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Esprit des lois (1777)/L30/C25

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CHAPITRE XXV.

De la noblesse Françoise.


Monsieur l’abbé Dubos soutient que, dans les premiers temps de notre monarchie, il n’y avoit qu’un seul ordre de citoyens parmi les Francs. Cette prétention injurieuse au sang de nos premieres familles, ne le seroit pas moins aux trois grandes maisons qui ont successivement régné sur nous. L’origine de leur grandeur n’iroit donc point se perdre dans l’oubli, la nuit & le temps : l’histoire éclaireroit des siecles où elles auroient été des familles communes : & pour que Chilpéric, Pépin & Hugues-Capet fussent gentilshommes, il faudroit aller chercher leur origine parmi les Romains ou les Saxons, c’est-à-dire, parmi les nations subjuguées.

M. l’abbé Dubos[1] fonde son opinion sur la loi salique. Il est clair, dit-il, par cette loi, qu’il n’y avoit point deux ordres de citoyens chez les Francs. Elle donnoit deux cents sous de composition[2] pour la mort de quelque Franc que ce fût : mais elle distinguoit chez les Romains le convive du roi, pour la mort duquel elle donnoit trois cents sous de composition, du Romain possesseur à qui elle en donnoit cent, & du Romain tributaire à qui elle n’en donnoit que quarante-cinq. Et comme la différence des compositions faisoit la distinction principale, il conclut que, chez les Francs, il n’y avoit qu’un ordre de citoyens ; & qu’il y en avoit trois chez les Romains.

Il est surprenant que son erreur même ne lui ait pas fait découvrir son erreur. En effet, il eût été bien extraordinaire que les nobles Romains qui vivoient sous la domination des Francs y eussent eu une composition plus grande, & y eussent été des personnages plus importans que les plus illustres des Francs & leurs plus grands capitaines. Quelle apparence que le peuple vainqueur eût eu si peu de respect pour lui-même, & qu’il en eût tant pour le peuple vaincu ? De plus, M. l’abbé Dubos cite les lois des autres nations barbares, qui prouvent qu’il y avoit parmi eux divers ordres de citoyens. Il seroit bien extraordinaire que cette regle générale eût précisément manqué chez les Francs. Cela auroit dû lui faire penser qu’il entendoit mal, ou qu’il appliquoit mal les textes de la loi salique ; ce qui lui est effectivement arrivé.

On trouve, en ouvrant cette loi, que la composition pour la mort d’un antrustion[3], c’est-à-dire d’un fidele ou vassal du roi, étoit de six cents sous ; & que celle pour la mort d’un Romain convive[4] du roi n’étoit que de trois cents. On y trouve[5] que la composition pour la mort d’un simple Franc étoit de deux cents sous[6], & que celle pour la mort d’un Romain d’une condition ordinaire n’étoit que de cent[7]. On payoit encore pour la mort d’un Romain tributaire, espece de serf ou d’affranchi, une composition de quarante-cinq sous[8] ; mais je n’en parlerai point non plus que de celle pour la mort du serf Franc, ou de l’affranchi Franc : il n’est point ici question de ce troisieme ordre de personnes.

Que fait M. l’abbé Dubos ? Il passe sous silence le premier ordre de personnes chez les Francs, c’est-à-dire, l’article qui concerne les antrustions : & ensuite, comparant le Franc ordinaire pour la mort duquel on payoit deux cents sous de composition, avec ceux qu’il appelle des trois ordres chez les Romains, & pour la mort desquels on payoit des compositions différentes, il trouve qu’il n’y avoit qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs, & qu’il y en avoit trois chez les Romains.

Comme, selon lui, il n’y avoit qu’un seul ordre de personnes chez les Francs, il eût été bon qu’il n’y en eût qu’un aussi chez les Bourguignons, parce que leur royaume forma une des principales pieces de notre monarchie. Mais il y a dans leurs codes trois sortes de compositions[9] ; l’une pour le noble Bourguignon ou Romain, l’autre pour le Bourguignon ou Romain d’une condition médiocre, la troisieme pour ceux qui étoient d’une condition inférieure dans les deux nations. M. l’abbé Dubos n’a point cité cette loi.

