Aller au contenu

Esprit des lois (1777)/L15/C19

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIX.

Des affranchis & des eunuques.


Ainsi, dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des ingénus, & que les lois travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais dans le gouvernement d’un seul, lorsque le luxe & le pouvoir arbitraire regnent, on n’a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres. Ils dominent à la cour du prince & dans les palais des grands : & comme ils ont étudié les foiblesses de leur maître, & non pas ses vertus, ils le font régner, non pas par ses vertus, mais par ses foiblesses. Tels étoient à Rome les affranchis du temps des empereurs.

Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilege qu’on leur accorde, on ne peut guere les regarder comme des affranchis. Car comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont par leur nature attachés à une famille, & ce n’est que par une espece de fiction qu’on peut les considérer comme citoyens.

Cependant il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures : « Au Tonquin[1], dit Dampierre[2], tous les mandarins civils & militaires sont eunuques ». Ils n’ont point de famille ; & quoiqu’ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même.

Le même Dampierre[3] nous dit que, dans ce pays, les eunuques ne peuvent se passer de femmes, & qu’ils se marient. La loi qui leur permet le mariage, ne peut être fondée, d’un côté, que sur la considération que l’on y a pour de pareilles gens ; & de l’autre, sur le mépris qu’on y a pour les femmes.

Ainsi l’on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu’ils n’ont point de famille : & d’un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu’ils ont les magistratures.

C’est pour lorsque les sens qui restent, veulent obstinément suppléer à ceux que l’on a perdus ; & que les entreprises du désespoir sont une espece de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des désirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.

On voit dans l’histoire de la Chine un grand nombre de lois pour ôter aux eunuques tous les emplois civils & militaires ; mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en Orient, soient un mal nécessaire.


  1. C’étoit autrefois de même à la Chine. Les deux Arabes Mahométans qui y voyagerent au neuvieme siecle, disent l’eunuque, quand ils veulent parler du gouverneur d’une ville.
  2. Tome III. page 91.
  3. Ibid. pag. 94.