveugle de naissance, tous les mots rappelant des sensations visuelles que vous pourrez employer seront impuissants à éveiller dans son esprit les images ou les idées correspondantes. À votre travail d’analyse ne correspondra pas un travail parfait de synthèse, car votre auditeur ne possède pas tous les matériaux de son travail de synthèse. Il se fera une idée incomplète et si les matériaux manquants étaient essentiels ou primordiaux, la synthèse serait impossible, nulle idée d’ensemble ne pourrait se former dans son esprit. « Toute idée simple, absolument simple et première, est en soi incommunicable et, par suite, ne peut procéder que de l’observation. » Ce n’est qu’en observant ou faisant observer que vous pouvez acquérir ou faire acquérir les idées simples qui sont les fondations des idées plus complètes, acquises par association d’idées, comparaisons, etc…

Les livres sont pour nous des parleurs, dont nous sommes les auditeurs. Eux aussi sont incapables de nous communiquer des idées simples et de nous permettre de nous former des idées composées dont nous ne posséderions pas les éléments.

« La mémoire verbale de l’enfant est grande. Elle lui permet d’enregistrer très aisément des mots, des nomenclatures et des définitions, alors même que ces formules ne correspondent à aucune idée. » (Demoor et Jouckheere.) Le pis n’est pas cependant l’absence d’idées, mais que les mots et les phrases entendus et répétés cachent à l’ignorant son absence de savoir. Ainsi des hommes qui ne se résignent pas à ignorer l’origine du monde déclarent : « C’est Dieu qui a créé le ciel et la terre ». Un mot qui masque leur ignorance et qui n’explique rien du tout constitue une explication suffisante pour les croyants.

L’observation est l’ennemie de la croyance et des préjugés aussi bien sociaux que religieux. L’individu qui observe les changements survenus ne peut plus dire : « Ceci a toujours été et sera toujours », et ainsi s’écroulent peu à peu les dogmes politiques, sociaux ou religieux qui, mieux que des soldats ou des gendarmes, sont les chaînes de l’humanité.

II. — Comment il faut faire observer les enfants. — Être convaincu des mérites de l’observation ne suffit pas. Il faut d’abord être soi-même observateur. J’ai sous la main un ouvrage récent (publié en 1926), au titre prometteur : « Les Sciences par l’Observation et l’Expérience ». Il a pour auteurs un agrégé des sciences physiques et un Directeur d’École Normale. Or, parmi les indications d’observations et d’expériences que donnent ces auteurs, je lis : « Toutes les variétés de rosiers sont dérivées de l’églantier. Elles ont de nombreux pétales et elles n’ont pas d’étamines. Les étamines sont transformées en pétales… Les rosiers ne donnent pas de graines en général. S’ils en donnent, leurs graines reproduisent des églantiers… » Or, non seulement ces auteurs se trompent en affirmant que nos rosiers sont dérivés de l’églantier, mais encore ils n’ont pas observé. D’abord, il est excessivement rare de trouver des roses qui n’ont pas d’étamines. Toutes nos plus belles roses actuelles (Fran Karl Druscki ou Reine des Neiges, Mme Herriot, Caroline Testout, Général Mac Arthur, Snir de Georges Pernet, etc…) en ont, au contraire, un grand nombre. Ensuite, presque tous ces rosiers sont fertiles. Enfin, si nos deux auteurs avaient observé, ils n’auraient pas manqué de signaler que, bien souvent, on voit dans les roses des étamines imparfaitement transformées en pétales. Ajoutons, pour finir, qu’ils n’ont pas davantage expérimenté : les graines de rosiers donnent des rosiers et non des églantiers. Si je dis encore que cet ouvrage est loin d’être le plus mauvais, j’aurai suffisamment prouvé, je pense, qu’on ne peut former des observateurs si on n’est pas observateur soi-même.

Il ne faut pas non plus vouloir faire observer les enfants à la façon des savants ou des artistes.

Alors que le savant, recherchant la vérité, s’efforce avant tout d’être clair, exact, concis, précis, et donne à son travail le plus d’objectivité possible, l’artiste : peintre, sculpteur, littérateur, est personnel, subjectif. Le savant veut nous faire comprendre, l’artiste s’efforce de nous faire sentir.

