Encyclopédie anarchiste/Prison - Produire

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2143-2156).


PRISON n. f. Vient du bas latin prensio, de prehensio : saisir, prise. Lieu où l’on enferme les accusés et les condamnés. On dit aussi : Maison d’arrêt et de correction. Fig. : Demeure sombre et triste. Ce qui enveloppe fortement : la gangue est la prison du diamant. Loc. : Triste comme la porte d’une prison.

Dans le système pénitentiaire français, les prisons sont divisées en deux grandes classes : les prisons civiles et les prisons militaires. Les prisons civiles, sont, à leur tour, divisées en deux catégories : les prisons d’hommes et les prisons de femmes. Les prisons militaires sont aussi divisées en deux catégories, la première ne comprenant que les condamnés pour des délits strictement militaires ; la deuxième étant spécialement affectée aux condamnés de droit commun ou ayant été condamnés antérieurement pour un délit de droit commun.

Les prisons civiles sont classées en six catégories principales : 1° Maison de police ou Chambre municipale ; dans chaque canton, reçoit les individus condamnés par les tribunaux de simple police à quelques jours d’emprisonnement ; 2° Maison d’arrêt ; dans chaque chef-lieu d’arrondissement, reçoit les condamnés à moins d’un an et un jour d’emprisonnement ; 3° Maison de justice ; établie au chef-lieu judiciaire de chaque département. On y enferme les accusés, les jeunes détenus, les condamnés qui se pourvoient par appel devant les tribunaux du chef-Lieu ou devant les cours d’appel, ainsi que les condamnés jugés par la cour d’assises en attendant leur transfèrement ; 4° Maison de correction ou Prison départementale, reçoit les enfants détenus en vertu de l’a puissance paternelle et les enfants mineurs condamnés ; 5° Maison de détention ou de force, appelée communément Maison centrale, où sont enfermés les condamnés à plus d’un an et un jour, les condamnés aux travaux forcés, mais ayant passé 60 ans. Les femmes, ne subissant pas la transportation, y sont, retenues à tout âge ; 6° Pénitencier agricole, sorte de maison centrale dont les détenus sont occupés à des travaux de plein air.

La peine des travaux forcés est subie par les hommes dans les colonies pénales. La peine spéciale de la détention prévue dans le cas de crime intéressant la sûreté extérieure de l’État est subie dans un quartier distinct de la Maison centrale de Clairvaux (Aube).

Avant la Révolution de 1789, il y avait des prisons d’État où l’on enfermait les coupables de délits ou de crimes politiques et ceux qui déplaisaient aux tenants du pouvoir. Ces prisons ont été supprimées par la Révolution. A présent, toutes les prisons sont des Prisons d’État.

La justice militaire possède, en plus de ses prisons ordinaires, pour l’exercice de sa répression, les Pénitenciers militaires et les Travaux publics. Des campagnes ardentes et répétées, notamment lors de la célèbre Affaire Dreyfus, ont été menées pour obtenir la suppression de ces « Biribis » et pour l’abolition des tortures qui étaient infligées par les chaouchs aux malheureux soldats emprisonnés : poteau, fers, poucettes, crapaudine, etc… Mais il semble bien que le résultat atteint ne soit guère en rapport avec les efforts fournis.

Avant la guerre de 1914-1918, l’administration des prisons civiles relevait du Ministère de l’Intérieur ; on l’a, de nos jours, rattachée au Ministère de la Justice.

Le travail est obligatoire dans toutes les prisons françaises, sauf pour les prévenus, les condamnés en appel ou en pourvoi de cassation. Le travail est rémunéré, mais le condamné ne touche qu’une faible partie de son maigre salaire, la plus grosse part allant à l’administration pénitentiaire. De la somme qui revient au condamné, de 3 à 5 dixièmes, selon qu’il est primaire ou récidiviste, une partie est réservée au pécule qu’il touchera à sa sortie, une autre partie pouvant être affectée à l’achat d’aliments ou d’objets utiles et permis, à la cantine de la maison.

Le régime politique autorise le condamné à faire venir sa nourriture du dehors ; lui permet les visités d’amis qu’il voit librement et non à travers les grilles du parloir ordinaire des condamnés de droit commun ; lui laisse la faculté de correspondre chaque jour, de recevoir et de lire les journaux et ne le contraint ni au travail, ni au silence, ni au port du costume pénitentiaire. Le régime politique n’est pas un droit, mais une tolérance, une faveur soumise aux caprices des juges, des gouvernants et même du directeur de la prison, qui peut élargir ou resserer le régime à sa convenance. Aussi n’y a-t-il rien de plus arbitraire que l’application du régime politique en France. On a vu souvent des condamnés, pour un même délit, accomplir leur peine : les uns au droit commun, les autres au régime politique.

La durée de la condamnation prononcée par les tribunaux peut subir certaines diminutions. Accomplie en cellule, le condamné bénéficie de la remise du quart. C’est, selon le législateur, la portion équivalente du temps à l’aggravation de la peine par l’encellulement. On aimerait connaître par suite de quels calculs et à l’aide de quel instrument de mesure les législateurs sont arrivés à chiffrer cette équivalence. Lorsqu’un condamné primaire a fait la moitié de sa peine, il peut demander sa libération conditionnelle. Celle-ci est accordée ou refusée, selon les cas : bonne conduite pendant l’incarcération, renseignements favorables d’après enquête, etc… Elle peut aussi lui être retirée si, dans le laps de temps qui lui reste à faire, il commet une infraction aux conditions de libération qui lui sont imposées et qui sont consignées dans un carnet qui lui est confié.

La « livrée du châtiment » — tant pour les hommes que pour les femmes — est de couleur morne et de coupe grotesque. Les condamnés ainsi vêtus forment une race à part, une race maudite. La société les a marqués d’infamie. Dans les prisons cellulaires, le costume s’agrémente d’un accessoire nommé cagoule, que les prisonniers doivent mettre sur leur tête et rabattre sur leur visage, de façon à le masquer à tous les yeux. Fabriquée dans la plus grossière des toiles à sacs, la cagoule obstrue presque complètement la vue. Pour y voir suffisamment pour se diriger, il faut avoir soin d’étirer quelques fils à l’emplacement des yeux.

Le silence est de rigueur dans toutes les prisons. Sur le « Règlement » affiché dans les cellules où sont énumérées les multiples interdictions faites aux détenus, l’obligation du silence est plusieurs fois stipulée. Aussi, dès qu’on a franchi le seuil d’une prison, que sa lourde porte s’est refermée, tout bruit cesse, l’agitation de la vie s’arrête, l’idée de la mort paralyse le cœur et le conseil du Dante angoisse le cerveau : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Tout le système pénitentiaire, établi sur les bases de la vieille et très sainte Inquisition, avec ses crasses, ses tortures et ses abjectes coutumes d’avilissement humain, est à jeter à bas. La prison n’est ni moralisatrice, ni réformatrice et il est assez prouvé que le système actuel de répression a fait faillite. « La prison telle qu’elle est organisée est un véritable cloaque épanchant dans la société un flot continu de purulences et de germes, de contagion physiologique et morale ; elle empoisonne, abrutit et corrompt. » (Emile Gautier, 1889)

« Puisque, depuis des siècles et jusqu’à nos jours, la société n’a rien trouvé de mieux pour s’en défendre que d’enfermer les individus déclarés nuisibles, je pense qu’il serait humain de les faire vivre dans des locaux salubres ; je pense qu’il serait légal de leur donner un juste salaire pour leur labeur ; je pense qu’il serait juste de ne pas aggraver leurs condamnations par les humiliations, les vexations et les « passages à tabac » qui sont de règle, hélas, dans toutes les prisons.

» Ma voix grandit pour réclamer plus de justice dans notre humanité, pour demander une meilleure répartition des biens communs, c’est-à-dire le droit égal pour tous aux jouissances que procurent les richesses qui sont le fruit du travail de tous les hommes.

» Ma voix s’enfle pour exiger la sélection de la race humaine, telle au moins que l’on a jugé bon de l’adopter pour la race animale ; car il est certain que l’élimination des tarés, des incurables et des dégénérés, établirait l’équilibre nécessaire au maintien de l’ordre social, faciliterait l’entente fraternelle et la solidarité et diminuerait considérablement le nombre des malfaiteurs. Il est honteux, il est indécent, il est intolérable que notre société permette aux uns, qu’elle encense et soutient, tant de richesse insolente et laisse aux autres, qu’elle utilise et punit, tant de misère effroyable !

» Abolissez la pauvreté et vous pourrez démolir les prisons. » (Le Pourrissoir.)

La question des criminels-nés : dégénérés mentaux, anormaux ; des délinquants anti-sociaux par accidents : traumatismes ou maladies ; des fous lucides, paranoïaques, obsédés et asthéniques de toute nature ; des incendiaires, des sadiques et des violeurs pourrait être parfaitement résolue par l’internement dans des asiles où ils seraient traités humainement et soignés en vue de leur relèvement, de leur guérison et de leur réintégration dans la vie en société. — Eugène et Jeanne Humbert.


PRIVILÈGE n. m. Le privilège constitue un avantage exclusif qui dépend, au propre, de l’organisation sociale ; au figuré, de l’organisation individuelle. Ainsi le privilège est l’expression de la force, comme la justice est l’expression de la raison.

Au point de vue économique, le privilège par excellence est celui de la propriété privée du sol, qui fait naître un autre monopole se rapportant au développement général de l’intelligence. L’incompressibilité de l’examen fit tomber, en 1789, quelques privilèges attachés à la propriété individuelle foncière, tout en assurant aux bénéficiaires du nouveau régime les avantages primordiaux qui suivent et s’attachent à la possession de la propriété foncière. Elle remplaça la féodalité terrienne par la féodalité financière qui nous domine et nous régit. L’expérience de plus d’un siècle prouve que tant que le monopole foncier existera au profit de la finance, c’est-à-dire de quelques-uns, tous les privilèges que ce monopole entraîne se manifesteront à l’avantage exclusif des classes possédantes, qui sont, en dernier ressort, les classes dirigeantes. Quelles que soient les apparences d’un bien-être généralisé, il n’y aura d’autre progrès que vers le mal.

Quoique les chantres du régime actuel entonnent des cantiques de triomphe en faveur de la rationalisation et autres combinaisons bourgeoises comme génératrices de bien-être généralisé, la misère des masses croît en raison du développement général des intelligences et en proportion de ce que l’économie politique appelle la Richesse publique qui n’est, en réalité, que la richesse d’une minorité d’exploiteurs du travail. En soutenant que la Révolution de 1789 a aboli le privilège de naissance, on commet une erreur. Cela ne serait vrai que si, naissant de n’importe qui et n’importe où, l’enfant arrivait au monde avec des droits égaux à son semblable, pour être l’artisan de sa fortune et de sa destinée. Or, à peine arrivé au monde — sauf exception —, l’enfant est en quelque sorte prédestiné à être riche ou pauvre, éclairé, instruit, ignorant ou abruti.

Pour qu’il n’y ait plus de privilèges, l’inégalité de position doit dépendre exclusivement de l’inégalité organique et de la volonté de chacun. La société de l’avenir devra remplir le devoir d’éviter qu’il puisse y avoir des malheureux, des déshérités, comme le cas se produit de nos jours. Le plus ou moins de bonheur et de bien-être sera la récompense du mérite. Il y aura justice. — Elie Soubeyran.


PROCÉDURE n. f. La procédure est l’ensemble des règles destinées à fixer la marche des procès.

Levasseur dit qu’elle suppose un état de civilisation où l’on a dépassé la phase dite de la Justice privée. Il ajoute que ce régime archaïque où l’individu lésé peut réaliser lui-même son droit, sans recourir à l’autorité publique, n’est pas compatible avec le besoin d’ordre et de stabilité d’une société en progrès. Il faut d’abord qu’une autorité préside à la dispute judiciaire, la surveille, la contienne dans des limites pour éviter de dégénérer en violences. Mais qu’il s’agisse de procès entre particuliers à l’occasion d’intérêts privés (procès civils) ou de procès à l’occasion de délits où l’intérêt public entre en jeu (procès criminels), il est nécessaire de réglementer l’action destinée à avoir raison de la violation du droit. Il est indispensable que celui qui se plaint d’être lésé dans son droit puisse faire triompher librement sa prétention comme il est indispensable que l’adversaire puisse librement se défendre.

