Aller au contenu

Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. Pierre Quillard

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 340-345).


M. PIERRE QUILLARD


M. Pierre Quillard est, avec MM. Henri de Régnier et Collière, l’âme d’un groupe de poètes qui, loin de tout fracas, continuent la tradition d’une vie très noble, très calme, comme s’ils étaient convaincus qu’elle est la formelle condition des hauts soucis d’art qui sont toute leur vie.

M. Pierre Quillard est l’auteur de La Gloire du Verbe et de La Fille aux mains coupées. M. Catulle Mendès me disait l’autre jour de lui : « Quillard a un grand sentiment du lointain, du mystère. La Fille aux mains coupées est une très étrange et très suggestive œuvre. » M. José-Maria de Hérédia et M. Sully-Prudhomme m’en ont parlé dans des termes analogues. Il a été, en outre, l’ami, le confident intime d’Ephraïm Mikhaël, cet admirable poète mort si jeune quand il touchait déjà à la gloire. Il me le fallait donc consulter ici.

— L’école symboliste ! me dit M. Pierre Quillard en commençant. Mais vous savez bien qu’il n’y a pas d’école symboliste, et que, sous ce nom, on a réuni, bien arbitrairement, des poètes du plus réel talent et de purs imbéciles. Ne parlons pas des imbéciles pour ne faire de peine à personne ; mais, même parmi les gens de talent, les différences de composition, de langue, de rhythme — avec deux h ! — apparaîtraient, s’ils se voulaient donner la peine de quelque attention, au plus stupide et au plus malveillant des critiques, et certes !… Henri de Régnier, en qui je salue parmi ceux de notre âge le plus noble et le plus admirable des poètes — oui, le plus admirable — dans ses Poèmes anciens et romanesques, d’or mourant et de pourpre violette, comme les toiles de Puvis de Chavannes ; F. Vielé-Griffin, qui unit dans Joies l’âme du plus subtil artiste à la simplicité des chansons populaires ; Stuart Merril, amoureux des gemmes et des métaux rares ; Marcel Collière, qui célèbre la Mort de l’espoir ; A.-F. Hérold, qui se complaît aux peintures de vitrail ; Jean Moréas, troubadour et rhapsode, et Saint-Pol-Roux, visionnaire d’images violentes et tumultueuses — et tant d’autres — n’ont-ils pas tous leur autonomie et leur caractère propre ? Être d’une école, c’est se nier toute originalité, n’être pas un poète ! Celui d’entre nous, qui s’en est allé trop tôt, hélas ! mais en laissant une œuvre d’absolue perfection, Ephraïm Mikhaël, souriait doucement quand il entendait prononcer les paroles soi-disant magiques de « symbolisme » ou de « décadence ». Cependant nul n’a créé, pour dire son rêve, de plus beaux symboles et qui expriment mieux l’incurable tristesse de vivre : la Dame en Deuil, le Mage, Florimond, l’Hiérodoule, et cet aveu mélancolique : À celle qui aima le cloître :

Peut-être expions-nous l’ivresse merveilleuse

D’avoir rêvé jadis à des pays meilleurs ;
Nous sommes les amants tristes parmi les fleurs

Et même le bonheur ne te fait pas joyeuse.

Il n’était d’aucune école, mais il proclamait — et c’est là ce qui distingue de ceux qui les précédèrent les écrivains symbolistes et le très humble poète qui vous parle — la nécessité du mystère, et voulait par la richesse et la nouveauté des images et des analogies lointaines suggérer aux âmes de bonne volonté tous les rêves et toute la compréhension de l’invisible dont elles sont capables…

J’objectai :

— Tout le monde n’est pas d’accord là-dessus…

— Certes, dit-il, les naturalistes à ce mot de mystère haussent les épaules et déclarent avec mépris : « Tout ça, c’est des poètes ! » Soit, nous sommes des poètes ; in-cu-ra-ble-ment. Cela ne nous met point hors de la littérature, au contraire ! Mais les seuls parmi les naturalistes de qui l’œuvre doive se survivre sont ceux qui ont transfiguré la vie.

