Esprit des lois (1777)/L21/C10

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CHAPITRE X.

Du tour de l’Afrique.


On trouve dans l’histoire, qu’avant la découverte de la boussole on tenta quatre fois de faire le tour de l’Afrique. Des Phéniciens envoyés par Nécho[1], & Eudoxe[2], fuyant la colere de Ptolomée-Lature, partirent de la mer rouge & réussirent. Sataspe[3] sous Xerxès, & Hannon qui fut envoyé par les Carthaginois, sortirent des colonnes d’Hercule, & ne réussirent pas.

Le point capital pour faire le tour de l’Afrique étoit de découvrir & de doubler le cap de Bonne-Espérance. Mais si l’on partoit de la mer rouge, on trouvoit ce cap de la moitié du chemin plus près qu’en partant de la méditerranée. La côte qui va de la mer rouge au cap est plus saine que[4] celle qui va du cap aux colonnes d’Hercule. Pour que ceux qui partoient des colonnes d’Hercule ayent pu découvrir le cap, il a fallu l’invention de la boussole, qui a fait que l’on a quitté la côte d’Afrique & qu’on a navigué dans le vaste océan[5] pour aller vers l’île de Sainte-Hélene ou vers la côte du Brésil. Il étoit donc très-possible qu’on fût allé de la mer rouge dans la méditerranée, sans qu’on fût revenu de la méditerranée à la mer rouge.

Ainsi sans faire ce grand circuit, après lequel on ne pouvoit plus revenir, il étoit plus naturel de faire le commerce de l’Afrique orientale par la mer rouge, & celui de la côte occidentale par les colonnes d’Hercule.

Les rois Grecs d’Égypte découvrirent d’abord, dans la mer rouge, la partie de la côte d’Afrique qui va depuis le fond du golfe où est la cité d’Heroum, jusqu’à Dira, c’est-à-dire, jusqu’au détroit appelé aujourd’hui de Babelmandel. De là jusqu’au promontoire des Aromates situé à l’entrée de la mer rouge[6], la côte n’avoit point été reconnue par les navigateurs : & cela est clair par ce que nous dit Artémidore[7], que l’on connoissoit les lieux de cette côte, mais qu’on en ignoroit les distances ; ce qui venoit de ce qu’on avoit successivement connu ces ports par les terres, & sans aller de l’un à l’autre.

Au-delà de ce promontoire où commence la côte de l’océan, on ne connoissoit rien, comme nous[8] l’apprenons d’Eratosthene & d’Artémidore.

Telles étoient les connoissances que l’on avoit des côtes d’Afrique du temps de Strabon, c’est-à-dire, du temps d’Auguste. Mais depuis Auguste, les Romains découvrirent le promontoire Raptum, & le promontoire Prassum, dont Strabon ne parle pas, parce qu’ils n’étoient pas encore connus. On voit que ces deux noms sont Romains.

Ptolomée le géographe vivoit sous Adrien & Antonin Pie ; & l’auteur du Périple de la mer Erythrée, quel qu’il soit, vécut peu de temps après. Cependant le premier borne l’Afrique[9] connue au promontoire Prassum, qui est environ au quatorzieme degré de latitude sud : & l’auteur du Périple[10] au promontoire Raptum, qui est à peu près au dixieme degré de cette latitude. Il y a apparence que celui-ci prenoit pour limite un lieu où l’on alloit, & Ptolomée un lieu où l’on n’alloit plus.

Ce qui me confirme dans cette idée, c’est que les peuples autour du Prassum étoient antropophages[11]. Ptolomée, qui[12] nous parle d’un grand nombre de lieux entre le port des Aromates & le promontoire Raptum, laisse un vide total depuis le Raptum jusqu’au Prassum. Les grands profits de la navigation des Indes durent faire négliger celle d’Afrique. Enfin les Romains n’eurent jamais sur cette côte de navigation réglée : ils avoient découvert ces ports par les terres, & par des navires jetés par la tempête : Et comme aujourd’hui on connoît assez bien les côtes de l’Afrique, & très-mal l’intérieur[13], les anciens connoissoient assez bien l’intérieur, & très-mal les côtes.

J’ai dit que des Phéniciens, envoyés par Nécho & Eudoxe sous Ptolomée Lature, avoient fait le tour de l’Afrique : il faut bien, que du temps de Ptolomée le géographe, ces deux navigations fussent regardées comme fabuleuses, puisqu’il place[14], depuis le sinus magnus, qui est, je crois, le golfe de Siam, une terre inconnue, qui va d’Asie en Afrique, aboutir au promontoire Prassum ; de sorte que la mer des Indes n’auroit été qu’un lac. Les anciens qui reconnurent les Indes par le nord, s’étant avancés vers l’orient, placerent vers le midi cette terre inconnue.


  1. Hérodote, liv. IV. Il vouloit conquérir.
  2. Pline, liv. II, ch. lxvii. Pomponius Mela, liv. III, ch. ix.
  3. Hérodote, in Melpomene.
  4. Joignez à ceci ce que je dis au chap. xi de ce livre, sur la navigation d’Hannon.
  5. On trouve dans l’océan Atlantique, aux mois d’octobre, novembre, décembre & janvier, un vent de nord-est. On passe la ligne ; & pour éluder le vent général d’est, on dirige sa route vers le sud : ou bien on entre dans la zone torride, dans les lieux où le vent souffle de l’ouest à l’est.
  6. Ce golfe, auquel nous donnons aujourd’hui ce nom, étoit appelé par les anciens le sein Arabique ; ils appeloient mer rouge sa partie de l’océan voisine de ce golfe.
  7. Strabon, liv. XVI.
  8. Ibid. Artémidore bornoit la côte connue au lieu appelé Austricornu ; & Erastosthene ad Cinnamomiseram.
  9. Liv. I, ch vii, liv. IV, ch. ix. table IV, de l’Afrique.
  10. On a attribué ce Périple à Arrien.
  11. Ptolomée, liv. IV, ix.
  12. Liv. IV, ch. vii & viii.
  13. Voyez avec quelle exactitude Strabon & Ptolomée nous décrivent les diverses parties de l’Afrique. Ces connoissances venoient des diverses guerres que les deux plus puissantes nations du monde, les Carthaginois & les Romains, avoient eues avec les peuples d’Afrique, des alliances qu’ils avoient contractées, du commerce qu’ils avoient fait dans les terres.
  14. Liv. VII. ch. III.