Chez nos enfants, comme chez les primitifs, on retrouve bien ces tendances contraires, mais elles ne sont pas encore différenciées ; aussi, nos exercices d’observation devront-ils être, en même temps qu’une première initiation scientifique, une première initiation artistique, par le langage, le dessin, etc… Ce que le jeune enfant observe il doit l’exprimer : l’expression doit toujours accompagner l’observation. On a, dans nos écoles, le tort de vouloir séparer trop tôt les exercices d’observation, les leçons de choses comme on dit, des exercices de langage.

À un autre égard, on ne saurait comparer l’observation du savant à celle des jeunes enfants. Chez le premier, l’habitude d’observer est devenue un besoin, une seconde nature ; l’observation peut être bien souvent désintéressée et appliquée à quelques détails seulement. Chez l’enfant, l’observation naturelle, non provoquée, naît d’une curiosité, d’un problème, et s’attache à l’ensemble bien plus qu’aux détails. Les instituteurs se préoccupent trop du sujet des observations et pas assez de l’intérêt de l’enfant. Il y a des détails sans intérêt, sans valeur, et en voulant tout faire observer, on rend l’observation fastidieuse. Il faut faire appel aux intérêts et à l’affectivité de l’enfant. « La maîtresse n’a pas dit, écrit le grand pédagogue hollandais Jan Ligthart : « Ceci est le tronc », mais : « Tiens, Pierre, pourras-tu grimper sur ce tronc ? » On ne voit réellement les choses que par l’intérêt, et alors, on les voit non seulement des yeux mais aussi du cœur. » Si je suis victime d’une panne de bicyclette, je ne perdrai pas mon temps à observer toutes les parties de ma machine, j’observerai pour résoudre un problème, pour chercher la cause de la panne ; pourquoi vouloir que les enfants observent sans raison ? L’art de faire observer n’est pas celui d’amuser les enfants par un habile bavardage ; mais il est dans la recherche des moyens de transformer les sujets d’observation en problèmes. Dans la bordure de notre cour d’école, se trouvent des rosiers dont les fleurs aux couleurs brillantes ou nuancées attirent l’attention des élèves à qui nous disons un jour : « Nous pouvons tenter d’obtenir, nous aussi, de nouvelles variétés de rosiers. » Ce problème nécessite l’étude de la fécondation artificielle à laquelle nous procédons un beau matin. L’intérêt des élèves est ainsi tenu en éveil par l’opération elle-même, et cet intérêt pour l’opération se change en un intérêt pour tout ce qui touche à cette opération. Ainsi, nous pouvons leur faire observer sans ennui les différentes parties de la fleur. En ce faisant, nous prenons le contre-pied de ce qu’on fait d’ordinaire. En effet, si l’on consulte les ouvrages scolaires, on peut constater qu’on étudie d’ordinaire les sciences, puis leurs applications à l’agriculture, l’hygiène, etc…, alors que nous voulons que ces applications pratiques nous fournissent des problèmes dont la solution exigera l’observation, et avec elle, autant que possible, l’activité manuelle et la mesure, la réflexion et l’imagination.

« Toutes nos opérations mentales, écrit le Dr G. Le Bon, s’opèrent suivant un mécanisme spécial : la comparaison. » Il importe, écrit aussi le Dr Decroly « de présenter deux objets, deux êtres ; en effet, le travail mental supérieur se fait mieux grâce à la comparaison de choses et de faits présents ; on commencera par les différences, puisque l’expérience semble avoir montré que les différences se perçoivent mieux que les ressemblances. Mais rien n’empêchera de souligner celles-ci dans la suite. » Présentons une feuille jaunie à l’automne ; l’enfant saura dire que la feuille est jaune lorsque nous l’interrogerons sur sa couleur, car le mot jaune, quoique abstrait, est déjà bien connu de lui. Il vaudrait cependant mieux concrétiser et préciser tout à la fois ce terme en le complétant : la feuille peut être jaune citron, jaune orange, ou, si vous préférez, jaune comme un citron, ou jaune comme une orange. Cette feuille jaunie peut aussi être comparée à d’autres feuilles ; toutes ces feuilles peuvent être rangées d’après la tonalité : du jaune le plus clair au jaune roux ; d’après la grandeur ou d’après la forme. De nouvelles comparaisons sont ainsi faites, qui permettent à l’enfant d’acquérir tout à la fois des idées nouvelles et les mots qui servent à les exprimer : lisse, rugueux ; opaque, transparent, etc…

