Encyclopédie anarchiste/Rêve - Révolte

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2354-2367).


RÊVE n. m. Dans le langage ordinaire, le mot rêve est fréquemment synonyme d’espérance vaine, d’idée chimérique ; il s’applique aussi à l’idéal que l’on caresse tendrement, mais que l’on juge irréalisable. En poésie, le rêve se confond avec les constructions de l’imaginative qui se déroulent dans le cerveau de l’homme inspiré. Toute anticipation scientifique, morale, sociale peut être qualifiée de rêve ; et, pris dans cette acception, il est considéré à bon droit comme la racine première du progrès. La tendance de notre esprit à toujours dépasser le présent, à concevoir un monde supérieur à celui que perçoivent nos sens s’avère l’inspiratrice de l’art et des mille inventions utiles qui ont permis d’améliorer les conditions d’existence de l’espèce humaine. Mais c’est dans un sens plus limité que j’emploierai ce mot ici ; ne voulant pas redire ce que j’ai longuement développé dans Vers l’inaccessible et ce que d’autres ont dit dans divers articles de cette encyclopédie, je parlerai presque exclusivement du rêve examiné en tant que manifestation de l’activité mentale pendant la période de sommeil.

Longtemps on a considéré l’incohérence comme le signe distinctif du rêve. « Il n’y a pas cohérence, écrivait Egger, il n’y a pas liaison, il n’y a pas rapports mutuels entre les rêves et l’état de veille, entre les différents rêves, entre les éléments constitutifs d’un même rêve, on pourrait ajouter entre nos rêves et les rêves de nos semblables au même moment. » Bien avant lui, Héraclite affirmait déjà : « Il y a un seul et même monde pour les hommes éveillés ; mais chaque homme endormi se détournant du monde commun, va dans un monde qui lui est propre. » Toutefois, Freud nous semble dans le vrai quand il établit, de ce point de vue, une distinction entre les rêves. Certains d’entre eux sont clairs, raisonnables et semblent empruntés à la vie psychique ordinaire. « Ces rêves se produisent souvent. Ils sont brefs et ne nous intéressent guère parce qu’ils n’ont rien qui étonne, rien qui frappe l’imagination. » D’autres apparaissent fort cohérents, mais nous surprennent, parce que rien, dans la réalité, ne leur fournit de base, ni de justification. « C’est le cas, par exemple, quand nous rêvons qu’un parent qui nous est cher vient de mourir de la peste, alors que nous n’avons aucun motif d’appréhender cet événement ou de le croire possible. » Enfin, il y a des rêves absurdes, incohérents, qui sortent des règles de l’intelligibilité habituelle. Ce sont les plus nombreux et, ajoute Freud, « c’est pour cela que les médecins, qui n’attribuent aux rêves qu’une importance médiocre, refusent de voir en eux autre chose que le produit d’une activité psychique réduite. Disons, en outre, que, d’une manière générale, il est rare que des rêves un peu longs et suivis ne présentent quelques traces d’incohérence. »

Même lorsqu’il apparaît contraire aux lois de la logique rationnelle et répugne à la conscience de l’homme éveillé, le rêve est-il aussi dépourvu de sens que les notes frappées au hasard, par une main inexperte, sur le clavier d’un piano ? Cette opinion, qui fut celle de nombreux médecins, apparaît insoutenable après les minutieuses recherches de Freud. Certes, nous sommes loin d’admettre l’ensemble des conclusions formulées par ce psychiatre ; son interprétation des rêves nous paraît singulièrement caduque, pour ne pas dire absolument erronée, dans bien des cas. Mais nous admettons que maintes constructions oniriques sembleraient moins absurdes, ou même s’expliqueraient parfaitement, si nous connaissions leurs antécédents soit physiologiques soit psychologiques. Les excitations périphériques jouent un rôle que l’on a pleinement mis en lumière. Dans son ouvrage Le Sommeil et les Rêves, Maury rapporte ce fait vraiment typique : « J’étais un peu indisposé et me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur, j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des événements que je ne me rappelle qu’imparfaitement, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud, l’exécuteur me lie sur la planche fatale, la fait basculer, le couperet tombe ; je sens ma tête se séparer de mon tronc, je m’éveille en proie à la plus vive angoisse et je me sens sur le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du couteau d’une guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé. »

Chez d’autres dormeurs, le bruit d’un réveille-matin s’est traduit par l’idée d’une voiture qui roulait sur des pavés, l’aboiement d’un chien par une harangue qui provoquait les huées des auditeurs, la brusque apparition d’une lumière par la vue d’un incendie. Des expériences méthodiques, dues à une excitation intentionnelle, ont confirmé ce que l’on savait déjà. Chatouillé sur les lèvres et le bout du nez, un individu rêva « qu’on le soumettait à un horrible supplice, qu’un masque de poix lui était appliqué sur la figure, puis qu’on l’avait ensuite arraché brusquement, ce qui lui avait déchiré la peau des lèvres, du nez et du visage. » Doucement pincé à la nuque, un dormeur imagina qu’on lui posait un vésicatoire. Le Dr Mourly Vold a constaté qu’une fatigue musculaire générale détermine fréquemment la vie de personnages en mouvement. De même, les images hypnagogiques ont pour substratum habituel des sensations effectivement éprouvées. Tous les sens externes peuvent fournir des excitations qui serviront de point de départ à des constructions oniriques.

Par ailleurs, les sensations internes, les excitations cénesthésiques jouent un rôle que Bacon signalait déjà, et que Maine de Biran estimait capable d’expliquer l’existence et la diversité des rêves. « Il suffit, écrivait Lemoine en 1855, que nous soyons couchés dans une position incommode, par exemple sur le côté gauche, que la respiration soit oppressée, la circulation gênée tant soit peu, pour que les rêves les plus affreux, les plus horribles cauchemars inquiètent notre sommeil qui se serait prolongé sans trouble, et peut-être dans des songes agréables, si nous nous fussions endormis dans une position différente, ou si quelque mouvement instinctif, provoqué par la fatigue, eut rendu plus tôt toute leur liberté aux fonctions du cœur et des poumons. » Faim, soif, excitation génitale, besoin d’uriner provoquent des rêves typiques ; Freud a particulièrement insisté sur l’importance du facteur sexuel dans l’activité onirique.

Ainsi qu’en témoigne l’expérience courante, l’état pathologique des organes intervient aussi. Coryza, dyspnée, affections de la gorge ou des voies respiratoires engendrent des rêves d’étouffement. « J’ai rêvé, écrit un élève de Foucault, qu’il me fallait aller en classe, Ma mère voulait me faire prendre une pèlerine. Mais, comme cette pèlerine était trop étroite, elle me la boutonnait elle-même au cou. J’étouffais, je lui criais de ne pas continuer à boutonner cette pèlerine qui m’étranglait. En vain. Bientôt je ne pus plus parler. Je me débattis encore pendant plusieurs minutes, toujours inutilement. Enfin, je parvins à respirer un peu et je me réveillai : j’avais un fort mal de gorge. » Par un phénomène de transfert très fréquent, certains rêvent que c’est un autre qui étouffe, un cheval par exemple dans le cas suivant : « Une personne ayant de l’asthme depuis plusieurs années, rapporte Max Simon, et qui s’était endormie dans un état d’anxiété respiratoire, se voit en rêve dans une rue montueuse que gravit une lourde voiture : la chaleur est étouffante, les chevaux sont essoufflés, ils ont beaucoup de peine à marcher et, bientôt, l’un d’eux s’abat. La respiration du pauvre animal est haletante ; il est couvert de sueur. Le conducteur fait tous ses efforts pour relever le cheval abattu, et le dormeur vient lui prêter assistance. La personne qui fait un rêve se réveille, elle est elle-même en pleine transpiration et souffre d’une extrême oppression. » Troubles de l’appareil digestif, du foie, des reins se traduisent par des rêves caractéristiques. Un malade qui souffre de l’estomac croit manger des serpents, un autre s’imagine qu’il ingurgite des gâteaux jusqu’au dégoût ; une irritation de l’intestin provoque chez un troisième la vue de couloirs longs, étroits et sinueux, sans doute par analogie avec l’organe atteint. C’est à des malaises digestifs, selon Delage, que seraient dues, d’ordinaire, les terreurs nocturnes des enfants. Aux diverses maladies mentales se rattachent des rêves spéciaux, bien étudiés par les aliénistes ; dans les troubles par intoxication, les constructions oniriques varient avec la nature du poison.

À côté des excitations périphériques et cénesthésiques, il faut faire une place aux facteurs psychologiques. Perceptions et idées de l’état de veille se retrouvent, pendant le sommeil, sous forme d’images souvenirs. Parfois, ce sont des impressions extrêmement fugitives, auxquelles nous n’avions prêté aucune attention, qui renaissent. « Souvent, dit Claparède, je fais jouer un grand rôle, dans un rêve où ils n’ont rien à faire, à des personnes presque inconnues que j’ai croisées dans la rue, le jour précédent, ou dont j’ai lu le nom d’une façon distraite dans un journal. Au contraire, les images qui ont attiré mon attention pendant la journée ou la soirée, un tableau, un spectacle de théâtre ne m’apparaissent que bien rarement dans mes rêves de la nuit suivante. » Des souvenirs très anciens, et que l’on croyait totalement disparus, revivent dans nos rêves.

Les faits d’hypermnésie onirique paraissent, en certains cas, invraisemblables. « Il y a quelques mois, lit-on dans Maury, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans le village de Trilport. J’aperçois un homme vêtu d’une sorte d’uniforme, auquel j’adresse la parole en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C…, qu’il est le garde du port, puis il disparaît pour laisser la place à d’autres personnes. Je me réveille avec le nom de C… dans la tête. Était-ce là une pure imagination ou y avait-il à Trilport un garde du nom de C… ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C… ; elle répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne quand mon père construisait un pont. Très certainement, je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait révélé ce que j’ignorais. »

Désirs et craintes s’avèrent générateurs de scènes oniriques. Ce que nous avons espéré ou redouté, pendant l’état de veille, devient le thème de rêves d’une interprétation parfois facile. Freud remarque que l’enfant réalise ainsi, en songe, les souhaits que le jour a fait naître et n’a pas satisfaits. « Une petite fille de dix-neuf mois est tenue à la diète pendant un jour parce qu’elle a vomi le matin ; au dire de sa bonne, ce sont les fraises qui lui ont fait du mal. Dans la nuit qui suit ce jour de jeûne, elle prononce en rêve son nom, d’abord, puis : « fraise…, tartine…, bouillie… » Donc, l’enfant rêve qu’elle mange, et voit dans son menu précisément les choses dont elle s’attend à être privée. Un enfant de vingt-deux mois voit de même, en rêve, un plaisir défendu : il avait dû, la veille, offrir à son oncle un petit panier de cerises dont on ne lui avait permis de manger qu’une seule. En s’éveillant le matin, il déclara, enchanté : « Herman a mangé toutes les cerises. » Une petite fille de trois ans et trois mois avait fait une promenade en bateau, promenade trop courte à son gré, car elle s’était mise à pleurer au moment de descendre. Le lendemain, elle raconta qu’elle avait vogué sur le lac pendant la nuit ; elle avait donc continué en rêve le divertissement interrompu. La crainte se traduit non moins que le désir dans les manifestations oniriques ; de nombreuses observations, recueillies par Foucault et par d’autres auteurs, le démontrent de façon incontestable. Chez l’adulte, c’est habituellement d’une manière plus indirecte et plus complexe que se réalise en songe ce qu’il a souhaité ou redouté pendant le jour.

