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Esprit des lois (1777)/L12/C12

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CHAPITRE XII.

Des paroles indiscrettes.


Rien ne rend encore le crime de lese-majesté plus arbitraire, que quand des paroles indiscrettes en deviennent la matiere. Les discours sont si sujets à interprétation, il y a tant de différence entre l’indiscrétion & la malice, & il y en a si peu dans les expressions qu’elles emploient, que la loi ne peut guere soumettre les paroles à une peine capitale, à moins qu’elle ne déclare expressément celle qu’elle y soumet[1].

Les paroles ne forment point un corps de délit ; elles ne restent que dans l’idée. La plupart du temps elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens : ce sens dépend de la liaison qu’elles ont avec d’autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n’y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lese-majesté ? Partout où cette loi est établie, non-seulement la liberté n’est plus, mais son ombre même.

Dans le manifeste de la feue czarine donné contre la famille d’Olgourouki[2], un de ces princes est condamné à mort, pour avoir proféré des paroles indécentes qui avoient du rapport à sa personne ; un autre, pour avoir malignement interprété ses sages dispositions pour l’empire, & offensé sa personne sacrée par des paroles peu respectueuses.

Je ne prétends point diminuer l’indignation que l’on doit avoir contre ceux qui veulent flétrir la gloire de leur prince : mais je dirai bien que si l’on veut modérer le despotisme, une simple punition correctionnelle conviendra mieux dans ces occasions, qu’une accusation de lese-majesté, toujours terrible à l’innocence même[3].

Les actions ne sont pas de tous les jours ; bien des gens peuvent les remarquer : une fausse accusation sur des faits peut être aisément éclaircie. Les paroles qui sont jointes à une action, prennent la nature de cette action. Ainsi un homme qui va dans la place publique exhorter les sujets à la révolte, devient coupable de lese-majesté, parce que les paroles sont jointes à l’action, & y participent. Ce ne sont point les paroles que l’on punit ; mais une action commise, dans laquelle on emploie les paroles. Elles ne deviennent des crimes, que lorsqu’elles préparent, qu’elles accompagnent, ou qu’elles suivent une action criminelle. On renverse tout, si l’on fait des paroles un crime capital, au lieu de les regarder comme le signe d’un crime capital.

Les empereurs Théodose, Arcadius & Honorius, écrivirent à Ruffin, préfet du prétoire ; « Si quelqu’un parle mal de notre personne ou de notre gouvernement, nous ne voulons point le punir[4] : s’il a parlé par légéreté, il faut le mépriser ; si c’est par folie, il faut le plaindre ; si c’est une injure, il faut lui pardonner. Ainsi laissant les choses dans leur entier, vous nous en donnerez connoissance ; afin que nous jugions des paroles par les personnes, & que nous pesions bien si nous devons les soumettre au jugement ou les négliger ».


  1. si non tale sit delictum, in quod vel scriptura legis descendit, vel ad exemplum legis vindicandum est, dit Modestinus dans la loi 7. §. 3. in fine, ss. ad leg. Jul. maj.
  2. En 1740.
  3. Nec lubricum linguæ ad pænam facilè trahendim est. Modestin, dans la loi 7. §. 3. ss. ad leg. Jul. maj.
  4. Si id ex levitate processerit, contemnendim est ; si ex enfantâ, miseratione dignissimum ; si ab injuriâ, remissendum. Leg. Unicâ, cod. si quis imperat. maled.