Il est également indispensable que l’autorité, elle-même en charge de rechercher le droit et de mettre fin au conflit, soit enfermée dans des règles ou prescriptions destinées à l’empêcher de sortir de la loi pour tomber dans l’arbitraire. C’est là le but des lois de procédure. Elles protègent le plaideur inexpérimenté contre un adversaire plus adroit et moins scrupuleux ; elles le mettent à l’abri des caprices ou des passions du juge : elles sont la condition essentielle de la justice, attendu qu’elles favorisent la manifestation libre de la liberté.

J’emprunte également à Levasseur la partie historique de la procédure qui découle presque entièrement du Droit romain. Les Romains avaient trop souci de la légalité pour ne pas avoir compris l’importance de la Procédure. Dans le procès civil, « juridicium privatum », comme dans le procès criminel, « juridicium publicum ». Ils l’organisèrent avec un soin méticuleux, le soumirent à un ensemble de principes directeurs identiques, admirablement combinés pour concilier les droits de la société et ceux de l’individu. Non seulement les bases essentielles ont été les mêmes pour les deux variétés de la procédure, mais l’évolution historique s’est poursuivie avec un parallélisme constant. Partis d’un système encore rudimentaire, très proche, surtout en matière civile, du régime de la justice privée, les Romains en ont, peu à peu, admis un second, plus souple et mieux adapté aux nécessités changeantes des faits. Puis, sous l’influence des révolutions politiques, ils l’ont insensiblement abandonné pour un troisième, tout à fait en harmonie avec les tendances centralisatrices de l’époque impériale, avec l’idée grandissante des droits souverains de l’État. Ces principes identiques et ces variations historiques similaires ne peuvent être qu’exposés sommairement. On va le faire séparément, pour chacune des deux variétés de procédure.

Le principe fondamental qui domine la Procédure Civile est une règle fort ancienne, probablement contemporaine des débuts de Rome, maintenue en tout cas jusque sous Dioclétien. C’est la séparation nécessairement imposée à tout procès civil, sa décomposition en deux phases : le jus et le judicium. À Rome, la fonction judiciaire n’est pas comme dans nos législations modernes, confiée à une personne unique, chargée, sous le nom de magistrat ou juge, de suivre l’évolution du débat du commencement à la fin et de trancher le différend par un jugement ; elle est répartie entre deux personnes, le magistrat et le juge. Le premier juridicundo est un agent du pouvoir. Il interpose son autorité dès le début, met fin immédiatement au litige s’il est possible, sinon le dirige vers son but final en faisant préciser par les parties ou en précisant lui-même les questions à résoudre. Là s’arrête sa mission. Il n’a pas à juger lui-même. Il renvoie l’affaire devant un juge, judex. Celui-ci, simple particulier, judex privatus, est un juré qui statue seul ou en collège avec d’autres. Il donne son avis, sententia, sur le bien-fondé de la prétention. Il met fin ainsi au débat judiciaire. Il y a donc deux phases dans le procès : le jus devant le magistrat, le judicium devant le juge. On retrouve ces deux stades dans le système primitif de procédure, système des legis actiones et dans le second système, système formulaire. Ils n’existent plus dans le troisième, système extraordinaire. Le trait caractéristique du premier système de procédure est l’allure solennelle et symbolique de la phase du débat qui se passe in jure. Ce sont, en effet, les parties elles-mêmes qui, par des paroles et des gestes réglés à l’avance, affirment solennellement leurs droits opposés. C’est en cela que consiste le legis actio, Le magistrat assiste à cette dispute contradictoire, mais il ne la dirige pas. Sa présence lui donne seulement un caractère officiel et licite. Elle l’empêche de dégénérer en conflit violent. Les parties, après avoir choisi leur juge, étaient renvoyées devant lui. Là, in judicio, avaient lieu les plaidoiries avec production des preuves, enfin était rendue la sententia. Ce système avait d’incontestables mérites. Il n’admettait aucune juridiction d’exception. Il confiait la sentence à des juges librement choisis par les plaideurs. Le débat in jure et in judicio était public.

Toutefois, de graves inconvénients amenèrent sa décadence et, finalement, sa disparition. Les parties, en effet, paralysées par un formalisme étroit et infécond, ne pouvant faire valoir une prétention, si juste quelle fût, quand elle n’avait pas été autorisée par la loi et munie d’une formule solennelle orale destinée à la mettre en mouvement. Le magistrat, impuissant, réduit à un rôle secondaire, ne pouvait, même s’il l’eût voulu, accueillir une pareille prétention. C’était là un double obstacle au développement du droit. Le second système restitua au magistrat le rôle prépondérant dans la phase in jure. Il en fit le véritable directeur du débat qui s’engageait devant lui, libre d’entraves, sans paroles solennelles, sans gestes symboliques, sans cérémonie d’aucune sorte. Ce que les parties lui demandent, c’est, ou bien de mettre fin au débat, s’il le peut, sinon de leur délivrer une formule écrite, dans laquelle il institue le juge choisi par les parties et lui indique en termes précis le point en litige, avec mission de condamner le défendeur, si la prétention du demandeur est juste, de l’absoudre, dans le cas contraire. L’obtention de la formula : tel est le but auquel tend essentiellement la première phase du procès. L’affaire est dès lors en état d’être jugée. Les parties n’ont plus qu’à aller devant le ou les juges privés. Elles y exposent librement l’affaire et administrent la preuve de leurs prétentions. Le débat est oral et public. La sentence se termine d’une façon définitive. Ce système date déjà des derniers siècles de la République. Une loi œbutia (vie ou viie siècle de Rome) l’implanta à côté de l’ancien système qui disparut peu à peu de la pratique, sans abrogation formelle. Le système formulaire ne fut pas seulement une heureuse transformation de la procédure qu’il avait simplifiée et allégée ; il eut la plus grande influence sur le fond du Droit. Ainsi, la procédure par formules servait à la fois à confirmer le droit civil et à le corriger. En même temps que la formule était l’organe d’application normale du droit d’autrefois, elle servait de véhicule aux idées nouvelles, elle faisait passer dans le droit étroit et rigoureux des quirites un large souffle d’humaine équité.

Plus tard, la distinction du jus et du judicium devait disparaître.

Les fonctions du magistrat et du juge se confondirent. Du début à la fin, l’instance civile se déroule devant la même personne, le judex, qui entend les parties, dirige le débat, rend la sentence. Sous le système formulaire, le magistrat, au lieu de renvoyer l’affaire à un juge, statue lui-même. Ces cas devinrent de plus en plus nombreux à la fin de l’Empire romain. L’empereur, à son tribunal, usa de ce procédé, et, tout naturellement, son exemple fut suivi par les magistrats. La procédure extra ordinem tendait à devenir le droit commun. En même temps, les magistrats perdaient le pouvoir de modifier les principes proclamés par l’édit perpétuel, désormais codifié. Asservis aux règles immuables d’un droit définitivement fixé, ils devenaient, comme le juge, des instruments d’application de la loi. La suppression des deux phases successives du débat rendit les formules inutiles : elles disparurent. Tout ce que la procédure retenait encore de l’antique formalisme disparut avec elles. Le juge, simple fonctionnaire, délégué de l’empereur, statue en son nom. De là le droit de contrôle sur ses décisions attribué à d’autres juges, plus élevés que lui dans la hiérarchie, et enfin à l’empereur qui les domine tous. Liberté dans la forme, souplesse dans la mise en mouvement, garanties de tout genre contre l’erreur du juge, publicité du débat et voies de recours à l’autorité supérieure, tels sont les principes derniers. La plupart des législations modernes n’ont rien trouvé de mieux que de s’en inspirer.

Les mêmes idées se retrouvent à peu près dans la Procédure Criminelle. On retrouve un premier système où c’était le représentant de l’autorité qui était le seul juge. Sous la République, le besoin de garanties efficaces contre l’arbitraire des magistrats suprêmes suggéra une série de lois leges de provocatione, qui investirent les comices centuriates de la juridiction criminelle. C’est là qu’il faut chercher la première ébauche d’une procédure criminelle. En investissant l’assemblée populaire du droit exclusif de juger les procès, entraînant la perte du caput (causes capitales), on n’enlevait pas aux magistrats leur droit d’enquête préliminaire ; ils y procédaient, sur l’accusation portée par n’importe quel citoyen, puis convoquaient l’assemblée, contio, où la plainte anquisitio était exposée et où pouvait se défendre l’accusé. Après trois contiones successives avait lieu le vote des comices. En réalité, et sous ces complications, apparaît le principe fondamental : la division de l’instance en deux phases, l’une préparatoire, conduite par le magistrat, l’autre définitive, où le jugement appartient exclusivement aux citoyens.

Puis, la procédure criminelle se raffine, elle se simplifie sans qu’on abandonne pourtant les garanties jugées essentielles. On crée les quœstiones perpetuœ pour chaque nature d’infractions graves. En somme, une loi intégrale est faite, réglant la forme et le fond, la procédure et la peine.

La loi Julia (judiciorum publicorum) réglemente la marche générale du procès criminel quand il a lieu par voie de quœstio. Elle conserve le débat préliminaire contradictoire devant le magistrat, in jure. Celui-ci autorise l’action, choisit entre les accusateurs (divinatio), ordonne, s’il y a lieu, une instruction et forme le quœstio. Cette phase achevée, la phase injudicio commençait devant la quœstio rassemblée par le magistrat et présidée par lui. Elle comprenait l’accusatio et la defensio avec la production des preuves. Les jurés prononçaient la condemnatio ou l’absolutio.

L’Empire romain fait disparaître peu à peu les quœstiones perpetuœ. C’est de plus en plus le magistrat qui statue à lui seul, après avoir lui-même procédé à l’instruction. Le procédé de la cognitio extra ordinem est devenu normal. Il a pris autant d’importance qu’en matière civile. Un des actes qui marquèrent le mieux la transformation fut la décision de Septime Sévère transportant au Prœfectus urbi et au Prœfectus vigilum la connaissance de tous les délits commis à Rome ou dans les 100 milles autour de la ville.

Dans les provinces, les gouverneurs reçoivent, par délégation de l’empereur, le droit de statuer au criminel, et la procédure cesse d’être accusatoire pour devenir inquisitoriale. La poursuite n’est pas intentée par un particulier quelconque, mais par le magistrat, représentant l’État, intéressé à la répression des infractions. Le magistrat est à la fois accusateur, instructeur, juge. Ainsi, après tant de siècles écoulés, on en revenait aux idées des temps des rois. Et la procédure, peu soucieuse des droits des individus, plus préoccupée de ceux de la société, n’a pas été sans influence sur la formation du droit criminel européen. Il a fallu attendre les temps modernes pour qu’on en revînt, dans les cas les plus graves, à une procédure qui ressemble singulièrement à celle des quœstiones, au jugement par jurés.

Cette partie historique de la procédure était indispensable pour la compréhension parfaite de la partie sèche qui va suivre les exposés si intéressants de Levasseur et de Gaston May ; et la forme qui préside actuellement à la marche de tout procès découle totalement, avec de bien faibles modifications, de celle qui existait il y a environ 2 000 ans. Les progrès sont lents en cette matière.

Les législateurs de l’époque qui précède notre génération et qui ont mis sur pied le monument de lois qualifié de « Code Napoléon » se sont inspirés du droit qui régissait la civilisation romaine. Notre IIIe République a, en somme, peu modifié l’attirail perfectionné qui réglait la marche des procès, et les années qui ont suivi la guerre de 1914-1918 n’ont rien ajouté ni retranché au système de procédure existant. Comme le flot de la mer qui foule et refoule, comme le flot des marées qui monte et qui descend, nos législateurs et l’administration qui les couvre, tour à tour, usent de la procédure au profit des moments, des individus ou des intérêts antagonistes qui fourmillent dans la société capitaliste.