En certains cas, le rêve prend un aspect prophétique, lorsqu’il manifeste des aspirations dont l’individu n’a pas encore une conscience claire, mais qui joueront un rôle essentiel dans l’orientation future de son existence. On en pourrait donner de nombreux exemples, pris parmi les songes merveilleux que rapportent les hagiographes. Malheureusement, pour ne pas froisser les préjugés religieux, les auteurs les plus compétents en cette matière évitent d’aborder ce sujet. Pendant plusieurs années, j’ai pris la peine de noter mes rêves, chaque matin ; j’ai dû constater que le calcul des probabilités suffisait pleinement à rendre compte des rares coïncidences pouvant faire croire à une prémonition. Vingt fois, par exemple, j’aurai reçu en songe la visite d’un ami éloigné que je n’attendais point ; une fois sur vingt, la visite effective le lendemain aura coïncidé avec l’un de ces rêves. Prémonition, diront les esprits superficiels ; pure coïncidence, avoueront ceux qui réfléchissent. Peut-être des phénomènes de lecture de pensée et de télépathie interviennent-ils, quelquefois, le cerveau étant plus apte, durant le sommeil, à capter ondes et vibrations d’origine encéphalique. Une nuit, j’ai rêvé que l’un de mes anciens élèves, perdu de vue depuis longtemps, tirait un coup de fusil sur mon chapeau ; et, le lendemain, je recevais de lui une lettre, d’ailleurs fort amicale. Même si l’on suppose une action télépathique, le surnaturel n’a rien à voir avec les phénomènes oniriques. À l’état d’incubation, la maladie encore insoupçonnée engendre aussi des rêves prophétiques. Une enfant, qui avait rêvé qu’on broyait sa tête dans un étau, fut, peu après, atteinte de méningite. Conrad Jenner se crut piqué par un serpent dans un endroit où un anthrax apparut ensuite. Ajoutons que l’homme superstitieux, persuadé qu’un songe lui présage un accident prochain, sera, parfois inconsciemment, sous l’empire d’une terreur secrète, le véritable auteur de l’accident ; c’est le cas pour des collisions d’automobiles qu’avec plus de sang-froid l’on pourrait éviter.

L’absence de tout esprit critique, une crédulité sans borne qui accorde la même valeur à toutes les images et n’exige aucune justification rationnelle, suffisent à expliquer l’incohérence et l’illogisme de la majorité des rêves. Alors que, dans l’état de veille, rien n’arrive sans cause et que les événements sont liés entre eux d’une manière intelligible, les combinaisons les plus contraires aux lois de la nature surviennent, en songe, sans que nous en soyons surpris. Et cette absence d’esprit critique résulte probablement du fait que le dormeur reste étranger à toute considération d’intérêt, n’ayant pas besoin d’aborder effectivement le domaine de l’action. Plusieurs estiment que l’exagération de l’émotivité constitue l’un des caractères essentiels du rêve. À l’appui de cette thèse, Vaschide apporte des exemples bien choisis. Beaucoup, pourtant, ne partagent pas cette opinion. « Des faits contraires, écrit P. Brunet, semblent bien infirmer, en partie, cette théorie, puisque bien souvent dans le rêve nous restons indifférents à des scènes qui, à l’état de veille, nous auraient violemment émus. Mais il ne faut pas oublier que l’émotion éprouvée en rêve est indépendante de son substrat hallucinatoire ; si bien qu’au réveil, en présence de notre impossibilité de réunir l’émotion et le substrat, nous interprétons comme de l’indifférence ce qui n’est, en réalité, qu’une réaction affective sans rapport normal avec l’élément représentatif. »

Quant aux procédés architectoniques qui, dans le rêve, permettent la transposition des idées en images, ils sont loin d’être encore parfaitement connus et pleinement expliqués, malgré les belles recherches de Freud. Non seulement la pensée abstraite est traduite en images concrètes, de préférence en images visuelles, mais une condensation des matériaux oniriques intervient qui résulte soit de l’élimination de certains éléments, soit de leur fragmentation, soit, et c’est le cas le plus fréquent, de leur fusion. Grâce au déplacement et au transfert de l’accent psychique, un élément voit quelquefois son importance croître démesurément. De plus, il semble qu’une activité agisse après coup sur le contenu du rêve, quand ses diverses parties ont pris leur forme symbolique.

« Le travail du rêve, déclare Freud, consisterait alors à disposer ces symboles pour en faire un ensemble cohérent, une représentation bien ordonnée. Le rêve acquiert ainsi une sorte de façade, insuffisante à la vérité et qui n’en masque pas également toutes les parties ; mais, moyennant quelques raccords, quelques légères modifications, il reçoit une interprétation provisoire et tout à fait approximative. En somme, nous ne trouvons là qu’un brillant travestissement des idées latentes. » Ce travail de regroupement aurait pour but de disposer les matériaux oniriques selon leurs meilleures chances d’intelligibilité.

Mais, aux yeux de Freud et de ses disciples, le symbolisme reste le plus important des procédés qu’utilise l’activité onirique. Les exigences de la censure, les habitudes morales et sociales contractées par l’adulte, obligent certains désirs à s’entourer de voiles pour se faire accepter. À côté de symboles généraux, identiques chez tous les songeurs de même langue et de même formation intellectuelle, il en est d’autres extrêmement variables d’un individu à l’autre. Et l’étude de cette symbolique nous amène à constater, selon Freud, que presque tous les rêves des adultes sont inspirés par des désirs érotiques. « Les symboles employés par le rêve servent le plus souvent à recouvrir des personnes, des parties de corps ou des actes qui intéressent la sexualité ; les organes génitaux, en particulier, utilisent une collection de symboles bizarres, et les objets les plus variés entrent dans la composition de ces symboles. Or, nous admettons que des armes pointues, des objets longs et rigides, troncs d’arbres ou cannes, représentent l’organe masculin, tandis que les armoires, boîtes, voitures, poêles, remplacent, dans le rêve, l’organe féminin, parce que le motif de cette substitution est facile à comprendre ; mais tous les symboles de rêve ne renferment pas des allusions aussi transparentes, et quand on nous dit que la cravate est l’organe masculin, le bois le corps féminin, et que le mouvement ascendant, l’escalier, représente les relations sexuelles, nous demandons à réfléchir, tant que la preuve de l’authenticité de ces symboles n’a pas été faite, d’autre part. Ajoutons ici que la plupart des symboles de rêve sont bisexuels et peuvent, selon les circonstances, être rapportés aux organes des deux sexes. » Ainsi, le fondateur de la psychanalyse lui-même a jugé aventureuse et peu probante l’interprétation des symboles oniriques donnée par certains de ses disciples. Nous allons plus loin et, sans méconnaître l’importance de la sexualité en matière de rêve, nous estimons que Freud exagère considérablement cette importance. Il tombe dans l’erreur commune à tous les créateurs de système qui généralisent, indûment, des constatations vraies dans quelques cas particuliers. S’il est un domaine où la notion de relativité s’impose avec une force particulière, c’est incontestablement lorsqu’il s’agit des rêves.

Terminons en disant que l’on a rapproché l’inspiration artistique du rêve proprement dit. « Les poètes et romanciers, écrit Freud, sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science. Que le poète ne s’est-il prononcé plus nettement encore en faveur de la nature, pleine de sens, des rêves ! » Mais d’autres estiment que l’état de sommeil, l’absence de volonté et de réflexion ne conviennent pas du tout à la création poétique. « La véritable condition du poète, déclare Paul Valéry, est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement de pensées, consentement à des gênes exquises. Celui-là qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d’être, poursuivre dans ta profondeur cette chute passive de l’âme comme une feuille morte à travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir sans une attention poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens. » Ces deux opinions contiennent, également, une part de vérité, à mon avis. Dans la rêverie de l’artiste et du poète, comme dans le rêve proprement dit, l’inconscient joue un rôle de première importance. Mais la création esthétique exige de plus l’exercice des facultés critiques, un choix conforme à la raison. Pour obtenir une œuvre belle, il faut que l’intelligibilité se surajoute aux fantaisies de l’imaginative. — L. Barbedette.

RÊVE. Le cerveau emmagasine des images sensorielles. Il ne réagit pas à chacune d’elles. Il faut que l’excitant dépasse un certain seuil pour qu’il y ait une réponse motrice ; autrement dit : pour que le cerveau réagisse par un geste quelconque. Nos cellules cérébrales sont toujours en activité, comme les cellules musculaires, ou, si l’on préfère, en état de tonicité, ce qui ne veut pas dire en état de travail. La vie cérébrale au ralenti, quand elle n’est pas aiguillonnée par un excitant suffisant, se traduit par le rêve, qui en est, en somme, l’état permanent, sauf pendant les périodes d’activité. Rêve pendant le sommeil, c’est-à-dire succession d’images enregistrées dans la mémoire inconsciente et se succédant sans contrôle, sans ordre logique. Rêve à l’état de veille, où la succession des images est davantage soumise aux inhibitions cérébrales et au contrôle de la conscience. Aussi faisons-nous à l’état de veille des rêves cohérents. Les études freudiennes ont servi à montrer que chacun de nous rêve à l’état de veille : rêves héroïques, sentimentaux, aventureux, romantiques, rêves de richesse, rêves érotiques, mystiques, idéalistes, etc., où l’amour-propre, plutôt que le sexualisme, quoi qu’en pensent les freudiens, joue d’ordinaire le premier rôle. On rêve quand on ne fait rien, mais la vie moderne nous prend de toute part, et, si l’on rêve, c’est le plus souvent à ses affaires, à son travail, à des projets multiples. Pourtant, le rêve est favorisé par le besoin d’échapper à la dure réalité, à une situation d’infériorité. C’est un moyen d’évasion qui a dû surtout être employé autrefois où l’infériorité sociale était encore plus pénible qu’aujourd’hui où l’on a moins de temps à soi à cause de la rapidité et de la précision des occupations. Les rêves de bonheur dans une vie future imaginaire assurèrent le triomphe des religions mystiques parmi les femmes et les esclaves, parmi tous les pauvres gens, à une époque où personne ne pouvait plus participer d’une façon active à la vie indépendante des tribus, des cités et des nations, anéanties par l’empire. On comprend aussi la vogue des contes et des romans qui donnent un aliment à nos rêves – chansons primitives ou contes des veillées où l’imagination l’emporte sur la logique ; poésies chantées, colportées par les aèdes, les rapsodes, les troubadours, les trouvères, etc. – et le rôle important de la musique chez les populations asservies (nègres des États-Unis, moujiks de l’ancien empire des tsars) ; enfin, l’usage universel des boissons alcoolisées et le refuge des plus misérables dans l’ivrognerie.

Si l’on remonte encore plus haut, on s’aperçoit que, chez les primitifs, le rêve se mélange à la réalité, sans qu’il y ait de distinction possible, ce qui explique « la mentalité prélogique » dont parle Lévy-Bruhl, et leur goût du merveilleux. Ils sont incapables de faire la distinction, puisque incapables (et non habitués) de donner une explication rationnelle à la plupart des phénomènes et que leur explication imaginaire ne peut pas être réduite par leur propre raisonnement, ni par celui des autres membres du groupe. Le rêve est même souvent collectif et peut aller jusqu’à l’hallucination.

Chez les enfants, le rêve tient aussi une place importante. Plus l’enfant est jeune, moins il distingue entre son imagination et le réel, il prête une existence à son cheval de bois ou à sa poupée, il imagine un monde artificiel qui, peu à peu, s’évanouit à mesure que l’éducation et le développement de l’intelligence remettent le rêve à sa place et à sa valeur. Pourtant, un certain nombre d’adultes, et principalement des femmes peut-être plus émotives et peut-être à cause d’une éducation plus rudimentaire et mystique et à cause de leur infériorité sociale, restent au stade imaginatif et n’arrivent pas à séparer leurs créations imaginaires de la vie réelle. Ils se prennent à leurs propres mirages. On les appelle des mythomanes, et, comme les rêves sexuels prennent une grande place dans leur imagination, on les range sous la rubrique vague d’hystériques, y compris pithiatiques et obsédés sexuels. Les uns et les autres, comme aussi les primitifs, ont comme caractéristique un manque de développement des coordinations inhibitrices. Les mythomanes sont des primitifs attardés, ils sont mal adaptés à la civilisation moderne. Pourtant, cette adaptation peut se faire plus ou moins bien, surtout avec l’aide d’une éducation exacte qui, de bonne heure, les aide à réfréner leur vanité.

