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Entre les deux Mondes/06

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Entre les deux Mondes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 81-111).
ENTRE LES DEUX MONDES[1]

SIXIÈME PARTIE[2]


XIX

Cavalcanti et moi, nous nous promenions sur le pont inférieur, nous arrêtant de temps à autre pour regarder la mer et la terre. Car nous étions en vue de la terre. À midi, nous avions atteint 35° de latitude, 6° 53′ de longitude, et nous naviguions désormais à toute vapeur vers les colonnes d’Hercule. Nous apercevions à droite, lointaines, dans une brume légère et lumineuse, les côtes basses et onduleuses du Maroc ; en face, noires et plus proches, les montagnes entre lesquelles se cachaient les portes du monde ancien, ces portes par où s’étaient enfuis Vulcain et Prométhée. Dans le voisinage de la terre, l’Océan, depuis si longtemps assoupi, désert et monotone, semblait tout à coup s’animer sous le souffle d’une forte brise qui faisait d’immenses déchirures bleues dans le voile gris dont la pluie, pendant la matinée, avait couvert la face du monde ; et cette brise soulevait sur l’Océan, — spectacle nouveau, — une merveilleuse tempête par le plein soleil. Du fond mobile et sombrement azuré des eaux surgissaient des vagues énormes, hautes et longues, vertes, semblables à de liquides murailles d’émeraude où auraient scintillé des paillettes d’or ; et ces vagues demeuraient quelques instans dressées, puis se tordaient sur elles-mêmes pour se dissoudre en cent cascades d’argent sur la nappe d’azur, se suivant en foule innombrable, toujours semblables et toujours diverses sur toute la mer qu’on voyait jusqu’à la côte du Maroc, jusqu’aux montagnes du détroit, jusqu’à la muraille de brume épaisse qui, du côté gauche, fermait l’Océan : gigantesque troupeau qui nous entourait de toutes parts, mais sans hostilité, en dépit de sa grandeur formidable. La proue du navire coupait doucement ces vagues et traversait les eaux convulsées, droite et d’aplomb comme si elle avait fendu un lac tranquille, sans roulis ni tangage. Aussi les plus délicats pouvaient-ils contempler en sécurité cette tempête-là ; et, par le fait, ils étaient tous sortis de leurs cabines, à l’exception de Vazquez, d’Alverighi, de Rosetti et de Mme Feldmann.

Enfin, vers cinq heures, tandis que, mêlés à un groupe de passagers, nous regardions avec nos jumelles la terre voisine et le cap Spartel, dont le profil bizarre se dessinait nettement, Rosetti parut, le visage souriant, le cigare aux lèvres. Je mis tout de suite la question sur le tapis.

— Vous me dites : « Cette œuvre d’art est belle parce qu’elle ressemble à tel modèle. » Mais la réponse fait naître aussitôt une autre question : « Le modèle est-il réellement beau, et pourquoi ? » Vous allez sans doute me dire : « Il est beau, parce que la tradition, l’école, l’opinion publique, la volonté supérieure de mon époque me l’imposent comme tel. » Mais cette nouvelle réponse ne me contente pas encore : la tradition, l’école, l’opinion publique, la volonté supérieure de mon époque peuvent se tromper. Tour à tour elles déclarent belle et laide la même œuvre d’art : il faut donc qu’elles se trompent l’une ou l’autre fois. Par conséquent, si je veux être certain de ne pas me tromper, il faut que je puisse juger les modèles, que je puisse rechercher d’où jaillit cette beauté mystérieuse qui est dans tel modèle et qui doit y être pour que ce modèle possède légitimement une autorité impérative sur tout le monde.

— Cette beauté, elle jaillit de Dieu, interrompit gravement Rosetti.

— De Dieu ? repris-je, un peu étonné. C’est vrai : pendant des siècles. Dieu a été la mystique fontaine de la beauté, de la vérité, de la bonté. Mais...

— Mais ?... interrogea Rosetti, comme s’il n’avait pas compris. Je le regardai ; puis, avec un peu d’hésitation :

— Mais, continuai-je, vous savez mieux que moi qu’au siècle où nous vivons... après Kant et la Critique de la Raison pure... après la Révolution...

En ce moment, deux vagues plus grosses que les autres vinrent glisser, puis se briser avec un énorme fracas le long des flancs du navire. Distraits par le bruit et par le spectacle de cette tempête d’émeraude et d’or, de saphir et d’argent, nous nous arrêtâmes pour la contempler. Le va-et-vient, les criailleries, les gestes démonstratifs augmentaient autour de nous, à mesure que le rapprochement donnait des lignes plus nettes aux berges du détroit ; mais, à l’Ouest, l’horizon s’obscurcissait, les grands morceaux de bleu se rétrécissaient dans le ciel et la clarté du jour se voilait. Lorsque nous recommençâmes à nous promener, Rosetti, s’adressant à moi, me dit avec une moue railleuse :

— Critique ! Voilà un mot qui ne me plaît guère. Un mot grec germanisé ; un métis de Levantin et de Tudesque...

Mon étonnement croissait ; et, faisant le rappel des réminiscences que m’avaient laissées mes études philosophiques, j’entrepris une défense de la philosophie critique. Mais Rosetti, sans me laisser le temps de poursuivre, me prit par le bras.

— Je sais, je sais ce que tu veux dire. L’incrédulité moderne peut être un bien, ou au contraire elle peut être un mal ; mais, si nous n’avions pas exercé notre intelligence à mille prouesses, et même à détruire Dieu sous prétexte de le démontrer, notre pensée et notre volonté ne seraient jamais sorties de l’enfance, et nous nous trouverions aujourd’hui au même point que les Musulmans : nous n’aurions pas découvert l’Amérique et nous ne serions pas ici à causer tranquillement de ces problèmes sur ce château qui nage, pareils à des demi-dieux, comme disait notre avocat, le jour où nous avons passé l’Equateur... A propos, on ne l’a pas vu, aujourd’hui. Où s’est-il caché ?... De là vient que, quelle que soit l’autorité qui nous dit : « Ceci est beau, » nous ne nous en contentons plus et nous demandons tout de suite : « Pourquoi est-ce beau ? »

Je crus le moment venu de découvrir mes batteries.

— Précisément, répondis-je, et cette prétention me paraît fort raisonnable. Ce qui me parait insoutenable, c’est votre point de vue. Vous affirmez que les principes du beau sont tous arbitraires, conventionnels, de fabrique humaine, par conséquent éphémères et caducs ; et ensuite, vous semblez prétendre que l’homme les adore comme des principes divins, et vous lui reprochez d’essayer d’en découvrir les fondemens rationnels. Mais, si ces principes sont œuvre humaine, pourquoi ne serait-il pas permis à l’Esthétique...

Rosetti fit la moue et interrompit de nouveau :

— L’Esthétique ! Encore un métis de Levantin et de Tudesque ! Ce mot-là non plus ne me plait guère.

Cette seconde interruption me piqua, et, sur un ton un peu agacé :

— Aujourd’hui, repartis-je, rien n’a l’heur de vous plaire, ni la Critique, ni l’Esthétique...

Comme nous arrivions à la passerelle de l’avant, nous aperçûmes à droite le cap Spartel, si voisin qu’à ses pieds on apercevait les franges blanches et mobiles des lames qui se brisaient. Rosetti s’arrêta, regarda, et, d’un air songeur :

— Selon la fable, murmura-t-il, Antée fut enseveli au pied du cap Spartel, dans ces grottes que vous voyez là-bas... Antée, qui symbolise l’indomptable énergie de l’homme... Mais pourquoi les Anciens l’ont-ils fait mourir sur le rivage de l’Atlantique ?

Puis il se retourna, et, s’adressant à moi :

— Ainsi, durant de longs siècles. Dieu a été le soutien éternel et inébranlable des choses contingentes ; la nécessité inconditionnée vers laquelle s’élevait l’esprit humain par l’échelle infinie de la causalité. Mais il n’était point permis de se retourner et de le regarder en face. Il l’avait lui-même interdit : Videbis posteriora mea, faciem autem videre non poteris. Or l’homme est curieux : il commença par guigner du coin de l’œil, par raisonner sur l’essence et sur les attributs de Dieu ; mais bientôt il s’embrouilla dans ses raisonnemens, crut tour à tour qu’il discernait quelque chose et qu’il ne discernait plus rien ; alors il essaya de mieux voir, tourna un peu plus la tête ; mais de nouveau il s’embrouilla dans l’enchevêtrement des argumentations subtiles, tant qu’enfin, ne sachant plus si ce qu’il lui semblait voir était la face de Dieu, si ce qu’il lui semblait entendre était la voix de Dieu, il se retourna tout à fait... Kant parut. Et le visage divin s’effaça ; et l’homme ne vit même plus les épaules divines ; et les espaces infinis où la voix avait résonné devinrent muets...

Ce biblique discours était si inattendu dans la bouche de Rosetti que je ne pus m’empêcher de l’interrompre.

— Voulez-vous donc imputer à Kant l’incrédulité moderne ? Cette incrédulité a beaucoup d’autres causes. Vous l’avez dit vous-même, tout à l’heure...