Avec des élèves plus âgés il faut aussi faire comparer. Voici ce que Roorda écrit à ce sujet : « … Je veux, pour finir, dire deux mots d’un exercice dont les écoliers tireront un grand parti. Ils consacreront au moins une heure par semaine à la notation des différences et des ressemblances, qu’il y a entre les choses : les différences ou les ressemblances que peuvent présenter deux fleurs, ou deux pierres, ou deux insectes, ou deux oiseaux, ou deux métaux, ou deux portraits, ou deux figures géométriques, ou deux sous, ou deux phrases, ou deux fables composées par deux écrivains qui ont voulu traiter le même sujet, ou bien les gestes, les attitudes et les paroles de deux personnes, etc… Souvent on se demandera : « Cette ressemblance-ci accompagne-t-elle toujours cette ressemblance-là ? » Parfois, une différence qu’on ne soupçonnait pas deviendra évidente, grâce à l’emploi de quelque réactif. Tout le travail qui précède l’énoncé des vérités scientifiques est là.

Ces exercices de comparaison peuvent être admirablement gradués : très faciles d’abord, puis, au bout de quelques années, très difficiles. « Le Pédagogue n’aime pas les enfants », p. 105.

A la comparaison se rattache la mesure qui est une comparaison très précise et dont nous ne parlerons pas maintenant, nous étant suffisamment étendu sur ce sujet aux mots éducation et mesure.

La mesure se fait au moyen d’appareils et il est bon que nos grands élèves apprennent qu’il est d’autres appareils que les hommes ont inventés pour suppléer aux faiblesses de nos sens — qu’il faut éduquer pour bien observer et que l’on éduque en observant (voir : Éducation) — ; il est bon de leur faire faire quelques observations à la loupe ou même avec un petit microscope. Il est un autre moyen, trop peu employé, d’obliger les enfants à bien observer : c’est l’emploi du dessin. Il faut regarder avec plus d’attention lorsque l’on veut dessiner, il faut sans cesse comparer son dessin au modèle pour constater les différences et se corriger. Enfin : « chaque sujet, animal ou plante, s’organise suivant une architecture spéciale, en lignes harmonieuses, souples ou rigides, toujours équilibrées, dont l’analyse peut être une excellente leçon de beauté. La représentation exacte d’un objet réel constitue l’exercice élémentaire le plus propre à développer le goût et à rattacher l’art vrai à sa pure source qui est la nature. D’abord interprète fidèle des réalités comprises et admirées, l’élève n’aura pas de peine, dans la suite, à épurer, à styliser et à passer à l’arrangement décoratif bien composé. » (A. Pézard et L. Laporte-Blairsy.)

Mais que faut-il observer ? Un choix s’impose ; il faut savoir se limiter et, surtout pour les plus grands élèves, il vaut mieux observer peu, mais bien, que de papillonner en multipliant les observations superficielles. Il est préférable qu’un enfant ait observé à fond une demi-douzaine de plantes bien variées que de connaître et d’avoir observé superficiellement un grand nombre de plantes. Tout d’abord, il nous faut commencer par choisir nos observations, de telle façon que les enfants s’y intéressent autant que possible. A cet égard, tout ce qui vit ou bouge nous fournit les meilleurs sujets d’observation : les plantes intéressent plus que les corps inertes, les animaux intéressent plus que les plantes, et les phénomènes de la nature : la pluie, le vent, la neige, etc…, nous fournissent aussi des sujets intéressants. Mais on n’observe pas pour observer, on observe pour chercher la solution de certains problèmes, pour exercer les facultés logiques de l’observateur et, malheureusement, certains des sujets d’observation les plus intéressants pour les petits posent des problèmes dont la solution n’est pas à leur portée. Les observations biologiques, par exemple, sont justifiées par ce problème : comment cet animal, cette plante, sont-ils adaptés à la vie dans leur milieu et l’on peut à ce propos, par exemple, étudier : 1° l’adaptation des fleurs à la fécondation par les insectes ; 2° l’adaptation des insectes à la fécondation ; 3° l’adaptation des fruits et semences à la propagation par le vent et les animaux ; 4° l’adaptation du corps des mammifères aux différentes façons de se mouvoir et de se nourrir ; 5° l’adaptation du corps des oiseaux à la manière de voler ; 6° l’adaptation du corps des oiseaux aux autres façons de se mouvoir (pie, poule, canard, héron, etc…) ; 7° l’adaptation du corps des oiseaux aux différentes façons de se nourrir ; 8° l’adaptation des fleurs à la fécondation par le vent, etc…, etc… Mais l’explication transformiste de ces diverses adaptations n’est pas à la portée des jeunes enfants et, à les signaler trop tôt, nous risquons d’éveiller, ou d’ouvrir les voies à l’éveil, des explications finalistes qui sont celles que donnent les prêtres de toutes les religions.