Les jeunes gens se réfugient souvent dans un monde à part créé par leurs rêves. C’est au moment de la puberté, au moment où ils abordent la vie, une vie quelquefois hostile et brutale, au moment aussi où naissent les aspirations sexuelles. Tous les adolescents sont plus ou moins schizoïdes. Les grands émotifs, timides et asthéniques, répugnent à l’action et peuvent s’enfoncer profondément dans cet état ; quelques-uns, des malades, y rester. Mais ces rêveurs font très bien la distinction entre le réel et leur rêve, tandis que les mythomanes ne le font qu’imparfaitement. Le rêveur éveillé recherche la solitude. La compagnie d’une autre personne l’oblige à revenir à la réalité, ce qui n’est le cas ni pour le primitif, ni pour le jeune enfant, ni pour le mythomane.

J’ai laissé de côté le rêve intellectuel. Ce n’est pas ce qu’il y a de moins intéressant que de laisser son esprit vagabonder en liberté sur un sujet d’étude. Les idées se succèdent par associations sans lien logique, et il arrive qu’on puisse accrocher au passage soit de multiples aspects de la question, soit une hypothèse qu’il ne reste plus qu’à contrôler, autant qu’il est possible. Des philosophes modernes ont appelé cette divagation une intuition, mais ce mot n’apporte aucune valeur nouvelle.

Le rêve, sous forme de méditation, est donc à la base du processus scientifique, comme il est à la base des réflexions philosophiques. Rêver pour réfléchir.

Mais rêver pour ne rien faire n’aboutit à rien. Se satisfaire du rêve et avoir la naïveté ou l’outrecuidance d’affirmer qu’il renferme la vraie sagesse et la connaissance de l’univers, exalter les civilisations orientales au-dessus de la civilisation occidentale et de son effort scientifique, c’est un pauvre paradoxe qui nous ramène à la mystique religieuse. Il n’en est pas moins vrai que dans le travail trépidant imposé par la société capitaliste, ce qui manque ce sont les loisirs. La crise apporte le chômage, mais ce n’est pas la même chose. — M. Pierrot.


RÉVÉLATION n. f. Dans le langage ordinaire, le mot révélation désigne la découverte, souvent brusque, d’une chose tenue jusque-là cachée. À la tribune du parlement, devant les tribunaux, dans la presse, on parle volontiers de révélations sensationnelles. Parfois longtemps préparées à l’avance, et adroitement machinées par les professionnels du trompe-l’œil, ces dernières sont destinées à empêcher le public de prêter attention à des faits beaucoup plus graves, qui jetteraient un jour sinistre sur les secrets agissements des autorités. À une époque tragique, Landru rendit de fiers services à nos grands chefs aux abois ; quand la presse a pour mot d’ordre de laisser en paix le gouvernement, la police découvre toujours de sanglantes ou mystérieuses affaires, des drames d’amour ou de jalousie qui servent de pâture aux lecteurs des journaux. Ajoutons que les révélations en apparence les plus spontanées, faites à la tribune du Palais Bourbon, sont soigneusement évidées au préalable de tout ce qui ruinerait définitivement le prestige des principaux manitous de l’époque. On cite des comparses, on pourfend des ombres et les menaces pieu vent dru sur les coupables dont l’identité reste à découvrir ; mais on ne dit rien ou presque rien des gros personnages que l’on sait effectivement compromis.

Dans l’affaire des fraudeurs de la banque commerciale de Bâle, le député socialiste qui dénonçait ce scandale s’abstint de parler du plus célèbre et du plus influent des individus inscrits sur la liste saisie. C’était l’archevêque académicien Baudrillart, grand ami de Poincaré et professionnel du patriotisme, l’un de ceux qui préparèrent l’opinion à la guerre de 1914 et qui n’ont cessé, depuis, de donner des ordres impérieux aux divers ministres réactionnaires. Le même député socialiste n’hésitait point à nommer l’évêque d’Orléans, simple brochet pourtant à côté du requin Baudrillart. Et pas un grand journal soi-disant avancé n’imprima, plus tard, le nom du recteur de l’Institut catholique de Paris ; ce n’était pas ignorance de leur part, puisque, désireux de connaître leur degré de sincérité, je fis parvenir à tous une note rétablissant la vérité. Radicaux et socialistes n’ont pas voulu entraver la brillante carrière de ce chef occulte des partis réactionnaires français. Si, par une exception rarissime, des parlementaires ont l’audace de faire des révélations réellement gênantes pour les maîtres de l’heure, la grande presse, tout entière aux mains de quelques potentats, organise le silence autour des vérités qu’ils ont pu dire. Témoin le peu de retentissement obtenu par les déclarations que Barthe fit à la Chambre, sur les accords conclus avant guerre entre Krupp et notre Comité des forges, ainsi que sur les moyens mis en œuvre par la grosse industrie française, afin d’empêcher une défaite trop rapide de l’Allemagne.

Même dans l’ordre littéraire ou artistique, c’est pour des raisons qui n’ont, d’ordinaire, rien à voir avec le talent que les critiques en renom découvrent de prétendus chefs-d’œuvre, qu’ils louent servilement dans les revues puissantes ou les journaux à grand tirage. Domestiqués par des industriels cossus, exclusivement dévoués aux prêtres de Mammon, ces larbins de la plume n’aiment et n’adorent que les idoles dorées. Ils s’agenouillent, puis brinqueballent leurs encensoirs prestement devant les vedettes dont les managers passent à la caisse. Si l’on veut des super éloges et un bruit capable d’étouffer toute note discordante, il faut y mettre le prix. On sait à quels scandales aboutissent les distributions de lauriers littéraires ou artistiques ! Simple appareil automatique, la renommée aux cent bouches reste à la disposition de quiconque est assez riche pour financer largement. Les brusques révélations de génies inconnus, faites par l’académie Goncourt, par l’Académie française, par les publications à la solde des éditeurs ou des marchands de tableaux, sont dictées par des motifs inavouables habituellement. Elles ne valent pas mieux que les révélations politiques et, comme ces dernières, se rattachent à d’occultes et louches combinaisons.

Quelques scandales récents jettent aussi une lumière assez crue sur les dessous du monde journalistique. Rappelons la mésaventure survenue, le 30 janvier 1933, au directeur du Temps, Chastenet, ainsi qu’au professeur Joseph Barthélémy, administrateur du même journal. Sous l’égide de la Nouvelle École de la Paix, ces pantins faisaient une conférence sur « La presse et la formation de l’opinion publique ». Le premier, ancien directeur de banque, placé à la tête du plus grand journal de la République par la grâce de MM. de Wendel et de Peyerimoff, s’indigna contre la presse trop servile à son gré et loua l’indépendance du Temps. Mais des auditeurs bien renseignés posèrent des questions très précises sur les rapports que ce dernier journal entretient avec le Comité des Forges, le Comité des Houillères et le Comité des Assurances. Et l’on apprit que le Temps était la propriété de ces puissantes organisations capitalistes, que l’ancien banquier Chastenet, que Barthélémy, le clown pontifiant de la faculté de droit, n’étaient que les serviteurs appointés des magnats de l’industrie. Malheureusement, bien des révélations ont déjà été faites sur la vénalité, la corruption, la servilité éhontée de la presse, sans que le public repousse les feuilles immondes et mensongères qu’on lui fournit quotidiennement. Il est vrai qu’à aucune époque l’intoxication méthodique des cerveaux n’y fut organisée sur une aussi large échelle, et d’une manière aussi savante, qu’à l’heure actuelle.


Au point de vue religieux, la révélation consiste dans la communication faite aux hommes, par dieu ou par l’un de ses envoyés, de vérités qui présentent, dès lors, un caractère de certitude absolue, si obscures qu’elles puissent paraître à notre entendement. Sur la question vitale de notre destinée, sur l’existence qui nous attend après la mort, sur l’ensemble des problèmes que la métaphysique pose sans parvenir à les résoudre, la révélation apporterait des lumières éclatantes, au dire des croyants. Elle nous renseignerait sur les incompréhensibles qualités d’un dieu dont la nature échappe à notre raison comme il nos sens, et sur les mystères d’un avenir que l’être omniscient connaît d’avance, même s’il dépend du libre vouloir humain. Un autre procédé de communication entre le tout-puissant et les hommes consiste dans l’inspiration, secours divin qui pousse l’auteur à écrire et le garantit contre toute erreur essentielle. L’assistance du Saint-Esprit, qui permet au pape d’énoncer des sentences dogmatiques où morales infaillibles, présente, d’après les théologiens catholiques, un caractère purement négatif. Révélation, inspiration, assistance du Saint-Esprit sont, à nos yeux, il n’est pas besoin de le dire, également dépourvues de valeur : de pareilles balivernes ne méritent point d’être prises au sérieux. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons déjà exposé à l’article Religion (voir ce mot) ; mais puisque le catholicisme admet que, de nos jours encore, Jésus, Marie ou d’autres habitants du ciel se manifestent parfois à des âmes privilégiées, nous examinerons quelques-unes des révélations célestes dont furent favorisés des dévots contemporains. Par une singulière ironie du sort, j’ai d’ailleurs rencontré sur ma route d’illustres et nombreux visionnaires.

Le 17 janvier 1871, les deux plus jeunes fils du fermier Barbedette, ainsi que d’autres enfants, virent la Vierge Marie, à Pontmain, une bourgade de la Mayenne. Vêtue d’une robe bleue parsemée d’étoiles, l’apparition se tenait en l’air au-dessus de la maison d’un débitant ; il faisait nuit, le ciel était limpide, et tous les fidèles de Pontmain se réunirent sous la conduite du curé pendant la durée du miracle. Cette vision fut reconnue divine par les autorités ecclésiastiques ; une grandiose basilique fut construite sur le lieu de l’apparition ; et les catholiques y viennent en pèlerinage de toute la région de l’Ouest. Inutile d’ajouter que nonnes et curés y pullulent, exploitant, selon leur coutume, la sottise des dévots. Les Barbedette sont nombreux dans la contrée, et j’ignore si j’étais parent avec ceux de Pontmain, mais j’étais reçu chez eux comme un membre de la famille ; j’ai connu et interrogé personnellement les visionnaires. Certes, je n’étais pas encore habitué aux recherches psychologiques ; toutefois, maints détails entendus de leur bouche m’ont, depuis, permis de conclure que, poussés aux dernières limites de l’exaltation religieuse par le curé de l’endroit, les enfants Barbedette furent victimes d’une hallucination. Dans l’intimité, ils avouaient qu’à leur avis les autorités ecclésiastiques avaient approuvé leur vision sans y croire ; et ils racontaient qu’une petite fille encore au berceau, et qui aurait contemplé la madone elle aussi, déclarait, quand elle fut grande, ne se souvenir de rien. Comme ils étaient prêtres tous deux, et que le clergé avait fait de grandes largesses à leurs parents, ils se gardaient de dire leur pensée complète à l’adolescent que j’étais. Ils auraient moins parlé encore s’ils avaient pu deviner que je deviendrais, plus tard, un incroyant notoire. À Pontmain, la Vierge annonçait la fin des hostilités : maigre prophétie, on en conviendra, puisque la défaite française était alors consommée.