Il est singulier de voir comment il échappe aux passages qui le pressent de toutes parts[10]. Lui parle-t-on des grands, des seigneurs, des nobles ? Ce sont, dit-il, de simples distinctions, & non pas des distinctions d’ordre ; ce sont des choses de courtoisie, & non pas des prérogatives de la loi : ou bien, dit-il, les gens dont on parle étoient du conseil du roi ; ils pouvoient même être des Romains : mais il n'y avoit toujours qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs. D’un autre côté, s’il est parlé de quelque Franc d’un rang inférieur[11], ce sont des serfs ; & c’est de cette maniere qu’il interprete le décret de Childebert. Il est nécessaire que je m’arrête sur ce décret. M. l’abbé Dubos l’a rendu fameux, parce qu’il s’en est servi pour prouver deux choses ; l’une[12] que toutes les compositions que l’on trouve dans les lois des barbares, n’étoient que des intérêts civils ajoutés aux peines corporelles, ce qui renverse de fond en comble tous les anciens monumens ; l’autre, que tous les hommes libres étoient jugés directement & immédiatement par le roi[13], ce qui est contredit par une infinité de passages & d’autorités qui nous font connoître l’ordre judiciaires de ces temps-là[14].

Il est dit, dans ce décret fait dans une assemblée de la nation[15], que, si le juge trouve un voleur fameux, il le fera lier pour être envoyé devant le roi, si c’est un Franc (Francus) ; mais, si c’est une personne plus foible (debilior persona), il sera pendu sur le lieu. Selon M. l’abbé Dubos, Francus est un homme libre, debilior personna est un serf. J’ignorerai pour un moment ce que peut signifier ici le mot Francus ; & je commencerai par examiner ce qu’on peut entendre par ces mots une personne plus foible. Je dis que, dans quelque langue que ce soit, tout comparatif suppose nécessairement trois termes, le plus grand, le moindre, & le plus petit. S’il n’étoit ici question que des hommes libres & des serfs, on auroit dit un serf, & non pas un homme d’une moindre puissance. Ainsi debilior persona ne signifie point là un serf, mais une personne au-dessous de laquelle doit être le serf. Cela supposé, Francus ne signifiera pas un homme libre, mais un homme puissant : & Francus est pris ici dans cette acception, parce que, parmi les Francs, étoient toujours ceux qui avoient dans l’état une plus grande puissance, & qu’il étoit plus difficile au juge ou au comte de corriger. Cette explication s’accorde avec un grand nombre de capitulaires[16], qui donnent les cas dans lesquels les criminels pouvoient être renvoyés devant le roi, & ceux où ils ne le pouvoient pas.

On trouve dans la vie de Louis le débonnaire[17] écrite par Tégan, que les évêques furent les principaux auteurs de l’humiliation de cet empereur, sur-tout ceux qui avoient été serfs, & ceux qui étoient nés parmi les barbares. Tégan apostrophe ainsi Hébon, que ce prince avoit tiré de la servitude, & avoit fait archevêque de Rheims : « Quelle récompense l’empereur a-t-il reçue de tant de bienfaits ! Il t’a fait libre, & non pas noble ; il ne pouvoit pas te faire noble, après t’avoir donné la liberté[18]. »