Soudain les lampes électriques s’allumèrent sur nos têtes, pâles dans les dernières clartés du jour. A présent nous étions engagés dans le détroit et nous avancions à travers le crépuscule sur des eaux sombres et agitées, sous un ciel trouble et bas, côtoyant la rive européenne que l’on entrevoyait noire et confuse, tandis que, du côté du Maroc, on ne distinguait rien. Rosetti regardait les lumières, sans rien dire ; puis, tout à coup, s’adressant encore à moi :

— Nous sommes d’accord, dit-il sans transition. La Révolution française a été bien autre chose que la chute d’une ancienne dynastie ou qu’un changement d’institutions : elle a été le nouvel assaut donné par les Titans à l’Olympe, elle a été le plus formidable acte de volonté dont l’histoire ait été témoin, — car ce fut cet acte qui renversa tous les anciens étalons de mesure au moyen desquels l’homme avait jugé la qualité du monde, et qui en imposa de nouveaux ; — elle a été la bataille rangée que l’homme et sa science ont livrée à Dieu pour le jeter à bas de son trône. Depuis des siècles, l’homme, par la petite guerre des philosophes et des savans, inquiétait les communications entre la terre et le ciel ; et finalement, lorsque l’heure fut venue, les gros bataillons se mirent en marche et coururent à l’assaut, et Dieu fut réduit à n’être plus qu’un fantôme philosophique. Sur les degrés de son trône s’est assis l’es- prit humain, — mais de la même manière qu’au Japon, il y a un siècle, le shogun s’asseyait au pied du trône du Mikado : — l’esprit humain, en apparence ministre, mais en réalité souverain et moteur suprême de la vie tout entière, de l’art, de la morale, du droit, de l’éducation, de la politique et, qui plus est, de lui-même. Car, peu à peu, sentant qu’il meut toutes choses et ne sentant plus aucune impulsion supérieure qui le meuve lui-même, il a été envahi par un étrange, anxieux et sublime délire : il a voulu se considérer, lui aussi, dans son propre mouvement, et je serais tenté de dire : considérer sa propre face sans miroir. Et le résultat final de ce gouvernement du shogun, nous l’avons vu durant cette longue traversée. Comme nous n’avions rien à faire, nous nous sommes mis à discuter sur des sujets sérieux. Nous voulions savoir si New-York est beau ou laid, mais l’esthétique n’a pas su nous le dire ; nous voulions savoir ce qu’est le progrès, et nous n’en sommes pas venus à bout ; nous voulions savoir si les machines sont utiles ou nuisibles, si la science est vraie ou fausse, si la richesse est bonne ou mauvaise, et nous nous sommes embrouillés dans notre recherche. L’un disait oui, l’autre disait non. Partout des argumens « renversables. » L’esprit tourne sur lui-même, afin de voir sa propre face, et, à force de tourner, il est pris de vertige...

Le discours de Rosetti serpentait entre les sarcasmes d’une fine ironie, comme serpente dans l’herbe une couleuvre qui tour à tour apparaît et disparait. Désespérant de lui porter un coup, j’essayai encore une fois de lui barrer le chemin.

— Revenons au sujet, dis-je. Croyez-vous, oui ou non, que la beauté soit conventionnelle, arbitraire, non nécessaire ? et que, par conséquent, elle ne soit qu’une opinion humaine, changeante d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre ?

Il répondit oui, d’un signe de tête, et il ajouta :

— Cela, je ne le crois pas seulement de la Beauté ; je le crois aussi de la Vérité et de la Morale.

— Eh bien ! insistai-je, puisqu’il en est ainsi, comment pouvez-vous reprocher à l’homme de se retourner en arrière, selon votre expression, et de chercher la cause de toutes ces opinions diverses et changeantes ? Car cette cause existe, apparemment !... Mais pourquoi m’essouffler, dis-je, à le démontrer ? N’avez-vous pas dit vous-même, l’autre jour, que ce qui nous pousse à admirer telle ou telle œuvre d’art, c’est un intérêt, soit national, soit religieux, soit d’amour-propre, etc. ? Donc, vous admettez vous-même que les hommes ont le droit de se retourner en arrière pour découvrir la cause de leurs différentes opinions, puisque vous vous êtes retourné vous-même ! Dès lors, pourquoi exigez-vous que les autres ferment les yeux ? Si vous admettiez que l’art est une émanation de Dieu, je vous comprendrais...

Rosetti me regarda un instant, puis me prit par le bras, invita Cavalcanti à le suivre et nous emmena tous les deux jusqu’au bordage. Dans les eaux agitées du détroit se jouaient autour du Cordova une grosse troupe de dauphins ; ils allongeaient le mufle hors de l’eau comme pour nous regarder ; puis ils plongeaient ; puis ils reparaissaient encore, sautant, se tordant, filant entre les vagues sombres comme des poissons argentés, gracieux baladins de la mer qui escortaient le navire afin de nous faire voir tous leurs tours. Les passagers de la troisième classe, pressés contre le bordage pour jouir de ce spectacle gratuit, poussaient des cris, éclataient de rire. Rosetti lui-même, pendant quelques minutes, sembla prendre plaisir à regarder l’agilité merveilleuse de ces bêtes. Puis il continua :

— Considérez l’Atlantique qui s’écoule par ce détroit dans la Méditerranée. Comme les eaux de l’immense Océan bouillonnent dans la passe qui les restreint ! Et pourtant, ce fleuve que fend notre proue, ainsi resserré entre deux montagnes, n’est-il pas le même Océan sans limites que nous avons infatigablement traversé durant quinze jours, sans atteindre aucun rivage ? Mais ici il se rapetisse, il frémit et il bouillonne parce qu’il ne peut se déverser tout d’un coup dans la Méditerranée. Eh bien ! vous avez là sous les yeux l’image de l’esprit humain qui, lui aussi, est en quelque sorte l’étroit canal d’un Océan sans bornes. La Beauté est infinie ; vous aviez raison de le dire hier, Cavalcanti. Et ce n’est pas la Beauté seulement, c’est aussi la Vérité et le Bien. Or l’esprit humain est limité. Chaque individu et chaque époque ne peuvent concevoir et réaliser que quelques-unes des formes infinies du beau, du vrai et du bien, de même que, à chaque instant du temps, l’Océan ne peut déverser qu’un seul flot dans la Méditerranée par le canal où nous naviguons. Je ne réussis pas à me figurer l’univers autrement que comme une réalité qui nous dépasse de toutes parts et dont nous ne pouvons découvrir, percevoir et comprendre successivement que des parcelles imperceptibles. Néanmoins, entre toutes ces formes de la Vie, l’homme, vous le disiez fort bien, n’a aucun motif intrinsèque pour choisir l’une plutôt que l’autre, et son instinct le porterait plutôt à les vouloir toutes. Mais les embrasser toutes lui est impossible, parce que son esprit est de trop faible capacité ; alors force lui est de s’imposer une limite, c’est-à-dire de faire un choix, même sans que ce choix se justifie par aucune raison intrinsèque. C’est là une nécessité contradictoire, disiez-vous, Cavalcanti : car, comment est-il possible de faire un choix sans, motif ni raison ? Et cependant il le faut. C’est dans cette nécessité contradictoire que réside le secret de la lutte perpétuelle entre le divin et l’humain, entre le fini et l’infini, entre le contingent et l’absolu, entre le caduc et l’éternel, entre le conventionnel et l’impératif, lutte qui travaille et qui travaillera le monde à jamais. Le beau, le vrai et le bien sont absolus en soi, éternels, divins, infinis, impérissables. Sur ce point, il est inutile de sophistiquer : ce sont là des vérités nécessaires. Le Vrai est vrai, et il ne peut pas être faux ; le Beau est beau, et il ne peut pas être laid ; le Bien est bien, et il ne peut pas être mal : voilà les axiomes de la vie. Si nous ne les admettons pas, nous ne pouvons plus vivre, de même que, sans ces autres axiomes que vous savez, nous ne pouvons plus étudier la géométrie. Mais les limites que l’homme est obligé de s’imposer à cause de la petitesse de son intelligence, à cause de l’étroitesse du canal par où passe le flot infini, ces limites, elles, sont contingentes, momentanées, humaines, conventionnelles, arbitraires ; elles dépendent des circonstances ; elles sont élevées ou abattues par ces intérêts mondains dont nous avons tant parlé ; elles peuvent se déplacer, s’élargir ou se restreindre. Quant à les abolir, jamais cela n’est possible, et ce fut votre erreur de croire le contraire, Cavalcanti : car, dès qu’elles n’existent plus, la raison humaine, privée d’appui, vacille, s’égare dans l’indéterminé, comprend de travers et demeure confondue. Haussez-vous jusqu’à ce point de vue supérieur, et vous verrez combien s’éclaircira pour vous le sombre mystère du monde et de l’histoire ! Pourquoi se déchaîne dans le monde, depuis ses plus lointains commencemens, et continuera de se déchaîner, sans jamais finir, la guerre des doctrines, des religions, des sectes, des principes, des idées, des civilisations, des législations, des classes, des Etats ? Pourquoi, dans chacun de ces interminables conflits qui embrasent le monde, les hommes se précipitent-ils les uns contre les autres, soit les armes à la main, soit l’injure aux lèvres, soit la haine au cœur, tous également convaincus d’avoir raison, d’être dans la vérité, de défendre la bonne cause ? D’où vient cette vieille « fièvre méditerranéenne » à laquelle Alverighi a eu l’illusion d’échapper en émigrant, cet éternel esprit de discorde entre des hommes qui, pourtant tous, partout et toujours, veulent les mêmes choses ? D’où naît l’immense malentendu de l’histoire, ce malentendu qui jamais ne se dissipera ? Comment se fait-il qu’un être pourvu de raison, comme l’homme, ne reconnaisse en un si grand nombre de questions aucun autre jugement que celui de l’épée ? Pourquoi la guerre est-elle le suprême arbitre des droits et des principes en conflit, et pourquoi n’a-t-on trouvé encore aucun aréopage ou tribunal, — pas même la Cour de La Haye, — auquel on puisse recourir contre ses sanglantes et aveugles sentences ? Qu’est-ce qui fait que, si l’on changé de lieu et d’époque, la Beauté s’enlaidit, la Vérité se fausse, la Vertu se corrompt, sans qu’on puisse jamais trouver aucun argument décisif pour démontrer que les uns ont tort et que les autres ont raison ? Pourquoi l’œuvre de l’homme est-elle un immense labeur de Sisyphe que chaque génération doit recommencer ? De ce point de vue, regardez et comprenez ! Tout homme, toute époque, tout peuple sont emprisonnés dans les principes conventionnels et limités de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté, où force leur a été de se clore ; et, clos dans ces limites, ils ne peuvent plus voir que d’autres principes où se sont enfermés d’autres hommes sont aussi des formes différentes de la Beauté, de la Vérité et de la Bonté, parce qu’il leur manque le modèle qui leur permettrait de les reconnaître. Aussi prennent-ils pour laideur, mensonge et mal ces autres parcelles du même bien infini qu’ils ne peuvent goûter qu’à leur manière ; et plaignent-ils, haïssent-ils ou méprisent-ils tous ceux qui sont hors de leur propre prison ; et s’efforcent-ils même de les appréhender et de les entraîner dans leur geôle, comme le Cyclope entraînait les captifs dans sa caverne, alors que pourtant une force mystérieuse les incite eux-mêmes à s’en évader. Car chaque principe humain est limité, par conséquent épuisable. Tous ces principes doivent donc être renouvelés périodiquement. L’infini se presse dans l’étroit canal de notre intelligence comme les flots de l’Atlantique se bousculent dans le détroit que nous traversons, et il nous contraint à passer d’une vérité à une autre, d’une beauté à une autre, d’une vertu à une autre, sans trêve. Mais pour nous, ce passage est égarement, souffrance et délire : car autour de la prison où nous sommes rôdent anges et démons. Et les anges, d’une voix suave, nous chantent que, hors de notre prison, s’ouvrent les régions mystiques de l’absolu, les belles prairies qui n’ont ni sentiers, ni bornes, et où les fleurs s’épanouissent à chaque instant dans un printemps éternel. Mais les démons nous chuchotent que notre prison a été construite par l’iniquité, par la sottise, par la tyrannie ; que, si nous en sortons, nous pourrons refaire le monde, le refaire sans limites, sans principes, sans conventions ; et que l’homme, Minos redoutable d’un nouveau jugement universel, trônant au milieu de l’histoire, citera à comparaître devant son tribunal tous les Arts, toutes les Philosophies, toutes les Lois, toutes les Traditions du monde. Or, à entendre ces chansons des anges et les tentations des démons, l’homme s’exalte, s’emporte, délire, secoue les barreaux de sa cage ; il en mesure sans cesse l’étroitesse en la comparant à la grandeur de ses désirs, de ses rêves, de l’infini ; il rêve de s’évader par la brèche des formules universelles. Mais, hélas ! les formules universelles sont, ou personnelles comme celles de Hegel, ou vides comme celles de Kant. Et bientôt le prisonnier s’inquiète, tâtonne, cherche : au lieu de s’abandonner à la force qui le pousse à vouloir, il s’arrête à chaque instant et il se retourne pour voir qui le pousse et qui lui parle, jusqu’à ce qu’il s’avise enfin de découvrir dans les intérêts des hommes, des classes, des États, des Institutions, la puissance qui lui impose des limites ; et alors il confond ces limites momentanées et caduques avec l’essence même de la Vérité, de l’Art et de la Morale. C’est ce que fait la philosophie moderne, qui cherche de tous côtés à étayer par l’intérêt le système croulant de nos opinions. Mais ce sera en vain : une fois le monde réduit à un système d’intérêts, l’homme ne croira plus à rien ; et il se révoltera contre toutes les autorités, contre toutes les traditions, contre toutes les règles, au lieu d’obéir à l’invincible voix qui lui crie du fond des siècles : « Crée des œuvres d’art, et ne fais pas d’esthétique ; découvre des vérités nouvelles, et n’abuse pas de la gnoséologie ; agis noblement, et ne te préoccupe pas de vérifier si l’histoire s’est trompée ou non. »