Si donc, avec les jeunes enfants, il est bon de faire observer les êtres vivants qui les intéressent, il faut, avec eux, laisser de côté les observations relatives à l’adaptation au milieu, qu’on devra leur faire faire plus tard, lorsqu’ils seront aptes à comprendre l’explication transformiste.

A certains égards, il vaut mieux faire observer des outils, instruments, etc…, réalisés par le travail humain. Le problème qu’ils posent est plus simple ; sa solution plus aisée a, d’autre part, l’avantage d’être une leçon de morale qui fera comprendre aux enfants la valeur de l’effort intellectuel et manuel. Tout objet fabriqué répond à un but ; il s’agit, à l’aide de « pourquoi » et de « comment », de faire trouver à l’enfant la raison de l’ensemble et des détails, de la forme, de la matière, etc… et, pour cela, des comparaisons sont encore nécessaires : nous comparerons la lame du couteau, du canif, du greffoir, de la serpette, avec la hache, etc…, la hache avec la scie, etc… Nous agirons aussi : en s’asseyant sur divers bancs, sièges, etc…, les enfants constateront que leurs tables d’écoliers sont adaptées à leur taille, etc… Au besoin nous nous transformerons en critiques : l’adaptation n’est pas toujours parfaite : ce vase au pied trop étroit se renverse trop facilement, etc… Et nous n’oublierons pas aussi d’apprécier tout ce qui ne répond pas à une utilité véritable, mais qui est là « pour faire joli » et nous ferons ainsi peu à peu aimer la beauté aux petits.

Il est des comparaisons qui ne sont pas aisées, qui ne sont pas précises à cause du temps qui s’écoule ; nous parerons à ces inconvénients en usant de graphiques. Nous pourrons ainsi mettre en évidence les variations de la température, l’accroissement du poids et de la taille des élèves ou des animaux et des plantes qui les intéressent.

Nos élèves auront pour cela des cahiers d’observation, sur lesquels ils indiqueront également des observations accidentelles, saisonnières, etc… : la date de l’arrivée et du départ des hirondelles ; celles où apparaissent et où tombent les feuilles sur les arbres et les autres plantes bien connues, la date des premières gelées, celle de la disparition des dernières neiges, les dates et la durée de floraison de nos rosiers, etc…, etc…

Toutes ces observations, en habituant à observer, à comparer, à juger, prépareront à l’observation sociale que nous n’aborderons que plus tard ; d’abord, parce que les jeunes enfants ne s’y intéressent guère, ensuite parce que, si nous voulons les amener à constater les injustices sociales, nous ne voulons pas substituer notre jugement au leur. Nous ne voulons former ni des citoyens obéissants, ni des révolutionnaires inconscients, mais des esprits libres. Cultivons d’abord l’idéalisme dans l’âme de nos élèves et de nos enfants et cultivons-le de telle façon que, plus tard, l’observation des injustices sociales, la comparaison du sort des travailleurs et des parasites soit pour eux une souffrance et provoque un sentiment de révolte. Ainsi nous ferons le plus sûrement des hommes libres, des révolutionnaires conscients et désintéressés.

III. — Pourquoi et comment il faut observer les enfants. — Si nous voulons instruire quelqu’un, il importe que nous fassions d’abord le bilan de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore et que nous nous rendions compte de ses intérêts et de ses aptitudes. Est-il besoin de développer ceci et n’est-il pas clair qu’il est inutile d’enseigner à quelqu’un ce qu’il sait déjà, qu’il est vain de vouloir faire acquérir des connaissances secondaires avant les connaissances élémentaires indispensables ? Inutile de vouloir faire apprendre des leçons dans un livre à qui ne sait pas lire, inutile aussi de vouloir enseigner les mathématiques sans souci d’assurer les fondations, en commençant par les connaissances les plus élémentaires.

