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Esprit des lois (1777)/L12/C4

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CHAPITRE IV.

Que la liberté est favorisée par la nature des peines, & leur proportion.


C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particuliere du crime. Tout l’arbitraire cesse ; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose ; & ce n’est point l’homme qui fait violence à l’homme.

Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la premiere espece choquent la religion ; ceux de la seconde, les mœurs ; ceux de la troisieme, la tranquillité ; ceux de la quatrieme, la sureté des citoyens. Les peines, que l’on inflige, doivent dériver de la nature de chacune de ces especes.

Je ne mets dans la classe des crimes qui intéressent la religion, que ceux qui l’attaquent directement, comme sont tous les sacrileges simples. Car les crimes qui en troublent l’exercice, sont de la nature de ceux qui choquent la tranquillité des citoyens ou leur sureté, & doivent être renvoyés à ces classes.

Pour que la peine des sacrileges simples soit tirée de la nature[1] de la chose, elle doit consister dans la privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples ; la privation de la société des fidelles, pour un temps ou pour toujours ; la fuite de leur présence, les exécrations, les détestations, les conjurations.

Dans les choses qui troublent la tranquillité & la sureté de l’état, les actions cachées sont du ressort de la justice humaine. Mais, dans celles qui blessent la divinité, là où il n’y a point d’action publique, il n’y a point de matiere de crime : tout s’y passe entre l’homme & Dieu, qui fait la mesure & le temps de ses vengeances. Que si, confondant les choses, le magistrat recherche aussi le sacrilege caché, il porte une inquisition sur un genre d’action où elle n’est point nécessaire : il détruit la liberté des citoyens, en armant contr’eux le zele des consciences timides, & celui des consciences hardies.

Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, & ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisoit par cette derniere idée, quelle seroit la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se régleront sur son infinité, & non pas sur les foiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine.

Un historien[2] de Provence rapporte un fait qui nous peint très-bien ce que peut produire sur des esprits foibles cette idée de venger la divinité. Un Juif, accusé d’avoir blasphémé contre la sainte Vierge, fut condamné à être écorché. Des chevaliers masqués, le couteau à la main, monterent sur l’échafaud, & en chasserent l’exécuteur, pour venger eux-mêmes l’honneur de la sainte Vierge… Je ne veux point prévenir les réflexions du lecteur.

La seconde classe, est des crimes qui sont contre les mœurs. Telles sont la violation de la continence publique ou particuliere : c’est-à-dire, de la police sur la maniere dont on doit jouir des plaisirs attachés à l’usage des sens & à l’union des corps. Les peines de ces crimes doivent encore être tirées de la nature de la chose : la privation des avantages que la société a attachés à la pureté des mœurs, les amendes, la honte, la contrainte de se cacher, l’infamie publique, l’expulsion hors de la ville & de la société ; enfin toutes les peines qui sont de la juridiction correctionnelle suffisent pour réprimer la témérité des deux sexes. En effet, ces choses sont moins fondées sur la méchanceté, que sur l’oubli ou le mépris de soi-même.

Il n’est ici question que des crimes qui intéressent uniquement les mœurs, non de ceux qui choquent aussi la sureté publique, tels que l’enlevement & le viol, qui sont de la quatrieme espèce.

Les crimes de la troisieme classe, sont ceux qui choquent la tranquillité des citoyens : Et les peines en doivent être tirées de la nature de la chose, & se rapporter à cette tranquillité, comme la privation, l’exil, les corrections, & autres peines qui ramenent les esprits inquiets, & les font rentrer dans l’ordre établi.

Je restreins les crimes contre la tranquillité, aux choses qui contiennent une simple lésion de police : car celles qui, troublant la tranquillité, attaquent en même temps la sureté, doivent être mises dans la quatrieme classe.

Les peines de ces derniers crimes, sont ce qu’on appelle des supplices. C’est une espece de talion, qui fait que la société refuse la sureté à un citoyen qui en a privé, ou qui a voulu en priver un autre. Cette peine est tirée de la nature de la chose, puisée dans la raison, & dans les sources du bien & du mal. Un citoyen mérite la mort, lorsqu’il a violé la sureté au point qu’il a ôté la vie, ou qu’il a entrepris de l’ôter. Cette peine de mort est comme le remede de la société malade. Lorsqu’on viole la sureté à l’égard des biens, il peut y avoir des raisons pour que la peine soit capitale : mais il vaudroit peut-être mieux, & il seroit plus de la nature, que la peine des crimes contre la sureté des biens, fût punie par la perte des biens ; & cela devroit être ainsi, si les fortunes étoient communes ou égales. Mais, comme ce sont ceux qui n’ont point de biens qui attaquent plus volontiers celui des autres, il a fallu que la peine corporelle suppléât à la pécuniaire.

Tout ce que je dis est puisé dans la nature ; & est très-favorable à la liberté du citoyen.


  1. Saint Louis fit des lois si outrées contre ceux qui juroient, que le pape se crut obligé de l’en avertir. Ce prince modéra son zele, & adoucit ses lois. Voyez ces ordonnances.
  2. Le pere Bougerel.