A cet endroit du discours, et fort mal à propos, la cloche sonna pour le dîner.


XX

Le discours de Rosetti avait fait une vive impression sur moi et une très vive sur Cavalcanti qui, lorsque nous fûmes à table, ne put s’empêcher de dire à Alverighi :

— Où étiez-vous donc, cet après-midi, mon cher avocat ? Quelle belle occasion vous avez perdue !

— Nous voici dans la Méditerranée, répondit l’autre en riant, et je dois songer à mes affaires. Vous savez, ce rapport pour les banquiers de Paris au sujet des terrains de Mendoza... Nous y avons travaillé toute la journée, M. Vazquez et moi.

Effectivement, pendant tout le repas, Alverighi ne fit guère que causer à demi-voix, en espagnol, avec son associé, lui montrer des papiers, prendre des notes au crayon ; et il prêta fort peu d’attention aux paroles suivantes que prononça Cavalcanti, vers la fin du diner.

— Vous m’avez convaincu, j’en conviens, dit le diplomate à Rosetti. Que toute école d’art ou toute forme de littérature ait pour base certains principes arbitrairement limités et, en ce sens, conventionnels, cela me paraît vrai, au moins dans une certaine mesure. Peut-être quelque grand artiste a-t-il parfois, grâce à son génie, le privilège de se poser en dehors du temps et de l’espace, de n’appartenir ni à une patrie ni à une époque, de créer ses chefs-d’œuvre en vertu de principes qui lui sont propres : — par exemple Dante, Michel-Ange, Victor Hugo ; — mais ceux-là sont rares. Et au surplus cela n’est pas vrai seulement de l’art, c’est vrai aussi du droit. J’y songeais ce matin. Qu’est-ce que l’on appelle le droit, la légalité, l’ordre, sinon une convention limitée ? Les doutes et les disputes sur le juste et l’injuste ne finiraient point, et, pour les trancher, il faudrait chaque fois recourir à la force, si un acte de « la volonté grande, » comme vous dites, volonté personnifiée soit en Dieu soit en l’État, ne posait et n’imposait des principes limités et provisoires que, par convention et durant un certain temps, on admet comme d’indiscutables critériums de la justice. Nous rions de ce que les monarchies absolues reconnaissaient au Roi le droit de gouverner en vertu de cette seule raison : qu’il était supposé fils de son père. Mais les principes sur lesquels repose le régime parlementaire sont-ils plus sérieux ? Un homme ou un parti acquièrent-ils toutes les qualités qui seraient nécessaires pour bien gouverner un État par le seul fait que la majorité du Parlement pense ou dit, — car il arrive souvent qu’elle le dit sans le penser, — que cet homme ou ce parti les possèdent ? Non. Mais chaque homme, chaque parti se croit le plus digne de gouverner ; et il faut bien établir certaines règles qui permettent de choisir sans décider à coups de fusil. Et que fait la diplomatie ? Que faisons-nous, nous les diplomates, sinon discuter sans excès de bonne foi les applications de certains principes conventionnels que, pour leur donner un nom imposant, on appelle droit international ? Il en est de même pour l’Étiquette, pour le Cérémonial, pour le code chevaleresque, pour la morale sexuelle, pour les décorations, les titres de noblesse, les honneurs académiques. Bref, nous sommes d’accord. Et néanmoins, ingénieur, permettez-moi de vous rappeler que toutes ces conventions, puisqu’elles reposent sur des principes limités, s’épuisent et doivent être renouvelées continuellement. Je ne fais ici que répéter vos propres paroles. De temps à autre, chaque peuple doit réveiller ses formules esthétiques, juridiques, morales. Or donc, ne serait-ce pas la raison pour laquelle, de temps à autre, nous cédons, comme vous disiez, à la tentation de nous tourner en arrière pour voir la force qui nous meut ? Notre époque est plus plastique que celles qui l’ont précédée ; et pourquoi ? Comparez les civilisations endiablées qui, comme la nôtre, font, je vous l’accorde, un abus de la philosophie et de la critique, avec l’état stagnant des sociétés musulmanes, où l’esprit critique et philosophique n’a pu naître... En somme, l’esprit critique, et la philosophie qui en est l’organe paraissent être la source première de la perpétuelle rénovation du monde. Par conséquent aussi, elles sont la source du progrès...

— Oui, répondit Rosetti, si le progrès existe. Mais vous rappelez-vous nos longues discussions qui n’ont pas réussi à manifester en quoi il consiste ?

Et Rosetti se leva. Le repas était fini. Nous prîmes nos manteaux, nos casquettes, et nous allâmes fumer sur le pont. Les matelots nous dirent que nous étions en pleine Méditerranée ; mais pour nous rendre compte de notre position, nous regardâmes en vain, dans la nuit obscure et impénétrable. D’ailleurs, il ne faisait pas trop froid, et, protégés par nos manteaux, Rosetti, Cavalcanti et moi, nous pûmes continuer avec plaisir la conversation. Quant à Alverighi, il était parti avec Vazquez. Ce fut Cavalcanti qui reprit la parole en faisant observer qu’assurément il n’était pas facile de définir le progrès ; mais il lui semblait impossible de mettre en doute que notre facilité à comprendre et à créer de nouvelles formes de beauté, de nouvelles idées et de nouveaux principes de morale, fût en soi une bonne chose. Rosetti prétendait-il le nier ?

