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Esprit des lois (1777)/L20/C6

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CHAPITRE VI.

Quelques effets d’une grande navigation.


Il arrive quelquefois qu’une nation qui fait le commerce d’économie, ayant besoin d’une marchandise d’un pays qui lui serve de fonds pour se procurer les marchandises d’un autre, se contente de gagner très-peu, & quelquefois rien, sur les unes, dans l’espérance ou la certitude de gagner beaucoup sur les autres. Ainsi, lorsque la Hollande faisoit presque seule le commerce du midi au nord de l’Europe, les vins de France, qu’elle portoit au nord, ne lui servoient en quelque maniere que de fonds pour faire son commerce dans le nord.

On sait que souvent en Hollande, de certains genres de marchandise venue de loin, ne s’y vendent pas plus cher qu’ils n’ont coûté sur les lieux mêmes. Voici la raison qu’on en donne : Un capitaine, qui a besoin de lester son vaisseau, prendra du marbre ; il a besoin de bois pour l’arrimage, il en achetera : & pourvu qu’il n’y perde rien, il croira avoir beaucoup fait. C’est ainsi que la Hollande a aussi ses carrieres & ses forêts.

Non-seulement un commerce qui ne donne rien peut être utile ; un commerce même désavantageux peut l’être. J’ai oui dire en Hollande, que la pêche de la baleine, en général, ne rend presque jamais ce qu’elle coûte : mais ceux qui ont été employés à la construction du vaisseau, ceux qui ont fourni les agrès, les apparaux, les vivres, sont aussi ceux qui prennent le principal intérêt à cette pêche. Perdissent-ils sur la pêche, ils ont gagné sur les fournitures. Ce commerce est une espece de loterie, & chacun est séduit par l’espérance d’un billet noir. Tout le monde aime à jouer ; & les gens les plus sages jouent volontiers, lorsqu’ils ne voient point les apparences du jeu, ses égaremens, ses violences, ses dissipations, la perte du temps, & même de toute la vie.