Aller au contenu

Esprit des lois (1777)/L13/C7

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VII.

Des tributs, dans les pays où l’esclavage de la glebe n’est point établi.


Lorsque dans un état tous les particuliers sont citoyens, que chacun y possede par son domaine ce que le prince y possede par son empire, on peut mettre des impôts sur les personnes, sur les terres, ou sur les marchandises ; sur deux de ces choses, ou sur les trois ensemble.

Dans l’impôt de la personne, la proportion injuste seroit celle qui suivroit exactement la proportion des biens. On avoit divisé à Athenes[1] les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiroient de leurs biens cinq cents mesures de fruits liquides ou secs, payoient au public un talent ; ceux qui en retiroient trois cents mesures, devoient un demi-talent ; ceux qui avoient deux cens mesures, payoient dix mines, ou la sixieme partie d’un talent ; ceux de la quatrieme classe ne donnoient rien. La taxe étoit juste, quoiqu’elle ne fût point proportionnelle ; si elle ne suivoit pas la proportion des biens, elle suivoit la proportion des besoins. On jugea que chacun avoit un nécessaire physique égal, que ce nécessaire physique ne devoit point être taxé ; que l’utile venoit ensuite, & qu’il devoit être taxé, mais moins que le superflu ; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchoit le superflu.

Dans la taxe sur les terres, on fait des rôles où l’on met les diverses classes des fonds. Mais il est très-difficile de connoître ces différences, & encore plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés à les méconnoître. Il y a donc là deux sortes d’injustices; l’injustice de l’homme, & l’injustice de la chose. Mais si en général la taxe n’est point excessive, si on laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices particulieres ne feront rien. Que si au contraire on ne laisse au peuple que ce qu’il lui faut à la rigueur pour vivre, la moindre disproportion sera de la plus grande conséquence.

Que quelques citoyens ne payent pas assez, le mal n’est pas grand ; leur aisance revient toujours au public : que quelques particuliers payent trop, leur ruine se tourne contre le public. Si l’état proportionne sa fortune à celle des particuliers, l’aisance des particuliers fera bientôt monter sa fortune. Tout dépend du moment : L’état commencera-t-il par appauvrir les sujets pour s’enrichir ? ou attendra-t-il que des sujets & leur aise l’enrichissent ? Aura-t-il le premier avantage ? ou le second ? Commencera-t-il par être riche ? ou finira-t-il par l’être ?

Les droits sur les marchandises sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle. Ils peuvent être si sagement ménagés, que le peuple ignorera presque qu’il les paye. Pour cela, il est d’une grande conséquence que ce soit celui qui vend la marchandise, qui paye le droit. Il sait bien qu’il ne paye pas pour lui ; & l’acheteur, qui dans le fond paye, le confond avec le prix. Quelques auteurs ont dit que Néron avoit ôté le droit du vingt-cinquieme des esclaves qui le vendoient[2] ; il n’avoit pourtant fait qu’ordonner que ce seroit le vendeur qui le payeroit, au lieu de l’acheteur : ce réglement qui laissoit tout l’impôt, parut l’ôter.

Il y a deux royaumes en Europe où l’on a mis des impôts très-forts sur les boissons : dans l’un le brasseur seul paye le droit ; dans l’autre, il est levé indifféremment sur tous les sujets qui consomment. Dans le premier, personne ne sent la rigueur de l’impôt ; dans le second, il est regardé comme onéreux : dans celui-là, le citoyen ne sent que la liberté qu’il y a de ne pas payer ; dans celui-ci, il ne sent que la nécessité qui l’y oblige.

D’ailleurs, pour que le citoyen paye, il faut des recherches perpétuelles dans sa maison. Rien n’est plus contraire à la liberté : & ceux qui établissent ces sortes d’impôts, n’ont pas le bonheur d’avoir à cet égard rencontré la meilleure sorte d’administration.


  1. Pollux, liv. VIII. chap. X. art. 130.
  2. Vectigal quintæ & vicessmæ venalium mancipiorum remissum specie magis quam vi ; quia cum venditor pendere juberetur, in partent pretii, emptoribus accrescebat. Tacite, Annales, liv. XIII.