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Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 8

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade IV, livre viii :
De la Descente de l’âme dans le corps | Notes


LIVRE HUITIÈME.
DE LA DESCENTE DE L’ÂME DANS LE CORPS[1].

I. Souvent, m’éveillant du sommeil du corps pour revenir à moi, et détournant mon attention des choses extérieures pour la concentrer en moi-même, j’y aperçois une admirable beauté, et je reconnais que j’ai une noble condition : car je vis alors d’une vie excellente, je m’identifie avec Dieu, et, édifié en lui, j’arrive à cet acte qui m’élève au-dessus de tout intelligible. Mais si, après m’être ainsi reposé au sein de la Divinité, je redescends de l’intelligence à l’exercice du raisonnement, je me demande comment je puis ainsi m’abaisser actuellement, et comment mon âme a pu jadis entrer dans un corps, puisque, quoiqu’elle soit actuellement dans le corps, elle possède encore en elle-même toute la perfection que j’y découvre[2].

Héraclite, qui nous recommande de faire cette recherche, admet qu’il y a des changements nécessaires des contraires les uns dans les autres, parle d’ascension et de descente, dit que c’est un repos de changer, une fatigue de faire toujours les mêmes travaux et d’obéir[3] : il nous réduit ainsi à des conjectures, faute de s’expliquer clairement, et il nous oblige de chercher comment il est arrivé lui-même à découvrir ce qu’il avance.

Empédocle enseigne que c’est une loi pour les âmes qui ont péché de tomber ici-bas, que lui-même, s’étant éloigné de Dieu, est venu sur la terre pour y être l’esclave de la Discorde furieuse[4]. Il s’est contenté, je crois, de dévoiler les idées que Pythagore et ses sectateurs exprimaient en général par des symboles sur ce sujet et sur beaucoup d’autres. Empédocle est d’ailleurs obscur parce qu’il emploie le langage de la poésie.

Reste le divin Platon, qui a dit tant de belles choses sur l’âme. Il a dans ses dialogues souvent parlé de la descente de l’âme dans le corps, en sorte que nous avons le droit d’espérer de lui quelque éclaircissement. Que dit-il donc ? Il n’est point partout assez d’accord avec lui-même pour qu’on puisse aisément saisir sa pensée. En général, il rabaisse les choses sensibles, déplore le commerce de l’âme avec le corps, affirme qu’elle y est enchaînée, qu’elle s’y trouve ensevelie comme dans un tombeau[5] ; il attache beaucoup d’importance à cette maxime enseignée dans les mystères que l’âme est ici-bas comme dans une prison[6]. Ce que Platon appelle la caverne[7], et Empédocle l’autre, c’est, je crois, le monde sensible[8] ; briser ses chaînes et sortir de la caverne, c’est, pour l’âme, s’élever au monde intelligible. Dans le Phèdre, Platon affirme que la cause de la chute de l’âme, c’est la perte de ses ailes, qu’après être remontée là-haut, elle est ramenée ici-bas par les périodes [de l’univers], qu’il y a des âmes envoyées sur la terre par les jugements, les sorts, les conditions, la nécessité ; en même temps, il blâme la descente de l’âme dans le corps[9]. Mais, dans le Timée, en parlant de l’univers, il loue le monde et l’appelle un dieu bienheureux[10] ; il dit que le Démiurge, étant bon, lui a donné une âme pour le rendre intelligent, parce que, sans âme, l’univers n’aurait pu être intelligent comme il devait l’être[11]. Donc, si l’Âme universelle a été introduite par Dieu dans le monde, si chacune de nos âmes y a été également envoyée, c’était pour qu’il fût parfait : car il fallait que le monde sensible contînt des espèces d’animaux semblables et en pareil nombre à celles que contient le monde intelligible[12].

II. Ainsi, en interrogeant Platon sur notre âme, nous sommes amenés à rechercher en général comment l’âme a été conduite par sa nature à entrer en commerce avec le corps. Nous arrivons par là à nous poser les questions suivantes : Quelle est la nature du monde où l’âme vit ainsi, soit par sa volonté, soit par nécessité, soit de quelque autre manière ? Le Démiurge [qui est l’Âme universelle] agit-il sans rencontrer d’obstacle, ou en est-il de lui comme de nos âmes ?