Au moment où la dernière guerre battait son plein, une jeune fille de Loublande, commune des Deux-Sèvres, reçut presque quotidiennement la visite du Sacré-Cœur. Sans en avoir officiellement le titre, je remplissais, en fait, les fonctions de chef de laboratoire à la faculté des sciences de Poitiers, cette année-là. Et comme Loublande fait partie du diocèse de Poitiers, ce furent les autorités de cette ville qui s’occupèrent de la visionnaire. J’étais donc bien placé pour étudier cette nouvelle révélation, qui ne fut rejetée par la curie romaine qu’après l’intervention énergique des cardinaux allemands et autrichiens. Jésus déclarait à la voyante que la victoire des alliés serait foudroyante et irrésistible, si ministres et généraux acceptaient de mettre l’emblème du Sacré-Cœur sur le drapeau français. L’évêque de Poitiers, un prélat politicien d’une sottise insigne, se déclara convaincu de bonne heure, car la visionnaire l’assurait qu’il devait jouer un rôle de premier plan dans l’Église. À l’appui de ses dires, elle obtint même du ciel qu’Humbrech, c’était le nom de cet imbécile, assiste un jour à la transformation du vin, contenu dans un calice, en un liquide sanguinolent. Il permit de célébrer des fêtes à Loublande, d’imprimer des images et des prières en l’honneur du nouveau culte, et laissa s’installer une congrégation dirigée par la visionnaire, les Victimes du Sacré-Cœur, qui compta bientôt parmi ses membres des filles de multimillionnaires. Le cardinal archevêque de Bordeaux et l’archevêque de Tours estimèrent, eux aussi, qu’il s’agissait d’une révélation vraiment divine ; les feuilles pieuses de la contrée firent un battage insensé ; la presse de Paris s’émut, et de longs articles furent consacrés aux apparitions de Loublande par les grands quotidiens. Sénateurs et députés réactionnaires du Poitou prirent au sérieux les divagations de cette nouvelle Jeanne d’Arc, c’était le titre que lui donnaient les familiers de l’évêché. Elle fut présentée au président de la République, Poincaré, qui lui fit don d’une épingle à chapeau, sa coiffure étant tombée par mégarde durant leur entretien. À l’armée, des insignes du Sacré-Cœur étaient distribués à profusion aux soldats, et nombre de généraux les arboraient fièrement. Mais les prélats d’Autriche et d’Allemagne firent comprendre au pape que Jésus ne pouvait nourrir de si noirs desseins contre les empires centraux, et que la France anticléricale ne méritait pas un traitement privilégié. On les crut d’autant plus facilement à Rome que le supérieur des Jésuites était germanophile et qu’il contraignit le cardinal Billot, membre de son institut, à écrire contre une révélation nettement hostile à l’Allemagne. Malgré les merveilles déjà accomplies, les apparitions de Loublande furent condamnées par le Vatican. Une enquête personnelle, faite dans l’entourage de la visionnaire, m’avait convaincu qu’il s’agissait d’une pauvre fille au cerveau troublé par des jeûnes trop fréquents et la lecture de sainte Thérèse. Son confesseur, un prêtre qui voulait se procurer beaucoup d’argent, était le principal coupable ; il pensait parvenir à ses fins en créant un centre de pèlerinage ; l’affaire de Loublande liquidée, il se trouva, d’ailleurs, suffisamment nanti pour vivre d’une façon cossue.

Voici quelques années, la Vierge apparut à Ferdrupt, dans les Vosges, à une petite fille dont les parents étaient cultivateurs. Des alentours, on venait déjà en pèlerinage, quand la voyante eut la malencontreuse idée de promettre qu’à une date, par elle indiquée, l’apparition serait visible pour l’ensemble des personnes présentes. Ce jour-là, une foule immense se pressait sur le lieu du miracle ; mais la madone ne fut aperçue par personne. Pour comble, la visionnaire expliqua que la Vierge s’était trompée en raison du changement d’heure qui s’effectuait à cette époque. Ce fut un éclat de rire général, et le clergé laissa prudemment tomber cette affaire. Une statue s’élève cependant sur le lieu de l’apparition, conformément à la demande formulée par la mère de dieu ; et la famille de la jeune fille, très pauvre auparavant, est fort à l’aise aujourd’hui. Comme Luxeuil n’est qu’à environ 25 kilomètres de Ferdrupt, j’ai pu me documenter sans peine sur ces événements. La voyante, enfant naïve et sotte, semblait prédisposée par nature aux images eidétiques ; néanmoins, le curé de l’endroit avait joué un rôle très actif, en persuadant cette petite que les visions célestes sont choses assez fréquentes.

À l’heure actuelle, on parle beaucoup des apparitions de Beauraing, en Belgique, qui eurent lieu du 29 novembre 1932 au 3 janvier 1933. Cinq enfants auraient vu la Vierge dans le jardin des sœurs de la localité ; et cette dernière leur aurait demandé de faire construire une chapelle. Je ne connais ces événements que par des comptes rendus, articles et brochures. Le travail du Dr Maistriaux, qui écrit pour se « rendre utile à l’Église et à la religion, afin d’éviter les mécomptes du ridicule », suffit pour me démontrer que les apparitions de Beauraing ont des causes très humaines, trop humaines, hélas ! Ce médecin grotesque, d’une prodigieuse ignorance concernant les recherches de psychologie expérimentale, fournit de nombreux détails qui contredisent la thèse de l’intervention surnaturelle. Les voyants avaient promis un miracle pour le 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception ; aucun miracle ne s’est produit, ni ce jour-là, ni les jours suivants. Néanmoins, par respect humain sans doute, les parents se déclarent certains de la véracité de leurs rejetons ; « il ne ferait pas bon d’avoir l’air de rire et de se moquer : l’accueil serait foudroyant ». Et le Dr Maistriaux demande aux incroyants de s’abstenir de toute plaisanterie : « Le scepticisme absolu et surtout la raillerie ne sont plus de mise pour le moment. S’il est question d’âmes de petits enfants, on leur doit le respect le plus absolu… De grâce, respectons-les et attendons. Respectons le mystère qui plane sur ces événements dans lesquels sont mêlés des enfants sains de familles respectables. » S’il ne s’agissait pas d’une comédie dévote ou d’hallucinations religieuses, notre auteur tiendrait un langage très différent. Il avoue, d’ailleurs, que les événements de Beauraing peuvent avoir des répercussions politiques qui l’intéressent particulièrement : « Serait-il impossible que la sainte Vierge se soit manifestée pour approuver et intensifier cette pieuse et réconfortante croisade de notre fière jeunesse ouvrière chrétienne, de notre virile jeunesse agricole catholique, de tous nos jeunes gens et jeunes filles librement et ardemment enrôlés sous l’emblème de la croix ? Est-il déraisonnable d’espérer qu’elle ait choisi pour être témoin d’un renouveau religieux notre patrie qui fut la première à mettre son nom dans les annales de l’Action Catholique ? » Le Dr Maistriaux a raison, les manifestations surnaturelles, les révélations divines restent, d’ordinaire, incompréhensibles, tant qu’on ne fait pas intervenir les considérations politiques et l’intérêt sacerdotal. À Beauraing, comme dans maintes apparitions précédentes, la Vierge se préoccupe d’assurer aux prêtres une nouvelle source de profits et d’accroître l’influence politique du parti des sacristains. — L. Barbedette.


RÉVOLTANT. Qui révolte, qui cause de l’indignation : Des abus révoltants. Pour nous, il n’est guère facile d’énumérer ici tout ce qui est révoltant : il y en a trop. En effet, n’est-il pas révoltant de subir tout ce que l’on ne peut empêcher ? Mais n’est-il pas, peut-être, plus révoltant de voir avec quelle résignation, quelle soumission la multitude l’accepte, quand elle ne l’approuve pas ? N’est-il pas révoltant qu’il y ait toujours des riches et des pauvres ; des exploiteurs et des exploités ; des spoliateurs et des spoliés ; des maîtres et des esclaves ; des dupeurs et des dupés ; des voleurs et des volés ; des chefs et des supérieurs qui commandent et qui exigent et des simples qui obéissent et exécutent, des inférieurs qui respectent et se soumettent ; des juges qui condamnent ; des condamnés qui souffrent et se résignent ; des bourreaux et des victimes ; des législateurs élus qui font des lois et des électeurs qui élisent et qui subissent toujours les lois et leurs effets nocifs, mais ne profitent jamais des lois qui — leur avait-on promis — devaient les avantager ?

Il est trop tard quand l’électeur naïf s’aperçoit qu’il est berné et qu’il n’y a pas de bonnes lois… Y en eût-il qu’elles ne seraient ni appliquées, ni applicables. La loi n’est valable qu’autant qu’elle vient ratifier la chose acquise. Et le Peuple n’a jamais eu que ce qu’il avait su prendre. Ce qui justifie fort bien que le bulletin de vote n’est rien autre que ce que vaut l’électeur. Et celui-ci ne peut être grand-chose s’il ne sait s’organiser pour obtenir, en cohésion avec ceux qui ont les mêmes besoins, ce que nul mandataire ne peut lui apporter, avant qu’il ne l’ait lui-même arraché, imposé par la menace ou par l’action directe. En ce cas, il faut être stupidement aveugle pour ne pas voir et comprendre la vaste duperie du Suffrage Universel et la farce cynique par laquelle, en régime bourgeois, libéral et démocratique même, on escamote la Souveraineté du Peuple.

Duperie immonde et révoltante !

La possibilité, à chaque moment, pour un citoyen prétendu libre, après avoir subi la conscription, la caserne et toutes les atrocités inénarrables, atrocités morales du militarisme, d’être désigné pour faire partie des troupeaux envoyés au massacre, pour être massacreur malgré soi et massacré selon les grandes chances dont jouissent les malheureux qui sont chair à canon. C’est là, je crois, une perspective digne, admirable, héroïque pour ceux qui n’y vont pas, pour ceux à qui la guerre apporte gloire et bénéfices, mais révoltante pour tous ceux qui la subissent et qui se rendent compte de quel abrutissement et de quelle passivité ils sont nantis pour ne pas se révolter !

Révoltante pour la conscience, pour le cerveau, pour le cœur de l’homme, est l’Idée de Patrie par laquelle on obtient cet infâme assujettissement des hommes les plus jeunes, des plus beaux, des plus forts, des meilleurs producteurs et reproducteurs, tout l’avenir d’une nation, qui se laisse ainsi mener à l’abattoir sans résistance, sans remords, sans révolte !

Révoltant tout ce qui constitue, fortifie, soutient un régime ignoble basé sur l’égoïsme des uns et la résignation des autres ! Révoltante la prostitution des consciences, des talents, des caractères, des forces humaines au service de la bourgeoisie et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

En un mot, révoltant tout ce qui est immonde sur la terre et que les préjugés respectent, entretiennent, conservent, fortifient. Révoltant il est que la Religion (c’est-à-dire l’ignorance, la soumission, la fourberie, l’hypocrisie) soit si puissante encore et que le Militarisme, le Patriotisme n’aient pas été tués par la Guerre et tout ce qu’en ont souffert ceux qui n’en ont pas profité ! Révoltante est l’Humanité que la honte n’étouffe pas. Il est révoltant de penser que c’est la Guerre, encore, que la Paix des gouvernants prépare ! — G. Yvetot.


RÉVOLTE n. f. (du latin revolvere, retourner ; de l’italien rivolta, de re ou ri, et volta, faire volte-face, c’est-à-dire tourner la face contre). Il semble que le sens le plus ordinaire de révolte soit de faire volte-face ; mais pour nous, anarchistes, révolte n’a pas ce sens commun. Il signifie soulèvement contre un état de choses existant, lutte contre l’ambiance, contre la stabilisation d’un régime, révolte contre la loi, contre l’autorité établie. Par là, il marque une volonté humaine, en marche vers la réalisation d’un idéal. La révolte est un acte d’intelligence, qui naît et se développe avec le sentiment de la personnalité ; elle est la concrétion de l’évolution d’une individualité qui prend conscience d’elle-même en s’insurgeant contre l’oppression collective des majorités qui veulent imposer leur façon de voir et de penser. Mais le mot révolte a également un sens social. C’est pourquoi, à certaines époques, elle devient nécessaire.

