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Esclave amoureuse/16

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L’Éden (p. 169-184).


LA REPRISE


Et une autre vie commença pour elle, aussi ardente, aussi terrible.

Le Russe avait pour elle des raffinements de cruauté. Dès qu’elle paraissait devant lui, son désir se réveillait. Il l’avait installée dans un petit appartement où, chaque jour, il venait la voir. Il arrivait souvent qu’au milieu de leur conversation, il se précipitait sur elle et relevait sa robe, et la fessait.

D’autres fois, il la surprenait dès le matin, à son réveil, alors qu’elle était encore couchée. Il rejetait les couvertures, le drap, sur le pied du lit, relevait sa chemise et la battait avec ardeur.

Fantasque, impulsif… il ne savait quoi imaginer pour varier ses plaisirs et ses sensations. Elle était maintenant habituée à ses désirs étranges.

Elle ne se plaignait pas.

Dans le vertige et la folie de cette seconde liaison, elle n’oubliait cependant pas Max. Peut-on oublier si vite un amour si tenace ?

Mais de sourdes vengeances naissaient dans son esprit.

— C’est lui qui m’a perdue… ah ! que ne verse-t-il des larmes de sang ! Que ne souffre-t-il atrocement par cette inconnue qu’il a préférée à moi !

Il n’était pas ici pour entendre ces imprécations, ces malédictions, ces menaces.

Elle voulait extirper de son cœur ces puérils sentiments amoureux, qui sont parfois la cause de tous nos malheurs. Elle ne vivrait que pour le vice, mais c’était fini pour l’amour. Le vice serait son éternel plaisir. Les femmes vicieuses ne rougissent de rien. La contrainte gêne les plaisirs et elles les aiment trop pour s’y assujettir.

Les hommes ne sont pas tant en droit de blâmer les femmes ; c’est par eux qu’elles perdent l’innocence ; pour quelques femmes destinées au vice dès leur naissance, les autres vivraient dans l’habitude de leurs devoirs, si on ne prenait pas soin de les en détourner.

Lucette ne se lamente point pour la perte d’une vertu qu’il n’est pas logique de conserver, elle regrette seulement que celui à qui si spontanément elle s’était offerte, après lui avoir donné tant de bonheur, ait récompensé sa fidélité de si ignominieuse façon.

Elle s’est bien juré, si elle le rencontrait, de lui dire : « Voilà ce que tu as fait de moi, une prostituée. »

De lui, elle n’avait pas entendu parler.

Il ignorait d’ailleurs ce qu’elle était devenue, où elle se cachait.

Bodewski lui avait dit : « Ne me parle jamais de cet homme ». «

Inutile recommandation.

Lucette ne laissait deviner aucun de ses chagrins.

Le souvenir de leur aventure berçait sa mémoire attendrie. Elle se rappelait ses caresses, son amour et ses caprices.

Elle se rappelait l’autrefois, la campagne, la première fessée, dans le bois, la scène du balcon, son départ, leurs adieux, puis la première visite qu’il fit avenue de Wagram, le bal, oh ! le bal ! et leur existence d’amants, et leur existence d’époux.

Tout cela lui revenait précis à l’esprit.

C’était avec délices qu’elle songeait à ces choses. Brusquement ce beau passé s’était enfui, faisant place à des jours amers. Bodewski ne pouvait décidément faire oublier Max. Il n’essayait d’ailleurs pas de se créer un rôle de don Juan ou de marquis de Sade.

Pourvu que Lucette fût à ses ordres et ne dérogeât point à ses promesses, cela lui suffisait. Et ainsi passaient les jours.

De réfléchir parfois sur sa vie tourmentée faisait frémir Lucette. Cette vie lui pesait… Elle en désirait la fin…

Mais les orages sont dans le ciel, dissimulés par les nuages.

C’est tout à coup qu’ils éclatent, brisant, incendiant, fracassant par leur foudre.

À ces instants ensoleillés qui peu à peu s’embrument, on prévoit les éclairs prochains. De même, on pressent qu’un malheur va venir, qu’un accident va se produire. On est angoissé, ne sachant pourquoi, on attend, dans l’incertitude, l’événement fatal.

Pourquoi Lucette est-elle, ce soir, sortie ?

Pour s’étourdir un peu, elle s’aventure dans Paris, ne prêtant point d’attention au chemin qu’elle suit. Pourquoi soudain s’est-elle retournée ? Pourquoi ?

On la suit… oh ! la voilà qui pâlit…

Max ! Max… Max est derrière elle…

Ils se sont vus.

Et, en dépit de ses résolutions, elle va de côté et d’autre, se perd dans les rues pour le fuir.

Puis elle court, elle court, à petits pas, le cœur battant, la tête en feu.

Un moment elle s’appuie contre un mur pour ne pas tomber, car ses jambes fléchissent.