Ce discours, qui prouve si formellement deux ordres de citoyens, n’embarrasse point M. l’abbé Dubos. Il répond ainsi[19] : « Ce passage ne veut point dire que Louis le débonnaire n’eût pas pu faire entrer Hébon dans l’odre des nobles. Hébon, comme archevêque de Rheims, eût été du premier ordre, supérieur à celui de la noblesse ». Je laisse au lecteur à décider si ce passage ne le veut point dire ; je lui laisse à juger s’il est ici question d’une préséance du clergé sur la noblesse. « Ce passage prouve seulement, continue M. l’abbé Dubos[20], que les citoyens nés libres étoient qualifiés de nobles-hommes : dans l’usage du monde, noble-homme, & homme né libre, ont signifié long-temps la même chose ». Quoi ! sur ce que, dans nos temps modernes, quelques bourgeois ont pris la qualité de nobles-hommes, un passage de la vie de Louis le débonnaire s’appliquera à ces sortes de gens ! « Peut-être aussi, ajoute-t-il encore[21], qu’Hébon n’avoit point été esclave dans la nation des Francs, mais dans la nation Saxone, ou dans une autre nation Germanique, où les citoyens étoient divisés en plusieurs ordre ». Donc, à cause du peut-être de M. l’abbé Dubos, il n’y aura point eu de noblesse dans la nation des Francs. Mais il n’a jamais plus mal appliqué de peut-être. On vient de voir que Tégan[22] distingue les évêques qui avoient été opposés à Louis le débonnaire, dont les uns avoient été serfs, & les autres étoient d’une nation barbare. Hébon étoit des premiers, & non pas des seconds. D’ailleurs, je ne sais comment on peut dire qu’un serf, tel qu’Hébon, auroit été Saxon ou Germain : un serf n’a point de famille, ni par conséquent de nation. Louis le débonnaire affranchit Hébon ; & comme les serfs affranchis prenoient la loi de leur maître, Hébon devint Franc, & non pas Saxon ou Germain.

Je viens d’attaquer ; il faut que je me défende. On me dira que le corps des antrustions formoit bien dans l’état un ordre distingué de celui des hommes libres : mais que, comme les fiefs furent d’abord amovibles, & ensuite à vie, cela ne pouvoit pas former une noblesse d’origine, puisque les prérogatives n’étoient point attachées à un fief héréditaire. C’est cette objection qui a sans doute fait penser à M. de Valois qu’il n’y avoit qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs : sentiment que M. l’abbé Dubos a pris de lui, & qu’il a absolument gâté à force de mauvaises preuves. Quoi qu’il en soit, ce n’est point M. l’abbé Dubos qui auroit pu faire cette objection. Car, ayant donné trois ordres de noblesse Romaine, & la qualité de convive du roi pour le premier, il n’auroit pas pu dire que ce titre marquât plus une noblesse d’origine que celui d’antrustion. Mais il faut une réponse directe. Les antrustions ou fideles n’étoient pas tels, parce qu’ils avoient un fief ; mais on leur donnoit un fief, parce qu’ils étoient antrustions ou fideles. On se ressouvient de ce que j’ai dit dans les premiers chapitres de ce livre : Ils n’avoient pas pour lors, comme ils eurent dans la suite, le même fief : mais, s’ils n’avoient pas celui-là, ils en avoient un autre, & parce que les fiefs se donnoient à la naissance, & parce qu’ils se donnoient souvent dans les assemblées de la nation ; & enfin, parce que, comme il étoit de l’intérêt des nobles d’en avoir, il étoit aussi de l’intérêt du roi de leur en donner. Ces familles étoient distinguées par leur dignité de fideles, & par la prérogative de pouvoir se recommander pour un fief. Je ferai voir, dans le livre suivant[23], comment, par les circonstances des temps, il y eut des hommes libres qui furent admis à jouir de cette grande prérogative, & par conséquent à entrer dans l’ordre de la noblesse. Cela n’étoit point ainsi du temps de Gontran & de Childebert son neveu ; & cela étoit ainsi du temps de Charlemagne. Mais quoique, dès le temps de ce prince, les hommes libres ne fussent pas incapables de posséder des fiefs, il paroît, par le passage de Tégan rapporté ci-dessus, que les serfs affranchis en étoient absolument exclus. M. l’abbé Dubos[24], qui va en Turquie pour nous donner une idée de ce qu’étoit l’ancienne noblesse Françoise, nous dira-t-il qu’on se soit jamais plaint en Turquie de ce qu’on y élevoit aux honneurs & aux dignités des gens de basse naissance, comme on s’en plaignoit sous les regnes de Louis le débonnaire & de Charles le chauve ? On ne s’en plaignoit pas du temps de Charlemagne, parce que ce prince distingua toujours les anciennes familles d’avec les nouvelles ; ce que Louis le débonnaire & Charles le chauve ne firent pas.