Prenez Germinal ; c’est une synthèse démesurée et tragique, et l’assemblée dans la forêt est ample comme un fragment d’épopée. Quant aux naturalistes selon la formule, je les trouve de médiocres cervelles, fort rudimentaires et semblables pour l’intelligence à la bête Catoblépas qui se dévore les pieds sans s’en apercevoir. Des poètes ! mais dans ce siècle, qui donc fut plus grand que les poètes : Hugo, qui domine le monde et qui reste le Père ; de Vigny, Baudelaire, Lamartine, Théodore de Banville, — et maintenant, notre sévère et vénéré maître Leconte de Lisle, et Léon Dierx, et J.-M. de Hérédia, et Stéphane Mallarmé et Catulle Mendès…

Comme je n’étais pas très habitué à ces nuances de dithyrambe, et que je souriais un peu, d’un air étonné, M. Quillard me dit :

— Vous vous étonnez que nous admirions Hugo ? Mais c’est l’ancêtre qu’on ne déracinera point et nous ne sommes point complices de Jules Lemaître ni des attaques savantes et détournées d’Anatole France et de quelques autres esthètes. — Anatole France, il est vrai, est plus qu’un esthète, il a écrit des livres exquis et Thaïs est un conte délicieux, même quand on a lu Hroswitha, abbesse de Gandersheim, la Tentation de saint Antoine et les Rêveries d’un païen mystique, de Louis Ménard, avec qui Thaïs est bien étroitement apparentée ! Comme critique, il est plutôt peu bienveillant aux jeunes et s’est par exemple toujours tu avec soin sur Ephraïm Mikhael et Henri de Régnier, les meilleurs d’entre nous. Mais que voulez-vous ?…

— Le symbolisme n’a-t-il pas ses esthètes à lui ?

— Charles Morice ! c’est lui le roi des esthètes, le plus avisé et le plus délicat de tous. Mais chez personne peut-être ne s’est mieux montré le danger qu’il y a à être un esthète : il vaut mieux faire des livres que des théories d’art, et l’habitude de la logique nuit singulièrement à la poésie ; ainsi en vient-on à confondre le symbole et l’allégorie et à remplacer trop obstinément l’image par l’abstraction et la poésie sans images !… Tenez, voici par exemple des vers de Morice parus dernièrement dans l’Ermitage

M. Quillard feuillette une revue violette intitulée l’Ermitage. On cause alors des « petites revues » :

— Les petites revues sont les seuls endroits de la littérature où les poètes et les prosateurs nouveaux soient vraiment chez eux. Les trois principales qui paraissent à Paris publient plus d’œuvres curieuses et sincères en un mois que toutes leurs grandes sœurs en dix ans. Voici les Entretiens politiques et littéraires, une feuille de combat parfois bien agressive, mais où, à côté d’Henri de Régnier et de Vielé-Griffin, Bernard Lazare donne de fort belles légendes, d’une langue fastueuse et sonore, que beaucoup de poètes pourraient envier à ce prosateur. Voici le Mercure de France avec Rémi de Gourmont, l’auteur de Sixtine, l’un des plus rares et plus raffinés écrivains que je connaisse. Alfred Vallette, Jules Renard, Aurier, Dubus, Saint-Pol-Roux, et — ne l’oublions pas — le féroce Laurent Tailhade !

— N’oublions pas non plus le vers libre !

— Oh ! ce serait faire de l’esthétique, et c’est tellement inutile ! Cependant, si vous y tenez, je crains que le vers libre ne nuise à l’illusion ; il a huit, quinze, dix-sept, trois syllabes ; il n’est point étrange alors qu’il paraisse avoir la longueur qu’il a réellement, tandis que l’alexandrin, avec ses douze syllabes immuables, donne l’impression — parfaitement mensongère — de durer beaucoup plus ou beaucoup moins : c’est là un jeu divin de miracle et de mystère. Mais, après tout, le principal est de faire de beaux poèmes, chacun dans son coin, n’importe comment !