D’abord, nos âmes, chargées d’administrer des corps moins parfaits que le monde, devaient y pénétrer profondément pour les maîtriser, parce que les éléments de ces corps tendent à se diviser et à revenir à la place qui leur est propre, tandis que, dans l’univers, toutes choses sont naturellement établies à leur place[13]. En outre, nos corps exigent une prévoyance active et vigilante, parce qu’ils sont exposés à mille accidents par les objets qui les entourent, qu’ils ont toujours une foule de besoins, qu’ils réclament une protection continuelle contre les dangers qui les menacent[14]. Mais le corps du monde est parfait et complet : il se suffit à lui-même, il n’a rien à souffrir de contraire à sa nature ; par conséquent, il n’a besoin de recevoir de l’Âme universelle qu’un simple ordre, pour ainsi dire : aussi celle-ci peut-elle rester dans la disposition que sa nature la porte à vouloir conserver, demeurer impassible, n’éprouver aucun besoin. C’est pourquoi Platon dit que, lorsque notre âme vit avec cette Âme parfaite, elle devient elle-même parfaite, plane dans la région éthérée et gouverne le monde entier[15]. Tant que notre âme ne s’éloigne pas de cette Âme pour entrer dans un corps et appartenir à un individu, elle administre facilement le monde, conjointement avec l’Âme universelle et de la même manière. Ce n’est donc pas absolument un mal pour l’âme de communiquer au corps l’être et la perfection, parce que les soins providentiels accordés à une nature inférieure n’empêchent pas celui qui les accorde de rester lui-même dans l’état de perfection.

Il y a en effet dans l’univers deux espèces de Providence [l’une universelle, l’autre particulière[16]] : la première, sans s’inquiéter des détails, règle tout comme il convient à une puissance royale ; la seconde, opérant en quelque sorte comme un manœuvre (αὐτουργῷ τινι ποιήσει) abaisse sa puissance créatrice jusqu’à la nature inférieure des créatures en se mettant en contact avec elles[17]. Or, comme c’est de la première manière que l’Âme divine[18] administre toujours tout l’univers, en le dominant par sa supériorité, et en envoyant en lui sa dernière puissance [la Nature], on ne saurait accuser Dieu d’avoir donné à l’Âme universelle une mauvaise place : en effet, celle-ci n’a jamais été privée de sa puissance naturelle ; elle la possède et elle la possédera toujours (parce que cette puissance n’est point contraire à son essence) ; elle la possède, dis-je, de toute éternité et sans aucune interruption.

Platon dit encore que les âmes des astres sont toujours avec leurs corps dans le même rapport que l’Âme universelle avec l’univers[19] (car il fait participer les astres aux mouvements de l’Âme universelle) ; il accorde ainsi à ces âmes la félicité qui leur convient. En effet, on blâme ordinairement le commerce de l’âme avec le corps pour deux motifs : d’abord, parce qu’il empêche l’âme de s’occuper des conceptions de l’intelligence ; ensuite, parce qu’il l’expose à des sensations agréables ou pénibles et qu’il la remplit de désirs. Or, aucune de ces deux choses n’arrive à l’âme qui n’est pas entrée dans un corps et qui n’en dépend pas, qui n’appartient pas à tel individu : alors, au contraire elle possède le corps de l’univers, qui n’a nul défaut, nul besoin, qui ne peut lui causer ni craintes ni désirs, parce qu’elle n’a rien à redouter pour lui. Ainsi, jamais aucun souci ne la force de s’abaisser aux objets terrestres, de se détourner de son heureuse et sublime contemplation : tout entière aux choses divines, elle gouverne le monde par une seule puissance, dont l’exercice n’entraîne aucune sollicitude[20].

III. Passons maintenant à l’âme humaine qui, dit-on[21], endure mille maux dans le corps, y mène une vie misérable, en proie aux chagrins, aux désirs, aux craintes, à toute espèce de souffrances, pour qui le corps est un tombeau, et le monde sensible une caverne, un antre. Cette différence d’opinions au sujet de l’Âme universelle et de l’âme humaine n’a rien qui soit contradictoire, parce que ces deux âmes n’ont pas les mêmes raisons de descendre dans un corps. D’abord, le lieu de la pensée (τῆς νοήσεως τὸπος), que nous appelons le monde intelligible[22], contient non-seulement l’Intelligence universelle tout entière, mais encore les puissances intellectuelles et les intelligences particulières comprises dans l’Intelligence universelle, puisqu’il n’y a pas seulement une Intelligence une, mais à la fois une Intelligence une et une pluralité d’intelligences (εἶς ϰαὶ πολλοί) ; par suite il devait y avoir également une Âme une et une pluralité d’âmes, et il fallait que de l’Âme qui est une naquit la pluralité des âmes particulières et différentes, comme d’un seul et même genre proviennent des espèces qui sont les unes supérieures, les autres inférieures, les unes plus intellectuelles et les autres moins intellectuelles[23]. En effet, dans le monde intelligible, d’un côté il y a l’Intelligence universelle] qui, semblable à un grand animal, contient en puissance les autres intelligences ; d’un autre côté, les intelligences particulières, qui ont chacune en acte ce que la première contient en puissance[24]. Supposons une cité vivante qui renferme d’autres cités également vivantes : l’Âme de la cité universelle serait plus parfaite et plus puissante ; rien cependant n’empêcherait les âmes des autres cités d’être de la même nature. De même encore, dans le feu universel, il y a d’un côté un grand feu, et d’un autre côté de petits feux, tandis que l’essence universelle est l’essence du feu universel, ou plutôt est la source de laquelle procède l’essence du feu universel.