Le public ne doit pas oublier qu’il est redevable à M. l’abbé Dubos de plusieurs compositions excellentes. C’est sur ces beaux ouvrages qu’il doit le juger, & non pas sur celui-ci. M. l’abbé Dubos y est tombé dans de grandes fautes, parce qu’il a plus eu devant les yeux M. le comte de Boulainvilliers, que son sujet. Je ne tirerai de toutes mes critiques que cette réflexion : Si ce grand homme a erré, que ne dois-je pas craindre ?


  1. Voyez l’établissement de la monarchie Françoise, tome III, liv. VI, chap. iv, page 304.
  2. Il cite le titre 44 de cette loi, & la loi des Ripuaires, titres 7 & 36.
  3. Qui in truste dominicâ est, tit. 44, §. 4 ; & cela se rapporte à la formule 13 de Marculfe, de regis antrustione. Voyez aussi le titre 66 de la loi salique, §. 3 & 4 ; & le titre 74 ; & la loi des Ripuaires, tit. 11, & le capitulaire de Charles le Chauve, apud Carisiacum, de l’an 877, chap. xx.
  4. Loi salique, tit. 44, §. 6.
  5. Ibid. §. 4.
  6. Lois salique, §. I.
  7. Ibid. tit. 44, §. 15.
  8. Ibid. §. 7.
  9. Si quis, quolibet casu, dentem optimati Burgundioni vel Romano nobili excusserit, solidos viginti quinque cogatur exsolvere ; de mediocribus personis ingenius, tàm Burgundionibus quàm Romonis, si dens excussus suerit, decem solidis componatur ; dei serioribus personis, quinque solidos : art. I, 2 & 3, du tit. 26 de la loi des Bourguignons.
  10. Établissement de la monarchie Françoise, tome III, liv. VI, chap. iv & v.
  11. Établissement de la monarchie Françoise, tome III, chap. v, pages 319 320.
  12. Ibid. liv. VI, chap. iv, pages 307 & 308.
  13. Ibid. page 309 ; & au chap. suivant pages 319 & 320.
  14. Voyez le liv. XXVIII de cet ouvrage, chap. xxviii, & livre XXXI, chap. viii
  15. Itaque colonia convenit & ità bannivimus, ut uousquisque judex criminosum latronem ut audierit, ad casem suam ambulet, & ipsum ligare faciat : ità ut, si Francus sucrit, ad nostram præsentiam dirigatuer, & si debilior persona suerit, in loco pendatur. Capitulaires de l’édition de Baluze¸tome I, page 19.
  16. Voyez le livre XXVIII de cet ouvrage, chap. xxviii ; & le livre XXXI, chap. viii
  17. Chap. xliii & xliv.
  18. O qualem remunerationem reddidisti ei ! Fecit se liberum, non nobilem, quod impossibile est post libertatem, ibid.
  19. Etablissement de la monarchie Françoise, tome III, liv. VI, chap. iv, page 316.
  20. Ibid.
  21. Établissement de la monarchie Françoise, liv. VI, chap. iv, page 316.
  22. Omnes episcopi molesti surerunt Ludovico, & maximè ii quos è servili conditione honoratos habebat, cum his qui es barbaris nationibus ad hoc fastigium perducti sunt. De gestis Ludovici Pii, chap. xliii & xliv.
  23. Chap. xxiii.
  24. Histoire de l’établissement de la monarchie Françoise, tome III, liv. VI, chap. iv, page 302.