— Oui et non, répondit l’ingénieur, d’une voix lente et en branlant la tête. Oui, si les formes nouvelles s’additionnent, pour ainsi parler, aux anciennes ; non, si elles prennent la place des anciennes et les anéantissent.

La phrase n’était pas très limpide, et nous demandâmes des éclaircissemens. Rosetti continua :

— Si le progrès n’est pas une illusion, il doit être quelque chose comme une force ou une loi par l’effet de laquelle le temps et la durée amélioreraient le monde, si bien que, en dépit de Méphistophélès, le fait d’être un descendant serait un avantage. Or la seule façon que j’aie d’imaginer que le monde puisse s’améliorer en durant, c’est de penser que, sans interruption, d’âge en âge, l’homme crée et épuise de nouvelles formes de la Beauté, de la Vérité et de la Bonté ; de sorte que les générations suivantes, à condition toutefois qu’elles sachent conserver une partie de ce qu’ont créé les générations précédentes, arrivent à connaître et à posséder un plus grand nombre de modèles. C’est seulement si nous l’entendons ainsi, je crois, que nous réussirons à souder ensemble dans le principe du progrès la quantité et la qualité. Pourquoi, comme dit Horace, multa renascentur quæ jam cecidere, idées, sentimens et formes d’art ? Pourquoi, par exemple, Théocrite a-t-il pu renaître dans Virgile, Théocrite et Virgile dans le Tasse et dans Guarino, et tous les quatre dans les poètes pastoraux français du XVIIIe siècle ? Autre exemple : pourquoi une si grande partie de la vieille morale hébraïque a-t-elle revécu dans les premières sectes protestantes ? En somme, un principe épuisé est comme une terre usée : il peut reprendre vie et force en dormant quelques siècles, pourvu que le souvenir s’en soit conservé. Ainsi, plus tard un homme naît et plus il arrive heureusement dans cette vallée de larmes : car il trouve dans la tradition un plus grand nombre de modèles et de principes endormis, qui attendent le réveil. Vous me direz que tous les principes d’art et de morale ne peuvent pousser de nouvelles feuilles et produire de nouveaux fruits semblables à ceux qu’ils ont produits autrefois. Cela est vrai : nous ne pourrons reconstruire ni le Parthénon, ni le Panthéon, ni le Dôme de Sienne, ni le Palazzo Vecchio, ni la colonnade de Saint-Pierre et à plus forte raison nous ne pourrons refaire ni la cité antique, ni l’Empire romain, ni le Christianisme, ni la Révolution française. Mais nous pouvons comprendre et admirer tous ces monumens, de même que nous comprenons et admirons la céramique grecque, la médiévale, la chinoise, quoique nous ne sachions plus les refaire ; mais nous avons mélangé dans les nations modernes les plus belles vertus de la cité antique, par exemple l’amour civique, le patriotisme, l’héroïsme ; le respect du droit et de la loi, la haine de la force oppressive que les juristes ont infiltrée peu à peu dans le sang bouillant de notre race, la charité, la miséricorde, la douceur, l’horreur des divertissemens cruels, toutes les vertus qui nous ont été enseignées par le Christ et par le christianisme ; et enfin ce sentiment des droits de l’homme, qui a été créé par la philosophie du XVIIIe siècle et par la Révolution française. Or, en combinant le civisme et l’héroïsme des anciens avec les sentimens chrétiens et avec ceux, tout récens, de la Révolution, n’avons-nous pas créé ainsi une morale plus riche et plus haute, une morale capable de tenir la balance entre la guerre et la paix, l’action et la pensée, la pitié et la justice, la liberté et l’autorité ? Par conséquent, ne pouvons-nous pas dire que nous avons accompli un progrès ?

Il se tut, attendant un signe d’assentiment. Ce signe lui étant venu de Cavalcanti, il continua :

— Donc, le progrès ne consisterait pas seulement à créer de nouveaux principes de vérité, de beauté ou de vertu ; il consisterait encore à les conserver (et cette conservation, messieurs les historiens, devrait être votre principal office) au moins dans la mesure du possible. Car, si les anciens principes sont éliminés par les nouveaux, il y a bien changement, mais il n’y a pas gain ou progrès, puisque nous n’avons aucun moyen de démontrer que les nouveaux valent mieux que les anciens.

— Mais alors, objecta Cavalcanti, ce qu’il faut pour progresser, c’est non pas s’imposer des limites, c’est au contraire élargir les limites, le détroit, le canal, autant qu’on le peut...

— Naturellement : car l’infini pèse sur notre esprit et le tourmente. Élargir les limites, oui ; mais détruire les berges du canal, non pas !...

— Soit ! reprit Cavalcanti. Mais vous venez de me donner raison : nous devons nous efforcer d’avoir des nerfs pour tous les arts et pour toutes les écoles, dilater notre capacité de comprendre et de jouir par tous les moyens, c’est-à-dire aussi par l’Esthétique.

— Avec discrétion et discernement, je l’ai déjà dit l’autre jour et je le répète. Connaître et conserver le plus grand nombre possible de modèles, oui ; mais non en créer un trop grand nombre et trop vite ; ni les changer trop souvent ; ni s’en faire une cible pour s’amuser à les renverser et à les redresser ; ni découvrir tous les six mois le modèle incomparable qui renouvellera le goût du monde ; ni croire qu’une œuvre d’art mérite de devenir un modèle par la seule raison qu’aujourd’hui elle nous donne du plaisir ou même qu’elle nous fait pâmer d’admiration ; ni surtout confondre capricieusement les modèles, comparer un drame à un modèle lyrique, une sculpture à un modèle musical, et réciproquement. Le beau naît d’une limitation ; par conséquent, chaque modèle ne vaut et les rapprochemens ne sont possibles que pour les œuvres qui partent de la même définition première et limitée de la Beauté. Comparez les architectures classiques aux classiques, les gothiques aux gothiques, les baroques aux baroques ; mais ne comparez pas les baroques aux gothiques ou les gothiques aux classiques. Tenons donc à l’œil l’Esthétique, et ne donnons pas raison à Alverighi qui veut que l’art ne soit qu’un dispendieux passe-temps, comme le Champagne et les cigares de la Havane... Il y a un art menu, caduc, dont la fonction n’est que de divertir, de faire passer le temps, de donner un plaisir fugitif : la comédie amusante, le roman qu’on lit en chemin de fer ou à la campagne, le concert, la mode. En ce qui concerne ces arts-là, reconnaissons aux hommes ce droit qu’Alverighi réclamait pour notre siècle dans tous les arts, — le droit pour chacun de jouir du beau à sa guise ; — et que, là, l’Esthétique ait droit de vie et de mort ! Mais il y a aussi les grands modèles de l’art national, les chefs-d’œuvre où ont pris corps, pour ainsi dire, les différens principes du beau créés de siècle en siècle par l’esprit humain ; les principes qui servent constamment de termes de comparaison et qui maintiennent ainsi vivante la beauté en raffinant notre faculté de juger qu’une chose est plus belle et qu’une autre l’est moins. Dans ceux-ci, ne l’oublions jamais, l’art n’est plus un passe-temps ; il est une limite, comme la morale : une de ces nombreuses limites qui font le monde varié et divers, et qui, par là, sont la raison même de la vie et du progrès. Devant ces derniers, doucement ! Ce que je demande à notre époque, c’est de ne pas les re-comprendre et les re-révéler au monde tous les six mois, et de ne pas s’en servir comme d’un simple instrument pour sa vanité ou pour son plaisir. Non : les modèles doivent être admirés avec modestie, avec désintéressement personnel, avec un esprit conscient d’une discipline nationale ; et les nouveaux doivent être ajoutés aux anciens avec une discrétion pondérée, surtout lorsqu’il s’agit d’admettre des modèles étrangers, de telle sorte qu’on n’aboutisse pas finalement à ramasser un panthéon hétérogène de Dieux incohérens et disparates. Voici un exemple. L’autre jour, nous avons discuté au sujet de Shakspeare ; et je ne prétends pas décider qui avait tort et qui avait raison, d’autant plus qu’il n’y a aucun moyen de le savoir ; mais je me demande si les pays latins n’ont pas été trop complaisans à l’accepter dans le Panthéon des modèles, à côté de Sophocle, de Dante, de l’Arioste et de Molière. Car il a, j’en conviens, des morceaux admirables ; mais… mais… Il y aurait beaucoup de « mais. » Je n’insiste pas ; je dis seulement : voir dans le Marchand de Venise ou dans le Roi Lear, deux chefs-d’œuvre qu’il convient de mettre à côté de la Divine Comédie et du Roland furieux… Non, non ! Comme Italien, je ne vais pas jusque-là : c’est une chose que je n’oserais pas affirmer…. En somme, prenons garde de ne pas nous perdre dans l’illimité par une excessive fureur de progrès. Je l’ai déjà dit, mais repetita juvant : si on fagote trop de modèles divers, si on les change trop souvent ou si on les confond les uns avec les autres, aucun d’eux ne peut plus nous servir : nous perdons le discernement pour faire notre choix et nous sommes réduits à accepter tout, sans réussir à rien distinguer, — comme, j’en ai peur, cela arrive quelquefois à l’Amérique. — Beaucoup de principes, oui ; mais pas trop, cependant. Telle me paraît être la règle du progrès artistique…