La fonction de l’âme raisonnable est de penser, mais elle ne se borne pas à penser. Sans cela, en quoi l’âme différerait-elle de l’Intelligence ? Au caractère d’être intellectuelle, l’âme joint un autre caractère, dans lequel consiste sa nature propre, et en vertu duquel elle ne reste pas simple intelligence : elle a sa fonction propre, comme tout être. En élevant ses regards sur ce qui lui est supérieur, elle pense ; en les reportant sur elle-même, elle se conserve ; en les abaissant sur ce qui lui est inférieur, elle l’orne, l’administre, le gouverne. Il ne fallait pas que toutes choses restassent en repos dans le monde intelligible, puisqu’il pouvait en sortir successivement une série variée d’êtres, qui sans doute sont moins parfaits que ce qui les précède, mais qui néanmoins existent nécessairement tant que dure le principe dont ils procèdent[25].

IV. Les âmes particulières qui aspirent au monde intelligible dans leur conversion[26] vers le principe dont elles procèdent, et qui exercent aussi le pouvoir qu’elles ont sur les choses inférieures (comme la lumière, tout en restant là-haut suspendue au soleil, ne refuse pas d’envoyer ses rayons ici-bas), ces âmes, dis-je, doivent rester à l’abri de toute souffrance tant qu’elles demeurent dans le monde intelligible conjointement avec l’Âme universelle ; elles doivent en outre partager avec elle dans le ciel l’administration du monde, semblables à des rois qui, collègues du grand Roi de l’univers, partageraient avec lui le gouvernement, sans descendre eux-mêmes de leurs trônes, sans cesser d’occuper une place aussi élevée que lui. Mais, quand elles passent de cet état dans lequel elles vivent avec l’Âme universelle à une existence particulière et indépendante, qu’elles semblent fatiguées de demeurer avec une autre, alors elles reviennent chacune à ce qui leur appartient en propre[27]. Or. quand une âme fait cela longtemps, quand elle s’éloigne de l’Âme universelle et qu’elle s’en distingue, quand elle cesse de tenir ses regards tournés vers le monde intelligible, alors, s’isolant dans son existence particulière, elle s’affaiblit et se trouve accablée d’une foule de soins, parce qu’elle porte sa vue sur quelque chose de particulier[28]. S’étant donc séparée de l’Âme universelle ainsi que des autres âmes qui restent unies à celle-ci, s’étant attachée à un corps individuel, et concentrant son attention uniquement sur cet objet, qui est soumis à l’action destructive de tous les autres êtres, elle cesse de gouverner le Tout pour administrer avec sollicitude une partie, dont le soin l’oblige à s’occuper et à se mêler des choses extérieures, à n’être pas seulement présente dans le corps, mais encore à y pénétrer profondément.

Alors, comme on le dit, elle a perdu ses ailes, elle est enchaînée dans les liens du corps[29], parce qu’elle a renoncé à l’existence calme dont elle jouissait en partageant avec l’Âme universelle l’administration du monde : car elle menait une vie bien meilleure quand elle était là-haut. L’âme tombée est donc enchaînée, emprisonnée, obligée d’avoir recours aux sens parce qu’elle ne peut d’abord faire usage de l’intelligence ; elle est ensevelie, comme on le dit, dans un tombeau, dans une caverne[30]. Mais, par sa conversion vers la pensée, elle brise ses chaînes, elle remonte aux régions supérieures, quand elle part des données de la réminiscence pour s’élever à la contemplation des essences[31] : car elle garde toujours, même après sa chute, quelque chose de supérieur au corps.