Qu’a-t-elle donc ?

Elle souffre et elle est heureuse à la fois…

Ah ! que Bodewski la laisse, et ne lui parle pas et ne la touche pas.

Elle a peur de son regard qui la fixe.

— Qu’avez-vous ? lui demande-t-il.

— Rien, je n’ai rien.

— Si, il y a quelque chose… il faut me le dire.

— Je ne puis pas toujours être joyeuse.

— Auriez-vous par hasard…

— Quoi donc ?

— …Vu quelqu’un qui vous soit cher…

— Je n’ai vu personne.

— Vous me mentez, Lucette.

— Ne me questionnez pas…

— Vous me mentez, répéta-t-il.

— Eh ! que vous importe ?

— Vous avez rencontré… votre mari… c’est cela… n’est-ce pas… je le vois à vos yeux… j’en suis sûr…

— Taisez-vous.

— On n’impose pas silence à Pierre Bodewski. Ah ! ce mari !… vous l’aimez donc toujours ?

— Oui, murmura-t-elle dans un souffle.

Les poings levés, Bodewski criait des mots qu’elle ne comprenait point.

Étaient-ce des blasphèmes, des menaces, des insultes…

Elle n’entendait rien, rien.

Elle avait envie de pleurer, de pleurer sans fin, à gros flots…

Mais Bodewski montrait tant de fureur, qu’elle refoula ses larmes et resta silencieuse…

Il avait saisi la verge pour se venger, sur elle… mais la sonnette de l’entrée retentit tout à coup.

— La domestique n’est pas là, je vais ouvrir, dit-elle.

Elle le laissa seul, en proie à son exaspération.

Un bruit de voix l’intrigua… il écouta… il entendit Lucette supplier : « N’entre pas, n’entre pas… je t’en prie… »

Il ouvrit alors la porte toute grande et se montra.

— Que Monsieur entre, prononça-t-il, je vais le recevoir…

Et Max, car c’était lui, repoussa Lucette et bondit jusqu’au Russe.

— Vous allez me céder la place, vous…

— Oh ! Oh ! tout doux, tout doux… qui êtes-vous d’abord pour me parler sur ce ton.

— Qui je suis ? et montrant Lucette, je suis son mari.

— Joli mari, qui jette sa femme dans la rue pour que les hommes la ramassent.

— Si vous ne partez pas, je vous tue.

— Me tuer ? Vous allez vite en besogne, mon cher Monsieur… vous ignorez sans doute qu’ici je suis chez moi… c’est moi qui ai payé tout ça…

— Je vous rembourserai, mais partez.

— Un Bodewski ne s’en va pas comme un poltron…

Lucette, prévoyant une inévitable catastrophe, s’efforçait de les calmer l’un et l’autre…

— Je vous en prie… je t’en supplie.

Mais tous les deux se bravaient, l’arme à la main.

Max céda enfin.

— Alors, suis-moi, commanda-t-il à Lucette.

— Je n’ai pas le droit de la retenir, je vous la rends…

Et il se moquait d’eux, tandis qu’en hâte, ils quittaient l’appartement.

 

Un événement si inattendu ne prend ses vraies proportions que longtemps après, lorsqu’on y réfléchit.

Tout d’abord on est saisi par l’imprévu de l’incident, ensuite on se souvient et on raisonne.

On se dit : « J’aurais dû faire ceci, dire cela ».

Il est trop tard.

Ainsi Bodewski se repent de n’avoir pas montré plus de résistance, plus d’énergie… il s’est laissé enlever, sous ses yeux, cette femme qu’il se disposait à châtier un quart d’heure avant.

Et puis il éprouve une certaine jalousie, une vexation…

Quant à Lucette, elle n’a pas le temps de réfléchir, de se demander même comment elle était transportée tout-à-coup chez son mari. Il la grisait de paroles tendres, de caresses, de serments nouveaux, de prières repentantes.

Il lui disait : « J’étais fou quand je t’ai chassée, je n’étais plus responsable de mes actes et de mes phrases… je savais que je faisais un crime, un crime qu’on ne commet jamais, mais je ne pouvais m’empêcher de le faire.

« Tu devais me haïr, m’abhorrer… Je le méritais et le mérite encore. Mais je ne veux plus que tu m’en veuilles.

« Oh ! tu aurais pu à ton tour me repousser et rester avec cet homme dont je ne connais pas le nom… ne me le dis pas… j’aime mieux l’ignorer. »

— Ne me parle de rien…

— Mais ne m’interroge pas, toi non plus.

— C’est ma faute si un autre a possédé ce corps, cette pensée, ma femme, toute ma femme… je t’ai avilie, mais je me suis avili davantage.

— Oh ! oui, tu m’as avilie et fait souffrir… j’ai failli me donner la mort…

— Pauvre malheureuse !