Lorsque des idées nouvelles germent et sont véhiculées un peu partout, cherchant à se faire jour de ci, de là, elles se heurtent toujours à la routine du milieu. Continuellement, elles sont arrêtées par ceux qui ont intérêt à ne point les voir se propager, et l’indifférence du plus grand nombre fait que ces idées nouvelles sont ballottées de droite à gauche, durant tout un temps, avant d’avoir droit de cité dans la conversation, les écrits, ou les diverses manifestations de la pensée humaine. Cette force d’inertie, il faut la vaincre ; ce n’est pas toujours facile ; à la révolte de l’esprit vient s’adjoindre l’action. À ce moment, la révolte s’impose comme une libération attendue et désirée ; elle éclate, et c’est heureux, car un danger plus grand guettait la société, danger que l’on peut comparer au nirvana des Hindous, qui aurait pour conséquence de conduire la société vers une dissolution de l’être. Dans leur évolution, la vie des sociétés draine avec elle des scories dont il faut se débarrasser ; manquer de prévoyance, ou tarder à le faire, opposer une barrière systématique à leur évacuation, c’est rendre cette société inhabitable. En effet, si le code de moralité en vigueur jusqu’alors est devenu caduque, si ce qui semblait équitable se révèle d’une injustice criante, l’atmosphère qui se dégage de cet état de choses ne peut durer ; une action se dessine : nous sommes au seuil d’une révolte. Des époques de crise sont propices à l’éclosion de ces sentiments de révolte ; elles créent l’état d’esprit nécessaire et préparatoire à la révolte. Ce sont des situations révolutionnaires. Alors, nous voyons les résignés d’hier, qui semblaient être à jamais courbés sous le joug oppresseur de la misère qui les terrassait, s’insurger brusquement, et se déterminer à l’action. L’audace naît en eux, et, avec elle, l’esprit de révolte. On comprend qu’il ne s’agit pas, alors, de réduire, d’atténuer cet esprit de révolte, mais de tenter l’impossible pour en améliorer les manifestations, c’est-à-dire rendre cette révolte plus efficace, plus consciente, et faire naître des sentiments de lutte pour un but précis. C’est là une tâche que se doivent de réaliser tous ceux qui se réclament de l’idéal anarchiste.

P. Kropotkine, dans Paroles d’un Révolté, au chapitre intitulé « L’esprit de révolte », a analysé le processus historique de la révolte, prélude indispensable pour qu’une situation révolutionnaire aboutisse à un changement radical des engrenages de la société capitaliste actuelle : « Aux époques de course effrénée vers l’affranchissement, de spéculations fiévreuses et de crises, de ruine subite de grandes industries, et d’épanouissement éphémère d’autres branches de la production, de fortunes scandaleuses, amassées en quelques années et dissipées de même, on conçoit que les institutions économiques, présidant à la production et l’échange, soient loin de donner à la société le bien-être qu’elles sont sensées lui garantir ; elles amènent précisément un résultat contraire : au lieu de l’ordre, elles engendrent le chaos ; au lieu du bien-être, la misère, l’insécurité du lendemain ; au lieu de l’harmonie, la guerre, une guerre perpétuelle de l’exploiteur contre le producteur, des exploiteurs et des producteurs entre eux. On voit la société se scinder de plus en plus en deux camps hostiles et se subdiviser, en même temps, en milliers de petits groupes, se faisant une guerre acharnée. Lasse de ces guerres, lasse des misères qu’elles engendrent, la société se lance à la recherche d’une nouvelle organisation ; elle demande à grands cris un remaniement complet du régime de la propriété, de la production, de l’échange, et de toutes les relations économiques qui en découlent. La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre existant, fonctionne encore, mais, à chaque tour de ses rouages détraqués, elle se bute… et s’arrête ; son fonctionnement devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses défauts, va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles exigences. « Réformez ceci, réformez cela », crie-t-on de tous côtés. « Guerre, finance, impôts, tribunaux, police, tout est à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases », disent les réformateurs. Et, cependant, tous comprennent qu’il est impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se tient ; tout serait à refaire à la fois. Et comment refaire, lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement hostiles ? Satisfaire des mécontents serait en créer de nouveaux. Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait s’engager dans la voie de la révolution. En même temps trop impuissants pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements s’appliquent aux demi mesures, qui ne peuvent satisfaire personne, et ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui se chargent, à ces époques transitoires, de mener la barque gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose : s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous côtés, ils se défendent, maladroitement ; ils louvoient, ils font sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière corde du salut : ils noient le prestige gouvernemental dans le ridicule de leur incapacité. À ces époques, la révolution s’impose ; elle devient une nécessité sociale, la situation est une situation révolutionnaire. » Mais il s’agit moins de parler ici de révolution que d’esprit de révolte, et de montrer le rôle important que joue cet esprit dans les grandes secousses révolutionnaires qui sont, en quelque sorte, les préludes des révolutions. « Comment a-t-on aboli l’esclavage archique ? Par les révoltes. Comment a-t-on supprimé le servage ? Encore par les révoltes. Comment fera-t-on disparaître le salariat, qui est la dernière forme de l’esclavage ? Toujours par la révolte. La révolte est une chose fatale engendrée par l’oppression, comme l’explosion d’une chaudière est engendrée par la trop grande pression. Cependant, ce n’est ni par haine, ni par vengeance que nous nous révoltons : c’est par nécessité. La société actuelle ne nous reconnaît aucun droit au bien-être. Malgré les apparences trompeuses des libertés politiques, elle fait de nous des êtres inférieurs et misérables. Donc, nous sommes en état de légitime défense, nous accomplissons le plus sacré des devoirs en nous insurgeant contre elle. » (Brochure éditée à Genève, « Les anarchistes et ce qu’ils veulent ».)

Pour parer à l’absence ou à la carence de l’esprit de révolte, qui n’est pas toujours suffisamment éveillé dans les masses, lorsque se produisent des manifestations ou mouvements sociaux, un facteur entre en jeu : l’action et, suppléant à ce manquement, elle travaille à ce que ces émeutes ou ces soulèvements se développent et augmentent d’intensité. C’est ici que le rôle des minorités se précise en vue de réveiller le souffle d’audace ou le sentiment d’indépendance qui peuvent conduire les peuples à accomplir leur révolution. La valeur de la révolte a donc une importance capitale dans les périodes préparatoires à la révolution ; il serait puéril de le contester ; valeur collective en prévision d’une lutte sociale, pour une transformation du régime ; valeur individuelle dans l’état présent des choses, car, ici, comme là, nous trouvons l’affirmation d’une puissance créatrice et destructrice nécessaire à l’évolution des sociétés. La révolte a cela de sain qu’elle balaye les institutions périmées qui entravent le progrès humain. Guidée par un idéal de mieux-être et de liberté, la révolte devient créatrice de beauté, de force, d’amour. L’individu qui se révolte affirme un caractère, et ce n’est pas peu de chose, en cette époque de résignation. Cultiver cet esprit de révolte paraît fondamental, car on aidera ainsi puissamment l’individu à se ressaisir et à se reconnaître dans le tumulte de cette vie mécanisée à l’extrême, où l’être humain ressemble à un automate névrosé.

Il n’est pas téméraire alors d’avancer que plus l’élan de la pensée sera grand, plus les chances de réussite dans les luttes à livrer aux forces d’oppression seront fertiles. Mais il faut pour cela que l’individu prenne conscience de ce sentiment de révolte, il faut que cette révolte, pour qu’elle porte ses fruits, soit l’œuvre d’un long et patient travail, le résultat de profondes observations. D’autre part, il faut qu’il soit tenu compte des enseignements de l’histoire, non pour construire une théorie dogmatique aux principes immuables, et créer une orthodoxie étriquée, selon la méthode des partis politiques, et à dialectique prétentieuse, mais pour en tirer tous les profits possibles et éviter les sacrifices inutiles ou les demi triomphes qui, trop, souvent, ne sont que des défaites. Pour ce faire, il faut que l’être humain acquière une individualité. « Ce sens de l’individualité fait donc que l’homme recherche la cause de ses actes et les discute, fait qu’il parvient à se distinguer parmi ses semblables, à se considérer lui-même dans son milieu, à prendre connaissance de ce qu’il est dans la société et dans la nature. Là où l’animal et l’homme inférieur acceptent d’être partie d’un tout, où ils agissent selon des lois inconnues, les subissant simplement, l’être supérieur se voit et s’affirme une volonté parmi les volontés qui l’environnent. Dès lors, naît la révolte, c’est-à-dire l’acte personnel, choisi, délibéré. L’individu n’accepte plus aveuglément les lois, et c’est alors qu’on le voit se tromper, errer. Ceux que l’instinct guide ne se trompent jamais. Les animaux n’aboutissent qu’à des révoltes timides, l’homme seul peut concevoir la révolte comme un devoir très net envers soi-même et envers l’espèce. Et c’est lorsqu’il arrive à se demander la raison de ce que la société et la nature exigent de lui, à discuter ce qu’il est forcé de subir lorsqu’il nie la légitimité des puissances qui s’imposent à lui. »

Improvisation, certes, soudaineté et spontanéité, autant de facteurs impondérables dont il faut tenir compte, mais cela n’exclut point la longue préparation d’une action, cela ne veut pas dire négation d’efforts persévérants, cela ne veut pas dire absence de méthode. Comme l’écrivait Gérard de Lacaze-Duthiers : « Sommes-nous prêts, sommes-nous assez forts, aujourd’hui, pour marcher en rangs serrés contre l’armée du capital, contre l’État, contre les « autorités », et cela au nom même de l’autorité supérieure de la conscience, au nom de la loi intérieure, ennemie des lois ? Ne dissimulons à personne qu’il nous reste encore beaucoup à faire avant de nous sentir des muscles d’acier, un tempérament d’athlète. C’est par des exercices quotidiens que nous assurerons la victoire. Remportons sur nous-mêmes une victoire définitive. C’est elle qui décidera de toutes les autres. Sans cette victoire préalable, nous ne serons pas prêts pour affronter le danger. Défions-nous de nous-mêmes, de notre enthousiasme, de notre générosité. Disciplinons nos vertus. Vainqueurs de nos travers, de nos défauts, nous serons victorieux des travers et des vices des autres. N’ayons pas le triomphe insolent des vainqueurs, ce serait de la maladresse. Profitons de notre victoire avec calme et sagesse, comme si nous avions obtenu ce qui nous était dû depuis longtemps. Nous la méritons. Jusque-là, nous n’avions pas lutté pour l’obtenir. Nous n’étions pas assez disciplinés. Dès que nous l’avons méritée par l’effort, courons à de nouvelles victoires, car il y a toujours à faire contre l’iniquité qui est méprisable. Il y a toujours à faire contre l’injustice et la laideur. Qu’une victoire ne nous enorgueillisse pas au point de nous faire perdre tout ce que nous avons acquis. Ne nous considérons pas comme ayant assez fait pour l’idéal. Au contraire, agissons avec la pensée que nous n’avons rien fait, et que chaque fois que nous faisons quelque chose, il reste beaucoup à faire, pour nous persuader que nous avons joué un rôle utile parmi les hommes. Là est le sens de la révolte : dans l’action qui ne se décourage pas ; dans l’effort pour être soi-même ; dans la poursuite inlassable de la justice. A quoi bon se révolter, si ce n’est pas pour le bien de l’idéal, pour l’amour de la beauté ? Toute révolte suppose une pensée libre, affranchie des lois et des dogmes, refusant de se soumettre aveuglément aux préceptes de la tradition. Les fausses révoltes des médiocres sont dirigées contre la beauté. Elle supposent la servitude. Mais la bonne révolte, qui est la revanche de la vie contre sa déformation, suppose la liberté intégrale. Elle est le plus haut affranchissement de l’être. Elle n’a qu’à se montrer pour disperser à tous vents la masse amorphe des médiocres. » La révolte que nous, anarchistes, désirons et appelons, c’est cette révolte qui s’inspire d’un idéal, d’une éthique, et, par ce fait, devient tributaire de la raison et de la volonté dans la lutte, et ainsi, on peut lui concéder une « vertu ». Qui oserait contester la légitimité d’un tel esprit de révolte qui, en valeur, est bien supérieur à l’esprit d’obéissance qui, trop longtemps, a courbé l’humanité sous le joug le plus odieux du servilisme et de l’autoritarisme.