Les âmes ont ainsi une double vie, puisqu’elles vivent tour à tour dans le monde intelligible et dans le monde sensible, plus longtemps dans le monde intelligible quand elles peuvent rester unies à l’Intelligence suprême d’une manière durable, plus longtemps ici-bas, quand leur nature ou quand le sort leur impose une destinée contraire. C’est là le sens caché qu’ont les paroles de Platon, quand il dit que Dieu divise les semences des âmes formées par un second mélange dans le cratère, et qu’il en fait des parties ; il ajoute qu’elles doivent nécessairement tomber dans la génération après avoir été partagées en nombre déterminé[32]. Si Platon dit encore que Dieu a semé les âmes [dans les astres], il faut prendre cette expression dans un sens figuré, ainsi que l’allocution qu’il lui fait adresser aux autres dieux[33]. Car, pour traiter des choses contenues dans l’univers, on est obligé de les supposer engendrées et produites, parce qu’on ne peut énoncer et décrire que successivement ce qui est éternellement engendré et qui existe éternellement dans son état actuel[34].

V. On peut donc, sans se contredire, soutenir également, soit [comme le fait Platon[35]] que les âmes sont semées dans la génération, qu’elles descendent ici-bas pour la perfection de l’univers, soit qu’elles sont renfermées dans une caverne par suite d’une punition divine, que leur chute est à la fois un effet de leur volonté et de la nécessité (car la nécessité n’exclut pas la volonté), qu’elles sont dans le mal tant qu’elles sont dans des corps ; soit, comme le fait Empédocle, qu’elles se sont éloignées de Dieu et égarées, qu’elles ont commis une faute qu’elles expient ; soit, comme le fait Héraclite, que le repos consiste dans la fuite[36], que la descente des âmes n’est ni tout à fait volontaire, ni tout à fait involontaire. En effet, ce n’est jamais volontairement qu’un être déchoit ; mais, comme c’est par son mouvement propre qu’il s’abaisse aux choses inférieures et qu’il arrive à une condition moins heureuse, on dit qu’il porte la peine de sa conduite. D’ailleurs, comme c’est par une loi éternelle de la nature que cet être agit et pâtit de cette manière, on peut, sans se contredire ni s’éloigner de la vérité, avancer que l’être qui descend de son rang pour assister une chose inférieure est envoyé par Dieu[37]. On peut en effet rapporter au principe d’un être sa partie inférieure elle-même, malgré le nombre des parties intermédiaires [qui la séparent du principe][38].

Il y a ici pour l’âme deux fautes possibles : la première consiste dans le motif qui la détermine à descendre ; la seconde, dans le mal qu’elle commet quand elle est descendue ici-bas. La première faute est expiée par l’état même où s’est trouvée l’âme en descendant ici-bas. La punition de la seconde faute, quand elle est légère, c’est de passer dans d’autres corps plus ou moins promptement d’après le jugement porté sur ce qu’elle mérite (on dit jugement, pour montrer que c’est la conséquence de la loi divine) ; mais, quand l’âme a une perversité qui dépasse toute mesure, elle subit, sous la garde des démons préposés à son châtiment, les peines sévères qu’elle a encourues.

Ainsi, quoique l’âme ait une essence divine, qu’elle soit originaire du monde intelligible, elle entre dans un corps. Étant un dieu inférieur, elle descend ici-bas par une inclination volontaire, dans le but de développer sa puissance et d’orner ce qui est au-dessous d’elle. Si elle fuit promptement d’ici-bas, elle n’a pas à regretter d’avoir pris connaissance du mal et de savoir quelle est la nature du vice [sans s’y être livrée], ni d’avoir eu l’occasion de manifester ses facultés et de faire voir ses actes et ses œuvres. En effet, les facultés de l’âme seraient inutiles si elles sommeillaient toujours dans l’essence incorporelle sans passer à l’acte. L’âme ignorerait elle-même ce qu’elle possède si ses facultés ne se manifestaient pas par la procession : car c’est l’acte qui partout manifeste la puissance ; celle-ci, sans cela, serait complètement cachée et obscure, ou plutôt elle n’existerait pas véritablement et ne posséderait pas de réalité. C’est la variété des effets sensibles qui fait admirer la grandeur du principe intelligible, dont la nature se fait ainsi connaître par la beauté de ses œuvres.

