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Esprit des lois (1777)/L21/C22

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CHAPITRE XXII.

Des richesses que l’Espagne tira de l’Amérique.


Si l’Europe[1] a trouvé tant d’avantage dans le commerce de l’Amérique, il seroit naturel de croire que l’Espagne en auroit reçu de plus grands. Elle tira du monde nouvellement découvert une quantité d’or & d’argent si prodigieuse, que ce que l’on en avoit eu jusqu’alors ne pouvoir y être comparé.

Mais (ce qu’on n’auroit jamais soupçonné) la misere la fit échouer presque par-tout. Philippe II qui succéda à Charles-Quint, fut obligé de faire la célebre banqueroute que tout le monde fait ; & il n’y a guere jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l’insolence & de la révolte de ses troupes toujours mal payées.

Depuis ce temps la monarchie d’Espagne déclina sans cesse. C’est qu’il y avoit un vice intérieur & physique dans la nature de ces richesses qui les rendoit vaines ; & ce vice augmenta tous les jours.

L’or & l’argent sont une richesse de fiction ou de signe. Ces signes sont très-durables & se détruisent peu, comme il convient à leur nature. Plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix, parce qu’ils représentent moins de choses.

Lors de la conquête du Mexique & du Pérou, les Espagnols abandonnerent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signes qui s’avilissoient par elles-mêmes. L’or et l’argent étoient très-rares en Europe ; & l’Espagne maîtresse tout-à-coup d’une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu’elle n’avoit jamais eues. Les richesses que l’on trouva dans les pays conquis, n’étoient pourtant pas proportionnées à celles de leurs mines. Les Indiens en cacherent une partie ; & de plus, ces peuples, qui ne faisoient servir l’or & l’argent qu’à la magnificence des temples des dieux & des palais des rois, ne le cherchoient pas avec la même avarice que nous : enfin ils n’avoient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines; mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connoissant pas la maniere d’employer le mercure, ni peut-être le mercure même.

Cependant l’argent ne laissa pas de doubler bientôt en Europe ; ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s’acheta fut environ du double.

Les Espagnols fouillerent les mines, creuserent les montagnes, inventerent des machines pour tirer les eaux, briser le minérai & le séparer ; & comme ils se jouoient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L’argent doubla bientôt en Europe, & le profit diminua toujours de moitié pour l’Espagne, qui n’avoit chaque année que la même quantité d’un métal qui étoit devenu la moitié moins précieux.

Dans le double du temps, l’argent doubla encore, & le profit diminua encore de la moitié.

Il diminua même plus de la moitié : voici comment.

Pour tirer l’or des mines, pour lui donner les préparations requises, & le transporter en Europe, il falloit une dépense quelconque ; je suppose qu’elle fût comme 1 est à 64 : quand l’argent fut doublé une fois, & par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme 2 sont à 64. Ainsi les flottes qui porterent en Espagne la même quantité d’or, porterent une chose qui réellement valoit la moitié moins, & coûtoit la moitié plus.

Si l’on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l’impuissance des richesses de l’Espagne.

Il y a environ deux cents ans que l’on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d’argent qui est à présent dans le monde qui commerce, soit à celle qui étoit avant la découverte, comme 32 est à 1, c’est-à-dire, qu’elle ait doublé cinq fois : dans deux cents ans encore la même quantité sera à celle qui étoit avant la découverte, comme 64 est à 1, c’est-à-dire, qu’elle doublera encore. Or à présent cinquante[2] quintaux de minérai pour l’or, donne quatre, cinq & six onces d’or ; & quand il n’y en a que deux, le mineur ne retire que ses frais. Dans deux cents ans, lorsqu’il n’y en aura que quatre, le mineur ne tirera aussi que ses frais. Il y aura donc peu de profit à tirer sur l’or. Même raisonnement sur l’argent, excepté que le travail des mines d’argent est un peu plus avantageux que celui des mines d’or.