Depuis quelque temps je ruminais une objection. C’est pourquoi, dès que Rosetti eut terminé :

— Mais la morale aussi, dis-je, fait-elle des progrès, lorsque des principes et des modèles divers se mêlent, fût-ce avec discrétion ? Il ne me semble pas… Les époques, les civilisalions, les peuples les plus vertueux ne sont-ils pas ceux qui savent se limiter ? ceux qui, par un acte vigoureux de volonté, posent une seule vertu comme mesure suprême du mérite, — l’héroïsme chevaleresque pour les Japonais d’autrefois, la charité pour les Chrétiens de jadis, l’abnégation civique pour les Romains, et ainsi de suite, — et qui en déduisent les règles de leur conduite ? Règles limitées, mais impératives ; règles qui peuvent sembler bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, sages ou déraisonnables, peu importe : on les applique, et personne ne souffle mot… Mais, lorsque de nombreux principes moraux se mêlent, les hommes sont poussés par la diversité même de ces principes à tourner la tête, à chercher la raison des uns et des autres... C’est ce que fait aussi, en matière d’art, la diversité des écoles et des opinions ; mais, pour ce qui concerne l’art, je suis avec vous : cet effort est utile, au moins dans une certaine mesure, parce qu’il élargit le goût et la faculté de comprendre, de jouir. En morale, au contraire, la diversité ne confond-elle pas les idées et n’énerve-t-elle pas la volonté, comme on le voit de nos jours ? Beaucoup de vertus sont opposées entre elles, et une époque comme la nôtre, qui veut être à la fois sévère et miséricordieuse, héroïque et humaine, ne saura plus être rien. Plus le canal s’élargit, plus le courant s’affaiblit, devient languissant et stagnant...

— Lis alors le Protagoras, répondit vivement Rosetti. Tu l’as lu ? Eh bien ! te souvient-il de la page où Socrate démontre à Protagoras qu’il n’y a qu’une seule vertu ? Dans ce passage, Socrate sophistique un peu, comme il lui arrive assez souvent dans les dialogues de Platon. Mais, en somme, ce qu’il dit me semble vrai, du moins pour le fond : car j’estime qu’effectivement toutes les vertus sont des parties et des organes d’une seule vertu, laquelle, en conséquence, pourrait être appelée la vertu unique et infinie : la Justice. Disons plus simplement qu’un homme, pour être véritablement juste, devrait réunir en lui-même toutes les vertus contraires, qui se limiteraient les unes par les autres : être courageux et prudent, réfléchi et passionné, sévère et pitoyable, parcimonieux et large, dur et indulgent, héroïque et humain ; il devrait être en outre modéré, savant, intelligent, loyal, fidèle, véridique, laborieux, honnête, instruit... Il me semble même que le progrès s’efforce de confondre et en quelque sorte d’annuler toutes ces vertus particulières dans la seule Justice, comme les moyens dans la fin : car, plus s’élargit l’empire de la Justice, plus s’affaiblit le besoin de chacune de ces vertus prises à part. L’empire de la force est en baisse, et, par conséquent, il faut moins de courage pour le combattre ; il y a moins de fautes à punir et à pardonner, et, par conséquent, il faut moins de sévérité et moins de miséricorde... N’est-il pas vrai que ta Rome ancienne a pu faire la première grande codification du droit après qu’une longue paix, amalgamant des principes moraux, nombreux et divers, eût développé ainsi le sentiment de la Justice au détriment des vertus partielles ? Et c’est ainsi, dirais-je encore, qu’on s’explique la raison pour laquelle les hommes se lamentent si fort sur la décadence morale du monde, alors que pourtant le monde reste debout. Ils se lamentent parce qu’ils voient déchoir telles ou telles vertus partielles, et ils ne s’aperçoivent pas que, tandis que celles-ci, en se mélangeant, se dissolvent et s’exténuent, la justice, elle, grandit toujours... Bref, la Justice est la vertu finale, et les autres vertus ne sont que des vertus instrumentales : donc, les époques et les civilisations qui peuvent sacrifier les vertus instrumentales à la vertu finale, sont les plus parfaites et aussi les plus heureuses... J’ai dit : « qui peuvent. » Car le monde où nous vivons est une planète turbulente, pleine de guerres, de révolutions, de catastrophes, de vilaines et troubles passions, d’intérêts louches. De temps en temps, surviennent des périodes mauvaises et sombres où l’on s’occupe de tout autre chose que de la Justice. Peuples, États, classes, partis, individus doivent alors prendre garde à leur peau. A ces époques-là, on fait ce qu’on peut ; et alors, — sur ce point je t’approuve, — quand on sait s’enfermer dans une vertu partielle, bonne pour la défense ou pour l’attaque, quand on sait resserrer le détroit et rendre le courant plus violent, on a raison !

Il se tut. Nous parcourûmes deux fois, en silence, le pont désert, côtoyant le mugissement invisible de la mer fendue, et apercevant par les vitres les passagers qui, dans les salons, en pleine lumière, gesticulaient sans qu’on les entendit.

— Tout cela se tient, reprit enfin Cavalcanti.

— Et le progrès intellectuel ? ajoutai-je. Il a sans doute, lui aussi, sa formule ?

— Certainement ; et il me semble que la voici. L’homme apprend toujours, même quand il se trompe : car il n’y a pas d’erreur, lorsqu’il y a sincérité. Toute erreur sincère est vérité.

— Que dites-vous là, ingénieur ? m’écriai-je en sursautant. A ce compte, toutes les opinions qui paraissent telles à une génération seraient vraies. Il ne manquerait plus que cela ! Songez donc aux conséquences ! Il n’est pas de niaiserie ou de folie que l’on n’ait cru être la vérité.

— N’ont-elles pas toutes été vraies ? répondit Rosetti en souriant. :

Et, sans me laisser le temps de protester, il me prit par le bras et il ajouta :

— Oui, vraies partiellement et dans une certaine mesure. La Vérité, comme la Beauté, comme le Bien, est un sentiment personnel ; et ce sentiment, comme celui de la Beauté et du Bien, s’objective sous forme de sentiment commun, obligatoire, impératif, au moyen d’une limitation que lui impose, soit « la volonté grande, » soit la résistance de la réalité ; mais, en tout cas, c’est une limitation arbitraire.

La formule était obscure, et nous le lui dîmes. Alors, il se tourna vers moi.

— Je ne me rappelle plus, continua-t-il, quel jour c’est aujourd’hui. Je te le demande, et tu me réponds : » C’est jeudi. » J’aurais le droit de douter de ta réponse : car tu as pu te tromper ; j’aurais également le droit de vérifier ta réponse, par exemple en regardant le calendrier qui est dans la salle à manger. Mais ce calendrier pourrait me tromper aussi, par exemple si le maître d’hôtel avait oublié d’arracher ce matin le feuillet d’hier. Mon droit serait donc encore de m’assurer, en interrogeant le maître d’hôtel, que cet oubli n’a pas été commis. Mais celui-ci pourrait se tromper ou me tromper, et ainsi de suite. D’ailleurs, en admettant que j’arrive à établir avec certitude que c’est aujourd’hui jeudi, j’aurais alors le droit de me demander ce que c’est qu’un jeudi. Une division du temps ? Mais le temps peut-il se diviser ? Et qu’est-ce que le temps ?... Bref, tu vois que cette simple question : « Quel jour est-ce, aujourd’hui ? » risquerait de me conduire au bout du monde, si je voulais pourchasser jusqu’à perte d’haleine le doute qui fuit devant moi. Mais, en fait, je le laisse courir. Après que tu m’as répondu : « C’est jeudi, » je suis persuadé : en moi est né ce sentiment de la vérité auquel je faisais allusion tout à l’heure : je sais maintenant que c’est jeudi. Je suis arrivé à me convaincre en limitant mes doutes : donc, grâce à une limitation : limitation non nécessaire, provisoire même, puisque, d’un moment à l’autre, quelque fait nouveau pourrait survenir, un propos entendu, un calendrier aperçu, qui m’obligerait, soit à changer d’opinion, soit au moins à douter, c’est-à-dire à reporter plus loin la limite de mon doute. Pour quelle raison l’acte de volonté qui met fin à mon doute se produit-il aussitôt après que tu m’as dit : « C’est jeudi ? » J’ai beaucoup de raisons pour ne pas répondre à cette question, notamment que, quand même je voudrais, je ne saurais pas le faire. C’est un mystère intérieur où je m’égare et dans lequel il me semble que je discerne seulement une chose, à savoir qu’une sorte d’opinion publique ou de « volonté grande » m’oblige jusqu’à un certain point, et du dehors, sous peine de passer pour fou, à cesser de douter. Si, dans un cas pareil, je procédais à une enquête sans fin, tout le monde dirait que je suis atteint de la folie du doute. Seuls les fous et les enfans s’amusent à errer dans l’infini en sautant de pourquoi en pourquoi...