VI. L’Un ne devait pas exister seul : car, si l’Un demeurait renfermé en lui-même, toutes choses resteraient cachées dans l’Un sans avoir de forme, et nul des êtres ne posséderait l’existence ; par conséquent, la pluralité même constituée par les êtres nés de l’Un n’existerait pas, si de ces êtres ne sortaient par voie de procession (πρόοδος) les natures inférieures, destinées par leur rang à être des âmes ; de même, il fallait que les âmes n’existassent pas seulement, mais encore qu’elles révélassent ce qu’elles étaient capables d’engendrer. En effet, il est naturel à chaque essence de produire quelque chose au-dessous d’elle, de le tirer d’elle-même par un développement semblable à celui d’une semence, développement dans lequel un principe indivisible procède à la production d’un objet sensible, et où ce qui précède demeure à sa propre place en même temps qu’il engendre ce qui suit par un pouvoir ineffable, essentiel aux natures intelligibles[39]. Or, comme ce pouvoir ne devait pas être arrêté ni circonscrit dans son action par jalousie[40], il fallait qu’il y eût une procession continue (χωρεῖν ἀεί), jusqu’à ce que, de degré en degré, toutes choses fussent descendues jusqu’aux dernières limites du possible[41] : car c’est le caractère d’une puissance inépuisable de communiquer ses dons à toutes choses, de ne pas souffrir qu’aucune d’elles en soit déshéritée, puisqu’il n’y a rien qui empêche chacune d’elles de participer à la nature du Bien dans la mesure où elle en est capable. La matière ayant existé éternellement, il était impossible que, des qu’elle existait, elle ne participât pas à ce qui communique le bien à toutes les choses dans la mesure où elles sont capables de le recevoir [c’est-à-dire à la forme[42]]. Si la génération de la matière a été la conséquence nécessaire de principes antérieurs, il ne fallait cependant pas qu’elle fût totalement privée du bien par l’impuissance où elle se trouvait primitivement, quand la cause qui lui a communiqué gratuitement l’être demeurait renfermée en elle-même.

Ainsi, c’est la beauté des choses sensibles qui révèle l’excellence, la puissance et la bonté des essences intelligibles, et il y a une connexion éternelle entre les essences intelligibles, qui existent par elles-mêmes, et les choses sensibles, qui en tiennent éternellement l’être par participation et qui imitent la nature intelligible autant qu’elles le peuvent.

VII. Comme il y a deux essences, l’une intelligible, l’autre sensible[43], il est préférable pour l’âme de vivre dans le monde intelligible ; il est néanmoins nécessaire, par suite de sa nature, qu’elle participe aussi aux choses sensibles[44]. Elle ne doit donc pas s’indigner de n’être pas le meilleur des êtres, puisqu’elle n’occupe qu’un rang intermédiaire[45]. En effet, si, d’un côté, elle est de condition divine, d’un autre côté elle se trouve placée aux limites du monde intelligible, à cause de son affinité pour la nature sensible : elle fait participer cette nature à ses puissances, et elle en reçoit elle-même quelque chose, quand, au lieu d’administrer le corps sans compromettre sa propre sécurité, elle se laisse entraîner par son inclination à entrer profondément en lui, parce qu’elle renonce à demeurer unie tout entière à l’Âme universelle. D’ailleurs, elle peut s’élever au-dessus du corps après avoir, par l’expérience des choses qu’elle a vues et souffertes ici-bas, appris à sentir combien on est heureux d’habiter là-haut, et après avoir, par la comparaison des contraires, apprécié le véritable bien. En effet, la connaissance du bien devient plus claire par l’expérience du mal, chez les âmes surtout qui ne sont pas assez fortes pour connaître le mal avant de l’avoir éprouvé[46].

La procession de l’intelligence (ἡ νοερὰ διέξοδος) consiste à descendre aux choses qui occupent le dernier rang et qui ont une nature inférieure[47] : car l’intelligence ne saurait s’élever à la nature supérieure ; mais, obligée d’agir hors d’elle, et ne pouvant demeurer renfermée en elle-même, elle doit, par une nécessité et une loi de sa nature, s’avancer jusqu’à l’âme à laquelle elle s’arrête, puis, après s’être ainsi communiquée à ce qui la suit immédiatement, remonter au monde intelligible. De même, l’âme a une double action dans son double rapport avec ce qui lui est inférieur et avec ce qui lui est supérieur : par la première action, elle administre le corps auquel elle est unie ; par la seconde, elle contemple les essences intelligibles. Ces alternatives s’accomplissent pour les âmes particulières avec le cours du temps, et il s’opère enfin une conversion qui les ramène des natures inférieures aux natures supérieures[48].

Quant à l’Âme universelle, comme elle n’a pas à s’occuper de fonctions pénibles, qu’elle demeure hors de l’atteinte des maux, elle considère ce qui est au-dessous d’elle d’une manière purement contemplative, et en même temps elle reste suspendue à ce qui est au-dessus d’elle ; elle peut donc tout à la fois recevoir d’un côté et donner de l’autre, puisque sa nature lui commande de se mettre en contact même avec les choses de l’ordre sensible[49].