Que si l’on découvre des mines si abondantes qu’elles donnent plus de profit ; plus elles seront abondantes, plutôt le profit finira.

Les Portugais ont trouvé tant d’or[3] dans le Brésil, qu’il faudra nécessairement que le profit des Espagnols diminue bientôt considérablement, & le leur aussi.

J’ai oui plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François I, qui rebuta Christophe Colomb, qui lui proposoit les Indes. En vérité, on fit peut-être par imprudence une chose bien sage. L’Espagne a fait comme ce roi insensé qui demanda que tout ce qu’il toucheroit se convertît en or, & qui fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misere.

Les compagnies & les banques que plusieurs nations établirent, acheverent d’avilir l’or & l’argent dans leur qualité de signe : car, par de nouvelles fictions, ils multiplierent tellement les signes des denrées, que l’or & l’argent ne firent plus cet office qu’en partie, & en devinrent moins précieux.

Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines, & diminua encore le profit que les Espagnols tiroient des leurs.

Il est vrai que, par le commerce que les Hollandois firent dans les Indes Orientales, ils donnerent quelque prix à la marchandise des Espagnols ; car comme ils porterent de l’argent pour troquer contre les marchandises de l’Orient, ils soulagerent en Europe les Espagnols d’une partie de leurs denrées qui y abondoient trop.

Et ce commerce, qui ne semble regarder qu’indirectement l’Espagne, lui est avantageux comme aux nations mêmes qui le font.

Par tout ce qui vient d’être dit, on peut juger des ordonnances du conseil d’Espagne, qui défendent d’employer l’or & l’argent en dorures & autres superfluités ; décret pareil à celui que feroient les États de Hollande, s’ils défendoient la consommation de la cannelle.

Mon raisonnement ne porte pas sur toutes les mines ; celles d’Allemagne & de Hongrie, d’où l’on ne retire que peu de chose au-delà des frais, sont très-utiles. Elles se trouvent dans l’état principal, elles y occupent plusieurs milliers d’hommes qui y consomment les denrées surabondantes ; elles sont proprement une manufacture du pays.

Les mines d’Allemagne & de Hongrie font valoir la culture des terres ; & le travail de celles du Mexique & du Pérou la détruit.

Les Indes & l’Espagne sont deux puissances sous un même maître : mais les Indes sont le principal, l’Espagne n’est que l’accessoire. C’est en vain que la politique veut ramener le principal à l’accessoire ; les Indes attirent toujours l’Espagne à elles.

D’environ cinquante millions de marchandises qui vont toutes les années aux Indes, l’Espagne ne fournit que deux millions & demi : les Indes sont donc un commerce de cinquante millions, & l’Espagne de deux millions & demi.

C’est une mauvaise espece de richesses qu’un tribut d’accident & qui ne dépend pas de l’industrie de la nation, du nombre de ses habitans, ni de la culture de ses terres. Le roi d’Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n’est à cet égard qu’un particulier très-riche dans un état très-pauvre. Tout se passe des étrangers à lui, sans que ses sujets y prennent presque de part : ce commerce est indépendant de la bonne & de la mauvaise fortune de son royaume.

Si quelques provinces dans le Castille lui donnoient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance seroit bien plus grande : ses richesses ne pourroient être que l’effet de celles du pays ; ces provinces animeroient toutes les autres, & elles seroient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives ; au lieu d’un grand trésor, on auroit un grand peuple.


  1. Ceci parut il y a plus de vingt ans, dans un petit ouvrage manuscrit de l’Auteur, qui a été presque tout fondu dans celui-ci.
  2. Voyez les voyages de Frezier.
  3. Suivant Milord Anson, l’Europe reçoit du Brésil tous les ans pour deux millions sterling en or, que l’on trouve dans le sable au pied des montagnes, ou dans le lit des rivieres. Lorsque je fis le petit ouvrage dont j’ai parlé dans la premiere note de ce chapitre, il s’en falloit bien que les retours du Brésil fussent un objet aussi important qu’il l’est aujourd’hui.