La procédure civile et commerciale est l’ensemble des règles qui déterminent la compétence des divers tribunaux civils, les formes dans lesquelles les affaires sont instruites et jugées, la manière de faire exécuter et réformer les jugements. La procédure courante comprend une assignation par laquelle le demandeur cite son adversaire devant le tribunal, la constitution d’un avoué par ledit demandeur ; par l’avoué, des conclusions dans lesquelles chaque partie expose ses prétentions, des plaidoiries qui développent oralement ces conclusions ; enfin, le jugement qui est exécuté soit volontairement, soit même contre le gré de la partie condamnée. En matière commerciale, pour des raisons de rapidité et d’économie, les formes de la procédure sont simplifiées ; l’instruction se fait sans ministère d’avoués, les parties comparaissant soit en personne, soit par un fondé de pouvoir, mandataire, etc., devant un tribunal d’exception, créé spécialement : le tribunal de commerce. Les appels de ce tribunal viennent devant le tribunal civil avec la procédure civile.

La procédure du droit criminel varie suivant que les faits incriminés sont de la compétence, soit du tribunal de simple police qui juge les contraventions, soit du tribunal correctionnel qui connaît les délits, soit de la cour d’assises à qui sont déférés les crimes. Ces différentes juridictions sont saisies par l’action publique ou par l’action privée. L’action publique est mise en mouvement par le ministère public informé des faits à poursuivre, soit par des procèsverbaux et rapports de ses agents ou auxiliaires, soit par des plaintes, soit par des dénonciations. Il saisit toujours directement le tribunal de simple police et le tribunal civil lorsqu’il y a flagrant délit ou, dans les cas peu compliqués, par voie de citation directe. Ce droit de poursuite appartient aussi, à titre exceptionnel, à certaines administrations telles que les contributions, douanes, forêts.

La procédure devant le Tribunal est la même qu’il y ait flagrant délit, citation directe ou renvoi du juge d’instruction. Le président du tribunal interroge le prévenu, entend les témoins cités à la requête du ministère public et du prévenu, puis la partie civile, s’il y a, en ses explications, le ministère public en ses réquisitions, la défense. Le greffier note les déclarations des témoins et les réponses du prévenu ; ces notes doivent être visées par le président dans les trois jours du prononcé du jugement d’incompétence, de renvoi ou de condamnation.

Il existe entre les jugements correctionnels les mêmes voies de recours qu’en matière de simple police : l’opposition et l’appel. L’opposition ne peut être faite que par le condamné ; l’appel peut émaner soit du condamné, soit du ministère public. En cas d’opposition, le prévenu est cité dans le plus bref délai devant le tribunal qui juge l’affaire comme s’il n’en avait pas encore connu. L’appel doit être fait par une déclaration au greffe dans un délai de 10 jours à compter de la signification du jugement, sauf exception pour l’appel fait par le procureur général. Le procureur de la République doit alors réunir les pièces de la procédure qu’il transmet au procureur général, avec un rapport confidentiel sur l’affaire ou une requête d’appel s’il est lui-même appelant. Le procureur général fait citer à sa requête le prévenu pour l’audience indiquée. L’instruction a lieu publiquement à l’audience qui débute par un rapport fait par un des conseillers. C’est le procureur général qui est chargé de l’exécution de l’arrêt.

Dans les affaires contentieuses ou autres qui sont du ressort des tribunaux administratifs, c’est la procédure administrative qui règle les formes suivant lesquelles l’instance est engagée, le procès instruit et le jugement rendu. Ces formes sont relativement simples et les frais peu élevés. En outre, il est de l’essence de la procédure administrative d’être écrite, c’est-à-dire que les affaires s’y instruisent sur mémoires. Cette règle ne souffre que quelques exceptions, particulièrement devant les conseils de préfecture.

Les lecteurs de l’Encyclopédie Anarchiste ont pu apprécier par l’historique et l’exposé de la procédure ce que, à toutes époques et sous quelque régime qu’une société puisse exister, les intérêts en antagonisme créent de difficultés entre les individus, les procès étant la forme la moins brutale dont les différends peuvent être réglés.

Combien simplifiée et combien assouplie sera la procédure qui, dans un avenir plus ou moins lointain, mais dans un avenir certain, réglera, non pas les différends, mais les accords entre les individus d’une société où chacun comprendra que l’intérêt individuel sera la sauvegarde de l’intérêt collectif, et où l’antagonisme disparu fera place à l’harmonie universelle que nous entrevoyons. Ce jour-là, la procédure survivra aux procès des temps antiques, aux procès des temps barbares que nous vivons et réglera les rapports existant entre les différentes races réconciliées de la grande et parfaite humanité. — Pierre Comont.


PRODUCTEUR n. m. (du latin productor). Personne, dit le dictionnaire, qui crée quelque chose ou met en œuvre une chose qui existe déjà. Cette définition est certainement exacte, si on ne considère que le sens général du mot producteur. Elle est, cependant insuffisante et imprécise, si on examine ce mot sous l’angle social, le seul, en vérité, qui nous intéresse ici.

En effet, le producteur n’est pas seulement celui qui crée on qui transforme, il est surtout la personne qui crée de la richesse ou transforme la matière dans certaines conditions, variables suivant les régimes. Il est celui qui aspire à exercer son activité créatrice et transformatrice dans des conditions différentes, opposées en général à celles que l’ordre actuel lui impose.

En un mot, le producteur n’est pas seulement un rouage de la machine sociale, le plus infime en ce moment ; il n’est pas, non plus, exclusivement un instrument nécessaire, il a des aspirations, des désirs, un idéal, un but. Pour tout dire, c’est un Homme dans toute la force de ce terme ; un homme qui constate, depuis la naissance du monde — ou presque — que son effort n’a jamais été rétribué à sa valeur exacte ; se rend compte, depuis des siècles et des siècles, que d’autres hommes, favorisés par la naissance ou dénués de scrupules, retiennent par devers eux la plus grande partie (60 p. 100 en moyenne) du produit de son travail, sans produire eux-mêmes.

Cette constatation répétée, faite par des centaines de générations et dans tous les pays, l’a, tout naturellement conduit à formuler des désidérata, à exposer sa conception d’une égalité sociale toute différente du traitement matériel et moral qu’il subit mais n’accepte pad. Et c’est ainsi qu’il fut appelé à exprimer ses aspirations à la fois individuelles et collectives.

La première, c’est la rétribution intégrale de son effort ; la seconde, c’est la possession des instruments de production qu’il est seul à faire mouvoir.

Ce sont les deux grandes revendications que la logique lui imposa tout d’abord, A vrai dire, à l’origine, ces revendications étaient confuses dans son esprit ; elles étaient plutôt instinctives que raisonnées.

Elles ne tardèrent pas, cependant, à se préciser, à prendre une forme chaque jour plus concrète, à donner naissance à un idéal, à devenir un but constamment poursuivi, que chaque génération s’efforça d’approcher toujours d’un peu plus près, avec la certitude que l’une d’elles, plus éclairée, mieux armée, l’atteindra enfin.

Pour donner corps à ces revendications et force à leur action, les producteurs, sachant que leur faiblesse résidait dans leur isolement, s’associèrent, se groupèrent sous des formes diverses, pour arriver, en définitive, à se réunir dans des syndicats qui se fédérèrent et se confédérèrent, nationalement et internationalement. Là, ils prirent conscience de leurs véritables intérêts de tous ordres ; là encore, ils s’éveillèrent ; des sentiments nouveaux : la solidarité, l’entraide, la responsabilité individuelle et collective prirent naissance en eux. Une mentalité nouvelle, chaque jour plus élevée, une dignité toujours plus grande, un respect sans cesse accentué d’eux-mêmes et de leurs semblables, se manifestèrent. Et parallèlement à l’éclosion et au développement de tous ces sentiments, un idéal fraternitaire et égalitaire prit corps, se développa, lui aussi.

C’est ainsi que, pour entrer en possession du produit intégral de leur effort, les producteurs déclarèrent qu’ils voulaient abolir le salariat et faire disparaître le patronat sous toutes leurs formes ; qu’ils affirmèrent leur droit à la possession des Instruments dé production, d’échange et de répartition ; qu’ils précisèrent que cette possession, au lieu d’être individuelle et profitable à quelques-uns seulement, serait collective et profiterait à tous également ; qu’ils proclamèrent enfin que l’égalité devait être à la base des relations des individus entre eux et de ceux-ci avec la société ; que l’individu et la société sont deux réalités indéniables, qui réagissent l’une sur l’autre et sont inséparables l’une de l’autre ; qu’ils balbutièrent d’abord, pour l’affirmer catégoriquement bientôt, ce grand principe si éminemment humain : de chacun selon ses forces, à chacun suivant ses besoins, qui constitue la base essentielle et fondamentale du communisme libertaire.

De là à déclarer que le travailleur — sens élargi du mot producteur — est à la fois la cellule initiale matérielle et morale, le moteur réel, le support logique et naturel des sociétés humaines, il n’y avait qu’un pas. Il fut assez vite franchi par le syndicalisme moderne, mouvement général des producteurs, qui s’est donné pour but de réaliser leurs aspirations de créateurs et d’hommes, tout à la fois.

Je ne crois pas utile de revenir sur ce que j’ai déjà écrit à maintes reprises à ce sujet dans mes études antérieures. J’aurai d’ailleurs l’occasion de serrer la question de plus près, lorsque je traiterai, plus loin, le mot syndicalisme, qui englobe toutes les aspirations des producteurs et précise leur doctrine en face de tous les problèmes humains. — Pierre Besnard.


PRODUCTION n. f. Appropriation par l’homme, pour son usage, de la matière, sous toutes ses formes, et des forces naturelles ; utilisation de ces dernières, par divers procédés, pour transformer la matière et subvenir, en principe, aux besoins de la consommation humaine.

On distingue trois grandes sortes de production :

a) La production agricole, par la culture du sol ;

b) la production des matières premières, par voie d’extraction ;

c) La production industrielle, par les moyens divers de transformation.

En régime capitaliste, quel que soit le caractère de la production, trois agents interviennent :

1° L’ensemble des forces et moyens naturels ;

2° Le travail ;

3° Le capital. C’est ce dernier, en raison du rôle qui lui est assigné, qui domine les deux autres agents.

Contrairement à ce qu’enseigne l’économie politique, le capital n’est pas seulement l’ensemble des réserves constituées par les « économies » en argent, en machines, en outils, etc., il est surtout, entre les mains d’un petit nombre d’hommes, l’ordonnateur, l’agent dirigeant de toute la production. C’est de lui, de son abondance ou de sa pénurie, de sa circulation intense ou lente, de son afflux ou de son reflux, de sa fixation ou de ses migrations, des tendances, des désirs et des buts poursuivis par ceux qui le possèdent, que le sort de toute la production dépend. Les deux autres facteurs, qui devraient être seuls déterminants, sont, en fait, actuellement, tout à fait secondaires et, en tout cas, sont absolument subordonnés au capital. Il en est ainsi pour plusieurs raisons :

1° Parce que l’appropriation est le privilège d’un nombre très restreint d’individus ;

2° Parce que le capital représenté par les « économies » en argent, en machines, en outils, placé entre les mains d’un nombre limité de possédants, constitue fatalement une force hégémonique qui donne naissance, à la fois, à la dictature économique et au pouvoir politique, conséquence directe et corollaire forcé de la possession des richesses de toutes sortes ;

3° Parce que, ainsi dirigée, la production n’a plus pour but exclusif de satisfaire les besoins réels de la consommation ; qu’elle ne vise qu’à augmenter le capital et à le concentrer entre les mains d’un nombre toujours décroissant d’individus, groupés, en général par affinités d’intérêts, dans des organismes de formes diverses, mais n’ayant qu’un seul but : consolider, développer et renforcer la puissance du capital et des privilèges qui découlent de sa possession ;

4° Parce que cette « réserve » d’argent, de machines, d’outils, qui permet, non seulement de diriger, de contrôler, de contingenter la production, mais encore « d’acquérir » la matière sous toutes ses formes n’est constituée, en réalité, que par des prélèvements opérés par la force sur le travail, facteur essentiel de toute production ; que cette réserve accumulée, qui prend, en régime capitaliste, le nom de plus-value, n’est que le résultat d’exploitations successives de l’effort humain, non rétribué à sa valeur, et de l’accaparement des sources et moyens vitaux de la production ;

5° Parce que la circulation des produits n’est pas libre, que leur valeur marchande ne correspond pas à leur valeur réelle, en raison des méthodes industrielles, commerciales et surtout bancaires de l’ordre social capitaliste ;

6° Parce que, enfin, l’argent n’est plus, spécifiquement et exclusivement, un instrument d’échange et qu’il est devenu, au contraire, le seul moyen de possession et de rétention de la richesse ; que, par lui, celui qui le possède est, en réalité, le maître des gens et des choses.