« Depuis toujours, l’homme a demandé : « D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Les religions lui ont donné une réponse qui l’a satisfait longtemps. Maintenant, cette réponse ne le satisfait plus, et nul ne peut et ne pourra jamais lui en donner d’autre. » La résignation, dès ce moment, est devenue impossible ; la révolte grandit, marquant la volonté humaine dans le désir de perfection, vers le beau, le juste et le vrai ; et tout ceci ne s’entend pas dans un sens abstrait ou métaphysique, mais dans un sens positif et réel. « La conduite d’un individu », écrit J.-F. Elslander, dans « La vertu de la Révolte », « qui n’accomplit que son devoir, tel qu’il est formulé par la morale, non seulement est piètre et vulgaire, mais elle est nuisible à ses semblables, en ce qu’il prend tout aux autres, à ceux qui osent et qui tentent, sans rien rendre. La vertu n’a aucune valeur ; si tous l’imitaient, ce serait, à bref délai, la fin de tout. Ce n’est pas sous cet aspect-là qu’il faut concevoir le réel devoir d’être homme, et ce n’est pas d’individus obéissants et inertes qu’on peut attendre quoi que ce soit. Au point de vue même d’où on juge généralement les faits, le devoir ne peut résulter que de l’outrance dans le sens du bien comme dans le sens du mal. Ceux qui accomplissent, dépassent, dans un sens ou dans l’autre, l’ordinaire loi ; ce sont ceux qui se jettent à l’action, ceux qu’exaltent une passion ou une idée, et qui s’y donnent de toute leur ardeur, sans se demander si c’est bien ou mal, mais rien que parce qu’ils le veulent, obéissent à l’impulsion irrésistible de la vie qui se manifeste en eux. Il n’y a rien de beau ni de grand que ce qui est hors du cours ordinaire des choses. Ce qu’on appelle le mal a lui-même sa raison d’être. Les hommes n’ont jamais réalisé une œuvre quelconque sans sortir des normes banales qu’on leur imposait. Supprimez les passions, et rien ne se tente plus ; tous ceux qui s’efforcent méconnaissent la règle. Il n’est pas possible de vivre sans pécher ; c’est ce que comprenait la religion, et c’est pourquoi, logiquement, elle était ennemie de toute vie. Les hommes, heureusement, conçoivent leur devoir autrement qu’on ne le leur assigne. Ils apprennent à braver impunément les lois de la nature et de la société ; mais ils n’agissent ainsi, pour ainsi dire, que contraints par les circonstances, et lorsqu’ils sont écrasés par l’indifférente et impérieuse nature ou par l’implacable société. Trop de préjugés les arrêtent, et ils vont jusqu’à la souffrance avant de se révolter ; il en est même qui demandent à la société qu’elle les délivre de leurs maux, ne comprenant pas qu’elle leur refusera toujours, qu’elle doit leur refuser, et que c’est de leur propre volonté qu’ils doivent attendre leur affranchissement. Il faut que l’individu acquière le pouvoir de se débarrasser des craintes puériles qu’il a gardées du passé, et juge par lui-même de la portée et de la légitimité de ses actes. Il faut qu’il se rende compte de la valeur des mobiles qu’on lui impose, et qu’il cesse de croire à la vertu des mots ; on oublie trop souvent que la conception de la société et celle de l’individu sont absolument antinomiques ou, du moins, que celle de l’individu seule est sociale, que l’autre n’a qu’une valeur conventionnelle, ne représente en somme rien. La société n’existe et ne se développe que par l’individu ; l’individu seul a une vie réelle, et c’est de sa vie à lui que celle de la société peut prendre une signification. Si on peut prouver que l’individu doit être sacrifié à la nature et à la société, la morale actuelle doit s’admettre ; sinon apparaît, dans toute son évidence, la conception individuelle du devoir. Cette conception n’est pas hostile à l’idée de société, puisque c’est par elle, par elle seule, qu’on peut expliquer l’effort humain et les conséquences sociales d’organisation qu’il doit avoir. Dès lors, il n’y a plus de raison de continuer à subir des contraintes illégitimes, et les individus s’affranchiront de ce qu’on pourrait appeler l’illusion sociale. Le bonheur qui résulte de l’observation des lois de la nature et de la société est un bonheur d’inertie ; la révolte, réprouvée par la morale ordinaire, est le principe même de la vie. Les audacieux ont une personnalité assez forte pour savoir que rien ne compte que leurs désirs et leurs volontés ; d’autres l’apprendront à leur tour, et, dans la liberté de l’action, la vie de ceux-là sera plus joyeuse et plus belle, plus intelligente et plus fière, plus féconde aussi, débarrassée des terreurs et des mensonges qui l’accablent encore. »


Il a été parlé, en maintes circonstances, du droit à la révolte, encore que c’est là émettre un non-sens, car la révolte, de par son essence même, se passe de tout droit et de toute autorisation. G. Etievant, dans Légitimation des actes de révolte, l’affirmait en ces termes : « Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres positifs qui vous confèrent des droits supérieurs aux nôtres. Nous avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre tous les pouvoirs qui voudront s’imposer à nous, contre l’arbitraire des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit de repousser la force par la force, car nous qui respectons les droits et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux, à mesure que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne reconnaissons pas, et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue autorité, tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, vous vous appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la loi ? Ces actes de légitime révolte contre des prétentions qui ne reposent sur aucun droit, vous les avez, vous érigeant en juges dans votre procès, qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de les qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne venait pas de nous ? Que la première atteinte aux droits imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté, mais du vôtre ? »

Du point de vue psychologique, on admet que l’esprit de révolte existe à l’état latent dans tout encéphale humain. Si ce n’était, l’individu ne pourrait subsister dans les divers milieux où il se voit obligé de frayer durant son existence, et cet état psychologique lui permet en quelque sorte de s’adapter aux différentes modifications des milieux. Mais du fait que la tendance à la révolte existe, il ne s’ensuit pas fatalement que tous les individus soient des révoltés ; chez les uns, ce germe a tendance à se développer ; chez les autres, il semble plutôt s’atténuer ; et chez certains, il va jusqu’à s’atrophier ou s’hypertrophier. En effet, sous l’influence de l’ambiance dans laquelle se développe l’individu, celui-ci acquiert, plus ou moins, un potentiel d’esprit de révolte, mais il semble que tout milieu social détermine plutôt l’individu à atténuer la propension à la révolte. Cette réaction contre le sentiment de révolte est due au fait que, dès son jeune âge, l’enfant subit une éducation malsaine et faussée, tant dans la famille qu’à l’école ; ici comme là, on lui prêche l’obéissance, on lui inculque le respect des choses existantes ; il accepte la religiosité de la société présente, et, nanti de ce bagage de servilité, il grandit et se fraye un chemin dans la vie ; rien d’étonnant, alors, de constater le grand nombre de résignés, et ce ne sont que les rudes épreuves de la vie qui pourront faire espérer qu’ils deviendront un jour des candidats à la révolte. En eux, rien n’a été éveillé. L’esprit d’examen comme celui de critique ont entièrement été annihilés. Rares sont ceux qui eurent le bonheur de recevoir un autre enseignement : plus rationnel et plus libertaire. Sans doute, de temps à autre, certains esprits réagissent et ces phénomènes d’obéissance passive et craintive à l’égard des institutions – famille, patrie, propriété – s’exercent d’une manière tout opposée ; c’est là un phénomène de psychologie assez curieux qui concourt à la naissance de l’esprit de révolte. Aug. Hamon, dans sa « Psychologie de l’anarchiste socialiste » a tenté, en se basant sur une enquête faite auprès d’esprits révoltés, d’expliquer ces phénomènes qui revêtent des formes diverses d’inspiration : « En examinant, en critiquant, l’individu se refuse à admettre les opinions toutes faites, les phénomènes tels qu’on les présente. Il se révolte contre les idées généralement admises, contre les dogmes religieux, moraux, scientifiques. En contredisant des théories données, en faisant opposition à des actes, l’individu se révèle un révolté. Morphologiquement, examen, critique, contradiction, opposition sont identiques. » et, poursuit-il, « …des hommes qui veulent faire table rase des actuelles organisations sociales sont fatalement doués d’une cérébralité dont une des caractéristiques doit être la tendance à la révolte contre ce qui est. » Quiconque s’est donné la peine d’étudier la doctrine anarchiste constatera qu’elle enseigne la révolte et incite à la manifester ; il est logique que ceux qui s’en réclament approuvent cet enseignement et soient des révoltés.

Voici quelques citations empruntées à des ouvrages de théoriciens ou de militants anarchistes qui montrent l’enseignement de la révolte dans la doctrine anarchiste. P. Kropotkine, dans « La Morale Anarchiste » : « Nous, nous sommes des révoltés et nous avons invité les autres à se révolter contre ceux qui s’arrogent le droit de traiter autrui comme ils ne voudraient nullement être traités eux-mêmes. Contre ceux qui ne voudraient être ni trompés, ni exploités, ni brutalisés, ni prostitués, mais qui le font à l’égard des autres… Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leurs sentiments, leur intelligence, ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour. Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité, ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent… C’est l’homme qui se révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera, et, alors que tous plient l’échine, démasque l’iniquité, traque l’exploiteur, le petit tyran d’une usine, ou le grand tyran d’un empire… Nous sentons que nous n’avons pas poussé les principes égalitaires jusqu’au bout. Mais nous ne voulons pas faire de compromis avec ces conditions. Nous nous révoltons contre elles. Elles nous pèsent, elles nous rendent révolutionnaires. Nous ne nous accommodons pas de ce qui nous révolte. Nous répudions tout compromis, tout armistice même, et nous nous permettons de lutter à outrance avec ces conditions. Cette science (la morale) dira aux hommes : « Sois fort, au contraire, et une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise – une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre –, révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Lutte, la lutte c’est la vie d’autant plus intense que la nature sera plus vive. Et alors tu auras vécu et, pour quelques heures de cette vie, tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais… » J. Grave, dans « La Société mourante et l’Anarchie » : « …Et dans la société actuelle, essayer de mettre des idées nouvelles en pratique, n’est-ce pas faire acte de révolte ? Heureusement, nous l’avouons, qu’il n’y a qu’un pas des aspirations au besoin de les réaliser ; et ce pas, bien des tempéraments sont enclins à le franchir, d’autant plus que la théorie anarchiste étant essentiellement d’action, plus nombreux chez ses adeptes se trouvent ces tempéraments révolutionnaires. De là, la multiplication de ces actes de révolte que déplorent les esprits timorés, mais qui, selon nous, ne sont autre chose que la preuve du progrès des idées… Ce n’est pas en se résignant ni en espérant que l’on ne change rien à sa situation, c’est en agissant. Or, la meilleure manière d’agir est de supprimer les obstacles qui entravent notre route… La mise en pratique de nos idées exige des hommes conscients d’eux-mêmes et de leur force, sachant faire respecter leur liberté, tout en ne se faisant pas le tyran des autres, en n’attendant rien de personne mais tout d’eux-mêmes, de leur initiative, de leur activité et de leur énergie ; ces hommes ne se trouveront qu’en leur enseignant la révolte, et non la résignation. Mais nous sommes convaincus aussi que les idées bien comprises doivent multiplier, dans leur marche ascendante, les actes de révolte… » L’on pourrait trouver d’autres citations qui justifieraient, d’une façon précise, que l’esprit de révolte est exalté par les anarchistes dans leur propagande orale ou écrite ; il nous suffirait d’ouvrir les ouvrages des É. Reclus, E. Malatesta, R. Mella, Malato, Bakounine, S. Faure, pour puiser à profusion de quoi augmenter l’apport si copieux que nous ayons fait en citations. Mais ce n’est pas uniquement chez les théoriciens anarchistes que nous pourrions trouver de quoi étayer notre thèse, car cette tendance à la révolte se retrouve exprimée en maints chefs-d’œuvre de la littérature et de la musique, des œuvres d’art, chez les peintres, les dessinateurs et les sculpteurs. Citons les P. Adam, O. Mirbeau, B. Lazare, G. Eckhout, Thaureaud, Gorki, R. Rolland, Barbusse, les Daumier, les Grosz, Beethoven, Wagner ; et l’énumération serait fastidieuse si nous la prolongions outre mesure.