— Une autre que moi se serait tuée ou t’aurait tué. J’ai préféré attendre.

— Tu ne m’aimes plus.

— Je t’ai méprisé, mais je t’aime autant. Le mépris ne tue pas l’amour.

— Pardonne-moi, Lucette.

— Je pardonne, mais me souviens.

Un nouveau bonheur les enveloppait. Ils savaient qu’ils ne pourraient plus se séparer et que le lien qui les unissait et qui s’était brisé se renouerait pour ne plus se rompre.

Max n’avait point abandonné sa fierté sauvage, mais elle était envers Lucette plus respectueuse.

Il comprenait enfin toute l’horreur de sa conduite et Lucette s’apercevait bien de ce réel repentir. Ils allaient recommencer ensemble une autre vie.

Devenue jalouse et méfiante, elle veillerait mieux sur lui, le parjure.

De Bodewski, on ne reparlerait plus.

Elle ne pouvait croire que si vite on l’avait arrachée à son emprise et qu’il ait supporté si bénévolement l’affront d’un rapt commis sous ses yeux.

Ce qu’elle avait craint, c’était une plus grande colère, son refus violent de la laisser partir.

Cependant, il devait s’y résoudre puisqu’elle était toujours mariée. Mais de cet homme, on pouvait supposer les pires extravagances.

Comment avait-elle pu le supporter ?

Elle était folle, sans doute, le jour où elle avait fait appel à lui. Elle avait donc une âme corrompue pour aimer de cette façon ?

Deux hommes ont assouvi sur elle leur passion. Comme la tzarine Noire, elle pourrait faire jurer à Max que toujours il l’aimerait comme il l’aime en ce moment. Même quand ses yeux, ses lèvres, son corps seront flétris par le temps.

Mais Max ne répondrait pas comme le tzar de Galicie : « Je te soumets mon empire, mon peuple, moi-même, depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant ».

Ce serait intervertir les rôles, ce qui ne se peut.

Il sera le même que jadis, aussi féroce en amour, et le maître toujours, mais Lucette ne cessera de l’adorer sans défaillance et sans lassitude malgré le mal qu’il lui a fait. Elle restera une amante passionnée, animée de vicieux désirs, plus belle et plus animée, à cause de la déchéance un moment supportée.

Elle ne dira pas à Max : ne me bats pas.

Elle sait qu’en se laissant battre et martyriser elle s’attachera celui qu’elle aime.

Oh ! qu’avec joie elle offrira sa chair aux baisers et aux coups. L’ivresse se prolongera jusqu’à cette demi-mort, qu’elle désire.

Ce premier soir de réconciliation, ils se sont aimés comme si c’était nouveau pour eux de s’aimer et d’user de la volupté sous toutes ses formes les plus rares.

Dans la chambre close, parfumée, remplie de silence, ils se sont enlacés et ne se parlent pas. Il l’entoure de ses bras et lui meurtrit la taille dans une étreinte. Ils s’exaspèrent délicieusement d’attendre les jeux barbares auxquels ils sont accoutumés.

Comme autrefois, mais lentement, la main de Max soulève peu à peu la robe et le jupon léger et met à nu ce derrière dont il aime les perfections et la résistance.

C’est par ma faute si un autre l’a vu et frappé, murmure-t-il.

Il le gifle ce derrière, rond comme une lune qui dans les nuages et le fouillis des « dessous », est immobile.

Mais la main se met en colère, elle frappe ces joues tentatrices. Lucette revit les instants de jadis et sa chair est en joie.

Elle vibre d’avance, des frissons la parcourent, et ce n’est pas la peur et ce n’est pas la honte qui la font tressaillir, c’est le bonheur qu’elle espère et attend.

Max la fesse ainsi qu’il faisait d’ordinaire.

Mais la fessade ne suffit pas.

Il faut la volupté complète.

La main, c’est pour l’enfant.

Et la verge, le fouet sont pour la femme.

Il est là, le fouet, sur le mur tendu de rouge, sa panoplie, à côté des verges souples. Le fouet triomphant, qui brûle peau et chair de ses cinglées savamment distribuées.

Le fouet, arme de son maître, frère du knout dont parlait Bodewski, et qui fait ployer, s’humilier, crier, souffrir et mourir tant d’êtres soumis aux tyrannies du Droit et de l’Amour.

Elle sera, à cause de lui, une éternelle flagellée et elle ne regrette pas d’avoir inconsciemment orienté son destin vers le martyre incessant, mais superbe, dont les amantes exaltées sont, en général, avides.

Que leur importe ce qui dans le monde se passe, alors qu’ils sont là communiant dans la même surexcitation.

Lucette est dévêtue.

Leurs baisers les réconcilient.