Le développement de toutes ces considérations dépasserait singulièrement le cadre de cette étude. Aussi, dois-je me limiter et me borner à les énoncer. Elles suffisent d’ailleurs amplement à caractériser la production en régime capitaliste ; à démontrer que le troisième agent — qui ne serait rien sans l’existence des deux autres — est vraiment l’élément-force, déterminant, qui commande les deux facteurs essentiels de la production : la matière et le travail. C’est à ce paradoxe — auquel le capitalisme doit sa vie et sa perpétuation — que le système de production actuel a abouti. Il suffit d’en constater les résultats, pour être convaincu de la nécessité d’abolir un tel système, qui ne favorise qu’une infime minorité au détriment d’une immense majorité d’individus. Ce qui étonne le plus, c’est que tous les intéressés n’aient pas encore rétabli l’ordre naturel des facteurs qui concourent — et concourront de tout temps — à la production.

Quelle évolution la production a-t-elle suivie ? Selon quel processus s’est-elle développée et transformée ? Tels sont les deux points qu’il est possible d’examiner succinctement ici.

Constatons d’abord qu’il y a eu, à toutes les époques de l’histoire, un rapport très étroit entre la production et la vie des peuples. C’est ce qui donne au fait économique toute sa valeur, c’est ce qui en fait également, pour l’avenir, la base fondamentale de l’ordre social. Le bien-être matériel, tout relatif qu’il soit, a suivi, jusqu’à ces temps derniers — où le désordre capitaliste a atteint, au plus mauvais sens du mot, son maximum d’intensité — l’évolution de la production. Et il est tout à fait certain que si, demain, les moyens de production et d’échange, les richesses naturelles et le travail étaient libérés ; si la production était organisée rationnellement, suivant les besoins, et non en vue du plus grand profit, le bien-être matériel serait accru dans d’énormes proportions. De même, si cela était enfin réalisé, et si chacun produisait selon ses forces et consommait suivant ses besoins, ce bien-être matériel engendrerait spontanément un bien-être moral intellectuel et culturel équivalent. Rien ne prouve mieux que la vie, dans l’ensemble de ses manifestations dépend étroitement de la production : de son organisation, de sa répartition et de son échange. Qu’il s’agisse de la production agricole, de l’extraction des matières premières, de la production industrielle, l’évolution s’est poursuivie de façon identique, suivant le même processus, avec des alternatives diverses d’accélération ou de stagnation, selon que les découvertes scientifiques et leurs applications pratiques marchaient, elles-mêmes, à tel ou tel rythme et que le capital les permettait ou les interdisait, par intérêt.

C’est ainsi qu’au début, à l’âge de pierre, par exemple, la production agricole était nulle ou à peu près, que l’extraction des richesses du sol était infime et la production industrielle inexistante. Avec le fer, toutes les productions se sont accrues et la population s’est augmentée, à peu près parallèlement. Lors de la découverte de la vapeur, l’industrie, toute artisanale qu’elle était à l’époque, a fait un pas énorme en avant. L’emploi des combustibles minéraux, la découverte du gaz, celle de l’électricité surtout, l’utilisation du pétrole, de l’essence, du mazout, l’application de procédés techniques sans cesse perfectionnés, ont précipité, à pas de géant, l’évolution de la production industrielle.

Naturellement, l’industrie extractive, la production des matières premières a suivi ce rythme d’évolution.

Bien que la production agricole ait été très longtemps stagnante, que les procédés et instruments de culture ne se soient modifiés que lentement, que la mécanique et l’électricité ne commencent qu’à peine à pénétrer dans les campagnes, dans de nombreux pays déjà fortement industrialisés, il n’en est pas moins certain que depuis un quart de siècle, la production agricole a subi, elle aussi, de profondes transformations et évolue à une vitesse toujours plus grande.

Cette évolution générale de la production s’est d’ailleurs opérée sans plan, en dehors de toutes règles, sans souci des nécessités. Seul, l’égoïsme de chacun des possédants, le désir d’accroître sa propre « réserve » ont présidé à cette évolution désordonnée.

Après guerre, une certaine tendance à l’économie dirigée, de caractère international et d’origine bancaire s’est manifestée. Des grands cartels ont été constitués. La production, bien que fortement contingentée, circulait cependant avec une très grande rapidité, à peine gênée par des barrières douanières relativement peu élevées. Ce fut, pendant quelques années, l’âge d’or. Puis, tout à coup, les difficultés se firent jour. Les conséquences de la guerre produisirent leurs effets, que le capitalisme développa encore, d’une façon désastreuse, par son incompétence et son égoïsme sans intelligence.

La production industrielle, absolument déréglée : pléthorique ici, insuffisante là, cessa brusquement de circuler, en raison de la disparité des méthodes commerciales et bancaires. Un formidable conflit éclata entre l’industrie et la finance, la première voulant secouer le joug de la seconde. Elle y parvint dans nombre de pays et tout spécialement en Angleterre et en Allemagne et son système s’opposa bientôt à celui de la finance. C’est ainsi que, dans chaque pays, s’affirma bientôt une tendance à l’économie fermée, dirigée par les grands industriels.

L’Angleterre instaura une politique d’Empire, l’Allemagne et les pays danubiens s’engagèrent dans la voie d’une économie limitée aux pays centraux de l’Europe, la Russie, isolée, constitua un Centre à part ; le Japon voulut instituer une économie purement asiatique, dirigée par lui et l’Amérique se vit fermer tous les marchés.

Parallèlement à cette situation, aggravée par une série de mesures douanières outrancièrement protectionnistes, le grand patronat industriel adopta une politique de rationalisation des méthodes et moyens de production, faisant de l’homme l’esclave de la machine, alors qu’il aurait dû être libéré par elle.

Toutes ces mesures : économie fermée, élévation des droits de douane, rationalisation irrationnelle, eurent pour conséquence de déclencher la grande crise mondiale, qui dure depuis tantôt dix ans et va constamment en s’aggravant, dont le terme et la solution n’apparaissent pas. Et, une fois de plus, le fait économique prouva sa valeur. En effet, la crise dont il s’agit a pris, très rapidement et partout, le caractère d’une crise de régime qui atteint le capitalisme jusque dans ses fondements.

Ces méfaits sont l’œuvre du troisième agent de la production : le capital, sous toutes ses formes et, principalement, sous sa forme argent.

Soit qu’il se cache, soit qu’il agisse, les résultats de son activité sont toujours néfastes. Pléthorique, il engendre la surproduction, le chômage, la misère, la ruine ; insuffisant, il limite, paralyse et conduit à la famine.

Ceci prouve qu’il y a le plus grand intérêt à libérer de son emprise les deux autres agents : l’ensemble des forces et moyens de production et le travail. Ces deux agents suffisent d’ailleurs à assurer la production ; ils sont naturels, le troisième est artificiel ; l’humanité n’en a pas besoin, pour cultiver, extraire, transformer, constituer des réserves de machines et d’outils, échanger et répartir les produits de son effort, assurer la vie matérielle des individus et celle de la collectivité tout entière. Il faut donc se débarrasser au plus tôt de ce gêneur redoutable, de ce despote. Avec lui, disparaîtront : la propriété, le pouvoir et la contrainte qui assurent bien, eux, le perpétuel malheur des hommes.

Ce sera l’œuvre d’une révolution sociale gigantesque, déjà virtuellement commencée, dont le syndrome est trop évident pour laisser le moindre doute. De son caractère, de son orientation dépendra l’organisation future de la production et, partant, la vie des générations de l’avenir.

Plus que jamais, il appartient aux producteurs manuels et intellectuels, aux prolétaires des champs et de l’usine, aux travailleurs du bureau et de la mine, à tous ceux qui exercent une activité productrice de s’unir, de travailler sur leur plan de classe à la réalisation de ce destin.

Si tous les travailleurs : manuels, techniciens et savants, tous exploités, quoique diversement, par le capital parasitaire, unissent leurs efforts au sein d’un mouvement synthétique de classe, s’ils savent, au préalable, préparer les cadres indispensables à la production ; s’ils sont capables, par un effort puissant et bien coordonné, de la libérer de la pieuvre qui la paralyse, la production assurera son rôle naturel, trouvera son équilibre dans tous les domaines, donnera naissance à la prospérité et au bonheur, permettra à l’homme de jouir pleinement de la vie, dans une société vraiment humaine, dont toute exploitation sera bannie. C’est aux syndicats ouvriers qu’il appartient de préparer et de réaliser cette tâche. De son succès dépend le salut de notre espèce. — Pierre Besnard.


PRODUCTION (Coopératives de). La production revêt divers aspects. Elle est individuelle ou collective. Nous envisagerons ici un des aspects de la production collective : celle qui, en matière de production industrielle ou de main-d’œuvre ou agricole, est coopérative.

Les coopératives de production industrielle. — Ces coopératives sont des organisations dans lesquelles les producteurs-travailleurs sont eux-mêmes leurs propres entrepreneurs.

La production a, de tout temps, été plus ou moins coopérative. C’est même dans la production, et spécifiquement la production ménagère ou semi-industrielle, qu’on a le plus pratiqué l’entraide : soit pour construire mutuellement des huttes ou des maisons, soit pour s’aider mutuellement dans les travaux de la terre, de la ferme, ou dans la pêche, etc.

Mais pour trouver des coopératives industrielles de production systématiquement et juridiquement créées, il faut arriver au commencement du xixe siècle. Fourier a été un des pères de la coopération, en ce qu’il a prédit la constitution des diverses formes coopératives, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliquées, et parmi ces dernières les Phalanstères, qui étaient un amalgame des diverses modalités coopératives. Le type le plus parfait de cette dernière vision fouriériste existe au Familistère de Guise (Aisne) où elle a été créée par un disciple de Fourier : J.-B. Godin.

Mais Fourier n’a été qu’un simple théoricien de la coopération. La première coopérative industrielle de production a été fondée en 1831 par Buchez qui, en vertu de ses idées saint-simoniennes, voulut prêcher le mouvement en marchant. A cet effet, il constitua d’abord une coopérative d’ébénisterie, qui échoua rapidement. Mais celle-ci morte Buchez en créa une autre, en 1834, ouvriers bijoutiers en doré, qui ne disparut qu’en 1873, à la suite de la guerre. Buchez voulait faire accéder tous les travailleurs à la propriété « sans toucher au bien des propriétaires actuels et sans avoir recours à aucune des institutions qu’a fondées la charité bâtarde de la philanthropie moderne ». Ce moyen était pour lui l’association dans le travail, un salaire convenable moyen étant réservé aux coopérateurs, l’accumulation des bénéfices des coopératives de production jusqu’à ce que, peu à peu, ces coopératives parviennent à s’emparer de toute la production. Les coopératives à tendances communistes de Buchez ne connurent pas le succès.