« Et moi aussi, pensais-je, quand j’ai un peu trop bu. »

— Donc, continua Rosetti, ce sentiment de la vérité, que nous appelons persuasion, est né chez moi d’une limitation arbitraire, provisoire, et que m’imposait au moins en partie une volonté extrinsèque. Par conséquent, cette vérité aussi est provisoire et limitée. Et telles sont, je veux dire provisoires et limitées, toutes les vérités sans exception, même les doctrines réputées les plus sûres des sciences réputées les plus exactes. Non, la science n’est pas fausse ; elle est vraie, mais elle ne peut découvrir que des vérités provisoires : car, soit que nous voulions savoir quel jour c’est, soit que nous voulions savoir comment est constituée la matière, comment se meuvent les planètes, comment l’estomac digère, soit que nous voulions savoir ce qui s’est passé, il y a vingt siècles, à Rome, la persuasion ne peut naitre en nous, si notre esprit, à un certain moment, ne cesse pas de douter ; et jamais ce moment-là n’est nécessaire, définitif, invariable, parce qu’en partie il est au moins imposé par des forces extrinsèques : tantôt par la volonté d’une époque ou d’une civilisation, tantôt par la limitation même des forces humaines. Pourquoi voyons-nous chaque savant et chaque génération de savans s’arrêter dans ses recherches à un certain point ? Pourquoi, au delà de ce point, ne doutent-ils plus, n’aperçoivent-ils plus les faits qui contredisent leurs théories, deviennent-ils sourds aux objections que leur oppose quelque voyant solitaire ? Et pourquoi faut-il attendre que surgisse une génération nouvelle, pour que le doute recommence à travailler les esprits et pour que la limite extrême du doute soit reportée plus loin ? C’est parce que l’intelligence, tant celle des individus que celle des générations, est limitée. Voilà pourquoi les vérités naissent les unes des autres ; voilà pourquoi la fille, en naissant, tue la mère qui l’a enfantée et doit mourir elle-même en donnant naissance à une vérité nouvelle ; voilà pourquoi nous pouvons affirmer que toute idée qui a été pensée pendant quelque temps par le genre humain et qui a été féconde, était provisoirement et partiellement vraie ; voilà pourquoi nous pouvons affirmer que, si les idées dont nous nous servons peuvent en effet nous rendre service, c’est qu’elles sont vraies au moins partiellement, par le côté ou elles nous sont utiles et commodes, et non pas qu’elles sont vraies parce qu’elles nous servent. La géométrie d’Euclide sert à mesurer la terre et à construire des machines parce qu’elle est vraie ; et elle est vraie quoiqu’elle ne puisse pas démontrer les axiomes d’où elle part ; et elles ne peut pas les démontrer, ces axiomes, parce que la géométrie elle-même, si elle veut mesurer la terre, doit, à un certain moment, cesser de douter, de fouiller, de chercher, de demander « pourquoi ? » Je sais bien : sur ce point aussi on peut, si l’on veut, subtiliser, douter, enquêter, scruter, embrouiller les choses indéfiniment, et il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui s’y amusent. La gnoséologie est à la mode ! Quant à moi, je ne m’y entends guère ; mais, en raisonnant avec mon gros bon sens, je dis : si nous admettons que la vérité est un sentiment, — un sentiment dont le rôle est de nous mettre peu à peu en contact avec la réalité au milieu de laquelle nous vivons, à chacun des points que notre esprit vient à toucher, — et si, grâce à cette supposition qui ne me semble point déraisonnable, nous imposons une limite à notre doute, j’estime qu’il nous est possible de nous placer nous-même dans l’univers à un endroit assez sûr et assez commode pour promener modestement nos regards autour de nous, sans présumer tant de notre raison que nous nous croyions capables aussi de la nier et de l’anéantir.

Il se tut. Je voulus essayer encore une objection.

— Soit, dis-je. Mais alors comment pourrait-on dire du système de Ptolémée qu’il est partiellement vrai ? Je comprendrais qu’on dit cela du système de Copernic ; mais de celui de Ptolémée, non. Ce dernier système est entièrement faux.

— Oui, si tu le compares au système de Copernic ; mais non, si tu le compares aux mythes cosmiques de l’ancien polythéisme dont il a pris la place, par exemple au mythe d’Atlas qui porte le monde sur ses épaules. Comparé à ce mythe, le système de Ptolémée contenait une vérité partielle, à savoir que cette grande nuit toute flamboyante d’astres, dont les profondeurs s’offrent en ce moment à nos yeux, est un système où des corps se meuvent selon une certaine loi que l’esprit humain doit découvrir. Peu importe que les Grecs aient trop rapetissé l’univers et qu’ils se soient lourdement trompés en décrivant les positions et les mouvemens respectifs de ces corps célestes. Songez aux sornettes que, durant des milliers d’années, les hommes avaient logées dans le firmament et dans les constellations, et vous verrez le pas immense qu’a fait l’intelligence humaine vers la vérité, lorsqu’elle a formulé cette doctrine. L’idée qui vous paraît fausse, comparez-la à celle qui la précédait et qu’elle a convaincue de mensonge, non à celle qui l’a suivie et par qui elle a été convaincue elle-même de mensonge, si vous voulez comprendre combien est grande la part de vérité qu’elle a révélée à l’humanité ignorante, si vous voulez croire que le progrès intellectuel existe réellement. Car il ne saurait y avoir de progrès intellectuel si les vérités ne s’accumulaient pas, si, de génération en génération, l’homme n’enfonçait pas plus avant sa pensée dans la réalité infinie qui l’entoure, et s’il se contentait de bâtir des châteaux dans les nuages pour sa commodité et pour son agrément, ou de dessiner des arabesques conventionnelles sur la face de l’univers. Si le soleil peut tourner autour de la terre et la terre tourner autour du soleil à notre caprice et selon que cela nous est plus ou moins commode, alors, il n’y a pas progrès, il y a simplement passage, oscillation, mouvement de bascule entre Ptolémée et Copernic, avec la commodité pour point d’appui, et une force étrangère pour puissance motrice : au cas où le point d’appui et la puissance motrice viendraient à changer, il se pourrait qu’un jour l’esprit humain basculât de nouveau vers Ptolémée. Mais si, au contraire, avec Copernic, l’esprit humain a fait un autre grand pas dans les voies de l’infini vers la vérité, alors il ne peut plus rétrograder que par une crise violente et par un déchirement de lui-même ; alors la vérité conquise empêche l’homme de chercher sa commodité et son utilité dans des croyances qui soient contraires à celle-ci ; alors la gendarmerie céleste du polythéisme, à qui un univers clos et limité est nécessaire, perd tout espoir de rétablir sa domination dans l’espace. Et le firmament redevient le sublime abécédaire où nos yeux ont appris à déchiffrer le livre obscur du monde ; la première, la plus vaste et la plus sublime palestre où la pensée humaine se soit exercée à la conquête de la terre ; le premier pourquoi écrit devant nous par la nature en caractères de feu sur la voûte de l’Univers, pour que tous les hommes le lussent et s’efforçassent de résoudre le problème ; la première des énigmes par lesquelles la nature nous attire sur les routes de l’infini vers ce but secret que, chaque soir, nous croyons avoir atteint, lorsque nous inclinons notre tête pour le sommeil, tout joyeux d’être parvenus au terme du voyage, mais qu’au matin, quand nous nous réveillons frais et dispos, nous voyons apparaître de nouveau, bien loin devant nous, de sorte qu’il nous faut reprendre encore l’éternelle pérégrination... La Vérité !

Non moins lumineuse que les constellations resplendit pour nos esprits cette réponse, dans la nuit noire. Cavalcanti et moi, convaincus tous les deux, nous gardâmes le silence, marchant sur le pont avec Rosetti au milieu de nous. Mais, au bout de quelques pas, Cavalcanti s’arrêta soudain.

— Ingénieur, dit-il brusquement, d’un ton animé, il me semble qu’à vos paroles je vois se ranimer et revivre, ici, sur le seuil de la mer ancienne, ce monde méditerranéen que parfois, Ferrero le sait ! j’avais cru mort et enseveli. Cette austère discipline de la pensée, que vous nous exposez avec une si lumineuse éloquence, — de cette pensée qui veut se limiter afin d’engendrer successivement dans le fini, avec une force précise et sûre, d’après des modèles clairs et déterminés, d’innombrables formes du beau, du bien et du vrai ; qui se garde de vouloir remonter à la source première de toutes les choses, de se lancer éperdument dans l’infini, de prétendre toucher le faîte de l’absolu et plonger au fin fond de l’univers ; — n’est-ce pas la discipline intellectuelle de la Grèce, de la Rome antique, de l’Italie et des pays latins jusqu’à la Révolution française ? Et n’est-ce pas cette pensée précise, mesurée, disciplinée, qui a donné naissance à l’épopée, à la tragédie et à la sculpture grecque, à l’esthétique et à la morale d’Aristote, à la politique et au droit de Rome, à l’art du moyen âge italien, à la philosophie de l’Eglise catholique, à la science de Galilée, à la religion de Pascal, au théâtre de Racine et de Molière ? Limitation, concentration et discipline, n’est-ce point ce qui a fait la force intime de ces prodigieuses civilisations anciennes dont les restes vénérables nous remplissent encore d’étonnement, nous les lointains neveux de ceux qui les ont faites, en dépit de l’orgueil que nous inspirent nos richesses ? Et je comprends, maintenant ! Je comprends l’immense bouleversement produit dans la civilisation par la découverte de l’Amérique, par la Révolution française, par la machine, par l’invasion des barbares dans le domaine de l’ancienne culture !

Mais à ce moment Rosetti allégua qu’il se sentait un peu fatigué d’avoir marché si longtemps, et il nous invita à nous asseoir. Nous primes place sur trois sièges, le visage tourné vers la mer et vers la nuit.