Mais les baisers ne sont que les prodromes d’un supplice admirable.

— Donne-moi le fouet, efface ces blessures qui ne sont pas de toi, ne crains pas ma souffrance, mes larmes et mes cris. Dis-moi si je suis belle encore et désirable… dis-moi si je puis être préférée.

Je suis à toi, et j’ai toujours été à toi.

Oui, je vois, à tes yeux, à tes doigts tremblants, à ton hésitation, que tu ne me trahiras plus.

Je ne bouge pas… je suis là sur cette couche où mon corps s’est roulé si souvent, je mords les draps pour étouffer mes gémissements. Frappe…

Et sur le dos, et sur les reins, et sur les fesses découvertes le fouet tomba.

Et claquait sur la chair en traçant des sillons sanglants. La douleur la faisait râler, se tordre et presque s’évanouir.

Cela dura de longues minutes… et lorsque Max s’arrêta, elle était sur le lit, inerte et pâmée.

Lorsqu’elle revint à elle, Max lui dit : « Lucette, tu es à moi toujours et j’en suis orgueilleux. Les armes dont je me suis servi pour t’avoir, te garder et te reprendre sont puissantes puisqu’elles ne t’épouvantent point ».

Les hommes, pour la plupart, parlent plus qu’ils n’agissent et leurs paroles sont des mensonges le plus souvent.

Les caresses délicates peuvent séduire, mais n’attachent pas et ne solidifient pas un amour.

Tu es femme, comprends-le, la force doit triompher de votre faiblesse et de vos ruses et l’homme, qu’il soit amant ou mari, doit vaincre à tout instant.

— Flagellée par mes mains, tu es belle, Lucette, tu es belle, Lucette, tu es plus belle à mes yeux que toutes les amoureuses naïves qui ne vient que douceurs.

« Je t’estime davantage à cause des souffrances que par amour tu acceptes ou demandes et si je pouvais et si je n’avais pu exercer sur ton corps admirable ma colère amoureuse, je n’aurais eu pour toi que du mépris, non je ne t’aurais pas aimée.

« Tu me questionneras.

« M’aimes-tu ? »

« Je ne te répondrai point,

« Tu ne te détacheras pas de moi, je le sais, car c’est de moi seul que tu attends des châtiments, et moi, Lucette, je ne me détacherai pas de toi, car je ne pourrais retrouver de plus parfaite esclave. »

Ils parlèrent longtemps d’eux-mêmes, évoquant tour à tour les souvenirs les plus lointains qu’ils avaient ensemble vécus, se racontant leur existence différente, les jours passés côte à côte ; ils refaisaient le voyage de leur amour superbe et pervers, comme s’ils allaient à travers la campagne en ramassant des fleurs, symboles de leurs joies, de leurs peurs et de leurs désirs d’autrefois.

 

Ainsi Max et Lucette n’avaient plus de querelle.

Ils étaient, depuis le jour où il l’avait enlevée aux griffes de Bodewski, asservis l’un à l’autre.

S’il restait pour elle un barbare mari, il n’en était pas moins un amoureux amant.

Comme les feuilles mortes balayées par le vent, les jours mauvais et douloureux avaient disparu. Cauchemar vite remplacé par la réalisation de leurs premiers rêves !

Au soir de leur vie, quand ils appelleront à eux tous leurs souvenirs, ils frémiront peut-être du roman étrange et anormal qu’ils auront créé.

— J’étais folle, pensera-t-elle.

— J’étais cruel, pensera-t-il.

Mais ils ne voudront point convenir qu’ils ont été un instant malheureux.

— Mon amour était beau, dira Lucette, puisque j’étais ravie et énivrée des supplices issus de lui.

« Et puisqu’il était beau, je dois en remercier celui qui l’a fait naître…

Ils n’auront point été si longtemps côte à côte, comme les amants ordinaires, se nourrissant de sentiments puérils et de sensations délicates, bénignes, ils auront vécu dans une perpétuelle passion où l’une jouissait de douleur et l’autre de domination.

Ceux qui liront cette histoire jusqu’au bout comprendront pourquoi les femmes aiment souffrir et souffrent d’aimer.

Elles sont dignes des plus belles caresses, mais aussi des plus belles souffrances.

Lucette a gardé, dans son vice, une pudeur charmante qui exacerbe le désir du tyran adoré.

Elle cache en ses mains son visage lorsque Max la flagelle.

Et leur volupté s’en accroît.

Si ce soir elle est nue dans ses bras, prête au supplice, à la torture habituelle, il sait que cet amour-là ne finira jamais.

Dans la chambre aux tentures lourdes, la passion de la flagellée se perpétue et ne s’arrêtera qu’au dernier sanglot de la vie.

Max, de nouveau, dispose les verges et le fouet.

Le mystérieux silence prépare les râles et les cris.


FIN