Néanmoins, l’avènement de la IIe République détermina un mouvement favorable à ces organisations. Louis Blanc, en haine de la concurrence, fit de la propagande pour elles, et, après l’expérience des ateliers nationaux de 1848 (qui ne fut en rien coopérative), on en revint aux véritables idées de Louis Blanc. Malgré l’opposition de Thiers, qui se manifesta toujours hostile à toute nouveauté, une avance de trois millions fut votée pour permettre des prêts à ces associations. Ces avances furent si bien attribuées, et les travailleurs unis furent si consciencieux que, lorsqu’on fit le bilan de ces associations, on constata qu’elles avaient remboursé à l’État 2.500.000 francs, soit presque tout ce qu’on leur avait avancé ; contrairement à ce que disent les détracteurs de toute émancipation ouvrière, 150 associations avaient été fondées. Malheureusement, elles disparurent emportées par la réaction qui fut la conséquence du Coup d’État de 1851 ; car les coopérateurs étaient, dans l’immense majorité des cas, des hommes d’avant-garde. Si donc ces coopératives ont disparu, ce n’est point parce qu’elles avaient été mal gérées, c’est uniquement parce que le pouvoir central les a tuées.

Elles étaient si peu décidées à disparaître, qu’en 1849 elles avaient constitué une Fédération nationale qui, 34 ans plus tard, devait s’appeler la Chambre consultative des associations (aujourd’hui : sociétés) ouvrières de production.

Quand l’Empire devint « libéral » (1867), il se constitua un certain nombre d’associations coopératives de production. Mais la guerre de 1870 et la Commune emportèrent la plupart d’entre elles. Lorsque les proscrits de la Commune rentrèrent, en 1881, ils créèrent d’autres sociétés qui, unies à celles qui existaient encore, se réunirent en 1883 en un congrès national au nombre d’une trentaine et décidèrent la création de la Chambre consultative. En 1885, ces coopératives participèrent à l’Exposition du Travail, en y édifiant et y meublant un pavillon tout entier, qui impressionna vivement l’opinion publique et les Pouvoirs constitués. Le décret du 4 juin 1888, établi par Léon Bourgeois, avec la collaboration de Paul Doumer et Charles Floquet, dota les associations ouvrières de leur premier statut légal. Ce statut a été amélioré en 1920 et il est en instance devant le Conseil d’État pour des améliorations nouvelles.

En pleine guerre, le 18 décembre 1915, vote de la loi organique de la coopération de production et des fonds de dotation pour ces associations. Elle a été incorporée en 1927 dans le Code du Travail. Les adversaires des sociétés coopératives de production les représentent comme des gouffres dans lesquels disparaîtraient les richesses du pays. En vérité, depuis l’arrêté ministériel du 15 novembre 1908 jusqu’au 31 décembre 1930, les coopératives de production ont bénéficié de 1.017 prêts ou avances s’élevant à 33.254.000 francs, sur lesquels 18.641.095 francs ont été remboursés. Les pertes ? 510.724 francs, soit à peine 2, 60 p. 100 de l’argent prêté.

Actuellement, il existe en France 340 coopératives de production, d’industries diverses, adhérant à la Chambre consultative. Elles ont fait, en 1930, environ 210 millions de francs d’affaires. A côté, non adhérentes, 263. Ces 603 coopératives ouvrières groupaient, en 1930, environ 23.000 associés, ayant fait environ 400 millions de francs d’affaires. (D’après les statistiques du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, il existerait 589 coopératives ouvrières de production, dont 564 ont répondu à l’enquête préfectorale permanente. D’après ces statistiques, ces coopératives se répartiraient de la manière suivante : pêcheurs et jardiniers, 11 ; mines et carrières, 9 ; alimentation, 8 ; bois, liège, vannerie, tabletterie, 55 ; industries chimiques, 3 ; industries textiles, vêtements et toilette, 31 ; métaux, 49 ; travaux publics et bâtiment, 250 ; travail des pierres, verrerie, 31 ; industries du livre et du papier, 69 ; cuirs et peaux, 10 ; transports et manutention, 26 ; divers, 12.)

A côté de la Chambre consultative, et avec des Conseils d’administration distincts : 1° la Banque coopérative des Sociétés ouvrières de production, qui fait des avances aux sociétés et escompte leur papier ; 2° l’Orphelinat de la Coopération de production, qui aide les orphelins des sociétaires et possède une maison de vacances à Chalo-Saint-Mars, dans la grande banlieue parisienne ; 3° la Maison de retraite de Chalo-Saint-Mars, pour les vieux coopérateurs sans famille ; 4° la Caisse de compensation qui attribue des allocations familiales. En outre, la Chambre consultative possède un service de contentieux et d’assurances et un journal bimensuel, l’Association ouvrière, qui défend les thèses du mouvement.

La Chambre consultative s’attache à appliquer la formule fouriériste, grâce à quoi on établirait l’harmonie entre le Capital, le Travail et le Talent. Pour le surplus, les coopératives de production s’attachent à réaliser la formule proudhonienne de responsabilité et de liberté dans l’association : « Que le salaire soit proportionné à la nature de la fonction, à l’importance du talent, à l’étendue de la responsabilité. Que tout associé participe aux bénéfices comme aux charges de la compagnie, dans la proportion de ses services. Que chacun soit libre de quitter à volonté l’association, conséquemment de faire régler son compte et liquider ses droits, et réciproquement la compagnie est maîtresse de s’adjoindre toujours de nouveaux membres. » D’autre part, les associations ouvrières travaillent à l’abolition du salariat en réalisant la formule de Charles Gide : « L’abolition du salariat sera simplement la substitution de la démocratie industrielle au patronat et l’abolition du profit par la suppression de tout prélèvement parasitaire sur le produit du travail. »

Programme ambitieux, objectera-t-on, mais pour quelles réalisations ! Il est vrai que les associations ouvrières de production n’ont pas encore pris dans l’Economie nationale, et dans l’Economie mondiale, la place éminente que ses protagonistes aspirent la lui voir s’attribuer. (Néanmoins, les coopératives industrielles de production, adhérentes à l’Alliance coopérative internationale, sont actuellement au nombre de 1.071 groupant 133.000 sociétaires, disposant d’un capital de 225.000.000 francs et ayant fait, en 1931, pour 950.000.000 francs d’affaires.) Mais il serait injuste de juger une méthode d’action aux simples résultats matériels du début. Et, en effet, si les coopératives de production n’ont pas encore, et il s’en faut, englobé dans leur activité toutes les entreprises, malgré tout, elles ont libéré un nombre respectable de salariés des inconvénients du salariat et, à ce titre, elles sont des facteurs éminents au point de vue social.

Le lecteur curieux de l’histoire et de l’évolution de ces coopératives lira avec plaisir et profit, notamment : La Societa coopérative de produzione, d’Ago Rabbena et les Cours sur les Associations coopératives de production, au Collège de France, par Charles Gide (1922-1923). Dans leurs ouvrages, ces auteurs étudient ces coopératives sous leurs aspects les plus variés, leurs statuts, les formes diverses (depuis celles à forme autonome jusqu’à celles à forme semi-capitaliste, en passant par celles à forme socialiste et syndicaliste). Parmi les premières, une qui a mal tourné, celle des Lunetiers ; deux dans lesquelles le directeur a autant d’autorité sur les associés qu’un véritable patron : celles des Ferblantiers réunis et celle des Charpentiers de Paris. D’ailleurs, cela n’a pas empêché ces dernières de réussir supérieurement.

Parmi les coopératives du type syndical, l’Association des Tapissiers de Paris ; celle des Fabricants de voitures et la vieille Verrerie ouvrière d’Albi qui, depuis 1930 est devenue une véritable association ouvrière, et non plus une Verrerie ouvrière, ainsi que l’avaient voulu Pelloutier, Hamelin et Yvetot. Parmi les sociétés à type socialiste (d’un socialisme économique), celles qui reçoivent des avances des coopératives de consommation, des communes, de l’Etat, pour fournir un travail déterminé. Mais nous en parlerons à propos des coopératives de main-d’œuvre. Parmi les coopératives ouvrières à caractère semi-capitaliste, la vieille maison Leclaire, fondée par Leclaire, en 1826. Cette société est très hiérarchisée, afin de sélectionner les associés qui parviendront au sociétariat et à la Direction dans la mesure où ils auront donné des gages de dévouement à l’œuvre commune. Leclaire était un patron fouriériste qui commença, en 1842, à instituer dans son entreprise, la participation du personnel aux bénéfices. Pour cela, il fut l’objet de la méfiance de ce personnel et faillit même être jeté en prison pour application d’idées « subversives ». Il s’en tira en affectant de donner à cette répartition des bénéfices un caractère philanthropique, et non point social, comme il le voulait. En 1869, la Société de secours mutuels de la maison Leclaire (aujourd’hui Laurent, Fournier et Cie) devint la propriétaire de tout l’avoir social et, de ce chef, aujourd’hui, tous frais payés, les bénéficiaires de l’entreprise sont les retraités de la maison. Leur retraite est fonction de l’âge et des années de présence dans la société.

Le Familistère de Guise est devenu, de par la volonté de son fondateur, J.-B. Godin, une entreprise coopérative du même genre. Elle est très importante, puisqu’elle produit, bon an, mal an, pour 200 millions d’appareils de chauffage.

Les obstacles au développement des coopératives de production résident dans la direction, dans les difficultés à trouver de la clientèle et du capital. Voilà pourquoi, barrées du côté du public qui ne les voit pas toujours avec sympathie, les coopératives ouvrières se sont retournées vers l’État pour lui demander des commandes, des prêts à faible intérêt. Ce n’est qu’au prix de grands efforts qu’elles ont pu obtenir tout cela. Un régime satisfaisant d’attribution de contrats gouvernementaux ne fonctionne en leur faveur que depuis octobre 1931.

En Angleterre, les socialistes chrétiens, avec Hingsley, Maurice, Ludlow, Hughes et Vansittart-Neale se mirent à la tête du mouvement coopératif de production industrielle, à la suite d’un voyage de Ludlow en France, à Paris en 1848. Ils eurent à lutter énergiquement contre toutes les puissances établies pour faire adopter leurs idées, presque autant que Robert Owen pour ses entreprises communistes du commencement de ce même siècle. La caractéristique des coopératives ouvrières anglaises était de ne pas faire appel à l’État. En fait, ce mouvement n’a pas plus réussi (économiquement) en Angleterre qu’en France ; mais, moralement, il a aussi donné des avantages intéressants.

Toutefois, il faut signaler une curieuse évolution que suit la coopération de production industrielle en Grande-Bretagne, et même en France. Il arrive assez souvent que ces coopératives disparaissent ; mais non point sans laisser de traces. Elles sont absorbées par les magasins de gros des coopératives de consommation, dont elles deviennent, dans ce cas, des rouages internes, sans que, d’ailleurs, la condition des anciens associés soit diminuée matériellement. Leur liberté n’est pas davantage altérée ; tandis que leur sécurité est augmentée.

À ce point de vue, le lecteur curieux des avantages comparés de la production autonome (par les coopératives ouvrières) et de la production fédéraliste (par les magasins de gros des coopératives de consommation) lira avec profit la thèse que notre regretté ami Claude Gignoux, mort directeur de la « Laborieuse », de Nîmes et président de l’ « Union des coopérateurs du Gard », a soutenue dans l’Almanach de la Coopération française pour 1909. Elle peut se résumer en ceci : ces deux modalités de la production coopérative présentent, l’une et l’autre, des avantages incontestables. Mais la production autonome ne peut être utilement tentée que dans la petite industrie ou dans les professions où la maind’œuvre reste la partie essentielle de l’exploitation (maçons, serruriers, charpentiers, peintres, imprimeurs, etc.). La production fédérale est surtout du ressort de la grande industrie, elle doit essentiellement viser la production des denrées de grosse consommation : minoteries, biscuiteries, savonneries, chaussures, vêtements, etc.

Les services de production des magasins de gros anglais occupaient, en 1930, 34.466 personnes dans les usines de tissage, de chocolaterie, de boucherie, de charcuterie, de margarinerie, de savonnerie, de meunerie, de brasserie, de cycles, motos et autos, de poteries, de véneries, d’ameublement, dans la mine de charbon, sur les navires, etc., etc. La même année, tout le personnel administratif et productif comptait 41.205 employés ayant touché 690.385.320 francs de salaires. Le chiffre total du magasin de gros anglais avait été de plus de 10 milliards et demi et la plupart des marchandises vendues par le dit magasin de gros à ses sociétés provenait de ses usines de production. Ce sont là des chiffres impressionnants.