Tel est le fait qu’on se doit de constater : l’esprit de révolte s’efforce à pénétrer et à s’insinuer partout. Il se développe de plus en plus, tout en subissant, à certains moments, quelques régressions ; et cet esprit de révolte, cette propension, surtout, est caractéristique chez les anarchistes, et son accentuation s’explique par le travail constant et continuel que ceux-ci ne cessent de faire, en vue de cultiver cet esprit de révolte indispensable et nécessaire à toute évolution humaine. C’est pourquoi les paroles que Pierre Kropotkine prononçait à Lyon, en répondant au juge qui l’interrogeait, au procès anarchiste du 8 janvier 1883, sont justes et réelles : « Quand l’esprit de révolte aura bien soufflé sur le peuple, il sera prêt pour renverser le régime de la propriété individuelle et inaugurer notre idéal : le communisme anarchiste. » Non moins vraie est cette pensée d’Oscar Wilde qui explique l’éthique de notre révolte : « Partout où un homme exerce une autorité, il y a un homme qui résiste à l’autorité. » Révoltons-nous contre l’iniquité, cultivons donc cet esprit de révolte, et, sans doute, verrons-nous ainsi surgir, demain, des mouvements qui aideront à construire un nouveau monde meilleur. — Hem Day.

RÉVOLTE. Soulèvement, rébellion contre l’autorité établie : la révolte d’un camp. Une révolte de collégiens. Souffler la révolte. — Fig. soulèvement violent. La révolte de la raison. La révolte des passions. La révolte des sens. — Syn. Émeute, insurrection, etc. Nous reportant au mot Émeute, du Diction. Larousse, nous ne sortons pas de notre sujet, puisqu’on y lit ceci : « Émeute, soulèvement populaire, tumulte séditieux. » Puis, encore cela : « Syn. Émeute, insurrection, rébellion, révolte, sédition, soulèvement. L’émeute n’est qu’un rassemblement tumultueux de manifestants qui témoignent leur mécontentement ; elle se forme ordinairement sans avoir été préméditée, et, souvent, se dissipe d’elle-même, quoiqu’elle puisse devenir le signal d’une révolution. L’insurrection, c’est l’acte d’un grand nombre de citoyens qui s’arment pour renverser une autorité qu’ils ne veulent plus supporter. La rébellion ne tend qu’à refuser l’obéissance, tandis que la révolte tend à renverser, à détruire. Mais l’une et l’autre ne supposent pas un grand nombre de résistants. La sédition suppose des complots, des meneurs ; elle est concertée, elle a un mot d’ordre, elle pousse le peuple à prendre les armes pour soutenir un parti organisé depuis longtemps. Le soulèvement participe à la fois de l’insurrection, de la rébellion, de la révolte, mais il en marque surtout le commencement ou la formation ; on prévoit les soulèvements ou on les voit se préparer. » « Émeutier, mettre en émeute : ameuter le peuple. » (Dict. Larousse). Ajoutons encore : « Émeutier, émeutière : personne qui prend part à une émeute ou qui excite à l’émeute. »


Nous pouvons déplorer que la tyrannie, l’oppression, l’exploitation, n’engendrent pas toujours la révolte. Cependant, bien qu’il faille un plus ou moins grand nombre d’années d’esclavage ou d’asservissement pour provoquer une révolte, l’histoire en a noté de nombreuses et d’importantes. Pour n’en citer qu’une dans l’Antiquité, nous croyons bien faire en rappelant ici celle des esclaves de Rome, ou la révolte de Spartacus. Elle éclata en l’année 74 avant Jésus-Christ, que les Romains désignaient comme l’année 679 de leur ère (ils comptaient les années à partir de la fondation de leur ville, en 753 avant Jésus-Christ). C’était l’époque où Rome achevait de conquérir le monde méditerranéen, en brisant tous les États ou en les soumettant à sa domination. À mesure que se multipliaient les conquêtes de Rome, augmentait le nombre des esclaves. Les vaincus qu’on ne tuait pas, s’ils étaient utiles par leurs talents ou par leurs forces, devenaient des esclaves au service des Romains. Tout riche avait à lui non pas seulement quelques serviteurs, mais des armées d’esclaves qu’il employait à diverses besognes, selon leurs aptitudes ou selon son bon plaisir. Il choisissait parmi eux des domestiques de toutes sortes : cuisiniers, valets de table, coiffeurs étaient à sa disposition, pour lui, le maître, et pour ses proches et ses amis, à l’occasion. Il avait aussi médecins, musiciens, chanteurs, déclamateurs et d’autres, encore, pour lui composer un cortège dans la rue, marquant ainsi sa richesse et sa puissance. Dans les champs, il avait de nombreux laboureurs et pâtres. À la ville, il avait ses ouvriers, qu’il louait à d’autres ou dont il vendait le travail.

Il avait aussi des hommes de choix pour ses divertissements. Il les faisait former comme gladiateurs et les vouait aux jeux barbares du cirque, dont la population romaine de toutes classes raffolait.

C’était montrer son amour du peuple que de lui offrir des spectacles où les fauves luttaient entre eux jusqu’à la mort et, ensuite, les gladiateurs esclaves ou libres. Parmi ces vaincus devenus esclaves et entretenus, entraînés aux jeux brutaux et cruels pour la satisfaction et le plaisir des spectateurs, il y avait des hommes qui n’avaient pas perdu toute dignité et qui souffraient de leur humiliante situation, rêvant de liberté.

Ce furent des gladiateurs, élèves des fameux maîtres d’escrime de Capoue, qui donnèrent, en l’an 74, le signal de la révolte. Il y avait donc, parmi ces esclaves, des gladiateurs de tous pays, surtout des Thraces et des Gaulois, aussi vigoureux de corps que résolus d’esprit, souvent de caractères différents, mais tous unis par la commune haine du maître sans bienveillance à leur égard, sans pitié pour leur situation. Le traitement odieux de ces vaincus par les vainqueurs suscitait en eux des vengeances qui explosaient à la moindre occasion. Ils n’y risquaient que la mort, c’est-à-dire l’évasion d’un esclavage parfois atroce. Ils y risquaient aussi la liberté. Mais il fallait leur en faire comprendre la possibilité. Donc, cruellement traités par leurs maîtres, les esclaves gladiateurs de Capoue se révoltèrent. Car, comme l’a écrit un historien ancien « plus les maîtres sont cruels et injustes, plus les hommes rangés sous leur loi finissent par pousser leur ressentiment jusqu’à la férocité ; celui que la fortune a placé dans une condition inférieure peut consentir à céder, à ceux que le sort a mis au-dessus de lui, les honneurs et la gloire ; mais, lorsqu’il se voit privé de la bienveillance à laquelle il a de justes droits, l’esclave révolté traite ses maîtres en ennemis. » Il y avait eu complot entre Thraces et Gaulois. Ils avaient fait une brèche au mur de leur caserne et en sortirent au nombre de 73, s’emparèrent, dans la rue des charcutiers et des rôtisseurs, des broches, des coutelas, des couperets qu’ils avaient pu saisir et, avec ces armes rudimentaires, ils avaient vaincu et désarmé les soldats ou les citoyens de Capoue qui étaient venus les attaquer. Des brigands, des pasteurs, des esclaves des champs, tous ceux dont la muette patience était lasse, s’étaient joints à eux. Dans leur premier et instinctif mouvement de révolte et pour épouvanter les maîtres, ils avaient pillé les villages, dévasté les champs, enlevé les femmes et les enfants. Puis ils s’étaient cantonnés sur une hauteur du mont Vésuve et menaçaient la plaine. Avec eux, ils avaient un véritable chef ; c’était Spartacus. Il était de cette ancienne contrée de la Grèce appelée Thrace, aujourd’hui Bulgarie. Intelligent et vigoureux, il s’était fait soldat. Il avait été pris dans une bataille, vendu à Rome, s’était évadé, s’était refait soldat, puis était retombé en esclavage : sa haute taille, sa force l’avaient désigné pour devenir gladiateur, puis professeur des autres esclaves gladiateurs. Dans la caserne, Spartacus avait souvenance vive de la liberté et de l’air pur des montagnes natales. Sa douceur de caractère, sa bonté, ses qualités morales le rendaient bien supérieur à sa condition. Il était patient, brave et prudent – vertus de chef. C’est lui qui avait indiqué l’heure de la révolte, après un apostolat actif auprès de ses compagnons esclaves chez lesquels il ranima tous les espoirs en leur parlant de la liberté, en les incitant à s’en rendre dignes par le courage et l’audace, et par le mépris de la mort.

Aussitôt qu’à Rome furent connus les exploits des esclaves en révolte, le Sénat envoya des troupes. Le préteur Clodius Pulcher était arrivé dans la plaine, et il avait disposé ses 3.000 hommes pour assiéger et réduire par la faim la petite troupe des révoltés. Le chemin d’accès à la plate-forme rocheuse où ils étaient cantonnés était bien gardé ; de l’autre côté, la pente était abrupte : un précipice. Le préteur croyait les tenir. Mais Spartacus fit couper les vignes au milieu desquelles il campait : les sarments noués et entrelacés formèrent une échelle ; un à un, tous descendirent, surprirent à l’aube les Romains et, dans leur panique, les anéantirent. Victoire !

Et après ? S’il n’avait tenu qu’à Spartacus de décider, c’est vers ses montagnes qu’il serait allé. Par terre, vers le Nord, Thraces et Gaulois seraient retournés au pays natal. Mais, ivres de leur victoire, les esclaves vainqueurs voulaient jouir comme ils avaient vu jouir leurs maîtres. Pourquoi tous les biens fabriqués pour les maîtres ne seraient-ils pas désormais pour les esclaves devenus libres par leur vaillance ? À leur tour, ils voulaient les festins, les lits merveilleux, les coupes d’or emplies de vins de Grèce. Ils voulaient la joie de voir les danseuses et d’entendre les chanteurs. Ils ne voulaient pas, comme autrefois, aux fêtes des Saturnales, quelques jours seulement de liberté ; mais ils voulaient que ce fût toute la vie une perpétuelle saturnale. Longtemps privés de liberté, aussitôt qu’ils l’eurent conquise, les esclaves ne surent pas en profiter avec mesure et prudence pour la conserver.

Cependant, leur victoire avait agité les esclaves non libérés qui vinrent alors grossir le nombre des révoltés. À l’appel de Spartacus, des esclaves de toutes nations rompirent leurs chaînes, disposés à combattre pour leur liberté. Malheureusement, ce n’était plus la liberté qu’ils défendaient, mais leur vengeance qu’ils assouvissaient. Spartacus souffrait de voir les esclaves se répandre en fléau à travers la Campanie épouvantée, ravageant, incendiant tout sur leur passage. Personne encore ne leur avait appris la douceur et la modération après la victoire. Alors, c’était la vengeance empoisonnant le triomphe et le rendant très dangereux pour les vainqueurs eux-mêmes.

Spartacus savait que la liberté conquise, c’était l’essentiel, le suprême but de la lutte. Mais il n’avait pas eu le temps de faire comprendre, admettre et partager son amour de la liberté. Il n’avait pas eu le temps de faire des hommes dignes de la liberté. Il n’avait fait que transformer les esclaves en soldats…, rien de plus ; ce n’était pas des hommes libres, c’était seulement des esclaves en révolte. Ils ne marchaient plus avec l’idée de conserver la liberté, mais avec le désir d’assouvir encore et toujours leur vengeance.

Spartacus s’efforça de créer avec eux, pour eux, une Cité nouvelle, un État nouveau, basé sur l’entente et la liberté des citoyens entre eux, pacifique et redoutable à la fois aux ennemis possibles du dehors. Plus d’esclaves, des hommes libres tels que le rêvait leur chef. Il apprit à ses compagnons de révolte à être, eux aussi, des soldats disciplinés pour se mieux défendre avec bravoure, s’il le fallait, et à mépriser l’or, l’argent et les plaisirs factices des Romains.