— Et le mythe de Prométhée et de Vulcain réfugiés en Amérique, l’avons-nous donc oublié ? reprit tout à coup Rosetti après un silence, en souriant avec malice. Hélas ! j’ai grand’peur que la mer où vous vous réjouissez d’entrer, — cette mer sur les rives de laquelle Homère chanta, Phidias sculpta et Aristote médita ; cette mer que Rome incorpora à sa séculaire grandeur ; cette mer où naviguèrent les Apôtres pour semer au loin la parole du Christ ; cette mer où, dans un coin, à l’écart, Venise mira sa face marmoréenne, — j’ai grand’peur, dis-je, que la Méditerranée des anciens et des poètes ne soit plus qu’un musée dévasté par les Barbares. Les dieux n’ont pas écouté Apollon, et la prédiction se réalise : même sur les rives de cette mer antique où Aphrodite naquit de l’écume des flots, le seul Dieu qui règne désormais, c’est le Feu. Oui, certes : accroître la richesse uniquement pour l’accroître est une folie, et, sur ce point, il n’a pas été difficile de réfuter les brillans sophismes d’Alverighi. Mais pourtant notre époque veut la richesse pour la richesse ; elle la veut, et voilà tout, — comme nous a déclaré l’avocat ; — et même elle ne veut ardemment aucune autre chose. « Du blé, du fer, de la laine, du coton, de l’or, de l’argent, voilà ce qu’il faut aujourd’hui pour rassasier les hommes, et non des sonnets et des tableaux ! » nous a-t-il crié encore à la face. Cela nous parut un blasphème. Et c’est un blasphème, en effet, et ce sera toujours un blasphème pour quiconque a gardé le souvenir des gloires anciennes de notre civilisation. Mais tournons-nous vers les immenses et faméliques multitudes qui circulent en tous sens sur les grandes routes du monde, qui se pressent aux portes des villes, des ateliers, des chantiers, des banques, des bureaux et dans ces grands ports de l’Europe où l’on s’embarque pour l’Amérique et pour les terres de l’abondance… Ne te lasse pas, Ferrero, de répéter ces choses à ta femme, qui veut écrire un livre contre les machines… Y a-t-il aujourd’hui un génie, une philosophie, une religion, une secte, un Etat, quelque puissance humaine ou divine qui oserait affronter ce torrent de convoitises et entreprendre de le faire remonter vers ses sources historiques, et qui, si elle l’essayait, ne serait pas sûre d’être brisée et emportée comme un morceau de glace, en hiver, dans les tourbillons du Niagara ? Le monde la veut, cette abondance ; il veut que soit progrès tout effort qui augmente les richesses ou le nombre, la puissance, la rapidité des machines qui la produisent ; il veut cela, et voilà tout. Il serait facile de prouver que cette définition du progrès est arbitraire, contradictoire, retournable, comme toutes les définitions, d’ailleurs. Mais à quoi cela servirait-il ? Elle demeure dans les esprits inébranlable comme la colonne Vendôme Essayez de persuader à M. Vazquez que ce n’est pas un progrès de faire ce voyage en quinze jours au lieu de vingt, en dix jours au lieu de quinze...

— Ce n’est que trop vrai ! soupira Cavalcanti en ouvrant les bras. L’Amérique, la Révolution française, les machines ont ramené le monde à la barbarie...

— Elles ont engendré un siècle qui ne veut pas de limites, un siècle qui, par conséquent, manque de point d’appui, et où l’homme procède comme un géant qui vacillerait à chaque pas, répondit Rosetti.

Puis il se tut et regarda la nuit, quelques instans, tandis que le fracas invisible de la mer fendue recommençait à mugir. Ensuite il reprit, très lentement :