Coopératives spéciales de production. — Il existe un certain nombre de coopératives spéciales, qui relèvent, certes, de la production, mais dont certaines n’ont rien d’ouvrier. La plus célèbre, sinon la plus âgée, la Comédie Française, date de 1643. Charles Gide cite des coopératives d’acteurs de café-concert, à Marseille ; d’auteurs de feuilletons pour journaux ; de coopératives artistiques. Ces années dernières, il s’est créé à Paris la coopérative des Comédiens associés.

De ces coopératives artistiques, il convient de rapprocher celles de travail ou de main-d’œuvre. L’origine de ces sociétés paraît être en Italie, où elles sont appelées coopératives de « braccianti ». Les braccianti sont des ouvriers ne possédant que leurs bras et qui comprennent la nécessité de devenir leurs propres entrepreneurs. Elles remontent à près d’un demi-siècle. La première fut fondée à Ravenne, la patrie de Dante. Lorsque des Communes, des Provinces, ou même l’Etat, ou des particuliers veulent faire exécuter des travaux de desséchement de marais, d’irrigation, de drainage, construire des canaux, des voies ferrées, des routes, ou produire diverses marchandises, ces coopératives de main-d’œuvre ou de travail interviennent et se substituent à l’entrepreneur qui, auparavant, faisait suer la main-d’œuvre ouvrière à son profit. Le roi d’Italie souscrivit, à titre d’exemple, la plus grande partie du capital de la première coopérative de main-d’œuvre. Son succès a été complet, puisque, actuellement, il y a, en Italie, plus de 3.000 coopératives de braccianti, groupées en 65 fédérations régionales, groupées elles-mêmes en une fédération nationale. Avant la guerre, le ministre Luzzatti inaugura une ligne de chemin de fer d’une trentaine de kilomètres, de Ciano à Reggio-Emilia, entièrement équipée et exploitée par des coopératives de braccianti et sur laquelle les trains partaient et arrivaient à l’heure. En France, il existe aussi quelques coopératives de travail pour le chargement et le déchargement des navires, notamment dans les ports de La Pallice, de Saint-Nazaire, du Havre, et pour la manutention des colis dans les gares de Paris-Etat et à la gare maritime de Calais. De tout temps, ces coopératives ont été fort bien vues par les économistes orthodoxes, notamment par Yves Guyot (qui pourtant n’aimait guère les coopératives). Et certains gros magnats de l’industrie envisagent, comme Ford par exemple, de traiter avec elles pour des fournitures de pièces détachées qui seraient assemblées dans l’usine centrale. Il y aurait, grâce à la distribution à bas prix (coopérative) du courant électrique, la possibilité de décongestionner les grandes entreprises industrielles en les transportant partiellement vers les campagnes, qui seraient à nouveau animées.

Au surplus, les regrettés Frédéric Brunet et Charles Gide ont soutenu qu’un jour viendrait où tous les rouages des communes, des départements et de l’Etat pourraient être confiés à des coopératives de travail, qui les géreraient sous leur propre responsabilité. Si ce système se généralisait — et il devrait l’être, ne serait-ce que pour rendre les fonctionnaires responsables — la coopération de travail prendrait en France (et ailleurs) une importance que peu de personnes ont soupçonnée jusqu’ici. D’ailleurs, le Journal Officiel est entré dans cette voie par le système de la commandite d’atelier, particulièrement étudiée par Yvetot.

Parmi les populations ouvrières, il est une catégorie de travailleurs tout particulièrement exploitée : celle des marins pêcheurs, en raison de leur inorganisation. Les marins pêcheurs sont inorganisés, parce que trop souvent ignorants et alcooliques. Depuis plusieurs années, le Crédit maritime a été organisé pour permettre à ces travailleurs de s’émanciper en s’outillant rationnellement pour la pêche. Malheureusement, une fois le poisson pêché, il reste à vendre. Les mareyeurs interviennent alors et le payent bon marché aux pêcheurs, quitte à le revendre cher aux consommateurs. C’est alors que des hommes dévoués sont intervenus et, grâce à la Direction des pêches maritimes, du Service scientifique des pêches, du Crédit maritime mutuel et des fonds de l’Outillage national, ils sont en train d’édifier dans les ports des Sables-d’Olonne, de La Rochelle, d’Arcachon et de Saint-Jean-de-Luz, des chambres froides et des magasins d’expédition dans lesquels les sardines fraîches congelées à 14e au-dessous de zéro, seront conservées en attendant d’être expédiées dans les centres de consommation, et notamment dans les coopératives de consommateurs.

Dans ses cours au Collège de France, Charles Gide a exposé les résultats remarquables obtenus dans ce sens par les 50 « positos maritimos » espagnoles pour la pêche et la vente coopérative du poisson et par les 275 coopératives maritimes de pêcheurs italiens. Ces dernières collaborent avec les municipalités pour l’écoulement du produit de leur pêche.

N’oublions pas, en terminant, les coopératives de travail qui, sous le nom d’artèles, existent en Russie, depuis un temps immémorial, pour la production coopérative des objets de la petite industrie familiale et dont le rôle n’est pas encore terminé, malgré les promesses du fameux Plan quinquennal, renforcé lui-même par un deuxième Plan quinquennal…

Les coopératives agricoles de production. — Le paysan est, instinctivement, rebelle à l’association, parce qu’il considère que lorsqu’il s’associe avec d’autres, il n’est plus libre et, dès lors, sa liberté étant diminuée, il se sent amoindri. Il est fidèle au vieux proverbe : « Qui a un associé a un maître. » Néanmoins, dans une société compliquée comme l’est la société moderne, le paysan ne pouvait guère échapper à la pratique inéluctable de la solidarité. Car un autre proverbe : « Malheur à l’isolé » est toujours d’actualité.

L’association, chez les agriculteurs, se manifeste sous trois formes essentielles : le syndicat, la mutuelle, la coopérative. (Voir notamment le cours de Charles Gide au Collège de France, sur les Associations coopératives agricoles, décembre 1924 mars 1925.)

Le syndicat agricole, comme le syndicat ouvrier, a été, à l’origine, un groupement de défense professionnelle des agriculteurs. Les syndicats agricoles étaient déjà en puissance dans la loi des associations syndicales entre propriétaires voisins et chargées d’exécuter des travaux d’intérêt commun, et même d’intérêt général, tels que desséchements, irrigations, drainages, digues contre les inondations. Mais le véritable statut légal des syndicats agricoles professionnels fut établi par la loi du 21 mars 1884, qui légalise les syndicats chargés de la défense des intérêts économiques, industriels et commerciaux. Les agriculteurs allaient être oubliés lorsqu’un sénateur droitier du Doubs, M. Ondet, demanda qu’on ajoutât « et agricoles », et les agriculteurs purent bénéficier, eux aussi, des avantages de l’association syndicale professionnelle.

Généralement, et notamment à l’origine, ces syndicats agricoles ont borné leur activité à des buts strictement professionnels, de défense et de propagande corporative. Ils ont publié des journaux à cet effet. Mais, peu à peu, ils ont compris que leur activité devait être organique. À cette époque, les agriculteurs étaient odieusement exploités par des mercantis qui, profitant des conseils que donnait la presse agricole d’utiliser les engrais pour améliorer le rendement des terres, abusaient de leur candeur pour leur vendre des engrais de mauvaise qualité à des prix excessifs. Mêmes procédés blâmables en ce qui concerne les semences et, en général, tous produits, matériaux et cheptels nécessaires à l’exercice de la production agricole. On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que les excès du commerce privé ont été, pour une large part, les responsables du succès des syndicats agricoles. Depuis 1884 à nos jours, ce succès n’a fait que s’affirmer, et, maintenant, la plupart des agriculteurs sont groupés dans leurs organisations syndicales, qui deviennent de plus en plus complexes. En effet, à côté des services syndicaux proprement dits, il s’est greffé le plus souvent sur eux des organisations diverses, tendant à renforcer la position des syndiqués. Ce sont les Caisses agricoles mutuelles de crédit, qui avancent à bon compte des fonds aux agriculteurs désireux d’emprunter : soit pour acheter de la terre, soit pour faire bâtir, soit pour perfectionner l’outillage ou le cheptel de la ferme, soit pour acheter des engrais, soit même pour attendre le moment favorable de vendre les récoltes engrangées. D’autre part, le paysan est tenu, s’il est tant soit peu prévoyant, de s’assurer contre l’incendie de sa ferme, de ses récoltes, contre la mortalité du bétail, contre la grêle, contre les accidents à son personnel et à son cheptel, contre la maladie, la vieillesse (assurances sociales).

Or, au début, les grandes compagnies capitalistes d’assurances et de crédit affectaient de mépriser cette clientèle « peu intéressante » qui, se voyant dédaignée par ces grandes puissances capitalistes, a dû faire ses affaires elle-même en créant des institutions ad hoc. (Voir l’article de M. Patier, dans la Correspondance coopérative de septembre 1931, sur les rouages de la Fédération nationale de la Mutualité et de la Coopération agricoles et leur fonctionnement.) Actuellement, cette Fédération groupe près de 600 organisations pour la plupart à cadre départemental ou régional, représentant elles-mêmes près de 20.000 associations locales, dépassant plus d’un million d’agriculteurs adhérents. Chose curieuse, les grandes puissances d’assurances et de crédit qui, à l’origine, se moquaient des agriculteurs assez audacieux pour vouloir participer à une vie solidariste, recherchent, maintenant que ces organisations agricoles mutuelles ont fait leurs preuves, la clientèle de ces organisations, ou en combattent sournoisement certaines, jusqu’au jour où, la preuve étant faite de leur vitalité, elles rechercheront — trop tard — leur clientèle…

Au début, lorsque les agriculteurs achetèrent des produits en gros (pour bénéficier d’avantages à l’achat et au transport), ils se répartirent ces produits en gare, « à la bonne arrivée », de manière à réduire les frais généraux au strict minimum. Mais, peu à peu, lorsque le nombre des acheteurs augmenta, et surtout des petits agriculteurs ne disposant parfois pas de la place nécessaire à l’entreposage de ces produits, les syndicats agricoles durent stocker les excédents des produits répartis « sur wagon », quitte à les majorer quelque peu, pour couvrir les frais de manutention et de stockage. Ils pensaient ne point mal faire en agissant ainsi. Les adversaires de l’émancipation paysanne les firent poursuivre devant les tribunaux pour « abus de fonction ». Effectivement, l’entreposage et la manipulation des produits pour la ferme dépassaient le cadre de la loi du 21 mars 1884. Les agriculteurs contournèrent ces difficultés en constituant des coopératives agricoles qui, pour commencer, s’attachèrent le plus souvent à répartir les produits nécessaires à l’exercice de la profession agricole. Mais, logiquement, ayant acheté à leur coopérative agricole de la graisse pour les sabots des animaux, de la paille mélasse, des tourteaux pour les animaux de la ferme, ils en vinrent, par assimilation, à demander à cette coopérative du saindoux et de la margarine, du sucre, des légumes, du café, de l’épicerie pour le personnel de la ferme et ces coopératives, strictement agricoles au début, devinrent, par la force des circonstances, des coopératives générales de consommation, au grand dam des commerçants qui voyaient leur activité s’étendre.

Mais ce n’est pas tout de s’approvisionner à bon compte, d’obtenir du crédit à bon compte, et de produire des denrées dans de meilleures conditions. De tout temps, entre le producteur paysan et le consommateur, des intermédiaires se sont glissés, dont la mission a été de payer les denrées agricoles le meilleur marché possible au producteur pour les transformer et pour les vendre le plus cher possible au consommateur, une fois transformées. Et, parmi les consommateurs, des mêmes producteurs de denrées agricoles qui, par là-même, sont exploités au double titre de producteur et de consommateur. L’idée devait donc venir aux agriculteurs de vendre et de transformer eux-mêmes les denrées produites sur leurs fermes.