VIII. S’il convient que je déclare ici nettement ce qui me paraît vrai, dussé-je me mettre en contradiction avec l’opinion générale, je dirai que notre âme n’entre pas tout entière dans le corps[50] : par sa partie supérieure, elle reste toujours unie au monde intelligible, comme, par sa partie inférieure, elle l’est au monde sensible. Si cette partie inférieure domine, ou plutôt, si elle est dominée et troublée, elle ne nous permet pas d’avoir le sentiment de ce que contemple la partie supérieure de l’âme. En effet, ce qui est pensé n’arrive à notre connaissance qu’à la condition de descendre jusqu’à nous et d’être senti. En général, nous ne connaissons tout ce qui se passe dans chaque partie de l’âme que lorsque cela est senti par l’âme entière : par exemple, la concupiscence, qui est l’acte de l’appétit concupiscible, ne nous est connue que lorsque nous la percevons par le sens intérieur (τῇ αἰσθητιϰῇ ἔνδον δυνάμει)[51], ou par la raison discursive (τῇ διανοηητιϰῇ), ou par toutes les deux à la fois. Toute âme à une partie inférieure tournée vers le corps, et une partie supérieure tournée vers l’Intelligence divine. L’Âme universelle administre l’univers par sa partie inférieure sans aucune espèce de peine, parce qu’elle gouverne son corps non par raisonnement, comme nous, mais par intelligence, par conséquent d’une tout autre manière que celle dont procède l’art. Quant aux âmes particulières, qui administrent chacune une partie de l’univers [c’est-à-dire le corps auquel chacune est unie], elles ont aussi une partie qui s’élève au-dessus du corps ; mais elles sont distraites de la pensée par la sensation et par la perception d’une foule de choses qui sont contraires à la nature, qui viennent les troubler et les affliger. En effet, le corps dont elles prennent soin, ne constituant qu’une partie de l’univers, étant d’ailleurs incomplet et se trouvant entouré d’objets extérieurs, a mille besoins, désire la volupté et est trompé par elle. La partie supérieure de l’âme est au contraire insensible à l’attrait de ces plaisirs passagers et mène une vie uniforme[52].

