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Esprit des lois (1777)/L11/C13

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CHAPITRE XIII.

Réflexions générales sur l’état de Rome, après l’expulsion des Rois.


On ne peut jamais quitter les Romains : c’est ainsi qu’encore aujourd’hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines ; c’est ainsi que l’œil qui s’est reposé sur l’émail des prairies, aime à voir les rochers & les montagnes.

Les familles patriciennes avoient eu de tout temps de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les Rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappoient sur la constitution, sans affoiblir le gouvernement : car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il étoit assez indifférent de quelle famille étoient les magistrats.

Une monarchie élective, comme étoit Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant, qui la soutienne, sans quoi elle se change d’abord en tyrannie ou en état populaire. Mais un état populaire n’a pas besoin de cette distinction de familles pour se maintenir. C’est ce qui fit que les patriciens, qui étoient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent une partie superflue du temps des consuls ; le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, & changer la constitution sans la corrompre.

Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.

Un état peut changer de deux manieres, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu’elle se corrompt. S’il a conservé ses principes, & que la constitution change, c’est qu’elle se corrige : s’il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c’est qu’elle se corrompt.

Rome, après l’expulsion des Rois, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déjà la puissance législative ; c’étoit son suffrage unanime qui avoit chassé les rois ; & s’il ne persistoit pas dans cette volonté, les Tarquins pouvoient à tous les instans revenir. Prétendre qu’il eût voulu les chasser pour tomber dans l’esclavage de quelques familles, cela n’étoit pas raisonnable. La situation des choses demandoit donc que Rome fût une démocratie ; & cependant elle ne l’étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, & que les lois inclinassent vers la démocratie.

Souvent les états fleurissent plus dans le passage insensible d’une constitution à une autre, qu’ils ne le faisoient dans l’une ou l’autre de ces constitutions. C’est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus, que tous les citoyens ont des prétentions ; qu’on s’attaque, ou qu’on se caresse, & qu’il y a une noble émulation entre ceux qui défendent la constitution qui décline, & ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.