Les coopératives de vente ont obtenu des résultats remarquables, là où les associés sont capables de se discipliner. Le principal obstacle qui se dresse devant eux est la déplorable habitude qu’ont certains agriculteurs de « farder » les colis de légumes et de fruits ; c’est-à-dire de placer à la surface des colis des légumes et des fruits irréprochables, tandis que ceux du dessous sont de mauvaise ou de deuxième ou de troisième qualité. Heureusement, bien des syndicats ou coopératives agricoles luttent délibérément contre ces tristes pratiques qui ruinent la confiance des acheteurs dans les expéditions non contrôlées de primeurs. Les primeurs en provenance notamment des coopératives agricoles de l’Afrique du Sud, de Californie, du Canada, d’Italie, etc., se font remarquer par la correction avec laquelle les qualités expédiées correspondent aux qualités promises. Ces organisations sont arrivées à ce louable résultat en pénalisant sévèrement et impitoyablement les producteurs qui se permettent de farder les colis. En Italie, tout colis fardé est culbuté ; son contenu livré aux gamins et le fraudeur puni. Dans la plupart de ces pays, l’expédition des primeurs appelle à son aide les entrepôts, les wagons et les navires frigorifiques. En outre, les colis sont munis d’étiquettes représentant exactement les primeurs qu’ils contiennent et portent, à côté du nom de la coopérative expéditrice, le nom de l’expéditeur-producteur.

En plus des primeurs (fruits et légumes), les coopératives de vente expédient des fleurs, des œufs, du lait, des lapins, de la volaille, de la laine, du coton, du tabac, des céréales, du bétail, des poissons (des Dombes ou des Mers). Les coopératives céréalières des États-Unis, du Canada, de l’Australie ont rendu de précieux services aux producteurs de blé de ces pays, malgré la crise grave qui, ces années dernières, a sévi, et sévit encore chez les céréaliers de tous pays.

Les coopératives agricoles de production proprement dites ne datent pas d’hier. Elles sont, elles aussi, les filles de la nécessité. De temps immémorial, elles existent dans les montagnes du Jura et de la Savoie où, pour fabriquer les fromages de ces régions, il fallait, il faut mettre en œuvre de grandes quantités de lait. D’où nécessité de réunir, au même lieu et au même moment beaucoup de lait. Dans ces conditions, les vaches sont, certes, stabulées chez leurs propriétaires ; mais, durant les journées d’hiver et durant la bonne saison, elles sont confiées à des gardiens qui les rassemblent et qui travaillent leur lait pour la production du fameux fromage de gruyère et des tomes de Savoie, lesquels sont fabriqués dans des fruitières coopératives. Il est vrai que, dans certains cas, des fromagers capitalistes achètent le lait des vaches et les paysans qui se débarrassent du souci de le traiter expient cruellement leur manque d’initiative, en ne touchant de leur lait que des prix de famine.

C’est par dizaines de milliers qu’on trouve dans le monde des beurreries-laiteries coopératives, généralement appelées laiteries, du nom sans doute du produit qui y est traité. Les premières de ces laiteries datent du commencement du xixe siècle, dans le canton de Vaud (Suisse). Puis, elles se développèrent en Italie et, de là, elles passèrent en 1880 au Danemark, où elles ont pris un essor vraiment remarquable. Mais, de 1870 à 1880, les vignobles des Charentes et du Poitou furent ravagés par le phylloxéra. Les paysans de cette région étaient ruinés. Ils remplacèrent leurs vignes par des prairies sur lesquelles les vaches vivaient, mais le lait de ces vaches était maigrement payé par les industriels qui daignaient acheter le lait des paysans pour le transformer en beurre.

C’est alors qu’un modeste instituteur nommé Biraud eut l’idée géniale d’inviter ses compatriotes à constituer une laiterie coopérative qui a été un exemple fécond pour les agriculteurs non seulement de la région, mais encore pour ceux de la France entière. Ces laiteries coopératives se sont fédérées et, de nos jours, elles groupent environ 130 sociétés, comptant 75.000 membres, propriétaires de 200.000 vaches produisant environ 15 millions de kilos de beurre par an. L’exemple des agriculteurs des Charentes et du Poitou a été imité ailleurs, au point qu’aujourd’hui, il existe en France 300 laiteries coopératives qui rémunèrent convenablement l’effort de leurs sociétaires. Au point de vue technique, ces laiteries coopératives ont réalisé de grands progrès. D’abord, le lait est écrémé et travaillé tous les jours. De cette façon, la crème du lait fournit un beurre jamais rance, mais qui, au contraire, a un très agréable goût de noisette. Pour obtenir cet appréciable résultat, les laiteries coopératives ont discipliné leurs adhérents. Ces derniers payent une cotisation grâce à quoi ils assurent le salaire d’un agent qui se promène dans les champs des sociétaires et qui les met à l’amende s’il trouve dans ces champs des herbes qui, mangées par les vaches, pourraient communiquer un mauvais goût au lait fourni à la laiterie coopérative. L’ail est l’herbe la plus redoutable et la plus redoutée. Les laiteries coopératives possèdent des installations scientifiques remarquables. Le beurre fait, elles l’évacuent rapidement, en des wagons frigorifiques (appartenant à la Fédération) qui l’apporteront sur le marché de Paris ou anglais. Les laiteries coopératives sélectionnent le bétail qui produira le lait. Elles le font en agissant sur les taureaux d’une part et sur les vaches laitières d’autre part.

Un autre avantage des laiteries coopératives consiste dans l’utilisation des sous-produits. Lorsqu’on a extrait la crème du lait pour en faire du beurre, il reste encore le petit-lait dans lequel il y a encore des matières grasses et azotées. Souvent, en Danemark notamment, ce petit-lait est rendu aux agriculteurs au prorata de leurs apports laitiers. Il sert à engraisser des porcs, mélangé notamment avec de la farine de soja, légume d’Extrême-Orient. Ces porcs sélectionnés, adaptés à la production du bacon, lard maigre très apprécié des Anglais, sont expédiés surtout en Grande-Bretagne qui fournit d’énormes débouchés à la production des abattoirs coopératifs danois. D’autres fois, le petit-lait dont l’écrémage n’a point été trop « poussé » sert à fabriquer du fromage plus ou moins maigre. D’autres fois encore, par des procédés spéciaux, il sert à produire de la caséine, qui fournit des produits alimentaires « reconstituants » ou qui sert à fabriquer des objets divers pour lesquels on se servait auparavant d’ivoire, d’écaille, de celluloïd.

Les caves coopératives ont pris une importance vraiment inattendue, étant donné l’esprit férocement individualiste des producteurs de vin, et surtout des viticulteurs français. La première cave coopérative a été constituée en 1869, en Rhénanie et, en France, au commencement de ce siècle, à la suite de la mévente des vins, dans l’Hérault. Parce que le raisin des propriétaires est mis en commun et travaillé dans de bonnes conditions, il rend davantage de vin, qui est meilleur que celui produit par des procédés primitifs. D’autre part, les acheteurs étant certains de trouver dans les caves coopératives des vins de qualités constantes, « typisés », ces dernières le vendent mieux que ne le feraient de petits vignerons isolés, sans défense. Les caves coopératives se sont tellement développées dans les régions vinicoles de France, notamment des cinq départements gros producteurs de vin que, dans quelques années, le vin produit dans cette région ne le sera que coopérativement. Un jour viendra même où les caves coopératives, à la recherche de nouveaux débouchés pour les produits de la vigne, s’occuperont d’abord d’écouler les raisins de table de leurs adhérents, puis de fabriquer des jus de raisins pasteurisés, des sirops, des confitures, des gelées, des marmelades, des concentrés, des miels, des « saucissons », des « nougats » de raisins (simples et composés). Même, avec les marcs frais du pressurage des raisins, ils pourront fabriquer de délicieuses confitures stabilisées de raisins (procédé Monti) qui reviendront bon marché. En attendant, le marc du raisin des caves coopératives est « lavé » pour en extraire les dernières traces de vin qui, distillées, fournissent de l’alcool ; il est ensuite desséché et comprimé pour devenir tourteau pour la nourriture du bétail, ou encore engrais pour la vigne. Mais les caves coopératives ont réussi à séparer les pépins des raisins restant dans le marc et ces pépins, broyés et traités par le sulfure de carbone, fournissent 3 à 4 p. 100 du poids du raisin d’une huile excellente pour graisser les machines et les moteurs d’aviation. Mais comme le graissage des machines et moteurs n’absorberait point toute cette huile, une bonne partie est transformée en savon.

Si bien qu’on peut dire de mes compatriotes à peu près ce qu’on dit des Napolitains qui, avec une pastèque, mangent, boivent et se débarbouillent : « les viticulteurs, avec leur raisin, mangent, boivent et se débarbouillent. »

Mais ce n’est pas tout, pour des agriculteurs, de produire ; il faut écouler leurs denrées. Les intermédiaires les guettent pour les exploiter. Voilà pourquoi un certain nombre ont créé des meuneries coopératives pour transformer eux-mêmes leur blé en farine et la vendre. D’autres ont créé des sociétés d’élevage du bétail qui louent en bloc des montagnes entières, des « alpages », où ils mèneront paître leur bétail qui, ensuite sera abattu dans des abattoirs industriels.

Il existe encore des formes très nombreuses de coopératives agricoles de production : des huileries coopératives, des coopératives pour la collecte, la préparation et la vente du tabac (tabacoops) d’Algérie, de Bulgarie, de Roumanie, etc. ; des tomacoops (d’Algérie) pour la fabrication de conserves de tomates, de confitures, de sirop de raisin ; des distilleries coopératives de betteraves, de pommes de terre, de fleurs ; des confitureries et des conserveries coopératives. Lorsque les fruits et les légumes sont vendus à vil prix, les producteurs transforment les excédents en conserves ou en confitures, notamment à Perpignan (Pyrénées-Orientales) et à Echevannes-Saint-Marcel (S.-et-L.). Dans le Var et les Alpes-Maritimes, il existe plusieurs coopératives pour la fabrication des essences de fleurs de la région.

D’autres coopératives se créent un peu partout, sur le type des sociétés d’intérêt collectif agricoles, préconisées par M. Alfred Nast, l’auteur du Code de la Coopération, pour produire et utiliser l’électricité à la campagne. Quelquefois, elles se bornent à l’acheter en gros et à la répartir. Elles sont alors des coopératives de consommation. D’autres la répartissent entre les sociétaires des coopératives d’outillage agricole, qui défoncent et labourent les terres de leurs associés.

Dans son Cours d’Economie politique, Charles Gide évaluait, en 1929, à 5.000 environ le nombre des coopératives agricoles recensées en France. Parmi elles, 2.072 laiteries, beurreries, caséineries et fromageries, 628 caves et distilleries, 559 meuneries et boulangeries, 47 huileries, 1.069 coopératives de battage et d’utilisation de matériel agricole, 293 d’achat en commun et diverses.

Dans la Correspondance coopérative de février 1932, M. Pierre Moreau, délégué technique de la Fédération nationale de la Mutualité et de la Coopération agricoles, estimait que, depuis, le nombre de ces coopératives n’a cessé d’augmenter et que lorsque la Caisse nationale de Crédit agricole aura mis à jour sa statistique détaillée des coopératives agricoles, ces dernières atteindront sans doute le nombre de 6.000.

Et il en est des coopératives agricoles comme des assurances agricoles. Au début, le grand capitalisme des Intérêts économiques a affecté de les mépriser ; mais maintenant que ces coopératives tendent, par leur simple et rationnel développement, à se substituer aux transformateurs de denrées agricoles, ces mêmes grands Intérêts économiques s’attachent à leur mener la vie dure. Ils réussissent assez souvent à paralyser leur activité, sous divers prétextes ; ainsi, tandis que la Coopération agricole s’efforçait d’entrer en relations directes et organiques avec la Coopération de consommation, grâce à un statut de coopératives mixtes (proposition de loi Chanal), les adversaires de ces institutions ont réussi à « mettre en carafe » à la Chambre, cette proposition de loi votée par le Sénat.

De même, ils ont réussi à « mettre en carafe » devant la Chambre le Statut légal des coopératives agricoles de production.