  1. La question de la Descente de l’âme dans le corps est aussi traitée ci-dessus dans le livre iii, § 9-17, p. 282-298. Pour les autres Remarques générales, Voy. les Éclaircissements à la fin du volume.
  2. Toute la fin du § 1, c’est-à-dire toute la partie historique, est commentée par Énée de Gaza dans un morceau très-important de son Théophraste. Voyez dans l’Appendice de ce volume, p. 673-675, la traduction de ce morceau, qu’il est indispensable de rapprocher du texte très-concis de Plotin pour bien saisir le sens de ce dernier.
  3. Creuzer propose de lire ἄγχεσθαι au lieu de ἄρχεσθαι. Nous ne saurions adopter cette conjecture : car la paraphrase qu’Énée de Gaza fait de cette citation montre qu’il a lu ἄρχεσθαι dans le texte de Plotin. Voy. ci-après, p. 673.
  4. Plotin revient sur cette citation dans le § 5. Voy. encore ci-après, p. 649, le passage dans lequel Jamblique énumère les opinions des anciens philosophes sur la Descente de l’âme dans le corps.
  5. Voy. Platon, Cratyle, p. 400. Tout ce que Plotin dit ici de Platon est cité et commenté par le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 318.
  6. Voy. Platon, Phédon, p. 62.
  7. Voy. Platon, République, liv. VII. p. 514.
  8. Porphyre dit à ce sujet, dans son traité de l’Antre des Nymphes (§ 8) : « C’est pour cela sans doute que les Pythagoriciens, et, après eux, Platon ont appelé le monde un antre et une caverne. Chez Empédocle, en effet, les puissances qui guident les âmes s’expriment ainsi : Nous sommes arrivées dans cet antre obscur. »
  9. Voy. Platon, Phèdre, p. 246 et suiv.
  10. Voy. Platon, Timée, p. 34.
  11. Ibid., p. 30.
  12. Voy. ci-dessus, p. 238, note 2.
  13. Voy. ci-dessus, p. 283-289.
  14. Voy. ci-dessus, p. 297-298.
  15. Voy. le passage de Platon cité ci-dessus, p. 89, note 2.
  16. La première espèce de Providence appartient à la Puissance principale de l’Âme universelle ; la seconde, à la Puissance naturelle et végétative. Voy. ci-dessus, p. 20 et p. 349, note 1.
  17. La Nature se met en contact avec les créatures, parce que sa fonction est de façonner les êtres par les raisons séminales, d’imprimer des formes à la matière. Voy. ci-dessus, p. 349.
  18. L’Âme divine est la Puissance principale de l’Âme universelle. Voy. t. I, p. 193. note 1.
  19. « Il divisa tout le mélange en un nombre d’âmes égal à celui des astres, et, en donnant une la chaque astre afin qu’elle fût portée par lui comme dans un char, il fit ainsi connaître à ces âmes la nature de l’univers, etc. » (Platon, Timée, p. 42 ; trad. de M. H. Martin, p. 113.)
  20. Ce passage est cité par le P. Thomassin, qui le commente en ces termes : « Longe aliter ergo corpori imperat anima vel universi, vel quæcunque illius quasi collega, necdum insano sui et particularis boni amore dementata, necdum a communibus et ab universali providentia ad privata et ad partis alicujus anxias curas ablegata. Ligat enim sibi corpus, non se illi ; in illud agit, nihil ab illo patitur, etc. » (Dogmata theologica, t. I, p. 329.)
  21. Voy. ci-dessus, § 1, p. 478.
  22. Voy. ci-dessus, p. 260.
  23. « Les âmes particulières ne sont pas dans l’Âme universelle comme des corps, c’est-à-dire comme des substances réellement différentes ; ce sont des actes divers de l’Âme universelle. En effet, la puissance de l’Âme universelle est infinie, et tout ce qui participe à elle est âme ; toutes les âmes forment l’Âme universelle, et cependant l’Âme universelle existe indépendamment de toutes les âmes particulières. De même qu’on n’arrive point à l’incorporel en divisant les corps à l’infini, parce que cette division ne les modifie que sous le rapport du volume ; de même, en divisant à l’infini l’Âme, qui est l’Espèce vivante, on n’arrive qu’à des espèces : car l’Âme contient des différences spécifiques, et elle existe tout entière avec elles aussi bien que sans elles. » (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXIX ; t. I, p. LXXX.)
  24. « La substance intellectuelle est composée de par des semblables, de telle sorte que les essences existent à la fois dans l’Intelligence particulière et dans l’Intelligence universelle. Mais, dans l’Intelligence universelle, les essences particulières elles-mêmes sont conçues universellement ; dans l’intelligence particulière, les essences universelles sont conçues particulièrement, aussi bien que les essences particulières » (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXIV ; t. I, p. LXXIV.)
  25. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXIX ; t. I, p. LXIX.
  26. Voy. ci-dessus, p. 276, 279. Voy. aussi les Éclaircissements du tome I, p. 348.
  27. « L’âme particulière, qui incline vers la matière, est liée à la matière par la forme que sa disposition lui a fait choisir ; mais elle conserve les puissances de l’Âme universelle, et elle s’y unit quand elle se détourne du corps pour se concentrer en elle-même. (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, XXXIX ; t. I, p. LXXXI.)