Un hiver ainsi passa, tandis que Rome armait et préparait une nouvelle campagne contre la Révolte qu’il fallait vaincre à tout prix. Il n’était pas supportable pour elle qu’un État se formât sur le territoire de l’Italie en dehors de son autorité, contre elle. Il n’était pas admissible que Spartacus appelât à la liberté tous les esclaves et qu’il les façonnât en citoyens libres et invincibles. Des troupes furent alors envoyées à nouveau contre les révoltés. Les deux consuls furent envoyés comme chefs de ces troupes romaines, avec mission de vaincre les esclaves. Le Gaulois Crixus fut battu et tué. Spartacus marcha vers le Nord, à la rencontre des deux consuls romains et les vainquit. Rome fut dans l’épouvante. « Marchons sur Rome, disaient la plupart des esclaves. Allons piller la cité des richesses ; allons massacrer les maîtres des maîtres ! » Spartacus, sans rien dire, voulait entraîner ses compagnons vers le Nord, hors de l’Italie, loin de ce foyer de honte et d’oppression, vers les pâturages de la Thrace où, toujours, il rêvait de vivre libre, avec des hommes purs.

Mais avant de quitter l’Italie, lui aussi, il voulut sa vengeance solennelle et terrible. Sur les bords du Pô, il dressa un bûcher énorme en l’honneur de Crixus, son camarade, tué dans la bataille, et, pour l’agrément de l’armée des révoltés, il força les citoyens romains faits prisonniers à donner des jeux à leur tour, à lutter entre eux à la manière des gladiateurs.

Pendant ce temps, le fleuve avait débordé. Il fallut attendre pour passer. Et, pendant ces jours d’attente, les esclaves – ils étaient maintenant plus de 100.000 révoltés –, fiers de leurs triomphes, exaltés, refusèrent de partir, de quitter l’Italie, résolus à châtier Rome. Spartacus fut contraint de revenir et de les suivre.

La terreur régnait dans la République romaine. Qui châtierait ces rebelles ? Qui sauverait l’État ? Un homme s’offrit : Marcus Licinius Crassus. C’était un homme très riche, ambitieux de gloire. Contre ces esclaves qui pouvaient tarir la source des richesses, ce puissant capitaliste parut l’homme désigné. Ce fut alors, pendant de longs mois, entre les révoltés et les armées de Crassus une rude guerre. Il était dur, impitoyable. Une de ses légions, prise de peur, avait reculé ; il la décima en prenant à l’alignement un soldat sur dix qu’il faisait immédiatement mettre à mort devant les autres. Puis il mena ses troupes droit contre Spartacus qui était revenu dans le sud de l’Italie, voulant aller soulever la Sicile, où les esclaves étaient nombreux et naguère révoltés. Tour à tour, les esclaves et les Romains étaient battus. Crassus tentait d’enfermer Spartacus entre la mer et le fossé creusé par ses troupes, profond et bien défendu. Une nuit de tempête, comme il neigeait à gros flocons, Spartacus fit combler le fossé sur un point et fit passer un tiers de son armée. Il semblait insaisissable.

Mais la division régnait au camp de Spartacus, trop noble, trop bon, trop supérieur à ses compagnons qui ne le comprenaient pas. En assez grand nombre, on l’abandonna. L’heure de la défaite approchait.

Crassus, une fois encore, tenta d’enfermer sur un point l’armée de Spartacus et fit commencer un fossé. Les esclaves attaquèrent les soldats romains. L’escarmouche s’échauffa : les renforts accoururent. La mêlée allait devenir générale.

Spartacus comprit que le moment du dernier effort était venu. Il exhorta les siens à lutter à outrance, sans se rendre, jusqu’au dernier soupir, à mourir en hommes libres sur les corps des ennemis qu’ils auraient immolés. Il fit crucifier les citoyens romains prisonniers de guerre, comme des esclaves, rappelant ainsi aux siens le supplice infâme qui les attendait.

Puis il rangea l’armée en bataille et, s’étant fait amener son cheval devant le front des troupes, d’un coup d’épée, il le tua : « Si je suis défait, s’écria-t-il, je n’en aurai plus que faire ; si je suis victorieux, j’en aurai de bons et beaux que nous prendrons sur les ennemis ».

Cela dit, il fit sonner la charge.

Ce fut un choc affreux. Spartacus avait foncé dans les rangs romains, cherchant Crassus, il voulait, avec lui, avoir son suprême combat de gladiateur. Mais assailli, blessé, il succomba sous les coups. Il fut achevé, combattant à genoux. Ainsi finit Spartacus, le héros de la Révolte des esclaves.

Des quarante mille esclaves qui restaient encore, à l’armée, six mille seulement furent pris. Mais, sur le chemin de Rome à Capoue, bordure sinistre, six mille croix s’élevèrent où ils furent pendus. Rome était satisfaite.

Spartacus et ses compagnons avaient montré aux maîtres que la valeur personnelle d’un esclave pouvait être au-dessus de toute comparaison. (Extrait de l’Histoire anecdotique du travail, par Albert Thomas.)

On ne pouvait moins faire que de résumer ce récit d’une révolte mémorable d’esclaves au temps de la République romaine. Déjà, avec Marius et Sylla (88–86), des révoltes de chefs militaires, avaient commencé les guerres civiles qui devaient se terminer par la dictature de César et l’établissement de l’Empire, en 31, par Auguste. Mais cela n’a rien à voir avec la Révolte des esclaves, combattant pour la Liberté.

Il y eut, avant et après, d’autres révoltes. Mais aucune n’est aussi caractéristique et aussi démonstrative que celle des esclaves de la République romaine ; révolte aussi ample que magnifique, menée par un esclave d’élite, individu superbe, révolté incomparable. Cette révolte qui fit trembler la Rome puissante et victorieuse, maîtresse du monde, cette révolte qui pouvait aussi transformer le monde par les conceptions sociales de Spartacus, s’il eût pu les réaliser, est un admirable exemple. Mais, pour une Société Libre, il faut des hommes libres et non des soldats, comme l’étaient devenus les esclaves en révolte.


Passons à d’autres révoltes, celles de la fin du Xe siècle de notre ère, au temps des premiers Capétiens, au moment où le jeune Richard venait de succéder à son père dans le duché de Normandie. C’est alors qu’il arriva que les serfs de Normandie eurent conscience de leur malheur. Ils ressentirent presque soudainement toute l’étendue de leur misère, toute la douleur et toute la honte de leur servitude. De plusieurs générations, la souffrance des travailleurs de la terre s’accroissait pour satisfaire aux besoins toujours croissants des seigneurs maîtres de tout. En dehors des guerres qu’ils se faisaient entre eux, les seigneurs jouissaient de tous les biens de la terre, par le travail et par la misère de leurs serfs. De leur côté, les serfs savaient qu’ils n’avaient rien à attendre des seigneurs qu’injures et mauvais traitements, après avoir tout donné de ce que leur travail faisait produire de la terre. Le sort de l’esclave antique était meilleur que celui des serfs sous le joug féodal. Voilà ce que pensaient les serfs de Normandie et de partout… Un jour, on ne sut trop comment, à travers tout le pays souffla un vent de révolte, volant de chaumière en chaumière. Du bocage, de la plaine, serfs ou francs, tous unanimes, éprouvèrent le besoin de s’unir pour changer, coûte que coûte, la vie qu’on leur faisait mener. Par vingt, trente, et par cent, pendant les nuits sombres, loin des routes où passaient les hommes des châteaux, dans les forêts et dans les landes, connues d’eux seuls, ils s’assemblaient. Ils passaient ensemble la revue de leurs souffrances et de leurs misères. Ils exhalaient leurs rancœurs des maux endurés, des châtiments subis et, leur colère s’exaltant, ils se juraient foi réciproque. Ils se juraient que, désormais, par leur volonté, jamais plus ils ne subiraient le joug honteux du servage. Ils ne voulaient plus appartenir aux seigneurs. Ils ne voulaient plus être des serfs. Ils se révoltaient. « Mettons-nous, disaient-ils, en dehors de l’atteinte des seigneurs ; et s’ils nous rencontrent, nous sommes, comme eux, hardis et forts et capables de nous défendre ; nous sommes nombreux, soyons unis ; ils sont guerriers et braves, soyons résolus ; nous avons, comme eux, habileté, courage et force. Armons-nous et ayons du cœur. Munissons-nous d’arcs, de pieux, de haches, d’instruments de travail pouvant être des armes, et, au besoin, ramassons des pierres et combattons pour notre affranchissement. Nous voulons travailler pour nous, pour nos besoins et non pour les seigneurs. »

Dans leurs assemblées nocturnes, les paysans de Normandie renouvelèrent le serment de lutter ensemble, de rester unis. Par les femmes et les enfants des révoltés, ces messagers de confiance, ils firent connaître leurs desseins à ceux de tous les domaines. D’autres serfs vinrent se joindre aux révoltés. Il y eut des assemblées plus nombreuses. Les uns voulaient l’extermination pure et simple des seigneurs. D’autres, plus nombreux, craignant les seigneurs, voulurent que des délégués leur soient envoyés. « Exposons-leur notre misère, peut-être nous donneront-ils quelque légère amélioration. »

Mais les seigneurs avaient peur, c’est pourquoi ils furent cruels. Ce fut l’oncle du duc de Normandie, le comte Raoul d’Ivri, qui reçut les délégués sans les entendre ; un seigneur ne discute pas avec des révoltés. Il les fit arrêter, leur fit couper les mains et les pieds et les renvoya vers leurs compagnons… Ceux-ci, effrayés, terrorisés, n’osèrent plus rien et retournèrent à la charrue. Ainsi prit fin la révolte au pays normand.

En 1382, il y eut la révolte des Maillotins contre les impôts.


Parlons maintenant de cette révolte mieux connue, appelée la Jacquerie. Cette révolte paysanne éclata dans le Beauvaisis, en 1358. Ce fut une lutte terrible contre les seigneurs, causée par les excès et les cruautés de ceux-ci envers les Jacques, surnom donné aux paysans par tous ceux qui profitaient d’eux et s’en moquaient, comme de tous temps les parasites, les malfaisants se sont moqués de ceux qui les entretenaient et ne leur ont réservé que moqueries, injures et mauvais traitements. La révolte des Jacques fut cruellement étouffée dans le sang, et les nobles triomphèrent.

Les vainqueurs ont alors abusé de leur triomphe, et cela jusqu’en 1789.

Alors, il y eut de rudes représailles, et la justice du peuple, formée de groupes de révoltés en furie, déposséda sans ménagement les ci-devant, brûlant châteaux et titres de noblesse, distribuant les terres aux acquéreurs ; enfin, ces révoltes, partout, furent la Révolution elle-même dans son action.


D’autres révoltes – dont on ne peut parler ici – se produisirent au cours des siècles, jusqu’à nos jours. Toujours, ce ne furent que des sursauts de dignité, pour le moins, mais le plus souvent des tentatives d’action directe collective pour arracher aux possédants, aux maîtres, aux exploiteurs des biens détenus par ceux qui ne les produisent pas, des bribes de mieux-être, des atténuations de misère.

Les grèves sont des révoltes de producteurs. Il se pourrait que les grèves généralisées des producteurs, jointes aux révoltes des consommateurs contre les impôts, la vie chère, en jetant la perturbation dans tous les rouages sociaux et en provoquant l’affolement des gouvernants, engendrassent une révolte qui se transformerait subitement en Révolution. Suivant l’orientation prise par l’esprit de révolte, cette Révolution pourrait être celle que nous attendons, que nous espérons, à laquelle de tout cœur nous travaillons : la Révolution sociale.

C’est pourquoi toute révolte nous intéresse, nous captive, nous fait tressaillir d’espoir en l’avènement possible de la liberté. — Georges Yvetot.