L’Alliance coopérative internationale ne groupe malheureusement pas toutes les coopératives agricoles du monde. Néanmoins, elle réunissait dans son sein, au commencement de cette année, plus de 24.000 de ces sociétés, groupant 1.380.000 membres, avec un capital de 325 millions de francs et ayant fait, en 1931, 9.400 millions de francs d’affaires.

A côté des coopératives agricoles de production proprement dites, il existe en Italie, nous l’avons vu, déjà, des coopératives de braccianti. Elles ont supérieurement aidé l’Italie à détruire et à exploiter les fameux latifundia (grosses propriétés non cultivées et qui ont, dès la Rome ancienne, « perdu l’Italie »). Mais si ces coopératives de travail s’occupent surtout d’équiper des terres et même d’édifier des fermes, lorsque ces dernières sont en état de produire, des coopératives d’affermage se substituent à elles, qui exploitent les terres équipées, et payent une redevance aux propriétaires individuels ou aux collectivités propriétaires. Il semble qu’il existe actuellement environ 100.000 hectares équipés et travaillés coopérativement en Italie. De grands espaces sont cultivés par des coopératives d’affermage d’anciens combattants qui, notamment, en Toscane, près de Pise, ont fait des travaux remarquables de desséchement et d’équipement. Mais si M. Mussolini a sérieusement encouragé ces coopératives, n’oublions pas que, pour asseoir son régime, il a détruit de nombreuses maisons du peuple, qui donnaient asile à beaucoup de ces sociétés. Les éléments les plus vivants parmi elles se sont réfugiés en France, à l’avènement du fascisme. Ces coopératives de braccianti se sont reconstituées et ont entrepris des travaux sur les voies ferrées et ont donné toute satisfaction aux compagnies et sociétés qui ont utilisé leurs services.

Par ailleurs, en Europe centrale et orientale, de très nombreuses coopératives agricoles se sont créées pour permettre aux paysans à qui la terre a été donnée de l’exploiter : d’intensifier leur production (par l’adoption de procédés de culture perfectionnés), de mieux transformer, de mieux vendre et de mieux utiliser le produit de leurs récoltes. C’est là-bas, dans le désarroi total d’après-guerre, que les paysans ont pu apprécier les mérites de la coopération en agriculture.

Les Coopératives mixtes de producteurs et de consommateurs. — Depuis qu’il existe des coopératives agricoles de production et des coopératives de consommation (avec leurs magasins de gros), il ne manque pas de militants pour déclarer que les premières doivent vendre directement les denrées qu’elles produisent aux organisations coopératives de consommateurs. Le champion principal de cette tactique a été, à travers le monde, le Docteur V. Totomiantz, ancien professeur à l’Université de Moscou, organisateur éminent des coopératives russes avant la guerre. Il a même parcouru le monde pour prêcher cet accord indispensable. Malheureusement, si des relations de cette sorte se sont établies entre les coopératives agricoles irlandaises, danoises et les anglaises, et en Allemagne aussi, malheureusement, en bien d’autres pays, il n’en a pas été de même. C’est alors que nous avons préconisé, dès après la guerre, la création de coopératives mixtes de producteurs et de consommateurs. Ces hommes groupés dans les mêmes coopératives, sentiraient, dès lors, qu’ils ont les mêmes intérêts et pourraient aisément mieux s’entendre. Malheureusement les juristes ont estimé que l’entente serait plus facile si une loi intervenait pour régler ces accords organiques. Nous avons vu que sous la pression des grands Intérêts économiques, la Chambre n’a même pas discuté la proposition de loi Chanal, votée par le Sénat, à la demande notamment de deux anciens ministres de l’Agriculture, MM. le Docteur Chauveau et Fernand David, et qui avait été préconisée comme base d’action pratique par la Fédération nationale de la Mutualité et de la Coopération agricoles et par la Fédération nationale des Coopératives de consommation.

Cette proposition a été reprise par les grandes organisations coopératives internationales, notamment aux congrès de l’Alliance coopérative internationale de Bâle, de Stockholm, de Gand et de Vienne. Grâce à feu Albert Thomas, directeur du Bureau international du Travail, une commission consultative mixte composée de représentants de ce même Bureau et de l’Institut international d’Agriculture a été nommée, qui a préconisé la collaboration étroite des producteurs et des consommateurs en des coopératives mixtes, de manière à réduire les différences scandaleuses qui existent entre les prix à la production et ceux à la consommation, beaucoup sous l’influence d’intermédiaires onéreux et superflus. En septembre 1925, M. C. Chaumet, ministre de l’Agriculture, a cité le cas typique du blé « acheté à Bordeaux et vendu dans un département du centre, et qui est passé entre les mains de dix courtiers dont aucun n’a pris livraison, mais dont tous ont pris bénéfice ! » — Dans son cours au Collège de France, Charles Gide a rappelé la parole du président Coolidge déclarant que « le prix payé par le consommateur est hors de proportion avec celui reçu par le producteur. » Pourquoi ? — Parce que, des statistiques officielles, aux États-Unis, il ressort que les denrées agricoles vendues par les producteurs 7 milliards et demi de dollars étaient payées par les consommateurs 22 milliards de dollars : soit environ 3 fois plus à la consommation qu’à la production. Or, aux États-Unis, il y a un détaillant pour 80 consommateurs. Et les Américains trouvent ce nombre excessif. Que diraient-ils si, comme en France, il y avait un détaillant pour 33 clients ?…

Les coopératives allemandes de consommation ont, depuis longtemps, essayé d’entrer en relations directes avec les agriculteurs. Mais elles ont souvent éprouvé, de ce côté, de sérieux mécomptes. Toutefois, elles ont eu de réelles satisfactions de leurs relations avec les coopératives d’utilisation et de vente de bétail qui sont au nombre d’un millier en Allemagne. En 1931, elles ont vendu 2.314.000 têtes de bétail pour une somme totale de 254 millions de marks. En 1930, le magasin de gros des coopératives allemandes de consommation leur a acheté pour près de 12 millions de marks.

Le magasin de gros des coopératives autrichiennes de consommation est devenu l’agent direct des relations entre ses sociétés et celles de production de haricots et de semences.

Le magasin de gros des coopératives françaises de consommation est l’agent des coopératives grecques et bulgares, pour l’écoulement en France de raisins de Corinthe et de tabacs produits et préparés par les coopératives de production de ces produits.

Lorsque, il y a de cela quelques années, l’Union coopérative suédoise, « Kooperativa Forbandet », voulut relier sa fameuse minoterie des « Trois couronnes » au chemin de fer, elle dut acheter une usine de superphosphates. L’opération se légitimait en outre par le fait que 60.000 membres des coopératives suédoises de consommation sont des paysans. Mais, d’autre part, les coopératives agricoles suédoises comptent beaucoup de membres et ne possèdent pas d’usine de superphosphates et elles voulaient résister au cartel des phosphatiers suédois. Cette usine vient de devenir la co-propriété de deux organisations coopératives, qui peuvent désormais contrôler les prix des phosphatiers suédois.

Depuis plusieurs années, les pools coopératifs canadiens du blé vendent d’importantes quantités de leur production aux Wholesales (magasins coopératifs de gros) de la Grande-Bretagne et, en échange, ils leur achètent bon nombre de produits fabriqués dans les usines des dits magasins de gros. En outre, les coopérateurs canadiens font une forte propagande coopérative auprès de leur population agricole, afin de réaliser le programme coopératif qui tend à mettre en relations directes les producteurs et les consommateurs. Charles Gide a écrit, en effet :

« L’association coopérative supprime tous les rouages inutiles ; elle fera parvenir, par les voies les plus directes, la richesse des moins du producteur dans celles du consommateur, et l’argent, en retour, des mains du consommateur dans celles du producteur. »

On comprend aisément que si toute l’activité économique était coopératisée, de très nombreux intermédiaires seraient fatalement éliminés, depuis les plus faibles jusqu’aux plus grands. Cela explique les oppositions, ouvertes ou sournoises que la Coopération sous toutes ses formes trouve devant elle, de la part des grands Intérêts économiques, appuyés par ses « utilités », les petits commerçants, et la lutte qui se poursuit entre la Coopération (sous toutes ses formes) et les dits grands Intérêts économiques, et leurs sportulaires (voir notamment la Correspondance coopérative de novembre, décembre 1931 et janvier et juin-juillet 1932).

Les coopératives de la Nouvelle-Zélande ont créé, en 1921, une agence mixte chargée de faciliter l’écoulement des beurres et des fromages d’abord, et des viandes ensuite, des coopératives agricoles de production auprès des coopératives de consommation de Grande-Bretagne. La proportion des produits livrés par les sociétés agricoles à celles de consommation a été, en. 1929, de 50 à 65 p. 100 des expéditions totales des premières. En 1929, cette agence a atteint près de 2 millions de livres sterling : 940.000 pour le fromage, 535.000 pour le beurre, 500.000 pour la viande.

D’autre part, les Wholesales de la Grande-Bretagne font des avances, à faible intérêt, aux coopératives céréalières d’Australie qui, à la récolte, ont besoin de fonds pour faire elles-mêmes, à la livraison, des avances aux producteurs associés, apporteurs de blé.

En 1931, le Comité économique de la Société des Nations a consacré un rapport très documenté sur la crise agricole. Il a déclaré notamment qu’il ne faut pas « chercher par des mesures protectionnistes un remède au manque d’équilibre économique ». En revanche, devant le nombre excessif d’intermédiaires, il a souhaité « l’établissement de relations commerciales entre producteurs associés, unis par des organisations coopératives liées organiquement les unes aux autres et possédant même des institutions communes ».

Comme on le voit, la Coopération, si elle tend à fortifier, c’est incontestable, la position des petits propriétaires, des ouvriers ou des artisans associés, tend, par contre, à éliminer les parasites, grands et petits, qui exploitent à la fois les producteurs et les consommateurs. À ce titre — et ses adversaires se chargent de le déclarer et de le faire publier par leurs plumitifs — elle est une puissance économique très révolutionnaire. Elle a le mérite, essentiel, à mes yeux, de créer de l’entraide, de la compétence intellectuelle et professionnelle et de la responsabilité dans un monde qui ne brille point précisément à ces points de vue. Et c’est là un motif qui me fait et doit faire apprécier les organisations coopératives sous toutes leurs formes, dans la mesure où elles tendent à émanciper, même pour leur propre succès, le Tiers-Oublié, le Consommateur, sans lequel la vie économique ne peut se concevoir. — A. Daudé-Bancel.


PRODUIRE Produire ne se rapporte qu’à l’homme ; et celui-ci produit en raison de ses besoins, de ses aptitudes et de sa volonté : c’est-à-dire suivant son travail. On dit, assez souvent, et surtout chez les économistes bourgeois et matérialistes : « La terre produit, le capital produit, les machines produisent. » Rien n’est plus dangereux, socialement, qu’un pareil langage qui a, jusqu’ici, justifié l’exploitation des masses. C’est sur ce triste abus des mots qu’est fondée la science économique contemporaine. C’est en mettant sur un pied d’égalité le fonctionnement et le travail que les classes dirigeantes et possédantes acculent, par des stratagèmes spécieux, les prolétaires au paupérisme et à la mort par la misère, le suicide ou le crime.

On ne produit que moralement, et non automatiquement, car la production, pour être telle, nécessite de l’intelligence et de l’instruction. Détruire est l’opposé de produire ou plus exactement, par rapport à l’homme, c’est produire dans un sens opposé, étant donné qu’il faut, dans certains cas, préalablement détruire pour produire réellement.

Résumons-nous. Produire c’est être homme ; c’est faire usage de l’intelligence pour modifier soit le sol lui-même, soit des produits du travail, de l’intelligence, sur le sol. Mais l’organisation actuelle de la société, de la propriété générale, donne une production désordonnée qui ne profite qu’à une minorité, aux maîtres de l’heure. Une organisation rationnelle serait le contraire de celle de nos jours ; elle donnerait à chacun le fruit de son travail, le résultat de ses efforts. La production se ferait en accord avec la justice. — Elie Soubeyran.