  28. Ce passage est cité par le P. Thomassin, qui le commente en ces termes : « Nihil aptius, nihil luculentius dici potuit ad declarandum totum animarum circa corpora statum. Ad ea enim naturæ sponte descendant, quia animæ sunt, non meræ mentes ; aptæque non tantum vivere, sed vivificare, non tantum superne ideis rigari, sed et interne eas irrigare, non tantum speculari exemplaria, sed imitari. At ubi in ordine stant, ad cœlestia seu purissima et prope spiritualisa veniunt corpora, ut pote omnium prima, et vitæ proxima, et vivificari dignissima ; et in omnia corpora summum obtinent principat, universalemque eorum dominationem et providentiam exercent, imperatoria plane potestate summaque facilitate infima dispensantes, de summorum intuitu nihil relaxantes. Ubi vero, privato sui amore, et insana superbia, propriæque libertatis libidine, privata communibus anteponunt, et, universalis dominationis collegium fastidientes, privatim dominari malunt, solæque in parte quam cum universi principe in universe regnare eligunt ; tum sane partium incommoda persentiscunt. Partes enim semper egenæ et imbecillæ, truncæque et ægræ, et crebris offensionibus obnoxiæ discordesque. His ergo dispendiis implicatur anima ; his ruinis ut occurrat anxiatur, discerpitur ; corpus que fluxum ut sistat, ægrum ut foveat, altissime illi immergitur, et ita ipsa demergitur ut caput exerere jam et ad summa respirare haud amplius possit. Longa hæc est injuria, longæ ambages, ex quibus anima fractis alis præcipitatur ; eadem autem retro relegens vestigia, alas recipit, et a parte ad totum revolat, et postliminio sese in primævam integritatem revocat, contemplandi summa, regendi ima. » (Dogmata theologica, t. I, p. 330.) Voy. encore ci-dessus, p. 275.
  29. Voy. ci-dessus, p. 479.
  30. Voy. ci-dessus, p.478.
  31. Voy. Platon, Phèdre, p. 249, et Phédon, p. 72.
  32. Voy. le passage du Timée cité dans les Éclaircissements de notre tome I, p. 469.
  33. Voy. ibid.
  34. Voy. ci-dessus, p. 121 et 283, note 2. Proclus cite en ces termes l’opinion de Plotin : « Plotin et ses successeurs, Porphyre et Jamblique, soutiennent que, si, dans le Timée, Platon affirme que le monde a été engendré, cela revient à dire qu’il est engendré par une autre essence. » (Commentaire sur le Timée, p. 85.)
  35. Plotin reprend ici toutes les citations qu’il a déjà faites ci-dessus dans le § 1, p. 477-479.
  36. ανάπαυλα ἐν τῇ φυγῇ c’est-à-dire, le repos consiste à fuir du ciel et descendre ici-bas. Voy. ci-après, p. 675.
  37. Voy. ci-dessus, p. 290-292.
  38. Pour le sens de cette phrase, Voy. le tome I, p. 262, note 2.
  39. « Dans la vie des êtres incorporels, la procession (πρόοδος) s’opère de telle sorte que le principe supérieur demeure ferme et inébranlable dans sa nature, qu’il donne de son être à qui est au-dessous de lui, sans rien perdre et sans changer en rien. Ainsi, là, ce qui reçoit l’être ne reçoit pas l’être avec une corruption ou un changement ; il n’est pas engendré comme la génération [l’être sensible], qui participe de la corruption et du changement. Il est donc non-engendré et incorruptible parce qu’il est produit sans génération ni corruption. (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXVII ; t. I, p. LXVIII.)
  40. Voy. ci-après, p. 511.
  41. Voy. t. I, p. 129, note.
  42. Voy. t. I, p. 199.
  43. Voy. le passage du Timée cité ci-dessus, p. 260, note 1. Après avoir commenté ce passage de Platon, Proclus cite Plotin en ces termes : « Ceux qui expliquent d’une manière plus philosophique les paroles de Platon disent, comme le fait Plotin, que l’âme raisonnable tient le milieu entre l’intelligence et la sensibilité, la première étant absolument indivisible, et la seconde étant divisible dans les corps. » (Commentaire sur le Timée, p. 187.)
  44. Voy. ci-dessus le livre VI, § 3, p. 429.
  45. Voy. ci-dessus, p. 41, note 1.
  46. Voy. ci-dessus, p. 488.
  47. Voy. ci-dessus. p. 299-300.
  48. Voy. le passage de Porphyre cité ci-après, p. 608.
  49. Voy. t. I, p. 262-263.
  50. Cette opinion a été suivie par Damascius (Comm. sur Le Parménide, f. 308), et combattue par Jamblique, Proclus, Simplicius, Priscien. Voy. ci-après, p. 630, note 6 ; p. 631, note 6 ; p. 667, note.
  51. Voy. ci-après, p. 664, § XX.
  52. Ce passage est cité par le P. Thomassin qui le commente en ces termes : « Observat denique idem Plotinus, etsi omnes Deum, et æterna et intelligibilia spectamina, et seipsos æternis concertos et immorales intelligent aliquatenus, et subobscure saltem ; plerosque tamen id inficiari, vel ignorantes, vel dissimulantes, ob sensibilium amorem, ob incogitantiam, ob familiaritatem. Nam amore tanquam visco sic rebus infimis, sic externis agglutinatur animus ut inde revellere se non possit ad intima sua et summa, id est ad seipsum et Deum accuratius considerandum. Rursus multa novit animus quæ non advertit se nosse ; multa novit, etsi non semper cogitet ; se esse, se vivere et moveri semper intelligit, etsi non semper cogitet ; ita æternis se formis regulisque irradiari in judicando, regi in agendo intelligit, etsi non cogitet ; iis se connexum esse et consanguine, ac proinde de æternorum ac immortalium genere se esse intelligit, etsi non cogitet : incogitantia ergo hæc est, non ignorantia, etc. » (Dogmata theologica, t. I, p. 21.)