— L’Amérique, la Révolution française, la Machine... Mme Ferrero nous l’a déjà dit... Et vous rappelez-vous, d’autre part, l’étrange propos de l’avocat, le soir où il nous a raconté sa vie ? « L’histoire s’est trompée jusqu’à la découverte de l’Amérique ! » Mais qu’est-il donc arrivé dans le monde depuis la découverte de l’Amérique, si des personnes intelligentes et instruites peuvent affirmer, les unes, que nous avons enfin trouvé notre voie, les autres, que nous l’avons perdue ? Mais qu’a donc fait Christophe Colomb, et devons-nous, oui ou non, le mettre en paradis ? Vous l’ignorez ? Eh bien, Christophe Colomb a réellement fait un pas hardi : il a osé franchir une limite. Une limite petite, très petite ! Mais cette limite, notre civilisation l’avait toujours respectée : durant des siècles et des siècles, comme a dit l’avocat, elle était restée blottie dans ce trou de la Méditerranée, tenant pour borne infranchissable du monde ces colonnes d’Hercule où nous venons de passer. Et voilà qu’un jour « l’homme plus que divin » outrepassa cette borne et s’élança sur l’Atlantique avec quelques navires... Le Hasard, ou la Providence, ou la Raison de l’histoire voulurent que, l’année où Colomb découvrit l’Amérique, Copernic eût dix-neuf ans, ce Copernic qui, un peu plus tard, dans une petite ville de la Pologne, devait sauter par-dessus les limites qu’Aristote et Ptolémée avaient assignées à l’Univers et prendre, lui aussi, mais mentalement, son essor, dans l’infini. Ainsi, au cours de quelques générations, l’Europe, — tout à la fois stupéfaite, peureuse et joyeuse, — vit des hommes hardis franchir les deux limites que l’antiquité avait considérées comme inviolables ; et non seulement ces hommes n’avaient pas péri, mais ils étaient revenus avec un riche butin de terres et d’astres.. Nombreux furent ceux qui s’élancèrent, — la chose était à prévoir, — sur les traces des premiers franchisseurs des barrières ; et des terres nouvelles émergèrent de tous côtés sur l’Océan, de nouveaux astres apparurent de toutes parts dans l’infini ; chez les hommes, de nouvelles idées, de nouvelles ambitions, de nouvelles convoitises naquirent des premières aventures et des premières victoires. La terre était donc plus vaste et plus riche, l’esprit de l’homme plus puissant que les Anciens ne l’avaient cru ? Malheureusement, plus les hommes, devenus hardis et ambitieux, se donnaient carrière sur le globe et dans l’univers, plus ils se sentaient gênés par d’autres bornes, tracées, celles-ci, non plus sur la terre et dans l’espace, mais entre homme et homme et dans l’esprit de chacun, et surgissant de toutes parts, très strictes, pour indiquer les limites du Vrai et du Faux, du Bien et du Mal, du Beau et du. Laid... Combien elles étaient nombreuses, et toutes inviolables ! La Famille, l’École, l’État, l’Académie, les Anciens, la Tradition, la Coutume, la Pauvreté, la Loi ; le Gibet, le Roi, Aristote et Dieu ; Dieu surtout, la plus antique, la plus auguste et la plus universelle des Limites ! Vous avez raison, Cavalcanti. Limitation, concentration et discipline : jusqu’à la découverte de l’Amérique, le monde a vécu dans ce triangle ; et le monde ancien, qui a été l’objet de tes études, Ferrero, fut surtout, en comparaison du monde moderne, un monde fermé, c’est-à-dire limité de toutes parts. Cela pourrait expliquer à Alverighi pour quelle raison l’histoire s’est trompée jusqu’à la découverte de l’Amérique et pourquoi les Anciens ont fait mourir Antée sur le rivage de l’Atlantique ! Mais comment les hommes, clos de toutes parts dans ces limites, auraient-ils pu se répandre sur la terre tout entière ? C’était pour eux une nécessité d’approfondir, puisqu’ils ne pouvaient pas s’étendre ; de créer des arts, des philosophies, des religions, puisqu’ils ne pouvaient pas conquérir la terre ! Mais, à mesure que les navires levaient l’ancre pour aller découvrir ou peupler des terres nouvelles, et que les lunettes fouillaient les espaces célestes, et que les premières richesses arrivaient en Europe, et que les nouvelles ambitions, les nouvelles convoitises s’attisaient dans les âmes, l’esprit de l’homme s’enhardissait à examiner aussi, l’une après l’autre, les limites qui marquaient les confins du Bien et du Mal, du Vrai et du Faux, du Beau et du Laid, pour voir si elles étaient solidement établies, et s’il ne serait pas possible de les transporter ailleurs et de les placer mieux ; oui, toutes, et même, et surtout celle qui était la plus universelle, la plus ancienne et la plus auguste. Dieu ! Dès lors, l’homme commença de souhaiter ardemment, non plus seulement la Richesse, mais aussi la Liberté ; il inventa les machines ; il perfectionna les sciences ; il osa se demander si le nouveau, par la seule raison qu’il était nouveau, n’était pas meilleur que l’ancien ; il rêva de beautés non vues encore et qui ne ressembleraient à aucun modèle connu, d’ordres sociaux qui s’établiraient en dehors de toute limitation conventionnelle et où le devoir deviendrait droit ; il prétendit se rendre compte de toutes choses, y compris de lui-même et de sa pensée ; il imagina plusieurs philosophies subtiles qui, sous prétexte de mettre Dieu à la place d’honneur, le transportaient aux confins de l’infini révélé par Copernic, dans un endroit où cette Limite, la plus universelle, la plus ancienne, la plus auguste et la plus commode de toutes, ne pouvait plus gêner personne... Non, les Anciens ne s’étaient pas trompés, et l’Église savait ce qu’elle faisait en condamnant Giordano Bruno et Galilée : Dieu devait passer un mauvais quart d’heure, le jour où le tourbillon de l’infini emporterait notre planète comme un grain de poussière ! Bref, l’homme commença de devenir riche et savant et, par conséquent, orgueilleux, ambitieux, intraitable et insatiable, comme l’a dit Mme Ferrero. Jusqu’à ce qu’un beau jour... Quel cataclysme ! Au son de la Marseillaise, sur les ruines de la Bastille, sur les champs de Marengo et d’Austerlitz, l’œuvre ébauchée par Colomb et par Copernic, continuée par Galilée, par Descartes, par Voltaire, par Rousseau, par Kant, fut parachevée : l’homme se leva, arracha et renversa toutes les limites anciennes ; et les nouvelles, il les établit de ses propres mains, selon son bon plaisir, non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autorités du Ciel et de la Terre qui, jusqu’alors, les lui avaient imposées. Il les établit très lâches et très basses pour lui-même, très étroites et très hautes autour de l’État ; il limita de toutes parts l’autorité et s’accorda à lui-même le plus de liberté qu’il put. Quant à Dieu, il suivit le conseil de ses grands philosophes : il le relégua aux confins de l’infini ! Et alors commença l’extraordinaire aventure dont nous sommes témoins. Riche, savante et libre, armée de feu et de science, maîtresse d’une grande partie de la terre et notamment d’un continent aussi vaste et aussi riche que l’Amérique, n’étant presque plus gênée par aucune limite, ni par l’étendue, ni par la pesanteur, ni par la matière et ses lois qu’elle a vaincues grâce aux découvertes et aux machines, ni par Dieu qu’elle a déporté dans l’infini pour s’asseoir elle-même sur son trône terrestre, notre civilisation se donne carrière de toutes parts, comme emportée par l’ivresse de l’illimité... Oui, Alverighi a raison : chacun de nous est un demi-dieu, en comparaison des contemporains de Dante et de César. L’histoire d’Underhill et de Feldmann nous a ébahis. Passe encore pour Underhill : celui-là, du moins, c’était un risque-tout, un endiablé, un d’Artagnan des affaires. Mais l’autre ! Qu’un homme peureux, irrésolu, sophistique, — lointain rejeton d’une vieille race d’Orientaux errans, — claquemuré dans son bureau de New-York, ait pu, en écrivant sur de petits morceaux de papier, en télégraphiant et en téléphonant à droite et à gauche, ramasser en quelques années tant de richesses ! C’est là, semble-t-il, un prodige inexplicable. Mme Feldmann elle-même n’arrive pas à le comprendre, et peu s’en faut qu’elle en soit scandalisée. Mais pourtant c’est un fait qui se produit tous les jours. Nous vivons, sans nous en apercevoir, dans un monde de fables et de mythes. Je jette une lettre dans une boîte, et ce petit geste suffit pour que ma lettre, d’un vol continu, prenne son essor jusqu’au bout du monde. Un long train est là, dans une station ; dix mille hommes essayeraient en vain de le mouvoir ; mais un seul homme monte sur la machine, pousse du doigt un levier, et l’énorme train se met en mouvement. Une personne qui, en s’époumonant, serait incapable de se faire entendre à cent pas, détache un petit appareil avec lequel elle peut parler et entendre à deux mille kilomètres. Il n’est aucun d’entre nous qui n’accomplisse chaque jour cent miracles, qui ne produise des effets prodigieux par des actes insignifians. Comment et pourquoi ? Parce que nous avons osé franchir tant de limites devant lesquelles nos ancêtres reculaient. Cette terre obscure et froide où nos pères allumaient péniblement, çà et là, quelques foyers, flamboie aujourd’hui tout entière comme un volcan aux cratères innombrables. De tous côtés, le feu brûle, prêt pour tous nos besoins et tous nos caprices, avec exubérance, presque sans limite ; et les prodiges se multiplient ; et l’abondance des biens est si grande que, à la répartition, la part de chacun dépasse ce qu’il avait mérité, encore que beaucoup de gens n’en reçoivent pas autant qu’ils le voudraient et, par suite, croient qu’on les vole. Mais que sont les cent millions de M. Feldmann, les cinq cents millions d’Underhill, sinon les dépouilles opimes conquises en exploitant par le feu l’Amérique ? Sans les chemins de fer, il n’y aurait pas moyen de mettre en valeur des pays aussi vastes que l’Argentine, le Brésil, les Etats-Unis. Là-bas, celui qui possède les chemins de fer est un souverain : il est l’arbitre des trésors, le détenteur des clefs de la prospérité. Oui, je le répète, aujourd’hui chacun de nous est un demi dieu sans le savoir, à chaque instant et en chaque acte de la vie. Qui oserait, à une époque comme la nôtre, enivrée de sa puissance et de ses succès, nier qu’il soit bon et par conséquent que ce soit un progrès d’accroître la richesse de l’homme et sa puissance sur la nature ? et aussi que le pain abonde, que le feu abonde, que le fer et l’or abondent, que nous puissions, de corps et d’esprit, courir plus vite à travers l’espace ? Seulement.. seulement... Voici que naît un péril, qu’apparaît une contradiction, qu’un tourment commence. L’homme, qui a outrepassé tant de limites, ne va-t-il pas se perdre dans l’illimité ? Si toutes ces choses sont un bien et un progrès, et si nous les voulons, nous devons être prêts à les payer : à payer les rapides fortunes que quelques-uns de nous, — les Feldmann et Alverighi, par exemple, — sont en passe de faire ; à payer la rapidité de train, de l’automobile, de l’aéroplane, du télégraphe ; à payer toutes les profusions et toutes les commodités de notre époque, la lumière, la chaleur, le froid, les nouvelles fournies aussi vite que nous le désirons ; à les payer, dis-je, au prix de cette médiocrité qui envahit tout. Si les hommes réclamaient encore dans les choses dont ils font usage, dans les habitations, dans les meubles, dans les vêtemens, cette beauté étudiée que la longue discipline de la main avait su y mettre jusqu’à la Révolution française, comment la machine aurait-elle pu répandre à profusion dans le monde son abondance vulgaire et produite à la hâte ? Si les hordes débarquées de tous les points de l’Europe, impatientes de conquérir la Toison d’or, avaient voulu observer un code sévère de règles architectoniques, comment auraient-elles pu construire et reconstruire, en cinquante ans, à l’embouchure de l’Hudson, cette énorme ville dont nous ne saurions dire si elle est belle ou laide, et l’adapter consécutivement à mille exigences changeantes ? Comment serait-il possible de développer jusqu’à l’épuisement un principe d’art et de créer des choses vraiment belles dans un siècle où la lenteur est mise au nombre des péchés mortels ? « Vite et bien ne vont pas ensemble, » dit le proverbe. Au siècle du progrès, tout le monde se plaint que tout est en décadence, et non pas seulement les choses, mais aussi les hommes : ouvriers, professeurs, soldats, fonctionnaires publics. Pourquoi ? Parce que la quantité en augmente. Aujourd’hui pour satisfaire cet insatiable siècle et pour suivre le progrès dans sa course, il faut dans chaque nation tant d’ouvriers, tant de maîtres, tant de soldats, tant de fonctionnaires, que ni les patrons, ni les États ne peuvent choisir avec beaucoup de rigueur ; force leur est d’accepter à la fois des bons, des médiocres et des mauvais ; et alors les bons, qui sont toujours en petit nombre, se perdent au milieu des plus nombreux, qui sont toujours mauvais. À quoi l’on dira : que le monde se détériore, pourvu qu’il progresse ! Mais jusqu’à quel point devons-nous payer la quantité par le sacrifice de la qualité ? Jusqu’à ce point extrême où toutes les qualités des choses s’exténuent, ne sont plus qu’ombre et apparence ? Ou faut-il s’arrêter auparavant ? Et où faut-il s’arrêter ? En d’autres termes, doit-il y avoir une limite aux désirs du monde et à la quantité des richesses ? et, s’il doit y en avoir une, quelle est-elle ? Est-ce une limite, morale, esthétique ? Où finissent les besoins légitimes et où commence le gaspillage ? C’est ce qu’Apollon, sur les ruines de l’Olympe chanté par Homère, demande, non au congrès des philosophes, mais à la volonté de notre époque. plus devrions posséder un critérium pour distinguer de la dissipation et de l’orgie la consommation légitime ; nous devrions vouloir une limite de la quantité : la vouloir, et voilà tout. Mais nous avons dépassé trop de limites, et la volonté de notre époque ondoie continuellement, ne sait pas se résoudre, veut et ne veut plus ; parfois elle regrette expressément cette bourbeuse abondance qui couvre le monde et l’enlaidit, et alors elle regrette les arts, les croyances, les vertus du passé, et elle blasphème presque contre le progrès ; mais ensuite elle ne sait pas refréner ses désirs et elle se rejette dans l’orgie. Le voilà, le secret et cruel tourment du monde moderne, que dis-je ? des deux mondes entre lesquels nous naviguons et de toute la civilisation des machines : c’est l’impossibilité de résoudre ce problème, c’est cette lutte continuelle et indisciplinée entre la quantité et la qualité...

Sur ces mots, Cavalcanti interrompit un moment son discours.


GUGLIELMO FERRERO.

  1. Copyright by G. Ferrero, 1913.
  2. Voyez la Revue du 15 février.