La nécessité de l’intérêt n’est pas moins évidente (nous renvoyons au mot : intérêt) et il n’est pas douteux non plus que notre enseignement doit être à la mesure de nos élèves, c’est-à-dire que nous devons tenir compte de leurs capacités. « Nous perdons simplement notre temps, écrit Dorothy Canfield Fisher, quand nous incitons l’enfant à produire, de gré ou de force, ce qu’il ne peut produire. »

Ce qui est vrai de l’instruction ne l’est pas moins de l’éducation. Si nous voulons influer sur le caractère de nos enfants ou de nos élèves, il faut commencer par les connaître. Or, beaucoup d’éducateurs, parents ou instituteurs sont incapables de voir les enfants tels qu’ils sont. La passion, le sentiment, priment chez eux la raison, ils voient leurs enfants ou leurs élèves tels qu’ils les voudraient ou — à la suite d’une antipathie irraisonnée — tels qu’ils se les imaginent. Les uns, indulgents à l’excès, n’accordent pas une importance suffisante aux fautes ou aux défauts, disant : « Ce sont des enfants ; » et oublient l’œuvre éducative qu’il faut accomplir pour en faire des hommes. Les autres, sévères avec non moins d’excès et le plus souvent égoïstes, répriment toutes les activités enfantines qui les gênent, comme si l’idéal était d’avoir des enfants semblables à des soliveaux : ne parlant pas, ne remuant pas, n’ayant aucune initiative.

Notre intérêt personnel, nos sentiments, ne sont pas les seuls obstacles qui nous empêchent de bien observer nos enfants ou nos élèves, de bien les connaître et de les comprendre. Il faut compter aussi avec notre ignorance. Nous jugeons les enfants comme s’ils étaient des hommes en plus faible, en plus petit, en plus imparfait. Nous renvoyons, pour l’exposé du contraire, à notre étude sur le mot « enfant ». Nos lecteurs y verront que l’enfant est un être qui évolue et ils y verront quelle est la marche de cette évolution pour l’enfant en général. Mais les enfants que nous devons instruire et éduquer sont tout à la fois pareils et différents. Il nous faut, pour bien connaître nos enfants, pour bien les observer, savoir beaucoup de choses sur le développement de l’enfant moyen que décrivent les ouvrages de psychologie. Ces connaissances guideront nos observations, nous permettront de saisir des différences, tout ce qui constitue l’individualité de chaque enfant.

Ce qu’il importe aussi d’observer, de noter si possible sur des fiches, ce n’est pas tant ce qu’est l’enfant à un moment donné, que la façon dont il croît, se développe, évolue. Qu’un enfant ait un poids légèrement inférieur à l’enfant moyen de son âge est de peu d’importance, si sa croissance se continue régulièrement, mais il n’en est pas de même lorsqu’il y a arrêt ou recul. Ceci qui est vrai pour le physique ne l’est pas moins dans les domaines intellectuel et moral : deux enfants du même âge et présentant apparemment le même développement intellectuel peuvent être : l’un un retardé en train de rattraper son retard, l’autre un anormal dont le retard ira s’accentuant. L’observation sans fiches, confiée à la seule mémoire, ne permet pas suffisamment de se rendre compte de cet état dynamique, beaucoup plus important que l’état statique.

Connaître l’enfant ne suffit pas, il faut le comprendre et pour cela il faut savoir faire une synthèse des détails de l’observation et puis aussi savoir observer au moment et dans le milieu favorables. Ce qui convient le mieux, c’est d’observer l’enfant, sans qu’il s’en doute, libre dans le cadre de sa vie quotidienne dans le milieu qui lui est familier. L’observation de l’enfant nécessite aussi l’emploi de mesures, de graphiques. Il est bon de mesurer la taille, le poids, le périmètre thoracique des enfants, pour surveiller leur développement physique. Il est utile d’employer des tests pour apprécier leur développement intellectuel.

Enfin, causons beaucoup avec les enfants c’est encore un des meilleurs moyens de les bien observer pour les bien connaître. Savoir ce qu’ils sont pour les aider à devenir ce qu’ils pourraient être doit être notre devise. — E. Delaunay.